La notion de temps chez Gaston Bachelard Stéphane Partiot, 16 août 20089 août 2023 Si l’aspect purement épistémologique de l’œuvre de Gaston Bachelard a fait l’objet de quelques études d’une grande qualité, on peut cependant déplorer l’absence de travaux relatifs à la philosophie bachelardienne du temps. Le présent article s’attache à combler cette lacune. La notion de temps chez Gaston Bachelard La critique de la durée métaphysique Le titre du premier ouvrage de Bachelard consacré à la notion de temps ― l’Intuition de l’instant [1]― rend compte d’une polémique affichée contre les thèses bergsoniennes telles qu’elles sont exposées dans L’Essai sur les données immédiates de la conscience ainsi que dans Durée et simultanéité. Bergson estimait en effet que l’homme pouvait faire « l’intuition de la durée », c’est à dire l’expérience métaphysique d’un temps subjectif, radicalement indivisible et impossible à mesurer, distinct par sa nature du temps homogène et spatialisé des montres et des horloges. Cette mystique de la durée s’accompagne d’une dépréciation du « temps homogène », quantitatif et objectif dans lequel Bergson ne voit qu’une projection de la durée qualitative dans l’espace, qu’une sorte de durée dégradée. C’est cette argumentation, fondée toute entière sur « l’intuition de la durée », que Bachelard entreprend non seulement de réfuter, mais de renverser. À partir d’une lecture du livre Siloë [2] de son ami Gaston Roupnel, Bachelard va mener une véritable critique de la durée pure. Il reproche d’abord à Bergson d’avoir séparé le temps des hommes du temps des choses, faisant de la durée une nouvelle différence anthropologique. Ce « temps des horloges », Bergson en parle comme d’un temps inhumain littéralement impossible à habiter. L’instant, nous dit Bachelard, n’a pas qu’une réalité objective : il a aussi une réalité subjective. Renouant avec la théorie humienne de l’associationnisme critiquée par Bergson, Bachelard entend montrer que notre esprit, à proprement parler, ne « dure » pas mais qu’il est tout entier investi dans l’instant présent, dans l’instant objectif. Chose dont nous faisons tous l’expérience élémentaire : « Qu’on se rende donc compte que l’expérience immédiate du temps, ce n’est pas l’expérience si fugace, si difficile, si savante, de la durée, mais bien l’expérience nonchalante de l’instant, saisi toujours comme immobile. » [3] À l’intuition si incertaine de la durée, Bachelard oppose l’intuition naturelle de l’instant présent. Il n’y a guère que l’esprit du métaphysicien, dépris du réel, qui puisse vraiment se dire coupé du « temps des choses ». Bachelard reproche donc à Bergson d’avoir joué l’hypothèse invraisemblable de la durée contre la réalité véritablement intuitive, la réalité présente et incontestable de l’instant : « Nous refusons, ajoute-t-il, cette extrapolation métaphysique qui affirme un continu en soi, alors que nous ne sommes toujours qu’en face du discontinu de notre expérience. » [4] En somme, et pour reprendre la formule platonicienne, Bachelard ne croit pas à cette « image immobile du temps mobile » qu’est la durée bergsonienne. Le renversement s’opère ici sous la forme d’un chiasme : ce n’est pas le temps qui a été inventé à partir de la durée, mais la durée à partir du temps, c’est-à-dire à partir de l’instant. Ainsi « le problème changerait de sens si nous considérions la construction réelle du temps à partir des instants, au lieu de sa division toujours factice à partir de la durée. Nous verrions alors que le temps se multiplie sur le schème des correspondances numériques, loin de se diviser sur le schème du morcelage d’un continu. » [5] Car Bergson pense le temps objectif sur le mode du morcellement : une continuité essentielle (la durée) est parasitée par une division objective (le temps). Pour Bachelard, au contraire, c’est dans la discontinuité