1

Docteur Bonnargent et Mister Mittelmann

[Docteur Mittelmann et Mister Bonnargent : une relecture du Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde de Stevenson]

Avec Les Désarrois du professeur Mittelmann, parus aux éditions du Sonneur, Éric Bonnargent signe son retour, huit années après la publication du Roman de Bolaño (avec Gilles Marchand, 2015). Poussant l’exercice du « roman de prof » à son point extrême, l’ouvrage esquive les écueils du genre. Car ces Désarrois s’avèrent tellement autofictionnels qu’ils ne le sont plus, tellement cinglants qu’ils nous égayent. Tout en retraçant la vie professionnelle, les amours et les amitiés d’un professeur récemment retraité, Bonnargent croque les rituels de l’éducation nationale et leurs non-sens. Il exhibe sous ses diverses coutures ce que le quotidien d’un professeur recèle de dérisoire, d’inepte. Sans se départir d’une impitoyable acuité, il saisit aussi de véritables fragments de beauté, d’autant plus irréels qu’on les entraperçoit sur la trame du désarroi.

Le « roman de prof » revisité

De l’appel des élèves, qui s’éternise, à la ruée vers la photocopieuse, « objet de toutes les convoitises » (p. 172), en passant par le folklore des réunions syndicales, tout est passé au crible d’une vision sans complaisance. Rien ne manque au tableau (forcément noir) pas même l’infantilisante distribution des emplois du temps, inaugurant chaque année scolaire :

« Fébriles, [les professeurs] faisaient la queue devant la porte du secrétariat. À mesure qu’ils avançaient, leurs bavardages se tarissaient. Ils s’efforçaient de sourire avec à peu près autant de dignité et de résignation qu’au seuil du cabinet d’un proctologue. » (p. 145)

Le réalisme du propos, qui dénonce en creux la cruauté d’une institution soumise au joug du néomanagement, s’avère malheureusement confondant… Mais le tour de force de l’ouvrage réside dans l’inclusion de trois séances complètes de cours de philosophie, qui ponctuent le récit et dialoguent avec lui. L’atmosphère de la classe s’y trouve saisie dans sa ligne directrice, ainsi qu’en ses méandres, dans ses exaspérantes chicanes avec les élèves, comme dans ses déceptions ordinaires :

« Oui, ne vous inquiétez pas, je répète : ô rage, point d’exclamation… ô désespoir, point d’exclamation… et n’oubliez pas l’accent circonflexe sur le O… Circonflexe, Luna ? Aïe… C’est le petit chapeau chinois, tu vois ? Misère… » (p. 251)

Ayant poussé la porte de la classe, le lecteur partage les instants de pure désespérance qui émaillent à des degrés variés le déroulement d’un cours. Mais il retrouve également le bonheur de la juste digression, sève de tout enseignement. Il partage alors la joie sincère de transmettre et les moments d’ardeur qui permettent à Mittelmann de tenir lorsque s’effondre jusqu’à sa vie privée. Ce livre constitue bien un livre sur l’existence, sur notre capacité à tenir debout, et à habiter le monde qui nous entoure, fût-il composé de ruines. Les filiations, égrenées au fil du roman, de Sartre à Joyce, de Pessoa à Bolaño — devenu Romero — forment autant d’indices qui placent l’œuvre dans cette perspective.

Aujourd’hui régnant désert

Si Mittelmann ne se complaît jamais dans le catastrophisme — celui-ci exigerait encore un semblant d’énergie — son regard détaché ne s’en trouve pas moins profondément critique. La médiocrité générale qu’il constate, chez ses élèves, chez ses collègues, chez ses relations, mais d’abord en lui-même, le plonge dans une indolence souveraine, dans un flegme mâtiné d’ironie corrosive… Brunoy, ville essonienne promue au rang d’anti-lieu modèle, se fait la toile de fond de cette tragicomédie dérisoire. C’est dans ce décor sans grandeur que le professeur, l’âme encore étourdie par un réveil aux aurores, fait l’expérience de l’étrangeté, d’un vertige de l’inanité :

« Passer dans les rues de Brunoy, c’est passer dans toutes ses rues. Longues et uniformes, résidentielles et désertes, elles ne mènent nulle part sinon à d’autres rues, longues et uniformes, résidentielles et désertes […] » (p. 78)

Caravanier d’un nouveau désert des Tartares, le lecteur l’accompagne, et découvre page après page ce « tragique quotidien » qu’évoquait Maeterlinck. La déréliction ordinaire s’y déploie dans sa vacuité, laisse voir une à une ses cinquante nuances de grisaille, toutes plus quelconques les unes que les autres. En résulte l’insistance du motif spéculaire où le néant renvoie au néant, ne le cédant qu’à la cruelle ironie de l’improbable. Ainsi de l’insignifiante rue de la Gare :

« [Elle] avait pour particularité d’être construite en miroir : s’y faisaient face deux boulangeries, deux opticiens et deux boucheries, tandis que, ironie du sort ou perversité commerçante, une boutique de pompes funèbres se trouvait en vis-à-vis des locaux de la police municipale. » (p. 66)

Médiocre par excellence, par suréminence pourrait-on dire, Mittelmann, côtoie le médiocre. Il s’y ébroue, s’en amuse, animé d’un sentiment poisseux dont il ne parvient jamais à se défaire. Il incarne bien cet homme du milieu, du mèson aristotélicien revu et corrigé en un temps où plus rien n’émerge, où plus rien ne palpite :

« La vie de l’adulte est répétitive : se rendre tous les matins au bureau, y voir les mêmes tronches et y exécuter les mêmes tâches […] Plus rien n’est possible, plus rien n’est “à venir” : c’est foutu… » (p. 258)

Campé par le professeur Bonnargent, Mittelmann se trouve ainsi pris entre les feux contraires d’un réel desséchant et son irréductible aspiration à la grandeur. Et du désert postmoderne de la grande banlieue jusqu’aux séjours provinciaux, en passant par les contradictions qui font l’histoire de ses amours, c’est bien un « livre sur rien », couvert d’encre à néant, qui se fait jour.

De désarrois en dérisions

Ce qui sauve le roman d’une attraction morbide pour le vide, c’est sa force de distanciation, qui l’inscrit quelque part à la confluence de Bouvard et Pécuchet de Flaubert et du Précis de décomposition de Cioran. Tout se passe comme si, à la manière d’une inoculation, la fréquentation trop assidue de la mesquinerie quotidienne prémunissait le protagoniste contre la mélancolie, et pavait la voie au rire caustique. La prose vive, piquante, accessible, de Bonnargent, toute en détours truculents, éveille le rire en dépit ou plutôt en raison inverse du tragique. La complicité que Mittelmann noue avec les cancres, afin de tenir sa classe, y contribue grandement. Ainsi lorsque l’absentéisme d’une élève devient prétexte à un développement sur le concept sartrien de lâcheté :

« Mais non, vous n’êtes pas obligé : regardez Pollya, elle ne vient pas en cours et vous savez quoi, Walid ? Je la respecte pour cela parce qu’elle, au moins, elle assume. » (p. 126)

La malédiction du professeur Mittelmann, c’est bien sa lucidité. Tel Socrate qui connaissait son ignorance, il est le seul personnage à avoir conscience de sa médiocrité… ce qui ne lui permet nullement de s’en affranchir, mais lui offre un point de vue distancié, tout en justesse et en férocité :

« Il se disait qu’à la manière de l’Ulrich de Musil, il n’était qu’un homme sans qualités. Son drame était celui de la médiocrité : assez intelligent pour se rendre compte qu’il ne l’était pas assez […] » (p. 106-107)

La vie amoureuse est traitée à l’avenant, tissée de liaisons et déliaisons qui n’en demeurent pas moins déchirantes. L’étrangeté de ruptures qui surviennent sans crier gare n’efface pas les éclats de beauté et de vérité, fugaces et précieux, précieux parce que fugaces :

« L’amour est un édifice fragile […] Il avait voulu en faire un monument mais, bâti dans la précipitation, ses fondations se révélèrent bringuebalantes. » (p. 160)

Semblant revenu de tout et de partout, Mittelmann n’en demeure pas moins sensible à la beauté, seule lueur restante parmi les brumes. Le moment d’amitié chez Vagenende avec Marc, son éditeur, occasion d’un dialogue sur la littérature contemporaine, plus profond qu’il y paraît de prime abord, présente l’amitié comme une consolation essentielle. Invitation à la lucidité, cette prose se fait aussi accueil de la joie qui se présente, sans jamais abandonner la distanciation toute brechtienne qui traverse le roman. Car les pouvoirs du temps menacent… Et in Arcadia ego. Moi aussi, dit la Mort, je suis en Arcadie.

Les Désarrois du professeur Mittelmann, édités par Marc Villemain pour le Sonneur, se jouent ainsi habilement des poncifs de l’autofiction professorale. Lorsque j’étais lycéen, je lisais toujours avec bonheur les chroniques d’Éric Bonnargent, qui officiait alors sous le pseudonyme de Bartleby, puis plus tard sur le site L’Anagnoste. Avec le plaisir de lecture, de franche rigolade, qu’il nous offre aujourd’hui, j’ai retrouvé la même lucidité, la même humilité, le même souci de faire s’entrechoquer les idéologies pour qu’en surgissent autant de questionnements critiques. Une écriture « les yeux ouverts ».




René Char ou le rimbaldien merveilleux [retour sur « L’Adolescent souffleté » in Les Matinaux (1950)]

Voici la chose :

Les mêmes coups qui l’envoyaient au sol le lançaient en même temps loin devant sa vie, vers les futures années où, quand il saignerait, ce ne serait plus à cause de l’iniquité d’un seul.
Tel l’arbuste que réconfortent ses racines et qui presse ses rameaux meurtris contre son fût résistant, il descendait ensuite à reculons dans le mutisme de ce savoir et dans son innocence.
Enfin il s’échappait, s’enfuyait et devenait souverainement heureux.
Il atteignait la prairie et la barrière des roseaux dont il cajolait la vase et percevait le sec frémissement.
Il semblait que ce que la terre avait produit de plus noble et de plus persévérant, l’avait, en compensation, adopté.

Il recommencerait ainsi jusqu’au moment où, la nécessité de rompre disparue, il se tiendrait droit et attentif parmi les hommes, à la fois plus vulnérable et plus fort.

—————————————————————————————René Char, in Les Matinaux, 1950.

René Char, de son adolescence à sa mort, durant toute sa carrière d’écrivain, se revendiqua comme étant un fils de Rimbaud. Ce qu’il fut hautement, incontestablement : ayant retrouvé sa « dignité de fils du Soleil » comme disait Rimbaud.

Pourquoi Baudelaire et Rimbaud sont-ils si importants dans l’Histoire littéraire française, européenne, voire mondiale ? Parce que deux esthétiques, deux familles antithétiques, se sont développées à partir d’eux et de leur héritage, et qu’on n’en a toujours pas changé. Les Baudelairiens ont hérité de l’héritage du romantisme sataniste, du romantisme noir ; ils sont porteurs du concept que l’Occident est mort et que le Mal a triomphé : ils incarnent la Littérature du Mal ; les Rimbaldiens, eux, s’étant tournés vers l’Orient — puisque le soleil se lève à l’Est et se couche à l’Ouest ­— sont convaincus que le salut se trouve à l’Est, dans la sagesse orientale, et croient que la vie continue ! Ils incarnent la Littérature du Bien. Quand le fleuve est pollué, il s’agit de remonter à sa source.

Dès le début du romantisme, les artistes opèrent un voyage intellectuel — voire physique : que l’on nommait alors : « voyage en Orient » — vers l’Est. Au tout début du romantisme français, vers 1802-1830, les artistes rêvaient et fantasmaient sur le Maghreb et sur l’Espagne qui avait longtemps été occupée par l’Islam ; puis, le temps passant, les esprits vont partir de plus en plus à l’Est, vers le Machrek : Irak, Syrie, Liban, Jordanie, Palestine, et au-delà : la Perse. Ce fut le cas pour Goethe qui, dès 1819 dans son Divan occidental et oriental (1819) cité par Théophile Gautier dans la préface d’Émaux et camées (1852), rêve de la Perse mythique des grands poètes et des princesses des mille et une nuits. Baudelaire est déjà plus loin, puisqu’il rêve dans ses Fleurs du Mal (1856) déjà de l’Inde ou de la Chine.  Rimbaud et ses émules iront plus loin encore, puisqu’ils trouveront leurs ports en extrême-Orient, au Japon. À ce Japon mythique, René Char se plaît de faire correspondre la Grèce archaïque, berceau de la civilisation occidentale : celle d’Héraclite d’Éphèse, VIe s. avant J.C. Si cet autre fils de Rimbaud que fut le grand poète belge Henri Michaux choisit et revendique hautement le Japon et l’Orient, René Char, lui, se sert plus volontiers comme argument d’autorité de la mystique primitive d’Héraclite, de la Grèce éternelle comme les romantiques allemands, dont, paradoxalement, ce provençal se sent l’héritier de droit.

Si Rimbaud, dans son voyage vers l’Orient, retrouve le concept d’« illumination bouddhiste », pour en faire le cœur de son esthétique à terme, c’est pour lui le milieu naturel qui permet cette illumination, cet état de supra conscience, qui, en un éclair, peut révéler et comprendre l’harmonie entre le moi et le monde, la Nature, dans laquelle il se dissout par le biais de la méditation, jusqu’à parvenir au non-être, qui mène précisément à l’Être, à la possibilité de se fondre et de se confondre avec lui, dans un état de supra conscience cosmique qu’on nomme en Orient : « l’Illumination », dans le bouddhisme hindou : « le nirvâna », dans le bouddhisme japonais zen : « le satori ». « J’ai embrassé l’Aube d’été […] [dira Rimbaud] Au réveil, il était midi »,  c’est-à-dire : dans le zénith de sa toute conscience exaltée et transcendée.