radicale que réside l’essence du temps. Le temps ne se remarque que par ses instants car il n’est qu’instant. Ainsi, dès le troisième chapitre de l’Intuition de l’instant, la sentence est définitive : « La durée n’est qu’un nombre dont l’unité est l’instant. » Elle est « poussière d’instants, mieux, un groupe de points qu’un phénomène de perspective solidarise plus ou moins étroitement. » La physique radicale du temps Le moment éristique de l’argumentation étant achevé, il s’agit maintenant pour Bachelard d’établir une physique du temps, qui puisse se passer de la représentation abstraite d’une durée non-physique. Pour ce faire, il s’appuie sur la critique einsteinienne de la durée objective. La longueur de temps que Bergson voulait homogène et mesurable se révèle essentiellement relative à la méthode de mesure. C’est sur ce fonds que Bachelard récuse l’idée d’une perception distincte du temps que l’on pourrait abstraire du mouvement et du repos des choses. Le temps n’est pas une donnée métaphysique. Il n’est jamais que « la quatrième dimension de l’espace ». Un philosophe contemporain ne saurait ignorer purement et simplement cet acquis incontestable de la physique moderne. « La relativité du laps de temps [ou : durée] pour les systèmes en mouvement est désormais une donnée scientifique […] Par exemple tout le monde accorde que l’expérience de dissolution d’un morceau de sucre met en jeu la température ? Eh bien, pour la science moderne elle met également en jeu la relativité du temps. On ne fait pas la à la science sa part, il faut la prendre toute entière. » On peut lire dans la même perspective ces lignes extraites de La dialectique de la durée : « La science contemporaine dispose de la variable temps comme de la variable espace ; elle sait rendre le temps efficace ou inefficace à propos de qualités distinguées. Peu à peu, quand la technique des fréquences sera mieux connue, on arrivera à peupler le temps d’une manière discontinue comme l’atomisme a peuplé l’espace. » [6] L’intuition de l’instant Bachelard propose en outre de saisir la réalité première et fondamentale de l’instant objectif dans l’expérience intuitive. Il développe pour cela deux exemple bien distincts : l’instant douloureux et l’instant d’attention. « Quand survient l’instant déchirant où un être cher ferme les yeux, immédiatement on sent avec quelle nouveauté hostile l’instant suivant assaille notre cœur. » [7] Le fardeau du Temps se fait insoutenable, « déchirant », proprement discontinu. Il entraine l’homme dans sa chute, comme l’évoque ce tercet de Georges Bataille :Le temps m’oppresse je tombeEt je glisse sur les genouxMes mains tâtent la nuit. [8] Quant à la singularité intensive de l’instant d’attention, elle nous est révélée par une « Psychologie de la volonté et de l’attention » : « Avec la durée, on ne peut mesurer que l’attente, non pas l’attention elle-même qui reçoit toute sa valeur dans un seul instant. » [9] Dans son opuscule La flamme d’une chandelle, Bachelard développe l’image de l’étudiant qui concentre toute sa volonté sur son objet d’étude : « Seul, la nuit, avec un livre éclairé par une chandelle ― livre et chandelle, double îlot de lumière, contre les doubles ténèbres de l’esprit et de la nuit.J’étudie ! Je ne suis que le sujet du verbe étudier.Penser je n’ose.Avant de penser, il faut étudier.Seuls les philosophes pensent avant d’étudier. » [10] On comprend dès lors ce que Bachelard entend par l’« attention pure » : une tension extrême de l’esprit, qui se traduit presque naturellement par une tension formelle que souligne le retour à la ligne dans le texte original ― on pourrait presque dire que l’écriture bachelardienne emprunte ici la forme du vers. À cette double expérience de la douleur et de l’attention chargée de nous convaincre de la réalité première de l’instant, Bachelard ajoute la