Char, lui, conçoit « l’Illumination » dans la rencontre avec l’autre, souvent dans la rencontre amoureuse ; amicale ou amoureuse, donc. Il y a dans ce recueil mythique publié en 1950, Les Matinaux,  juste aux lendemains de la Seconde Guerre Mondiale, et de son engagement dans la Résistance en tant que chef de maquis sous le pseudonyme du « capitaine Alexandre », plusieurs textes ou séries de textes qui en attestent et qui l’illustrent : plusieurs textes d’amour, comme « Anoukis » , et la magnifique série des « Transparents », qui rend hommage à tous ces pauvres, transparents, invisibles aux regards des riches, qui lui semblent à lui porteurs de toute la sagesse et de toute la noblesse millénaires de l’humain, du « très humain », du « trop humain », dirait Nietzsche.

Si Rimbaud était le génie enfant, puisqu’il a écrit tous ses textes de l’âge de sept ans à celui de vingt, Char, lui, fait de l’adolescent qu’il a été le père de toute la poésie qu’il va écrire ensuite. C’est pourquoi, le texte « L’Adolescent souffleté » est sans doute le texte phare de tout le recueil, qui résume toute l’esthétique, et, surtout, toute la sagesse et toute la philosophie du recueil, à lui seul.

D’abord le titre : « L’Adolescent souffleté ». Un titre doit, dans l’idéal, toujours être comme un coup de diapason donné sur le bord d’un piano pour l’accorder : il donne le la. C’est à l’adolescence que l’individu va déterminer ses choix. Si Char écrit qu’il a été « souffleté », en usant d’un champ lexical chevaleresque, aristocratique, qui est celui du Duel et du défi, tout en pratiquant l’ellipse, puisqu’on ne sait pas qui soufflète, c’est que Char veut signifier que chaque adolescent, dans son idéalisme natif, doit affronter le défi que lui lance la société, qui le gratifie d’un soufflet, lui lance un défi, le provoque en duel. Quel est l’enjeu de ce duel : — Pauvre petite conne, pauvre petit con, sauras-tu être à la hauteur de tes rêves ? Sinon, soumets-toi d’emblée. La jeunesse, qui, en principe, est porteuse et rêve d’idéal, conçoit ce défi de manière chevaleresque : elle entend être « le chevalier blanc » qui pourrait, qui devrait sauver la planète et le genre humain. C’est cela être jeune : vouloir changer le monde, le rêver beau, le vouloir meilleur.

     Les mêmes coups qui l’envoyaient au sol le lançaient en même temps loin devant sa vie, vers les futures années où, quand il saignerait, ce ne serait plus à cause de l’iniquité d’un seul.

Entre l’idéalisme et la réalité, le réveil est cuisant pour l’adolescent ; il apprend d’abord, en tout premier lieu, en effet, que la vie est un combat de boxe, où tous les coups sont permis ; et, il roule au tapis ; il apprend que la première règle dans la vie, c’est de se relever pour combattre ; Winston Churchill avait une belle formule : « La première victoire, c’est de continuer à se battre. » George Clémenceau en avait une autre, qui, sans doute, la préfigure : « Le vainqueur, c’est celui qui croit cinq minutes de plus que l’autre à la victoire. » Comme les choses n’existent que par contrastes, comme le disait déjà Héraclite d’Éphèse, comme le rediront tous les philosophes, en passant de Montaigne, à Leibniz, pour arriver à Hegel, et à Nieztsche … comme le disait Nietzsche : « Tout ce qui ne nous détruit pas nous construit. » Tout échec est donc potentiellement une pierre qui nous bâtit. Et, il faut laisser du temps au temps. L’homme se bâtit dans l’épreuve. Et il faut du temps. Vivre, c’est se projeter en avant de soi, c’est épouser son propre devenir. « Je ne suis pas. Je deviens. » Un jour, le temps de la maturité arrive. Quelle est-elle ? Elle est héroïque. Le héros, par définition, est capable de vivre en deçà, au-delà, de soi. Il est capable de se dépasser. Si le premier coup est difficile à encaisser, les autres qui suivent deviennent de plus en plus indifférents, de plus en plus légers pour l’individu même qui les reçoit ; par contre, il peut intérioriser l’expérience de la souffrance qu’il en a ressentie, éprouvée, pour se sentir un jour en empathie, et en sympathie avec ceux qui souffrent ; et, cela, c’est la maturité ! Ne plus souffrir pour soi-même, saigner et souffrir pour autrui : s’être dépassé. Un homme véritable, un homme accompli, un héros, ne souffre plus que des maux que souffre autrui, et, auxquels, il compatit, qu’il prend en charge.

Tel l’arbuste que réconfortent ses racines et qui presse ses rameaux meurtris contre son fût résistant, il descendait ensuite à reculons dans le mutisme de ce savoir et dans son innocence.

Le symbole de l’arbre est quasi universel dans toutes les civilisations. Il est quasiment toujours associé à la vie, à l’idée de vie originelle et essentielle. Qu’il s’agisse de l’Açatva des hindous, avec ses « branches d’en bas », et ses « racines d’en haut », tel que James Cameron l’a magnifiquement mis en scène dans son film Avatar, qu’il s’agisse de « L’Arbre de vie » du paradis originel dans la religion catholique, l’arbre, c’est toujours le symbole de la vie. Dans la culture des vieux Germains, quand un enfant naissait, on plantait un chêne ; quand l’adulte mourrait, on taillait dans ce chêne qu’on abattait alors une pirogue mortuaire que l’on lâchait sur le Rhin ; les archéologues ont ainsi récemment découvert sous les eaux, à l’embouchure du Rhin, des centaines, voire des milliers de ces barques funéraires qui avaient été ignorées jusqu’alors. L’adolescent n’est pas encore un arbre, un arbre solide et fort ; il n’est qu’un arbuste ; mais la force de l’arbuste, ce sont ses racines et son fût, son tronc. Les racines sont le symbole des racines culturelles : il faut savoir de quel terreau culturel on vient et lui rester fidèle à jamais ; Char, par exemple, jeune poète, est monté à Paris, au moment du mouvement surréaliste, mais, très vite, il est redescendu dans sa Provence natale, dans son Lubéron natal, à l’Isle-sur-Sorgue, aux bords de la Sorgue, née des Fontaines de Vaucluse, où allait rêver le poète Pétrarque pour y chanter la jeune Laure de Noves, native du village d’Eygalière, un peu plus loin, le long du massif des Alpilles. Char s’est installé dans la maison familiale, « les Névons » ; et il a passé le reste de sa vie à vivre là, parce que ses racines étaient là. Et, il est devenu un arbre magnifique, un magnifique Açatva poétique, immémorial. Quoi de plus terrible que de n’avoir pas ou plus de racines ? Je pense soudain à ces jeunes filles ou à ces jeunes gars des banlieues françaises, issus de l’immigration maghrébine : ils ne sont ni Français, ni Arabes ; en France, même s’ils sont la quatrième génération, on continue à les traiter de « bougnouls » ; quand ils retournent au pays, on ne cesse de les menacer et de les traiter de « sales blancs » ; alors, pour tenter de retrouver un semblant de racines, une identité, les filles portent le voile, les jeunes gars portent la djellaba et la barbe ; je les trouve pour ma part, pathétiques et touchants, et je les comprends. Quelle que soit notre culture — toutes se valent et sont uniques, leur ensemble est complémentaire et indispensable — il faut être fier de sa culture : c’est là notre richesse, c’est notre bien, notre héritage ; c’est notre monnaie d’échange pour commercer dans le sens le plus noble du terme avec les autres cultures, puisque, comme le disait le grand Montaigne, philosophe juif espagnol par sa mère, métis donc : « il faut limer et frotter sa cervelle contre celle d’autrui », il faut limer et frotter sa culture contre celle d’autrui, pour l’éprouver, la prouver, comme on frotte l’or sur une pierre de touche pour en connaître la valeur. … … Les « rameaux » ? … Ce sont les rêves. Que font les adultes face au foisonnement des rêves des adolescents ? Ils taillent dedans ! … — « Non ! tu ne seras pas danseuse étoile, ma fille, ou chanteuse ! … Passe ton bac d’abord ! … » — « Non ! tu ne seras pas explorateur ou écrivain, mon fils ! … Passe ton bac d’abord ! … » « Vous serez assureur comme papa, ou pharmacienne, comme maman. Ce sera très bien. » C’est cela les parents, souvent. Il y a deux types d’individus, il y a ceux dont les rêves ont la vie courte : il suffit de les tailler une fois ou deux et on en a raison : ils ne repoussent plus ; il y a ceux enfin dont les rêves poussent drus ! Et, comme disent tous les bons jardiniers : « Plus on coupe du bois, plus il y en a ! » Plus on taille dans les rêves d’un adolescent droit dans ses bottes, droit dans ses racines, et bien droit dans son fût, dans son tronc… et plus ils repoussent ! Telle est la règle. Ne jamais rien lâcher, jamais ! Tenir ! Telle était la devise de Guillaume d’Orange : « Je maintiendrais » ; l’éditeur et poète Pierre Seghers l’avait faite sienne. Guy Levis Mano, « le Bénédictin de la poésie », comme Seghers l’appelait, éditeur et poète, comme lui, y ajoutait cet aphorisme de Guillaume d’Orange, dit « Le Taciturne » : « Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. » Il avait imprimé et mit au-dessus de ses presses à bras cet adage, pour se donner le courage de continuer son œuvre. … … Descendre à reculons : qu’est-ce donc que Char veut dire ? « Il descendait ensuite à reculons dans le mutisme de ce savoir et dans son innocence. » Une fois qu’on sait quelque chose et qu’on a appris quelque chose, il importe avant tout de savoir, de connaître enfin, qu’on ne sait pas ; c’est là le vrai savoir, ou le commencement du seul vrai savoir. Socrate — le propos sera repris ensuite par Sénèque et par bien des sages ensuite — le proclamait comme un adage : « Je sais que je ne sais rien. » Un des grands penseurs chrétiens du Moyen-Âge, Nicolas de Cuse, Nicolas de Cusa, évêque de Mayence, mystique rhénan, a, aux alentours des années 1430 inventé un concept qui est directement issu de la pensée de Socrate : celui de « la docte ignorance ». Il s’agit pour y parvenir de remonter dans le temps ; il s’agit de retrouver l’enfant, le bébé qui ne parlait pas encore, qu’on a été. Un bébé ne parle pas, mais pour autant ne communique-t-il pas, ne pense-t-il pas ? Il s’agit de remonter jusqu’à ce savoir inné et qui ne se communiquait pas, dans ce savoir « muet », et « innocent ».  Char était de ceux qui pensaient que la poésie est silence : qu’être poète, c’est se taire avec des mots. Il pensait, comme le poète Joé Bousquet, que tout poème est « traduit du silence ». Plus un écrivain est grand, plus il se tait. Ainsi, tout le commentaire que je suis en train de bâtir et d’extraire de ce texte était contenu dans le silence du texte, au-delà, en-deçà des mots ; ce n’est pas explicite, jamais, mais c’était là ; il suffisait de le traduire, d’aller le chercher. « Lire, c’est créer à deux » dit Balzac ; « Ce que veut le lecteur, c’est se lire » dit Cocteau ; quand l’écrivain dit tout, il ne dit rien ; quand l’écrivain ne dit rien, s’il est écrivain, il dit tout. C’est à nous de le traduire. Tout le plaisir de la lecture est là : traduire ; traduire du silence des mots ; voir en deçà.

Enfin il s’échappait, s’enfuyait et devenait souverainement heureux.

Tous les adolescents de la génération de René Char, né en 1907, ont étudié au collège, voire au lycée encore, une pièce de Corneille intitulée Horace ; elle raconte l’histoire de deux familles depuis toujours ennemies, qui avaient chacune trois fils : les trois Horaces et les trois Curiaces ; les vieux pères, ne pouvant plus se battre eux-mêmes vont lancer leurs trois fils les uns contre les autres, pour une histoire de vengeance, de vendetta obscure et stupide ; dans l’affrontement, deux Horaces sont tués immédiatement ; le troisième Horace alors s’enfuit ; mais, s’il s’enfuit, ce n’est pas par lâcheté, c’est simplement par stratégie : il a compris, selon leur gabarit, que les trois Curiaces ne vont pas courir à la même vitesse, et, il va ainsi pouvoir les abattre les uns après les autres, alors que s’il les eût affrontés ensemble, il eût péri. Voilà la leçon que tous les adolescents connaissent : la bonne stratégie parfois, la seule, c’est la fuite … ce qu’on appelle en langage psychanalytique : la régression. Quel adolescent en peine ne s’est pas senti soudain réconforté d’emblée en adoptant une attitude enfantine, en remontant le fleuve, en quelque sorte, « à reculons » ; il faut parfois se préserver et aller se cacher et se ressourcer au « royaume » ; encore faut-il en avoir encore un, ne pas l’avoir abandonné ! Ainsi, notre bien le plus cher est ce « royaume d’enfance », dont il ne faut jamais perdre le chemin ; comme le Petit Poucet, si un poète écrit, sème des rimes, c’est pour marquer le chemin d’un retour possible ; c’est ce que dit Rimbaud dans « Ma Bohème » : « Petit Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course des rimes ». Car, pour être « souverainement heureux », encore faut-il posséder un royaume.

Il atteignait la prairie et la barrière des roseaux dont il cajolait la vase et percevait le sec frémissement.