remarque suivante : « Si notre cœur était assez large pour aimer la vie dans son détail, nous verrions que tous les instants sont à la fois des donateurs et des spoliateurs et qu’une nouveauté jeune ou tragique, toujours soudaine, ne cesse d’illustrer la discontinuité essentielle du temps. » [11] Mais si l’instant demeure une réalité indépassable en termes quantitatifs ― car il ne saurait y avoir de « durée » mais seulement des instants qui se succèdent et s’anéantissent ― est-ce à dire pour autant qu’il n’y a aucune différence qualitative entre les différents instants qui composent une journée ? Certes non. Car c’est seulement l’idée de durée qui égalise et abrase l’instant vécu pour en faire une réalité dégradée. L’intuition de l’instant vécu nous montre, tout au contraire, combien des instants, pour autant qu’ils demeurent étrangers les uns aux autres comme des atomes séparés par du vide, peuvent être différents, combien ils peuvent être plus ou moins riches, plus ou moins denses, lourds ou légers, joyeux ou tristes. Le phénomène de condensation instantanée « Cueille l’instant » aurait pu être le titre de ce paragraphe tant la conception bachelardienne du temps rejoint celle des épicuriens. « Le temps infini contient un plaisir égal à celui du temps limité, si de ce plaisir on mesure les limites par la raison », affirmait le sage du Jardin. Voilà une chose bien curieuse. Comment un temps fini pourrait-il contenir autant de plaisir qu’un temps infini ? Grande énigme, et qui ferait froncer les sourcils de plus d’un théologien. Bachelard nous livre une partie de la réponse dans les dernières lignes de L’Intuition de l’instant « Toute la force du temps se condense dans l’instant novateur où la vue se dessille, près de la fontaine de Siloë, sous le toucher d’un divin rédempteur qui nous donne d’un même geste la joie et la raison, et le moyen d’être éternel par la vérité et la bonté. » Superbes lignes que ces lignes empreintes de mystère. Chacun des mots employés par Bachelard est pesé avec soin. Il s’agit de connaître « la joie et la raison » ainsi que de devenir éternel. Nul doute que cette dernière proposition a dû en intriguer plus d’un… ceux-là même qui restaient perplexes face aux pages de Spinoza sur la connaissance du troisième genre comme expérience de l’éternité de l’Amour intellectuel de Dieu [12]. Et pourtant la réponse au problème est contenue dans l’énoncé. Le moyen d’être éternel n’est autre que la capacité à faire que « la force du temps se condense ». Vivre « plus » ce n’est pas vivre plus longtemps mais c’est vivre mieux, connaître un supplément d’être. De là l’inversion proposée par Bachelard dans son article « Instant poétique et instant métaphysique » [13] : le temps doit parfois se faire « vertical » et non plus simplement « horizontal ». L’éternité ne sera pas extensive, comme une somme de parties identiques disposées les unes à coté des autres, mais bien plutôt intensive ― au sens où Spinoza parlait de « quantités intensives » dans la célèbre lettre 12 à Meyer dite « Lettre sur l’infini ». Toute l’éthique de l’instant vécu consistera alors à donner à l’instantané les couleurs et le goût de l’éternité. « Condenser » le temps c’est d’abord prêter au présent les résonances du passé, de notre plus lointain passé. C’est faire jouer les « correspondances » dans le temps comme on peut les faire jouer dans l’espace. C’est retrouver« le vert paradis des amours enfantines. » dont parle Charles Baudelaire. Pour un rêveur d’avenir comme René Char, ce sera aussi « trouver du nouveau », trouver « l’instant novateur » :« À chaque effondrement des preuves, le poète répond par des salves d’avenir. » [14] La condensation du temps est, tout uniment, une « recherche de la base et du sommet ». Au delà du sens psychanalytique du terme qui n’est pas inintéressant, il faut presque entendre le