Le royaume d’enfance pour Char, c’est la prairie, la prairie des Névons, la maison de son enfance au bord de la Sorgue, de la rivière née des Fontaines de Vaucluse, ces sources geysers creusant la roche du Luberon. On constate que Char semble indiquer qu’il faut traverser la rivière, passer la barrière des roseaux, pour enfin atteindre la prairie. Dans les romans de chevalerie, comme ceux de Chrétien de Troyes, et tout spécialement Lancelot ou le chevalier de la charrette (vers 1170), la rivière marque la frontière entre deux mondes ; plus précisément dans ce roman entre le monde des vivants et le monde des morts. Dans ce poème de Char, elle marque la frontière entre le monde des adultes et le monde de l’enfance. Il s’agit de la traverser ; il s’agit également de traverser la barrière des roseaux, qui sont à eux seuls aussi un symbole. Baudelaire disait que tout grand texte s’écrit sur un palimpseste ; un palimpseste, c’est le nom donné à ces textes qui réapparaissaient sur les parchemins en peau de chevreau que l’on grattait par souci d’économie pour pouvoir réécrire dessus ; ainsi, sous tout grand texte littéraire y a-t-il un voire plusieurs textes qu’un lecteur avisé peut reconnaître et décrypter ; Char, nous a déjà évoqué la pièce d’Horace de Corneille apprise à l’école, au collège… on peut penser qu’ici, il évoque à la fois Jean de La Fontaine et le philosophe Blaise Pascal. Le roseau de La Fontaine va durer plus longtemps que le chêne, puisqu’il a choisi l’humilité plutôt que la grandeur ; Char a choisi de retourner à la vie paysanne de son enfance, plutôt que de se perdre dans les mirages des grandeurs de la capitale ; clairement, il donne ici une leçon de modestie : le bonheur se trouve dans l’humilité, pas dans les grandeurs illusoires. Le chêne se rompt au premier orage un peu fort — Char a connu deux guerres mondiales, la grippe espagnole, le Krach de 29, et d’autres catastrophes… et il est toujours là, massif, puissant, mais humble et souple également : comme le roseau, il « plie, mais ne rompt point » comme dit le fabuliste ; et, comme le commente le philosophe Blaise Pascal : « l’homme est un roseau, le plus faible de la Nature, mais c’est un roseau pensant. » … … Pourquoi donc faut-il cajoler la vase ? Que peut-elle représenter ? D’abord, la vase, c’est ce qui nourrit les roseaux. Comme valeur emblématique, on peut considérer que Char évoque, psychanalytiquement, tout ce qui est refoulé ; or, on sait que l’inconscient nourrit le conscient ; la vase, c’est ce qui a été refoulé : ce sont les échecs, qui, si on les laisse décanter, se transformer, peuvent être l’aliment de la réussite. Rien n’existe que par contraste, comme le disait déjà Héraclite d’Éphèse qui est l’un des penseurs, le grand penseur présocratique, auquel Char se réfère le plus. Il ne tient qu’à nous de rendre positif ce qu’on a pu connaître de négatif dans nos vies. Quant au « sec frémissement », on entend bien l’oxymore ou l’oxymoron : le frémissement est à connotation d’empathie, de sympathie, d’émotion partagée… le terme « sec », au contraire, est à connotation de retenue, voire de rudesse ; telle est la gentillesse pourtant des gens qui ont vécu, qui ont fait leurs preuves : ils sont gentils, chaleureux et prévenants, attentifs, mais ne font pas dans la guimauve et dans la complaisance. Tel était Char, pour celles et ceux qui l’ont rencontré, pratiqué, connu : c’était un homme de prime abord froid et distant, mais on ne tardait pas à comprendre qu’il était un être profondément chaleureux et attentif à l’autre, mais jamais dans la complaisance : sa gentillesse se méritait, en quelque sorte. Et, il est vrai que la gentillesse se mérite, elle n’est pas un dû, jamais.

Il semblait que ce que la terre avait produit de plus noble et de plus persévérant, l’avait, en compensation, adopté.

Jusque-là, à la manière de certains textes des Illuminations d’Arthur Rimbaud — je pense tout particulièrement à « Aube » —, le texte de Char était un parcours initiatique en gradation croissante. Après avoir détaillé les conditions de l’apprentissage, voici à présent que Char va évoquer la récompense. On notera d’abord la prudence avec laquelle Char évoque cette possible récompense, cette possible réalisation de soi, comme s’il semblait nous dire comme Aragon que « Rien n’est jamais acquis à l’homme », et, comme s’il entendait nous rappeler avec La Fontaine que : « Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage » … mais, quand même ! La récompense ultime, c’est d’être adoubé comme un chevalier par une famille spirituelle, par une sorte de cour du roi Arthur, où se trouvent ceux qui sont les plus nobles et les plus persévérants ; entendons pourtant que ce ne sont pas seulement des êtres humains, mais qu’il peut aussi s’agir d’animaux, de végétaux, d’éléments naturels, voire de choses. Noble et persévérant : il est clair que le meilleur signe de la noblesse pour Char, le plus patent, le plus indubitable, est la persévérance. Ce qui est noble est persévérant, et ce qui est persévérant est noble : une nouvelle façon de nous dire que rien n’est jamais vraiment acquis et que tout est à reconquérir, toujours. D’autre part, Char nous dit clairement que le bonheur n’est qu’une compensation ; une fois de plus on entend que rien n’existe que par contraste : à petits malheurs, petits bonheurs, à grands malheurs, grands bonheurs. L’une des conditions essentielles du bonheur est donc la dignité ; une autre de ses conditions est la solidarité, la reconnaissance que l’autre est l’écho de soi, qu’on est l’écho de l’autre, et qu’on existe en harmonie selon des règles morales de vertus civiques. Enfin, on retrouve la notion d’humilité, puisque c’est la terre qui a produit ces êtres, comme elle produit les arbres, les végétaux, les animaux, les fruits… Comme le disait si justement le philosophe Emmanuel Berl dans l’entre-deux guerres : chaque homme est et doit surtout se considérer comme « un morceau de la Nature ».

     Il recommencerait ainsi jusqu’au moment où, la nécessité de rompre disparue, il se tiendrait droit et attentif parmi les hommes, à la fois plus vulnérable et plus fort.

« Rien n’est jamais acquis à l’homme », il faut toujours recommencer, toujours se battre. Vivre est une tension, une attention, de chaque instant, de chaque seconde : attention à soi, attention à l’autre, attention au monde et aux choses. La récompense ultime est durable à terme, c’est la paix : la confiance en soi, la tranquillité de l’âme au cœur des combats de la vie. « Qui vit en guerre vit en roi ; qui vit en paix vit en esclave. » Un jour vient où l’on se tient droit, droit et attentif parmi les hommes, à la fois plus vulnérable — puisqu’être debout parmi des gens couchés ou assis, c’est immanquablement prendre le risque sans cesse de servir de cible — ; mais, c’est également une force presque invincible que d’avoir le courage d’enfin s’affirmer. Au pire, on sera un “vaincu vainqueur“, comme les grands héros de la tragédie, comme les martyrs de toutes les cultures et de toutes les religions, encore plus grands morts que vivants.

Conclusion : Comme on le voit, on est loin de l’héritage baudelairien, du satanisme romantique, de ses névroses, de ses miasmes, de ses malédictions ; on est bien dans l’héritage rimbaldien, positif, spirituel et idéaliste. La devise de Rimbaud était : « En avant ! » ; il est assez intéressant de noter que l’Abbé Pierre l’a reprise à son compte. La grande leçon de ce texte, c’est que « L’enfant, c’est le père de l’homme » comme disait Nietzsche. La grande leçon de ce texte, c’est ce qu’écrivait le grand romantique catholique Alfred de Vigny : « réussir sa vie, c’est réaliser à l’âge mûr, les rêves qu’on a formés adolescent. » ; et, comme l’adolescent de l’époque romantique correspond incontestablement à l’enfant d’aujourd’hui avec l’évolution des mœurs, nous dirons donc plutôt : « les rêves que l’on a formés enfant ». Amédéo Modigliani ne disait pas autre chose en écrivant à son ami Oscar Ghiglia, alors qu’il était à Venise et qu’ils avaient tous deux vingt ans : « Ton devoir réel est de sauver ton rêve ! ». Cet adage ne concerne-t-il que ceux qui ont vingt ans et les moins de vingt ans ? André Malraux constatait : « Il n’y a pas de grandes personnes. » Le grand peintre juif Marc Chagall acquiesçait sans conteste, quand, lors d’une interview qu’il accorda alors qu’il avait plus de quatre vingt dix ans, il répondit à la question : « Qui êtes-vous, Marc Chagall ? … », « Je suis un enfant d’un certain âge. »

Ce qui caractérise les chefs-d’œuvre, toujours, c’est l’intemporalité, et l’universalité.

Voilà.

Jean-Louis Cloët, ces 16 et 17 mai 2020.




Jean-Yves Plamont, ou le Buster Keaton de la poésie

Si vous êtes un fan de Buster Keaton et que vous cherchez le Buster Keaton littéraire, ne cherchez plus, vous l’avez trouvé en la personne du poète Jean-Yves Plamont, le poète cinéaste qui dégaine les gags plus vite que son ombre…

Si vous êtes un fan de Paulette Godard, que vous êtes à jamais resté fidèle à l’héroïne des Temps modernes et du Dictateur et que vous cherchez son équivalent dans le domaine de la littérature, ne cherchez plus : vous la trouverez en la personne de l’égérie du narrateur des poèmes-rushes de Jean-Yves Plamont, à savoir la mythique et bouillante, et fantasque, et capricieuse parfois, et même chieuse souvent, et toujours étonnante et tonnante : Katarina…

Car Jean-Yves Plamont fait son cinéma, pour notre plus grand plaisir, jouant sur le suspense de notre plus grande surprise qu’il titille et chatouille, plan après plan, histoire après histoire, saga après saga.

Car cela fait des années que ça dure ! Eh ! Oui ! … Ça fait même des lustres, qu’il promène sans chapeau le destin plat mais plein de surprises, de charivaris, de tohu-bohus, de rebondissements, de coups de théâtre, de « happy end », d’ « à suivre » de son héros, d’à « la suite au prochain numéro » de clown, de clown souvent triste, triste mais pas toujours, d’ « humain trop humain » espérant.

J’ai eu pour ma part la chance de voir naître sur le papier et « l’écran blême de mes nuits blanches » comme dirait l’autre, le petit narrateur de ses films-poèmes ou recueils-films, qui se fait sans cesse des films, et les projette dans notre imaginaire, nous transformant illico presto — Abracadabra ! — en enfants attentifs et médusés, scotchés, accrochés, rivés, ligotés, devant une lanterne magique.

Des dizaines d’années, oui, déjà, qu’il tient un public fidèle, fidèle et ravi, en haleine, avec la faconde et la facilité d’un feuilletoniste, et que nous attendons fébrilement à chaque fois le nouvel épisode des aventures de l’homme au destin plat qui connaît pourtant inlassablement le plaisir et les affres des montagnes russes, plutôt tartares, avec sa très chère et terrible, et fongible Katarina, l’implacable au cœur d’artichaut, la Lolita des sun-lights, la Garbo torride des plateaux !

« — Engagez-vous ! Rengagez-vous ! … Vous verrez du pays ! » Car avec Plamont, ça déménage, avec son héros ça voyage : Katarina le contraignant le plus souvent à faire tintin, son héros poussé par le moteur puissant de la frustration est jeté par monts et par vaux [veaux, vaches, cochons…] dans des pérégrinations, des tribulations d’un Chinois en Chine, d’un esquimau ou plutôt d’un pingouin au pôle, ou Nord ou Sud, faisant plusieurs fois le tour de la terre dès que son sang ne fait qu’un tour.

Le héros plamontien s’entoure et se nourrit aussi d’une ménagerie très éclectique et surprenante — ours blancs ou gris, manchots, mouettes rieuses, etc. … la liste n’est pas exhaustive — dont les majorettes ne constituent pas l’espèce la moins attachante.

Bref, qui est Plamont ?

— C’est Keaton qui se promène dans les films de Chaplin avec des allures de Tintin mais la dégaine d’un Tati …  Taratata ! … mais sans « tsoin ! tsoin ! », tout ceci, tout cela parfaitement maîtrisé ; oui c’est ça !

Il paraît qu’il aurait récemment croisé des pottoks …

— Quoi ? … C’est quoi un « pottok », et que font-ils ? Que vous en dire ? … Asseyez-vous plutôt ; soyez sages : la folie, la drôlerie émouvante et irrésistible commence !

— Moteur !

[Et, en route vers de nouvelles aventures ! …]

———————————————————————

God Save the Pottok de Jean-Yves Plamont

aérolithe éditions

Plaquette en quadrichromie.

Pelliculage mat.

24 pages au format A6 (10,5 x 14,8 cm).

Tirage unique à 150 exemplaires.

Prix : 10 € (7+ 3 de frais de port en lettre suivie).

Parution : Mai 2022.

Il est possible de réserver votre exemplaire dès aujourd’hui.

Pour toute commande et renseignement sur les microéditions :
aerolitheeditions@gmail.com

Du même auteur :

Pour mon ours blanc, Cadex éditions, collection « Le Farfadet bleu », 2008

Le Pôle magnétique, suivi de Tout feu tout glace & Écran de neige, Cadex éditions, 2016.




Kiko Christian Moroy, le « dernier des Mohicans » ou le Wanderer de l’Apocalypse

L’expérience poétique, c’est quoi ? « Habiter le monde poétiquement » répondait Hölderlin au seuil du désenchantement du monde qui, depuis 1750, en Europe, s’installait avec le capitalisme, et lui faisait dire : « À quoi bon des poètes dans ces temps de misère ? »

Ce n’est certes pas un hasard, si le romantisme a commencé en Angleterre et en Écosse avec les poètes lakistes, lesquels, pour résister à ce désenchantement radical qu’ils présentaient, se tournèrent vers la Nature, effectuèrent en quelque sorte, précurseurs bien avant d’autres puis dans les pas mêmes de Rousseau, un “retour aux sources“. Dès le dernier quart du XVIIIe siècle, le mouvement s’étendit en Allemagne ; Eichendorff, reprenant le type du « promeneur solitaire » créé par Rousseau, pour en faire une typologie spécifiquement romantique, campera d’abord un Wanderer joyeux, allant par la campagne, qui devint assez vite plutôt un “Juif errant“, un vrai maudit ; Caspar David Friedrich peignant dans cette Nature les ruines et vestiges d’une civilisation en train de disparaître au profit d’un monde qui allait bientôt devenir industriel l’attestait, le prophétisait ; le désenchantement s’étant installé comme une évidence, ayant tout desséché, tari, c’est alors que Baudelaire, sentant que le poète errant, désormais maudit, était  habité déjà par le chancre du « Any where out of the world », inventa avec l’univers des « petits poèmes en prose », dans son génial Spleen de Paris, son chef d’œuvre, le Wanderer urbain — qui n’est pas sans emprunter à « l’homme des foules » de son cher Edgar Allan Poe —.