mot « condensation » dans le sens qu’il prend en chimie ; il s’agit de rendre solide, d’amener à l’être-solide un élément aussi volatil que le temps. Il y faut tout un art du progrès qualitatif de vivre. Il y faut cette alchimie que l’on appelle sagesse. C’est donc bien la densité singulière d’un instant, tout en nuances, tout en « différences », qu’à redécouvert Bachelard. Ce qui fait, en somme, la valeur d’un instant n’est pas son inscription évanescente dans une Durée majuscule mais c’est sa densité qui lui permet de prendre corps et d’être vraiment cueilli à l’arbre de la vie, et goûté dans la richesse nouvelle de son suc ainsi que l’on goûte un fruit défendu. On le comprend : un instant vécu est toujours plus qu’un instant. En ce sens Proust n’est pas si bergsonien qui disait dans Le temps retrouvé : « Une heure n’est pas qu’une heure. C’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. » Ce que dit Bachelard c’est qu’il n’appartient qu’à nous de faire d’un instant un tel condensat de réel. Un exemple de temps condensé nous est donné dans un passage de La flamme d’une chandelle. Bachelard y critique le règne de l’ampoule électrique, « l’ère de la lumière administrée » qui « ne nous donnera jamais les rêveries de cette lampe vivante qui, avec de l’huile, faisait de la lumière. » Le geste d’allumer l’interrupteur que nous accomplissons chaque jour ne permet pas que se déploie toute la valeur d’un instant. « Entre les deux univers de ténèbres et de lumières, il n’y a qu’un instant sans réalité, un instant bergsonien, un instant d’intellectuel. L’instant avait plus de drame quand la lampe était plus humaine. » [15] Alors ajoute, sur un ton presque nostalgique auquel il ne nous a pas habitué : « Nous ne sommes plus que le sujet mécanique d’un geste mécanique. Nous ne pouvons pas profiter de cet acte pour nous constituer, en un orgueil légitime comme le sujet du verbe allumer. » C’est là le geste de l’homme moderne qui ne cherche pas, à la différence du poète, à renouer ce contact intime, presque secret, de l’homme avec choses qui l’entourent. Ainsi, l’éthique bachelardienne de l’instant vécu nous donne les moyens d’habiter le temps poétiquement. Solidifié, condensé, l’instant restera non pas inscrit dans l’être-mémoire bergsonien mais « exinscrit » à l’être-vivant, ou plutôt « co-inscrit à l’être », comme une nuance musicale dans la marge de notre existence. Qu’est-ce donc alors que se souvenir ? C’est « partir à la recherche des instants perdus » [16] nous dit Bachelard ; car une durée ne peut en aucun cas faire l’objet d’une réminiscence. Nous ne nous souvenons pas, à proprement parler, d’une semaine ou d’un mois, mais toujours d’un instant précis dans sa densité plurielle et inépuisable, éternelle. La dialectique de l’éveil et du repos Quatre années après la parution de l’Intuition de l’instant, Bachelard publie un autre livre consacré à la notion de temps : La dialectique de la durée. Il entreprend d’y démontrer que l’essence de ce que nous appelons « durée » n’est pas seulement discontinue mais, bien plus, dialectique. C’est-à-dire que, contrairement à ce qu’avançait Bergson, la durée est nécessairement hétérogène : elle comporte des moments négatifs que l’on pourrait appeler « intervalles ». La durée homogène n’est jamais, pour l’être vivant, qu’une abstraction. C’est pourquoi Bachelard soutient qu’une « description temporelle du psychisme comporte la nécessité de poser des lacunes. ». On pourrait, par analogie, décrire la physique bachelardienne du temps comme une théorie atomiste. Lui même n’hésite pas à s’en réclamer. En ce sens, une fois de plus, Bachelard est épicurien. Dans un article publié en 2002, le spécialiste de philosophie antique Pierre-marie Morel cherche à dégager, à partir de sources pour le moins disparates, une conception épicurienne du temps. Les conclusions qu’il tire ne sont pas sans rappeler, à de nombreux égards, la théorie exposée ci devant. « Mon hypothèse, écrit Pierre-Marie Morel, est que le défaut d’unité du [mode de réalité du temps] n’est pas un problème gnoséologique, la conséquences des difficultés que nous éprouvons à définir le temps, mais bien un défaut réel. » [17] On retrouve ici l’idée de l’hétérogénéité du temps objectif qui répugnait tant à Bergson. Longtemps avant Bachelard, Épicure avait donc mené une critique de l’idée de durée. C’est du moins le constat que fait Pierre-Marie Morel : « Il faut donc prendre à la lettre le pluriel du texte parallèle d’Épicure : les temps observés par la raison sont effectivement multiples et ne sauraient constituer, comme par agrégation, un temps unique qui en serait la synthèse. La somme, illimitée, des temps atomiques ne constituera jamais un unique temps global et le temps ainsi conçu n’a d’unité que générique. Cette dispersion du temps rend en tous cas illusoire la recherche d’un temps de référence susceptible de valoir comme unité de mesure. » Épicure ne s’opposait pas à Bergson mais à celui dont ce dernier tire nombre de ses « intuitions » : nous voulons parler du vieil Aristote. Celui-ci définissait le temps objectif par le mouvement, comme « nombre d’un mouvement selon l’antérieur et le postérieur », c’est-à-dire, pour le traduire à l’aide d’une métaphore bergsonienne, comme le nombre du mouvement d’une aiguille sur le cadran d’une horloge. Contre Aristote, Épicure affirme que le temps est une succession de mouvements et de repos : il confère au repos une réalité temporelle positive. L’aristotélisme de Bergson n’étant plus à prouver, c’est sur le lien entre les deux « physiques du temps » qu’il nous faut concentrer notre analyse. « Sans doute n’est il pas indifférent, poursuit Pierre-Marie Morel, qu’Épicure mette le repos sur le même plan que le mouvement et qu’il rapporte la perception du temps à des couples contraires. Il n’est pas impossible qu’il veuille ainsi suggérer que le temps se caractérise, non pas par une illusoire continuité du mouvement, mais par l’alternance des phases événementielles, éventuellement contraires, et par les ruptures qui marquent leur succession. » Nous sommes ici en présence d’une théorie dialectique de la durée telle qu’elle est défendue par Bachelard dans les ouvrages qui nous intéressent. Comme chez Épicure, la physique du temps a une fin pratique. La discontinuité temporelle fonde une certaine tranquillité : elle possède une vertu prophylactique qui nous libère tout uniment de la crainte de l’avenir et du poids du passé. Elle permet l’« oubli », la vie intempestive, qui est, selon Nietzsche, la faculté première du surhomme, ce danseur d’avenir. Et l’on pourrait dire de Bachelard la même chose que ce que dit Pierre-Marie Morel à propos d’Épicure : « Contre les inquiétudes liées à la temporalité, et en se conformant au langage ordinaire, il invite à s’en tenir à une représentation du temps qui, par son immédiateté, est aussi une promesse de bonheur. » Mais alors, quel est précisément l’ajout de Bachelard aux vues de la physique épicurienne ? Les notions d’éveil et de repos. Il est remarquable en effet que, dans La dialectique de la durée Bachelard n’ait de cesse de faire jouer ensemble le couple mouvement/repos et le couple éveil/repos. Ce jeu peut nous éclairer sur la nature de ces « lacunes » constitutives de ce qu’est le temps. Les lacunes (ou discontinuités) sont bien des « repos », non au sens militaire, mais au sens grammatical du terme qui nous enseigne qu’un point, qu’une virgule, servent à reposer la voix. De même la ponctuation réalise la dialectique d’une écriture, de même le repos (la sieste, la détente, le farniente… ici, les synonymes ne font pas défaut) réalise la dialectique de la durée. Le repos est tout simplement nécessaire, au