Reprenant la quête du Wanderer, là où « l’horrible travailleur » Baudelaire s’était « affaissé », Rimbaud  — comme il l’explique dans sa célèbre « Lettre du voyant » — fit de la Résistance, et se remit, en tant que Wanderer lui aussi, au centre de cette Nature, qui avait paru être pour les premiers romantiques, le viatique salvateur au « désenchantement du monde » occidental, lequel allait se perdre dans le matérialisme le plus aveugle alors même qu’il fallait « se faire voyant », « par un dérèglement de tous les sens », pour voir sourdre et circuler la vie, le principe vital — l’âme, oserais-je dire ? — sous les choses … ; or, où mieux les voir, les entrevoir, que dans la Nature, que dans le monde natif et primitif ?  Dans « Alchimie du Verbe », Rimbaud l’évoque assez clairement et presque philosophiquement, de manière assez limpide :

Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises,
Que buvais-je, à genoux dans cette bruyère
Entourée de tendres bois de noisetiers,
Dans un brouillard d’après-midi tiède et vert ?

Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise,
— Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert ! —
Boire à ces gourdes jaunes, loin de ma case
Chérie ? Quelque liqueur d’or qui fait suer.

Je faisais une louche enseigne d’auberge.
— Un orage vint chasser le ciel. Au soir
L’eau des bois se perdait sur les sables vierges,
Le vent de Dieu jetait des glaçons aux mares ;

Pleurant, je voyais de l’or — et ne pus boire. —

Pour prolonger ce questionnement, ce cri intrinsèque des « ouvriers », des « horribles travailleurs » du poétique qui cherchent à rouvrir l’horizon du spleen, un autre chant :

À quatre heures du matin, l’été,

Le sommeil d’amour dure encore.

Sous les bocages s’évapore

L’odeur du soir fêté.

Là-bas, dans leur vaste chantier

Au soleil des Hespérides,

Déjà s’agitent — en bras de chemise —

Les Charpentiers.

Dans leurs Déserts de mousse, tranquilles,

Ils préparent les lambris précieux

Où la ville

Peindra de faux cieux.

Ô, pour ces Ouvriers charmants

Sujets d’un roi de Babylone,

Vénus ! quitte un instant les Amants

Dont l’âme est en couronne.

Ô Reine des Bergers,

Porte aux travailleurs l’eau-de-vie,

Que leurs forces soient en paix

En attendant le bain dans la mer à midi.

Pour « habiter le monde poétiquement, encore faut-il qu’il y ait encore un monde, la Nature ! Rimbaud l’affirme dans « Sensation », au tout début de son « voyage » et de sa quête, en mars 1870 :

Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,

Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :

Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.

Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :

Mais l’amour infini me montera dans l’âme,

Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,

Par la Nature, — heureux comme avec une femme.

— Encore faut-il pouvoir et savoir s’unir avec cette Nature, retrouver le sens du Mystère de la Vie, dans ses bras, pratiquer avec elle la « prostitution sacrée » comme les initiés au début de la civilisation occidentale, jadis, aux cours des célébrations des « Mystères d’Éleusis » : Rimbaud fait allusion à cette union dans « Vies, I », une de ses plus belles « Illuminations » : « Je me souviens des heures d’argent et de soleil vers les fleuves, la main de la campagne sur mon épaule, et de nos caresses debout dans les plaines poivrées. » Bien sûr, cette rencontre et cette union sacrée s’affirme également — et en « apothéose » comme eut dit Baudelaire — dans ce qui peut être considéré comme son « Art poétique », sa plus belle des « Illuminations », la plus accessible au tout venant, initiatique et pédagogique, « Aube » : « J’ai embrassé l’Aube d’été. […] L’Aube et l’enfant tombèrent au bas du bois. / Au réveil, il était midi. »

Oui, il y a du Rimbaud chez Kiko Christian Moroy, qui pourrait écrire avec le Rimbe pour tenter d’expliquer sa propre « Alchimie du Verbe » : « j’enviais la félicité des bêtes, — les chenilles, qui représentent l’innocence des limbes, les taupes, le sommeil de la virginité ! »

Kiko Christian Moroy est à nouveau un Wanderer urbain comme Baudelaire, mais qui rêve de redevenir un Wanderer rural comme Eichendorff et le Rimbe, et, il s’échappe, dès qu’il le peut, pour retrouver les bras de Dame Nature … ; mais Kiko est de son temps, et constate qu’à moins de monter au sommet des montagnes, Dame Nature est languissante, non, pire : mourante, qu’elle étouffe, et que c’est l’homme qui la tue.

La question que pose la poésie de Kiko Christian est simple ; elle nous met chacune et chacun devant nos responsabilités : « Quel est le rôle de chacun[e] dans la destruction de la Planète » (p. 46) ? Est-ce qu’on participe, par exemple, pour l’exemple, à « La pure folie des abattoirs » (p. 46) qui avoue de manière consternante, accablante, où l’homme situe l’animal dans la hiérarchie du vivant ? Et le poète, dans la foulée, fait le constat, scandalisé, la tête, le cœur et les tripes retournées — oserais-je dire : l’âme ? — que « Toutes ces infâmes histoires humaines / Elles troublent l’ordre de la Nature / Cet organisme magique / magnifique / & autonome / Il se passerait facilement de cette espèce-là / Le-La pur[e] voudrait le voir sauver sa peau / Quitte à y laisser la sienne / La sienne & celles de ses semblables » (p. 34-35) ; Kiko Christian Moroy fait indubitablement partie de ces « purs » là ; il faut, oui, il faut bien le compter au nombre des « Derniers des Mohicans », des derniers “natifs“ de cette planète qui court à sa perte, sans que rien, semble-t-il, puisse désormais entraver le processus de sa destruction, tant l’homme est bête … — Hélas ! pas au sens propre du terme ! … Être “natif“, Indien, « Mohican », le proclamer en mettant sa peau en jeu pour le faire, tout son être, c’est là sa révolte, sa Révolution, sa noblesse ! Son écriture est un tatouage indélébile sur le visage et le corps de la Nature nue, primordiale et primitive, ainsi que sur les siens qu’il a en propre et que cette Nature lui a confiés ; il écrit à son image.

Il ne professe pas pour autant le désespoir. … Kiko, comme tout vrai poète, est un professeur d’espérance, d’espoir : « Il est toujours possible de se retirer sur une plage / dans une forêt / & de jouir à satiété dedans la terre / dedans le sable / dedans toutes matières désirables » (p. 61). Son point de vue philosophique et, disons-le, spirituel, est clair : l’homme doit retourner à l’animal en lui, au végétal en lui, à l’archaïque en soi, à l’essentiel, les rejoindre, les exhumer, les faire revenir au jour, au soleil, en vrai « fils du soleil » comme disait le Rimbe, pour retrouver sa liberté native. Il est plus que jamais impératif pour l’homme, pour son équilibre et pour son bonheur encore possible, de se souvenir qu’il est, comme disait le philosophe Emmanuel Berl, dès les années trente de l’autre siècle — bref, bien avant qu’on parle d’écologie —, « un morceau de la Nature » ; et s’il souffre et se perd, c’est précisément parce qu’ il « ne se reconnaît plus comme un morceau de la Nature » ;  parce que, voyez-vous, lectrices, lecteurs, mes sœurs, mes frères, mes camarades, « Il est temps de faire la Paix avec les arbres / les animaux sauvages / avec les trombes d’eau & l’écho / d’entre les sommets » (p. 40). Il est grand temps de retrouver l’animal en soi, de n’être « ni ange, ni bête » — comme disait Pascal — mais de retrouver en soi la bête édénique. « Les animaux assurent l’héritage de l’espèce / Ils sont sages / L’humain[e] devrait se suffire à lui-même » (p. 42)

 Rimbaud pour proclamer cette vérité du retour aux sources, du retour à l’essence, à l’essentiel, au primitif, au “sauvage“, prônait de manière volontairement provocatrice, lui, le retour à l’état de « barbare », en s’« encrapulant le plus possible », en proclamant dans « Mauvais sang », dans Une saison en enfer : « J’ai de mes ancêtres gaulois l’œil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse dans la lutte. Je trouve mon habillement aussi barbare que le leur. Mais je ne beurre pas ma chevelure. […] D’eux, j’ai : l’idolâtrie et l’amour du sacrilège ; […] Je ne me crois pas embarqué pour une noce avec Jésus-Christ pour beau-père.  Je ne suis pas prisonnier de ma raison. J’ai dit : Dieu. Je veux la liberté dans le salut : comment la poursuivre ? Les goûts frivoles m’ont quitté. Plus besoin de dévouement ni d’amour divin. Je ne regrette pas le siècle des cœurs sensibles. Chacun a sa raison, mépris et charité : je retiens ma place au sommet de cette angélique échelle de bon sens. » ; C’était là la profession de foi du Rimbe ! … N’en doutons pas, Kiko marche dans ses pas : « L’heure est à la Mutinerie / […] Dresser bien haut le pavillon rouge » (p. 59).

« Que grondent les fleuves en crue / Que résiste l’Origine sacrée des nébuleuses » (p. 41) « À quoi sert l’argile / Si c’est pour le jeter par la fenêtre » (p. 43) « L’animal a repris ses droits / C’est la moindre des choses / Après avoir tant souffert / Mais aujourd’hui / Illes est libre de trôner au faite de la montage / Aigle ou Edelweiss » (p. 71) car « Mieux vaut fuir / déserter / Construire l’Amour sur le / flanc d’une montagne / Loin Loin / Très très très loin de tout ce désordre » (p. 53) ; là où « La poisse de l’espèce s’oublie » (p. 54)

Sans pour autant chercher à jouer les Zarathoustras nietzschéens, voilà où est, pour le poète Kiko Chrisian Moroy, le vrai salut : « Dans tout vacarme / L’Amour prédominera toujours / […] / Toujours en accord avec le chant des arbres / avec les véritables migrations / avec la danse des joncs » (p. 54) Mais il mesure bien, Kiko Christian, que ce n’est pas acquis, que, décidément, comme disait le Louis [notre Aragon] : « Rien n’est jamais acquis à l’homme. » Oui, il le concède sans la moindre difficulté : « Il faudrait encore plus de douceur / Bien plus encore / Des tonnes & des tonnes / pour que la Planète en réchappe » (p. 54).

« L’Être humain[e] a mâté la Nature / Pas la sienne » (p. 36). « Parfois / L’humain[e] s’accorde à la Nature / […] / Parfois seulement » (p. 48) … « La catastrophe finale se rapproche de jour en jour » (p. 62), et  « L’intelligence est denrée rare / & plus rare encore / Celleux qui savent s’en servir / Par-dessus tout s’en prémunir / jusqu’à en mourir pour sauver la Terre » (p. 60). « Égoïste, l’espèce humaine ne voudra / pas s’éteindre / toute seule / il lui faudra tout sacrifier » (p. 52).

Si l’optimisme tragique qui prévoyait comme encore possible l’Espoir fait soudain place au tragique,  Kiko Christian voit cependant une moralité dans ce à quoi doit s’attendre l’espèce humaine dans l’avenir : « Ils s’opposent toujours à l’ordre des choses / Mais la Nature est bien faite / Elle rendra justice sans remords » (p. 67)  … Alors, quand l’engeance qu’est l’homme sera passée, effacée, punie … il n’y aura plus personne pour se souvenir, pour entendre comme un écho, que « L’Origine riait fort / Le soir / La nuit / Le matin » (p. 36) en « observant » — comme eut dit Baudelaire — ce « morceau de la Nature » grotesque et vain, qui ignorait l’être, superbement, suicidairement, qui l’ignorait, qui s’ignorait, et par là-même se perdait : cet « être », ce qu’on appelle, ce qu’on appelait jadis : “l’homme“, qui constituait “une espèce“, … à la vérité, bien inutile !

Jean-Louis Cloët, 28 mai 2023

—> Kiko Christian Moroy

Les torrents dorment-ils la nuit

éditions LE MERLE MOQUEUR, Paris, Janvier 2023 [10 €]

[Kiko Christian Moroy est également peintre. C’est une de ses œuvres qui figure sur la couverture.]




Être une jeune chanteuse lyrique, aujourd’hui

Pour briser notre silence de deuil après les deux désastres successifs qui ont frappé nos Amis birmans et chinois, quoi de mieux que de laisser la parole à une jeune artiste lyrique, au moment même où se déroule le prestigieux Concours Reine Élisabeth chez nos Amis belges ?…
« Qui chante son mal l’enchante !… » Que notre jeune chanteuse soit remerciée pour son bel enthousiasme : il est un besoin du temps ! Réenchanter ce monde en deuil : tel est l’objet…

RETOUR SUR UN MYTHE :
HOMMAGE À LUCIANO PAVAROTTI

Luciano Pavarotti est mort le 6 septembre 2007 à Modène en Italie, ville qui l’avait vu naître près de soixante-douze ans plus tôt… Le Soleil a tiré sa révérence, mais ne s’est pas éteint.

Repéré dans les années 1960, il est devenu un personnage clé de l’Histoire de l’Opéra, en dépassant ses confrères et en étant très vite désigné comme « il maestro  », le maître, un modèle pour tous, tant sa voix était particulière et pure. Il connut une popularité que seul Caruso, dans les années 1920, avait connue avant lui, s’imposant naturellement sur scène, charmant chaque auditeur par sa voix et par sa prestance. Dans toute sa carrière, il vendit plus de cinquante millions de disques : une véritable star de la scène de l’opéra, une inoubliable superstar. Le « ténorissimo » chanta des airs qu’il teinta de romance et de mélancolie, chacun rayonnant magiquement grâce à un timbre unique, reconnaissable entre mille…Difficile d’entendre un autre ténor chanter ces airs : « Una furtiva lagrima », « Nessun dorma », « La donna è mobile », « Che gelida manina », ou encore « Celeste Aïda », qui appartiennent désormais à « l’imaginaire pavarottien ».

Luciano Pavarotti, dès son plus jeune âge, est attiré par la musique et ce, grâce à son père, Fernando, qui fait résonner sa jolie voix de ténor dans toute leur maison. Après avoir obtenu son diplôme d’instituteur, en 1954, Pavarotti annonce à sa famille sa volonté d’apprendre le chant. Le soir, après ses cours, il va donc travailler sa voix avec Arrigo Pola, à Modène. Il forge sa musculature de chanteur et apprend la technique respiratoire – une technique « pure, spontanée, naturelle, automatique », dira-t-il lui-même. Luciano Pavarotti chantera son premier opéra à vingt cina ans, dans la ville de Regia nell’Emilia, le 29 avril 1961. Il interprète alors le rôle de Rodolfo dans La Bohème de Puccini, rôle qui le suivra toute sa carrière et qu’il ne cessera de réinventer. À partir de là, tout s’enchaîna très vite. Il fait ses débuts en Amérique en février 1965 avec le Great Miami Opera aux côtés de Joan Sutherland. Le 20 novembre 1969, il triomphe dans I Lombardi à Rome : c’est aussi son premier opéra enregistré et mis en vente par la suite ; il comprend aussi des airs de Donizetti et Verdi. Sa notoriété éclate aux États-Unis le 17 février 1972, avec La Fille du régiment, au Metropolitan Opera de New York. Le maestro parvient à enchaîner avec une facilité déconcertante les neuf contre-uts de l’air « Ah ! mes amis, quel jour de fête ! ». Cette interprétation lui valut dix-sept rappels, ce qui est exceptionnel dans le monde lyrique. Dès lors, ce succès au Metropolitan Opera est une référence dans la carrière de Luciano Pavarotti, et l’opéra est de nombreuses fois retransmis par la télévision. Ainsi, sa diffusion en mars 1977 dans «  Live from the Met telecat  » crée la plus grosse audience jamais obtenue pour un opéra télévisé. Pavarotti gagne, parallèlement à ce succès, de nombreux Grammy Awards et disques d’or.

Après des représentations à Rotterdam, Vienne, Zürich, le grand soir arrive enfin en 1963 au Covent Garden de Londres. S’en suivent alors des tournées dans le monde entier qui le mèneront jusqu’aux plus grandes salles du monde : le Metropolitan Opera de New York, l’Opéra de Sydney, en passant par l’Opéra de Paris et la Scala de Milan…Et toujours en étonnant et ravissant davantage le public de sa voix exceptionnelle et qu’il prête à ces personnages devenus cultes depuis lors : Nemorino, dans L’Elisir d’amore de Puccini, le duc de Mantoue, dans Rigoletto de Verdi ou encore Edgardo dans Lucia di Lammermoor de Donizetti…Et le triomphe est irrésistible lorsqu’en 1990 il chante pour la première fois avec Placido Domingo et José Carreras à Rome : l’ensemble des Trois Ténors est né. Il recevra aussi le Kennedy Center Honors en 2001 et détient actuellement deux records Guinness : un pour avoir reçu le plus de rappels — cent soixante cinq au total — et le deuxième, pour les meilleures ventes mondiales d’album classique : concert des trois ténors, partagé avec Placido Domingo et José Carreras.

Mais si Luciano Pavarotti triomphait sur toutes les scènes, il ne faut surtout pas oublier qu’au début des années 80, il crée « The Pavarotti International Voice Competition » pour les jeunes chanteurs, et, à l’issue de chaque concours, un récital où il chante avec les gagnants, ainsi a-t-il lui-même travaillé à aider à préparer et découvrir de nouvelles générations de chanteurs. Souvenons-nous aussi que Pavarotti a chanté avec les plus grands chanteurs de ce monde autant dans le lyrique que dans la variété, voire même jusqu’au rap, faisant découvrir sa voix au monde entier, mais, surtout, sortant l’opéra de son autarcie, qui en faisait une discipline impopulaire. Pavarotti a redonné ses lettres de noblesse à l’opéra, qui devient connu et surtout apprécié dans son originalité — des couplages osés avec des chanteurs de rap, par exemple — mais aussi dans son authenticité. Remarquons aussi que les enregistrements audio et vidéos de ces concerts ont été vendus en nombre largement supérieur à ceux des Rolling Stones ou d’Elvis Presley ; de plus, Luciano Pavarotti vouait une grande partie de son temps aux concerts de charité et aux actions humanitaires. Ainsi, de 1992 à 2002, on peut compter jusqu’à sept concerts à portée humanitaire appelés « Pavarotti and Friends  ». Tous ces concerts ont lieu en direct de la Piazza Grande à Modène.

Le 13 mars 2004, c’est au Metropolitan Opera de New York (au fameux « Met ») que Luciano Pavarotti fait ses adieux à la scène d’opéra, à l’âge de soixante-neuf ans. Il chantera aussi un ultime et émouvant « Nessun dorma » à l’ouverture des Jeux Olympiques, le 10 février 2006, à Turin. Cette interprétation de « Nessun dorma  » — que tout un chacun a entendu au moins une fois — fut très émouvante. Il restera toujours cette image d’un homme aux cheveux de jais, son habit blanc et noir avec une cape noire arborant les cinq cercles entrelacés, symbole des Jeux Olympiques, chantant un air victorieux, l’air de l’amoureux se voyant déjà conquérant dans les bras de sa belle, l’amoureux fou et vaillant, le jeune passionné piaffant d’impatience de prouver son amour à la princesse Turandot, personnage éponyme de l’opéra duquel est tiré cet air. Le contraste est tout d’abord saisissant entre le vieil homme et la jeunesse du personnage qu’il interprète, et de Pavarotti, soudain se dégage ce besoin de chanter, ce désir de chanter l’amour, car enfin sa première passion, c’est bien son public, qui tout au long de sa carrière et même après son décès va toujours croissant, croît toujours.

En juillet 2006, il est opéré du cancer du pancréas, et était depuis ce temps, affaibli. Néanmoins, l’amour que lui avait toujours témoigné son public ne s’était pas éteint et l’on s’accorde sur l’idée que sa disparition laissera un vide qu’il sera bien difficile de combler… Mais, laissons tout de même nos autres nouveaux ténors faire perdurer le souvenir d’une résonance inouïe, d’un phrasé d’une extraordinaire élégance et justesse, le souvenir d’un artiste immortel…

Les mots, pour moi, n’ont jamais été si beaux que dans la bouche des chanteurs d’opéra. Qu’ils soient en italien, en allemand, en français, ou même traduits en arabe, nul besoin de connaître la musique, ni d’être un fin linguiste : il s’impose et se donne à nous, spectateur ou chanteur, de se laisser transporter et ballotter de note en note, d’émotion en émotion.

Ne pas chercher à théoriser la musique, la rencontrer d’abord.




« Parfois la beauté » d’Azadée Nichapour

La poétesse d’origine persane — et donc iranienne — Azadée Nichapour, ayant récemment publié un recueil de poèmes aux éditions Seghers, la Revue Polaire étant fortement engagée de par son héritage humaniste sur la question du dialogue nécessaire et enthousiasmant entre Occident et Orient, nous ne nous pouvions que saluer la publication de son dernier ouvrage.

PARFOIS LA BEAUTÉ d’Azadée Nichapour
aux éditions Seghers
dans la collection « Autour du monde »

[Qu’Azadée Nichapour veuille bien nous excuser si notre mise en page écrase la typographie de ses textes, n’en tienne pas compte, mais cela ne fera qu’inciter la lectrice ou le lecteur d’aller les découvrir dans leur intégrité propre dans son ouvrage…]

Azadée Nichapour a choisi de porter comme pseudonyme et patronyme le nom sa ville natale d’où l’on extrait certaines des plus splendides turquoises de cette planète. Nonobstant, avec un humour — allez savoir !… — à la René Magritte ?… Azadée Nichapour, dès les premières pages de son recueil, nous prévient, est on ne peut plus explicite :

Il faut que je vous dise
je ne suis pas celle qu’on vous présente

Ceci n’est pas une Persane
mais une personne

Méfiez-vous de la forêt qui cache l’arbre [1]

Elle a beau être née dans ce beau pays de Perse qui pourrait nous faire beaucoup rêver [2] — et qui porte pour l’heure le nom d’« Iran », — ce beau pays antique, prestigieux, souvent malheureux… : non ! qu’on n’attende pas d’elle surtout de satisfaire notre goût, toujours prompt à extravaguer, d’exotisme : elle entend bien choisir pour « point d’optique [3] » celui de l’universalité. Pour autant, toute origine n’est pas rageusement par elle gommée : elle se sait porteuse d’un regard, qui est non seulement celui de sa terre pluri millénaire, mais celui de l’enfant qu’elle a été :

Une femme vieille comme un haïku
regarde sa vie par la fenêtre
sur une rue de Paris [4]

À cet enfant, chacun se doit d’être fidèle, puisqu’il reste les yeux ouverts en soi ; l’enfant dicte et décide de toute façon du jour, des heures, de la seconde :

Chaque nuit à la même heure
un train traverse mon sommeil

Un jeune homme me tend une fleur
j’ai six ans au bras de ma mère
dans le train qui nous mène
à la mer Caspienne

Souvenir d’un instant
pour le voyage d’une vie [5]

Il est à l’œuvre en elle, l’enfant, et elle le sait. Elle laisse faire. Que pourrait-elle faire d’autre d’ailleurs, venue de cet ailleurs, qui, malgré tout, la poursuit, la rejoint plutôt, où qu’elle se trouve… où qu’elle se trouve parce qu’elle porte en elle toujours une sorte d’« exil » intérieur ; et, nul besoin de citer ici le trop solennel sans doute Alexis Saint-Léger Léger, dit « Saint-John Perse », comme argument d’autorité [6] : il pèserait. Non, restons légers… l’auteur le veut :

La nuit neige
et l’enfance me revient
comme un manège ancien [7] […]

Et, plus haut, en amont encore, pourtant au bord de l’exil, on peut lire encore :

Sur la route de soi
je ferme les yeux

Une petite fille
au milieu d’un aéroport
les bras chargé de nuages […]

Douce et terrible question : quel est donc le lieu de l’« exil » alors ?… C’est simple, plutôt élémentaire, élémentaire au sens premier : le lieu de l’exil, c’est toujours la langue :

Dans ta langue j’entends
ma langue maternelle

De l’arbre au nuage il n’y a qu’un pas Combien de langues
parlent dans une langue

Nous faisons sans savoir ami-ami
avec tant de « faux amis [8] »

Mais des questions et des réponses, la sagesse veut que ce sont toujours et seulement les questions qu’il faut retenir, de « la maison en flammes » comme disait Cocteau, « il ne faut emporter que le feu [9] » :

Remonter le fleuve
des origines

Le Je en vaut-il le péril Est-il dit
que pour se trouver
il soit utile de se perdre

sinon dans l’exil de l’écriture [10]

De ce type d’exil, nous sommes tous porteurs, et l’auteur le sait :

[…] Regarde en moi
ton désir muet d’être un étranger

Prends le chemin que j’ouvre en toi [11]

Révélant, réveillant la sourde inquiétude en nous de l’« exil » que nous portons tous :

Poète
regarde-moi

je suis ta femme
je suis ta sœur

Moi l’étrangère des miroirs
toi l’étranger
qui ne viens pas d’Ailleurs [12]

Elle nous apaise, comme si nous étions « L’Ami » ou « L’Aimé [13] » :

Poète !

Tel un miroir qui voit tout l’être
par toi je veux me connaître [14]
Et nous le sommes : Ne pleure pas
après les bateaux qui partent

Le tour de ton cœur est plus vaste
que le tour de la Terre [15]

En elle, à jamais l’exil a installé cette certitude heureuse, qu’elle pourra dire, où qu’elle se trouve, qu’elle pourra dire enfin :

Tu te souviendras de moi paysage
car je t’ai regardé au fond des yeux

Tu te souviendras de moi
jusqu’à l’âge
de dormir un peu [16]

Et, c’est là que se trouve l’échappée belle du livre, du recueil : l’autre, « L’Ami », « L’Aimé [17] », n’est-il pas « paysage » aussi ?… ce que Verlaine avec génie appelait un « paysage choisi [18] » ?…

— N’en disons surtout pas davantage…
« Suggérer, là est le rêve !… » Verlaine et Mallarmé [19] étaient d’accord là-dessus. Et tant d’autres…

Azadée Nichapour ?…Voilà le lieu d’où elle regarde…
Pour le reste, c’est à dire « tout », tout le reste… pour ce qu’elle a à vous dire, à vous suggérer plutôt avec parfois l’accent d’un Nietzsche qui se fait aphoristique, ou l’élégance d’une danseuse de… Bali, il vous faut la lire…
Je voulais simplement vous mener jusqu’au seuil.

— Entrez !…

— > Azadée Nichapour, Parfois la beauté, éd. Seghers, coll. « Autour du monde », 11 euros. [Parfois la beauté d’Azadée Nichapour a bénéficié du soutien du fonds d’Action SACEM.]
[Azadée Nichapour est aussi l’auteur d’un autre recueil de poèmes aux éditions Dumerchez : Nuage étranger, et d’un récit autobiographique aux éditions Le Bord de l’eau : Pour l’amour d’une langue — Lettre ouverte d’une immigrée “intégrée” au Président de la République et aux Français. Fortement engagée sur la question de l’intégration des immigrés, Azadée Nichapour est également la collaboratrice de ministres et de députés à l’Assemblée Nationale. La Revue Polaire étant fortement engagée de par son héritage humaniste sur la question du dialogue nécessaire et enthousiasmant entre Occident et Orient, nous ne nous pouvions que saluer la publication de son dernier ouvrage.]