même titre que le mouvement, et ce bien qu’il soit la force qui le nie, bien qu’il soit une « vaporisation d’être » plutôt qu’une concentration. Et nous pensons que Bachelard ne veut pas dire autre chose lorsqu’il annonce dans l’avant-propos de La dialectique de la durée sa conviction que « le repos est inscrit au cœur de l’être, que nous devons le sentir au fond même de notre être, intimement mêlé au devenir imparti à notre être, au niveau même de la réalité temporelle sur laquelle s’appuient notre conscience et notre personne. » La dialectique propre à la durée n’est donc pas une dialectique au sens strict qui verrait s’opposer deux déterminations logiques absolues. Il s’agit d’une dialectique de forces subtiles, d’une dialectique héraclitéenne. Cette dialectique de la différence, Bachelard veut la penser comme un rythme : « Le rythme est vraiment la seule manière de discipliner et de conserver les énergies les plus diverses. Il est la base de la dynamique vitale et de la dynamique psychique. Le rythme ― et non pas la mélodie trop complexe ― peut fournir les véritables métaphores d’une philosophie de la durée. » [18] On comprend, dans ces conditions, l’engouement de Bachelard pour les travaux de Lucio Alberto Pinheiro dos Santos. Ce dernier est l’auteur de traités physiques, biologiques et psychologiques qui proposent une théorie scientifique du rythme : la rythmanalyse. Il nous est impossible d’exposer ici en détail les thèses de Pinheiro dos Santos qui mériteraient un développement indépendant. Nous renvoyons donc notre lecteur aux dernières pages de la Dialectique de la durée en lui assurant qu’il y trouvera matière à penser et à repenser le monde, la vie et l’esprit. Il nous suffira, pour notre présente étude, de retenir l’aspect polémique de cette nouvelle science du rythme qui contredit tous les substantialismes qui veulent faire du temps une donnée métaphysique : « La matière n’est pas étalée dans l’espace, indifférente au temps ; elle ne subsiste pas toute constante, tout inerte, dans une durée uniforme. […] Elle est, non seulement sensible aux rythmes ; elle existe, dans toute la force du terme, sur le plan du rythme, et le temps où elle développe certaines manifestations délicates est un temps ondulant, temps qui n’a qu’une manière d’être uniforme : la régularité de sa fréquence. » [19] Toute l’éthique de l’instant vécu, dont nous n’avons donné jusqu’ici qu’une esquisse, devra donc être une pratique personnelle du rythme de l’éveil et du repos, une libre éthique nos rythmes intérieurs, un travail exigeant de condensation et de dilatation, de tension, de détente, de concentration, et de sublimation de l’être. [1] Gaston Bachelard, L’Intuition de l’instant, éd. Stock, Paris, 1932 [2] Gaston Roupnel, Siloë, éd. Stock, Paris, 1927 [3] L’Intuition de l’instant, p.34 [4] L’Intuition de l’instant, p.42 [5] L’Intuition de l’instant, p.42 [6] Gaston Bachelard, La dialectique de la durée, éd. P.U.F., coll. « Quadrige », Paris, 1963, p.60 [7] L’Intuition de l’instant, p.15 [8] Georges Bataille, « Le Tombeau », II, in l’Archangélique, éd. Gallimard, coll. « Poésie », Paris, 1967, p. 33 [9] L’Intuition de l’instant, p.35 [10] Gaston Bachelard, La flamme d’une chandelle, éd. P.U.F., coll. « Quadrige », Paris 1961, p. 55 [11] L’Intuition de l’instant, p.15 [12] Proposition XXXIII du dernier livre de l’Ethique : « De la liberté humaine » [13] « Instant poétique et instant métaphysique » in Le droit de rêver [14] René Char, Fureur et mystère [15] La flamme d’une chandelle, p. 91 [16] L’Intuition de l’instant, p.47 [17] Morel P.-M., Les ambiguïtés de la conception épicurienne du temps, Revue philosophique de la France et de l’étranger 2002/2, Tome 127 – n° 2, p. 195-211. C’est nous qui soulignons [18] La dialectique de la durée, p.128 [19] La dialectique de la durée, p.130 Voies (textes critiques)