[1] .— Azadée Nichapour, « Exils », IX, in Parfois la Beauté, éd. Seghers, coll. « Autour du monde », Paris, 2008, p. 22.

[2] .— à l’instar de Montesquieu : « Comment peut-on être Persan ? »

[3] .— Pour emprunter au Hugo de la préface de Cromwell, 1828 : « Le théâtre est un point d’optique » ; si le théâtre l’est, la poésie l’est également, comme au reste tous les arts.

[4] .— « Beauté », XV, op. cit., éd. cit, p. 71.

[5] .— « Exils », V, ibid., p. 18.

[6] .— Voir : Saint-John Perse, Exil, 1942.

[7] .— Azadée Nichapour, « Exils », VI, op. cit., p. 19.

[8] .— « Exils », X, op. cit., p. 23.

[9] .— Jean Cocteau, dans une de ses innombrables et toujours passionnantes interviews.

[10] .— « Exils », III, op. cit., p. 15.

[11] .— « Beauté », XXXI, op. cit., p. 84.

[12] .— « Exils », XII, op. cit., p. 25.

[13] .— Autre culture évidemment, qu’il me soit permis d’emprunter ici à l’excellent Ramon Lull (1235-1315), poète catalan, auteur du Livre de l’Ami et de l’Aimé, qui faisait les délices de l’excellent G.L.M., « le bénédictin de la poésie » comme aimait à l’appeler Pierre Seghers.

[14] .— « Beauté », III, op. cit., p. 55.

[15] .— « Beauté », XXXII, op. cit., p. 85.

[16] .— « Beauté », XXXIV, op. cit., p. 87.

[17] .— Voir : Ramon Lull, déjà cité, pieusement déjà invoqué.

[18] .— Voir : Paul Verlaine, « Clair de lune », in Fêtes galantes, I, 1869.

[19] .— Qu’elle cite. Voir : « Beauté », IV, op. cit., p. 56 : « Le vierge le vivace et le bel aujourd’hui ».




Une fois la pluie

Une autre nouvelle de notre amie et correspondante iranienne, qui, par son pseudonyme, se revendique de l’héroïne du roman « Le Château » de Franz Kafka. Vous y retrouverez le même climat que dans sa première nouvelle « Le Rocher » : un climat onirique et entêtant, troublant vraiment… Rien n’est dit, tout est suggéré. Que Frieda en soit remerciée !… Il y a quelque chose de « L’Orphée » de Cocteau dans cette rêverie qu’elle nous propose […].


Il me caresse… si doucement, si suavement, que je peux croire un instant que j’ai pu, que j’ai dû rêver… Mais… lorsque j’ouvre les yeux, les rideaux de ma petite chambre s’enflent, et… le Vent, avec son Zéphyr aux mains bienveillantes, remplit bientôt toute la pièce.

Il ne pleut plus. Le temps n’est plus ni brumeux, ni morose, mais il est à présent agréable… et frais, exquis.
Prestement, j’ouvre les rideaux… et découvre un spectacle étrange : on dirait que tout s’est coloré d’un joli vert olive, et, aussitôt, par surprise, une envie irrésistible, me ravive et me fait renaître… : au point que je me sens soudain le courage, l’audace de sortir…

J’ouvre la fenêtre, vite… et, saute, bondis…

Il semble… que les feuilles des arbres ont été décrassées : elles sont devenues si vertes, d’un vert si délicat, qu’elles ne paraissent plus du tout réelles !… Les moineaux, avec les branches des arbres qui dansent au gré du Zéphyr, du Vent… semblent aller de pair avec cette étrange féerie.

J’ai l’impression, vraiment, qu’un artiste peintre colore chaque chose de son pinceau magique. Je marche… à petits pas légers. C’est la Terre qui tangue ?… !…

J’ouvre la porte du jardin… La ruelle se noie dans un silence singulier… Je n’aperçois plus aucun gaz d’échappements de voiture, et, les visages des passants, qui me sont d’habitude si étrangers, soudain m’interpellent, m’attirent… La pluie semble avoir nettoyé et emmené avec elle tout ce qu’il y avait d’hideux et d’abîmé. Eux… eux, soudain, sont à mon image : ils se promènent avec une douceur , une gravité singulières…

Je sens leurs regards ; tous, me font compagnie. Et, je ne sais pourquoi, je ne sais quelle mouche me pique, mais je saute soudain au milieu de la rue et pars comme une dératée !…

Je sens que quelque chose à l’intérieur de moi-même… ou à l’extérieur — je ne sais le déterminer — m’appelle… : j’avance… j’avance… Je cours !… Je ne me lasse pas : j’avance, je cours, durant des heures !

Est-ce la ville qui m’a quittée ? Un grand pré s’étend devant moi, avec des tulipes, des coquelicots comme autant de points rouges embrassant une immensité verte et veloutée… : comme un tableau.

La lumière décroît peu à peu ; les exquises traînées dorées qui embrasent le paysage et le ciel effacent une à une les couleurs bleues que j’aimais… et, bientôt, la lumière du soleil portera pour son sommeil un habit de sang.

Quelqu’un brusquement m’interpelle :
— On m’a chargé de vous emmener quelque part. Vous comprenez ?… Est-ce que vous êtes prête ?…
Je ne sais pourquoi, mais c’est le mot « oui » qui s’échappe de ma bouche… Et, dès lors… alors, c’est trop tard… déjà trop tard.

Mon “guide”… ? mon “compagnon” ?… me fait refaire, au rebours, tout le chemin parcouru.
Nous nous arrêtons face à un jardin enclavé, bordé d’un long mur de briques, sur lequel je sens soudain que même les ombres nous pourchassent. Il semble s’évanouir…
Il me dit :
— Avant d’entrer… jetez au moins un coup d’œil derrière vous !…

Je me retourne… : et je vois un fossé qui se remplit avec la pluie ; mais aussi, je vois des visages familiers, qui se font mouiller par la pluie, dont le regard fixé sur moi a l’air… si profondément triste…

« Il » est là… Il me fait signe d’entrer…

Dès lors… soudain, plus rien ne m’importe alors : et, je tourne les talons, je fais demi-tour vers [… … …]

[Traduction Azadim & jean-louis Cloët.]




À propos du « Devoir de Mémoire »

Le mardi 5 février dernier, dans les locaux de la Fondation de Lille, notre cher ami Paul ROOS, frère de victime de la Shoah, Président honoraire des Amis de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation, au nom de l’A.F.M.D. & de la F.M.D. de Paris, donnait une conférence sur le thème du « Devoir de Mémoire ». Avec une ferveur amicale et citoyenne, nous en reproduisons le texte ici. Puissent les jeunes et le public adulte recevoir le message toujours d’actualité.

TEXTE DE L’INTERVENTION, LE 5 FÉVRIER 2008, À « LA FONDATION DE LILLE », DE NOTRE AMI PAUL ROOS, PRÉSIDENT HONORAIRE DES AMIS DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION, L’A.F.M.D. du NORD.

PRÉAMBULE

Permettez-moi d’ouvrir cette rencontre en rappelant trois noms auxquels je dédie les propos que j’ai réunis :

Le nom de mon frère puîné, Pierre ROOS, inscrit au Mur des Noms du Martyre du Juif Inconnu du Mémorial de la Shoah de Paris. Déporté à Auschwitz, victime de la persécution nazie, il disparut quelques jours avant ses 16 ans, mourut sans recevoir de sépulture, porté décédé le 10 janvier 1945 à Gleiwitz, « mort pour la France ».

Le nom de Robert VANOVERMEIR, lié à l’Association des Amis F.M.D. [1] du Nord que nous avons créée ensemble, voici presque huit ans. Il fut résistant-déporté, bien connu et apprécié de ses amis de la FNDIRP [2], association amie qui a parrainé notre création à Lille. Il manque à tous, et sa disparition laisse un vide qui n’est pas comblé.

Le nom vivant de Mme Marie-José CHOMBART de LAUWE, Présidente de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation. La F.M.D. [3] est en quelque sorte la soeur de la F.M.S. [4] que préside Mme Simone VEIL, Présidente honoraire, et M. David de Rothschild. Marie-José CHOMBART de LAUWE est une grande figure de la Résistance et du monde de la Déportation. Ses travaux de recherche en sciences humaines font référence. Je lui porte estime, admiration, et lui dis ici mon dévouement à la lutte que nous partageons contre l’oubli qu’elle a engagée avec ses camarades Résistants et Déportés depuis son retour de captivité.

Tirées des Actes de colloques, ses communications vont étayer quelques-uns des propos de ce soir. J’ai par ailleurs utilisé de la bibliographie, notamment l’ouvrage écrit par Jean-Yves et Marc TADIÉ Le Sens de la mémoire aux éditions Gallimard et Le Chercheur d’ Absolu — Textes de combat dans l’ouvrage de poche écrit par Théodore MONOD publié chez Folio.

Mesdames, Messieurs, en vos qualités, grades, et fonctions,
Chers Amis,

La Fondation de Lille, son Président, M. Pierre MAUROY, les membres de son C.A. [5], par le biais de l’Association de ses Amis, nous font le grand honneur de nous accueillir es-qualité des « Amis de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation », de me donner la parole en ce lieu prestigieux de la Ville de Lille, pour évoquer devant vous ce que l’on convient d’ appeler « le Devoir de Mémoire ».

Je les remercie de me donner cette tribune et je remercie sincèrement M. Charles PROY et Mme Delphine VANDEVOORDE, organisateurs de notre rencontre.

Ma voix est celle des Amis de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation, et je m’exprime au nom de nos camarades et Amis membres de la délégation du Nord et du Bureau que Préside Mme Odile Louage, que je salue. Nous représentons localement la Fondation F.M.D. qui est nationale.

Je rappelle qu’elle a été créée pour pérenniser la mémoire de la Déportation et de l’Internement organisés entre 1933 et 1945 par le régime nazi et ses alliés, pour transmettre la mémoire des génocides des Juifs et des Tsiganes, la mémoire de la répression exercée à l’encontre des Résistants, la mémoire des exactions de tout genre infligées aux populations.

La F.M.D. participe ainsi à la défense et au développement des idéaux de paix, de liberté, de dignité de la personne humaine, des « Droits de l’ homme », ainsi qu’à l’ élargissement du champ d’action de la médecine de catastrophe.

Elle combat le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie.*

Je ne veux pour rien au monde que cet entretien — qui, je l’espère, sera suivi d’un débat-échange fructueux avec les auditeurs — laisse le souvenir d’une sorte de leçon infligée à des élèves, de quelque chose de froidement professoral. Ni qu’il soit — même au sens pascalien du mot — un simple divertissement”.

Le sujet est austère, cruel, et l’on ne s’y plonge pas comme l’on se jette dans une piscine, pour s’ébattre.

Je souhaite tout au contraire au lieu d’oublier le réel, et de méconnaître l’indicible gravité de la problématique, d’accepter de regarder la situation bien en face, d’en mesurer les périls et les devoirs, et de puiser dans cet effort difficile mais salutaire des raisons nouvelles de croire en l’ homme, d’espérer et d’agir.

C’est peut-être à un certain effort intellectuel que je vous convie ce soir. J’aurais à m’en excuser devant des enfants. On a le droit de le demander à des hommes et à des femmes.

Je tâcherai de vous parler simplement de choses pénibles, insupportables, sans pathos, sans éloquence, vous apportant non certes l’écho d’une propagande, mais l’expression d’une conviction qui s’est constamment fortifiée au cours des dernières années et qui peut s’exprimer librement, et ne saurait refuser à ce redoutable devoir du témoignage qui m’amène aujourd’hui devant vous.

Ainsi m’efforcerai-je ce soir avec votre participation, d’approfondir un instant le patrimoine historique et mémorial de l’Internement et de la Déportation, dans le sens qui s’appelle « le travail de mémoire » pour offrir à chacun une approche citoyenne, celle qui développe l’esprit critique et enrichit les connaissances, ouvrant ainsi peut-être, le chemin vers un monde meilleur et plus éclairé.*

[…] L’ homme commence sa vie comme un enfant freudien ; frappé en apparence d’amnésie, il a refoulé dans l’inconscient toutes ses blessures.

Il grandit comme un bergsonien : sa mémoire sert à l’action, elle est toute pratique et tournée vers l’ avenir. Baudelairien, il retrouve le passé dans un parfum, dans une musique, dans la correspondance des cinq sens. Avançant en âge, voici que devenu proustien, des extases de mémoire involontaires lui font revivre le passé , peut-être même échapper au temps. Bientôt il vieillit comme Chateaubriand, ses souvenirs ne le consolent plus.

Sophocle lui avait montré le chemin d’Oedipe à Colone, celui de la sérénité après un passé chargé, sanglant. Peut-être s’est-il égaré sur la lande où le roi Lear clame sa démence à tous les vents, là où il n’ y a plus de mémoire pour personne.

Ce raccourci littéraire emprunté à Jean-Yves et Marc TADIÉ définit mieux que je ne peux le formuler, la complexité et les sens (significations) divers et nombreux de la mémoire.

Le défi à relever ce soir concerne les combats à mener dans le paysage de la mémoire, dans notre façon de penser et surtout d’agir.

Un mot sur le savoir concernant la mémoire qui est impressionnant ; il s’appuie sur trois séries parallèles d’intellectuels : les Écrivains retracent les expériences qu’ils vivent eux-mêmes ou par procuration ; (personnages de romans, de théâtre, les poètes…). Les Philosophes depuis Platon et Aristote… analysent, proposent des problèmes, émettent des hypothèses, énoncent des concepts. Les Savants partent d’expériences, avancent des descriptions… qui sous-tendent leurs théories… n’excluent pas les postulats matérialistes ou spiritualistes.

Le tout semble donner corps à une seule recherche immense et qui permet d’écrire que « c’est la mémoire qui fait l’homme ». Mais, on observe que « le recours à l’ oubli » est une tendance naturelle : regardez le déni, mécanisme de défense expliqué par la psychanalyse, écrit Boris Cyrulnik , tout le monde le pratique ! Pour soigner « le mal de mémoire » la psychanalyse prône un retour de mémoire et non une destruction du souvenir : « [… ] C’est l’ émotion qui donne un sens aux évènements de notre vie. La seule façon d’atténuer le caractère écrasant d’un souvenir traumatique passe par l’élaboration de cet évènement », évidence pour Jeanne Defontaine du Collège de psychanalyse familiale. Tous sans exception reconnaissent le pouvoir thérapeutique de la parole. « […] La seule façon d’atténuer le caractère écrasant d’un souvenir douloureux passe par la parole qui, loin d’effacer le traumatisme, l’ affronte et le le travaille »renchérit Jeanne Defontaine. Entre « pilule de l’oubli » ou « maîtrise de la pensée », ce sera à nous de choisir.

Pour vous parler de « devoir de mémoire », j’adopterai le plan suivant :
1°) Le décor dans lequel s’organise l’internement et la Déportation
2°) La mémoire vivante pour en faire une mémoire d’enseignement
3°) Le passé pour découvrir un sens éthique et politique
4°) Esquisse d’une conclusion.
*

Certains en France, dès 1940 et les années suivantes, furent indignés par notre défaite face au IIIeme Reich dirigé par Hitler. Ceux qui avaient refusé cette acceptation avaient dénoncé la férule de plomb et le poids du joug du nouvel occupant allemand ainsi que les règles du gouvernement de l’État Français de Vichy.

Quelques-uns entrèrent dans la clandestinité, devinrent des Résistants ; ils furent pourchassés, arrêtés, poursuivis dans certains cas ; ils devinrent rapidement les premières cibles de la répression allemande et vichyste collaborationniste. Quand arrêtés, ils ne furent pas fusillés immédiatement, ils furent incarcérés, puis internés et envoyés en déportation. Ils retrouvèrent les premiers opposants, mêmes victimes du régime du IIIeme Reich, ceux qui déjà avaient été écartés de la vie de leur pays par le système nazi.

L’histoire de la Déportation et de l’internement qui s’y rattache, très souvent, est souchée sur des moments cruels d’expériences de vies tragiques inhumaines.

Les Déportés de la répression de France rejoignirent ces premiers détenus, les disparus de Nuit et Brouillard… ceux dont Hitler avait décidé d’effacer à jamais l’existence, ordonnant de les couper de tout en les enfermant dans des camps où ils devaient disparaître : ils furent les premiers prisonniers N. N. des camps nazis.

Les étrangers vivants en France, suspects de représenter un danger pour les autorités occupantes, devinrent d’autres cibles : ils furent avec les Juifs et les Français israëlites tous traqués sans fin durant l’occupation.

Avoir une ascendance hébraïque était une tare indigne aux yeux des dirigeants du régime du IIIeme Reich. Cela devint potentiellement plus qu’un danger ; cela représentait une condamnation à mort, inscrite.*

Être juif privait de tout droit à l’existence, à la simple vie d’homme et de citoyen, représentait un risque mortel : le gouvernement du Reich allemand s’employa cinq années à exterminer dans l’ Europe tous les Juifs ainsi que certains groupes indésirables à leurs yeux, et les Tziganes.

Ils furent ensemble les malheureuses victimes d’arrestations et d’une sévère déportation de persécution.

Ils sont encore aujourd’hui quelques-uns à avoir connu cette situation, à avoir vécu l’abjection de l’internement, l’enfer des camps, quelques “sortis-vivants” de l’horreur ; ils ont tous des souvenirs effroyables d’une longue période noire et funeste.

Les rescapés vivant aujourd’hui n’ont pas oublié les humiliations, les maltraitances, ni certaines tortures cyniques, indicibles, quand il s’agissait d’expériences médicales contraires au respect élémentaire de la personne, pratiquées sur des enfants ou des femmes !

Ils eurent tous à supporter une destruction physique et morale progressive, organisée pour les déshumaniser ; ils eurent à affronter toutes sortes de pratiques honteuses, atroces, les conduisant vers une « mort lente » instituée en règle et en objectif.

Les camps de déportation furent aussi des camps de travail forcé de bagnards — le statut de détenus en faisant des esclaves — réunis dans des Kommandos de travail mis à la disposition des dirigeants de l’industrie de guerre allemande.

Telles furent ces vies quotidiennes dans les camps de concentration nazis, au système dévoyé ouvert sur le « mal absolu ».*

Les survivants sont des témoins, encore et toujours, obsédés par le souvenir machiavélique des« sélections »auxquelles eux-mêmes ont échappé, désignation tragique signifiant une mort immédiate dans les chambres à gaz, suivie d’une disparition totale définitive dans les fours crématoires.

Certains camps d’extermination fonctionnaient jour et nuit, étaient de véritables centres de mise à mort.

Quelques déportés ont, malgré tout cela, survécu à cette folie nazie. Ils en parlent maintenant. Leurs paroles parviennent enfin jusqu’à nous par le biais de leurs récits largement accessibles. La démarche, si elle ne fut pas immédiate, a exigé de leur part du temps et du cran.

Ils sont déterminés, conscients de leur mission difficile, êtres éprouvés, restés le plus souvent discrets sur cette partie d’un passé lourdement douloureux !

Leurs conditions de survie dans les Lager  [6] nazis évoquées suscitent toujours émotion, compassion, interrogations, et les auditeurs de tels récits reçoivent en pleine figure l’expressivité d’une mémoire vivante à vif, personnalités écorchées à jamais.

Ils racontent tous comment ils partagèrent la misère physique et morale ; ils rappellent l’ignominie qu’ils eurent à subir, l’infamie de situations qui ont marqué de leurs meurtrissures leurs êtres de chair.

Ils n’ont rien oublié. Chaque récit est une aventure spécifique, celle d’une histoire au milieu des autres apparemment identiques, et pourtant chaque fois différente, même si chaque histoire ne fût pas vécue au même moment ni dans le même camp.*

Toutes ces expériences cruelles, le plus souvent mortifères, ont laissé des traces sombres : elles appartiennent à l’inadmissible. Ce fut la honte du XXeme siècle !

Alors, direz-nous, pourquoi cet étrange acharnement à vouloir évoquer tant d’abominations, à remuer ce qui fait le scandale de l’humanité ?

Parce qu’il ne faut pas enfouir les évènements de l’Histoire, ignorer la réalité.

La Grande Guerre, comme « La Der des Der »ou comme le « plus jamais cela »ont été des évènements cruciaux de l’Histoire de l’Humanité : boucherie de la Grande guerre, hécatombe humaine dans le tourbillon des affrontements militaires des guerres mondiales devenues guerres totales, avec entre 1940 – 1945 en prime la « déportation » ! Le « plus jamais cela » d’évidence n’avait pas été entendu. Il ne l’est d’ailleurs toujours pas. Car, les crimes de guerre, tous les crimes contre l’humanité, les crimes contre la Paix, prospèrent quotidiennement, de ci, de là, sous nos yeux tout de même inquiets.

C’est pourquoi très souvent, les rescapés de la Déportation et de l’internement ont un besoin profond d’engagement pour dénoncer les pratiques qu’ils ont subies, pour empêcher tout retour à de telles situations . Et, faisant cela, ils veulent et font connaître au plus grand nombre, l’ histoire de leur plongée en enfer. Il faut faire revivre la « mémoire »liée à l’oppression et au système concentrationnaire nazi.

Chaque témoignage est un signal qui envoie des messages et laisse découvrir en filigrane l’objectif primordial de telles implications.*

Faire côtoyer la réalité incroyable d’un passé cruel — univers de barbarie, — raconter la férocité inimaginable, pointer les traitements brutaux et, dire quel fût pour les rescapés le miracle du retour lorsque celui-ci s’est produit, faire enfin découvrir cette leçon de vie aux plus jeunes comme à tous les autres, expliquer comment peu à peu, chacun a retrouvé lentement, difficilement, avec une immense amertume, le chemin de la vie et de la lumière, est un Devoir.

Personne, ne peut ne pas ressentir une agitation passagère, ne pas avoir de la fébrilité ni éprouver une réaction profonde en écoutant les récits de ces « passeurs de mémoire ». Entendre les vérités, mêmes les plus insupportables, évitera un jour, peut-être, que ne s’installent de pareilles situations inhumaines.

C’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle l’Histoire, la vie des générations et de nos Institutions est remplie, à longueur d’année, de commémorations. Par le fait de commémorer, d’avoir une attitude de respect envers ceux qui sont morts en faisant notre Histoire, on s’approprie de cette façon une posture morale collective. C’est aussi une forme de la déférence que l’on doit aux disparus.

« Très bien » pourrions-nous dire ! La collectivité remplit ses devoirs et cette approche de la connaissance de notre Histoire donne à tous meilleure conscience. Mais est-ce suffisant ? Non ! Parce que le « Devoir de mémoire » n’est pas une « injonction ». Aucun travail n’est réellement accompli à ce stade ! En effet, rien d’actif n’a véritablement commencé !*

Alors, qu’en est-il plus précisément ?

L’envie d’un véritable travail de mémoire se déclenche, se produit, quand un individu un peu curieux, suffisamment tourné vers les autres, est conduit à s’interroger, à réfléchir, qu’il cherche une compréhension des évènements dont il entend soudain parler.

C’est un phénomène imperceptible plutôt souvent inconscient ; il surprend, et en particulier celui dont la méconnaissance sur ces sujets est habituellement si profonde que certains négationnistes ou révisionnistes parviennent à l’abuser et à le faire douter de la véracité des évènements.
Nous observons alors que les jeunes, mais tout autant les moins jeunes, sont réceptifs, sont particulièrement ouverts aux récits des témoins : ils sont à l’écoute avec gravité et attention. Ils prennent alors conscience, s’ils ne l’ont pas encore déjà fait, de la réalité de la violence inimaginable, de l’existence de la haine extrême, de la brutalité véritable de situations imposées aux victimes.

Cette découverte de l’existence de l’univers concentrationnaire telle une catalyse, invite chacun à faire son examen de conscience.De tels agissements criminels peuvent-ils trouver une justification, avoir un sens ? On se rend compte enfin du désastre que provoquent les totalitarismes, toutes les formes de totalitarismes, de ce qu’ils ont détruit. On découvre, effarés, « les effets de la conjonction de l’ irrationnel idéologique et de la rationalité technique caractérisée dans chaque entreprise génocidaire ».

On mesure les conséquences dévastatrices du phénomène d’ensemble.*

C’est par la résonance des atrocités dont les témoins ont été les victimes que l’on prend conscience de l’utilité du « travail de mémoire » accroché entre autres aux témoignages. On comprend dès lors que c’est bien plus qu’un « Devoir » !

C’est en cela que les propos des témoins parviennent à souligner la puissance de la parole qui indique que le témoignage est bien plus fort que la barbarie, et comment elle s’oppose utilement à l’oubli.

L’expression « SHOAH » est, reste la tragédie du peuple juif. L’Holocauste ou « la Catastrophe » apparaît désormais comme une sorte de boussole morale, le symbole du« mal éternel », de la « mauvaise nature », la métonymie du mal absolu. En parler, même si cela agace ou dérange parfois, met un terme à l’ignorance coupable.

L”Historien Georges BENSOUSSAN a donné à cette maïeutique le nom de « mémoire d’ enseignement ».

On peut découvrir en soi, et autour de soi, les moyens qui permettent de revenir à la vie et d’aller de l’avant tout en gardant la mémoire de sa blessure.

Pour chacun d’entre nous, la vie est une conquête permanente, jamais fixée d’avance. Tout reste possible, dans un message d’ espoir, plein de tendresse et d’humanité.

Les rescapés de cette sinistre aventure le démontrent et méritent outre notre admiration, un profond respect.*

Quel sens éthique et politique le rappel du passé peut-il avoir ?

L’avenir de l’Humanité s’édifie dans le présent en s’appuyant sur les leçons du passé. Toute l’organisation des sociétés, toutes leurs structures sont le résultat du travail des générations successives, de leur conception de l’homme et du monde, de leurs volontés politiques. Mais que retenons-nous des évènements qu’ont traversés les générations qui nous ont précédés ? La mémoire en a oublié certains, exalté d’autres. La représentation du réel est toujours connotée de valeurs positives ou négatives, des faits idéalisés deviennent de véritables mythes. Les déformations répondent à des besoins conscients ou non de groupes, de collectivités. La mémoire travaille spontanément. Pour dégager les leçons du passé dont nous avons besoin, un travail de mémoire est nécessaire pour cerner au plus prés la vérité historique et les valeurs que les hommes ont jugé indispensable d’ériger en principes intangibles pour protéger et faire progresser l’espèce humaine.

LES DIFFÉRENTES MÉMOIRES : INDIVIDUELLES, COLLECTIVES, NATIONALES, CIVIQUES
Ce travail méthodique de mémoire nécessite de faire appel à plusieurs disciplines relevant du domaine des sciences humaines. En tout premier lieu, évidemment, il y a l’histoire qui tente de prouver la réalité des faits relatés dans des documents, des archives, des témoignages.
La psychologieaide à mieux comprendre les mécanismes de la mémorisation dans le psychisme des individus et la formation des représentations sociales dans les groupes.La sociologie observe les produits de la mémoire, sa fixation en objets. La philosophie avec surtout l’éthique, réfléchit sur les valeurs, en évitant le piège de l’imposition autoritaire d’un ordre moral.
La pédagogie reçoit la tâche de maintenir la mémoire vivante, intériorisée non seulement dans les connaissances des jeunes mais aussi dans leur vécu. Dans l’antiquité, les penseurs ont analysé la faculté de se souvenir. Le cerveau garde l’empreinte des expériences vécues pour chacun d’entre nous. Depuis, de nombreux chercheurs ont fait avancer nos connaissances en ce domaine, tel Bergson qui a su « concevoir que la mémoire n’est pas un réservoir, mais est avant tout action, projection,dynamisme, reconstruction. S’il a su parfaitement analyser les phénomènes du souvenir, il n’ a pas vraiment essayé de définir où se trouvaient nos souvenirs , allant même jusqu’à évoquer “l’esprit” [7]. »

Aujourd’hui, l’ensemble de nos acquis permet de définir plusieurs types de mémoire. La mémoire individuelle est composée de multiples souvenirs. lls s’organisent en une mémoire, outil indispensable pour agir dans toutes les interactions de l être vivant avec son milieu. La mémoire sélectionne en ne retenant que les faits, les évènements perçus comme importants et utiles. À noter que la mémoire ne peut s’encombrer de la masse des informations reçues chaque jour. Parfois aussi, elle refoule, scotomise des souvenirs qui ont profondément marqué le sujet, mais lui sont intolérables au point de déstabiliser son équilibre psychique.

L’oubli, les déformations de la réalité rapportée par des témoins d’un accident prouvent la fragilité de la mémoire et la subjectivité de chacun qui réagit en fonction de son passé et de son affectivité. Dans toutes les collectivités, il existe un fonds commun d’expériences empiriques transmises dans la vie quotidienne et de savoirs enseignés.

En plus de la mémoire des individus et des collectivités, il existe une mémoire volontairement, politiquement, fixée, déterminant les évènements historiques qu’il faut commémorer, instituant des rites à respecter, procurant ainsi des repères dans le temps et l’espace.*

Cette mémoire civique est constituée de choix effectués dans le déroulement de l’Histoire, qui dépendent des besoins de l’époque, des valeurs estimées nécessaires à rappeler, affermir et promouvoir. Donc s’appuyer sur les leçons du passé dans une société que l’on dit manquer de repères me semble un devoir, mais plutôt que de nous répéter que nous avons« un devoir de mémoire », je souhaiterais surtout que l’on effectue non seulement un travail de mémoire mais aussi un travail sur la mémoire.

LES COMMÉMORATIONS : RÉALITÉ DES FAITS ET SENS DE LEUR CHOIX
Assez récemment, en 1998, ont été commémorés une série d’évènements marquant la marche de l’humanité pour surmonter l’intolérance, les injustices, le mépris des êtres humains et édifier des sociétés où tout homme, toute femme, bénéficie des mêmes droits.

En 2002 les ministres européens de l’Éducation ont adopté à l’initiative du Conseil de l’Europe, la déclaration instituant la Journée de la Mémoire de l’Holocauste et de la prévention des crimes contre l’Humanité dans les Établissements scolaires des États Membres. La France et L’Allemagne ont retenu la date du 27 Janvier, date de l’ ouverture du camp d’Auschwitz pour instituer cette journée du Souvenir.

En 2005, l’Europe et la France ont amplement commémoré la sortie des camps, les 60 années séparant les Déportés survivants de leur libération. Les acquis que nous avons célébrés ont été souvent remis en questions, les défenseurs des droits ont dû à de nombreuses reprises réveiller les consciences et lutter pour préserver ces droits et les améliorer, parfois au péril de leur vie.

Les commémorations d’évènements du passé nous interpellent face aux drames actuels.

Il y a 400 ans, l’Édit de Nantesposa un premier jalon dans la voie de la tolérance à l’ égard des religions. Il fut révoqué.

Trois siècles plus tard, le principe de la laïcité instaura la liberté de conscience. Celle-ci est aujourd’hui menacée, entre autres par des fondamentalistes qui manifestent l’expression la plus extrême de l’intolérance religieuse.
Ceux qui ont obtenu le plus tardivement la reconnaissance de leurs droits de personnes humaines, les femmes et les enfants, sont les premiers menacés.

En France, des intégristes s’opposent à l’interruption volontaire de grossesse, violant la loi.

En Afghanistan, les Talibans enferment les femmes qui ne peuvent sortir sans être voilées de la tête aux pieds et accompagnées d’un homme de leur famille. Elles n’ont droit ni à la parole ni à l’accés aux soins et à l’éducation. C’est au nom de la Charia (constitution islamique ) qu’elles sont ainsi exclues de la vie sociale.

En Algérie, des populations civiles sont massacrées au nom du Coran, alors que l’Islam authentique condamne de tels crimes.
En 1848, la France a aboli définitivement la traite des noirs et l’esclavage.Les descendants des esclaves demandent que la mémoire de ce crime contre une partie de l’humanité soit davantage transmise et travaillée dans toutes ses dimensions. L’asservissement des noirs avait déjà été mis hors la loi par la Convention de 1794, mais rétabli par Napoléon. Des hommes et des femmes étaient vendus comme des objets.

Du XVI au XIXeme siècle, douze millions de noirs auraient traversé l’Atlantique dans des conditions atroces. Les négriers en ont tiré d’énormes profits. Rendons hommage à Victor Schoelcher et aux philosophes des Lumières qui ont condamné la traite. Mais n’oublions pas que les « nègres marrons » et les esclaves révoltés d’Haïti, de la Guadeloupe, de la Martinique et de Saint Domingue où Toussaint LOUVERTURE, né esclave, prit la tête d’une insurrection, de l’insurrection noire pour la liberté. Ce Général noir républicain mourut dans une prison de Napoléon. La suppression officielle de l’esclavage s’est poursuivie, non sans luttes. Sa pratique n’a pas cessé sous diverses formes, dans le monde contemporain. Esclavage traditionnel, comme en Mauritanie. Travail forcé pour des enfants obligés de rembourser les dettes de leurs parents en Inde ou à Manille. Selon le Bureau International du Travail, deux cent millions d’individus sont asservis dans le monde. L’esclavage existe de façon insidieuse en Occident.

Des familles riches, des ambassades de certains pays, recrutent des jeunes filles venant des pays sous-développés. Ces jeunes femmes n’ont signé aucun contrat. Elles sont parfois victimes d’abus sexuels. Plusieurs cas ont été dénoncés, et un Comité contre l’esclavage moderne, à Paris, appelle à l’aide pour porter secours à celles qui ont pu se libérer.

D’autres commémorations pourraient être citées, la création de la Ligue des Droits de l’Homme, en 1898, pour défendre le Capitaine DREYFUS injustement condamné dans un climat destructeur d’antisémitisme qui renaît fréquemment. Ces évènements antérieurs au XXeme siècle attestent des étapes d’une prise de conscience et des luttes des hommes pour humaniser leurs sociétés. Elles soulignent aussi que les commémorations ont tendance à honorer quelques grands noms au détriment d’autres plus obscurs, et à ne pas présenter la totalité des contextes politiques et économiques dans lesquels ils ont agi.

Elles montrent la lenteur de l’évolution, la continuité de la vigilance et la poursuite des actions.

LA MÉMOIRE DU XXeme SIÈCLE : MAL ABSOLU ET PRISE DE CONSCIENCE PAR L’HUMANITÉ
À l’aube de ce XXIeme siècle, nous nous interrogeons et nous demandons quel regard les générations futures porteront sur le XXeme qui s’est achevé.

La mémoire retiendra avec honte les millions de morts des deux guerres mondiales, plus encore la monstruosité des génocides et des crimes contre l’humanité . Jamais autant de vies humaines n’ont été supprimées en si peu de temps, avec autant de férocité, de fanatisme et des moyens industriels.

Au moment de la libération des camps, les forces alliées découvraient l’ampleur des crimes nazis. Les survivants témoignaient d’une réalité inconcevable pour des esprits normaux. Les photographies prises par les libérateurs et les documents saisis confirmaient leurs récits.

La conférence de Wannsee (20 janvier 1942) — qui n’a pas décidé « la solution finale » comme cela est dit à tort, — n’a pas créé une structure particulière destinée à planifier l’ assassinat de masse. La « solution finale » s’est glissée dans les interstices de l’administration ordinaire. Le génocide des Juifs ne fut pas l’oeuvre d’une équipe de tueurs et de psychopathes dévoyés ; il fut l’oeuvre d’une société moderne et bureaucratique qui mobilisa à cette fin, dans un secret très relatif, toute une population civile.

« Le crime de masse est d’abord pensé par des bureaucrates consciencieux […] » comme le dit clairement Georges BENSOUSSAN dans son ouvrage Auschwitz en héritage.

Mais si ce siècle restera marqué par un retour à la barbarie, la mémoire devra aussi évoquer les luttes des hommes qui s’y sont opposés au prix d’immenses souffrances et souvent de leur vie, et souligner une prise de conscience de toute l’ humanité face aux cimes atteignant l’essence même de l’être humain.
Le 10 décembre 2008, nous fêterons le soixantenaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’ Homme,occasion de renouveler la Vigilance face à ses principes fondamentaux : hélas ! le respect de tout être humain, le droit des peuples, la paix, sont encore bafoués en de nombreux lieux de la planète.

Il y a maintes données majeures qui dominent l’Histoire de ce siècle, et en même temps des évolutions successives des mémoires nationales qui se corrigent avec le temps.
Nous le constatons pour les étapes de la formation et de la déformation de la mémoire nationale en France, ainsi que pour les différentes présentations de la déportation.

MYTHISATION ET DÉMYTHISATION DU PASSÉ : LE RÔLE DES HISTORIENS ET DES TÉMOINS

Ainsi, en France, la génération de Résistants qui a eu la charge de reconstruire la République et ses structures a eu besoin de valoriser au maximum l’image de la patrie résistante. Un mythe s’est édifié tirant un trait sur la collaboration de l’État Français.

Pour le Général de Gaulle, la République n’avait pas été interrompue, elle continuait à Londres avec la France libre.

Le parti communiste, pour sa part, exaltait le sacrifice de ses fusillés.

Au sein de la mémoire nationale, celle de la persécution des Juifs et de leur génocide durant les années noires a été longuement en partie gommée. La France conservait un malaise par rapport à la collaboration et à ses fautes propres. Refoulement de mauvaise conscience, volonté de recouvrir le passé du « voile de l’oubli », comme l’avait proposé le Président Georges Pompidou, pour réconcilier la communauté nationale divisée. Comment juger l’obéissance aux ordres inhumains d’un État qui transgressait les principes fondamentaux de la République française et des Droits de l’ Homme ?

On n’avait pas formulé un “devoir de désobéissance”.
Le gouvernement provisoire avait besoin de hauts fonctionnaires. La condamnation des criminels nazis mobilisait l’énergie des vainqueurs et des survivants des camps.
De plus, en découvrant les charniers de Bergen-Belsen et ceux d’autres camps, les libérateurs n’avaient pas encore fait la distinction entre camps de concentration et camps d’extermination.
Tous les rescapés, victimes de la persécution raciste ou de la répression en tant qu’opposants au nazisme, gaullistes, communistes ou autres, portaient la même dénomination de « déportés ».

En France, les Juifs voulaient se sentir de nouveau des citoyens comme les autres, alors qu’ils avaient été exclus de la communauté nationale par l’odieux statut que Pétain leur avait imposé. La communauté juive était décimée. Si les trois quart des Juifs ont échappé à la déportation, tous avaient été traqués, persécutés. Les survivants étaient rares.
Ils furent quelques 2500 à rentrer de la déportation, de 2,5 à 3% de ceux qui avaient été arrêtés. (+ ou – 80 000) ! Mais, comment des cerveaux normaux pouvaient-ils imaginer de telles horreurs ?

Le génocide des Juifs n’occupait pas encore une place importante dans l’histoire de la seconde guerre mondiale, et les archives françaises et allemandes n’ont été exhumées que peu à peu. Tel fut l’aboutissement du credo nazi : l’attentat contre la personne, l’esprit de domination, la domestication de la jeunesse, le mythe de la race, l’apothéose du mensonge, le culte sanglant des faux dieux !

C’est pourquoi, la plupart des Déportés rescapés ont tenté, et tentent toujours, de décrire la réalité des camps nazis comme leurs camarades disparus le leur avaient demandé.

Étant donné qu’une partie des mémoires individuelles et collectives a été occultée, il faut susciter sa réapparition, en complément du travail des historiens qui eux précisent les données historiques réelles face aux mythisations du passé.

LE RÔLE DE LA JUSTICE DANS LA FIXATION DE LA MÉMOIRE
Malgré ses imperfections, le premier procès de Nuremberg reste dans l’Histoire comme le procès de la barbarie, le symbole de la victoire de la justice sur l’ arbitraire et le premier maillon de la chaîne de la mémoire.
Il représente également la reconnaissance universelle de l’Humanité contre laquelle on n’a plus le droit de commettre des crimes, et il représente le premier pas vers l’universalisation de la justice. Bien sûr, dans le monde , on continue à massacrer des civils, femmes et enfants, à les affamer, à les violer , à les forcer à l’exil !

Mais, grâce à cette leçon d’histoire et d’humanité donnée par le procés de Nuremberg, les criminels en puissance ne pourront plus jamais dire qu’ils ne savaient pas que leurs crimes n’étaient pas permis, qu’ils n’avaient pas conscience de leurs actes… À Nuremberg, un filet de lumière est venu clore les années de ténèbres.

Les associations de Déportés et de familles de victimes ont toujours demandé le jugement des criminels nazis et des collaborateurs, non par désir de vengeance mais pour que justice soit rendue et pour préserver le retour du mal.

Refusent-elles le pardon ? On pardonne à celui qui reconnaît ses fautes, qui veut se repentir, qui veut changer de comportement et se réhabiliter. Or, la plupart des coupables de crimes contre l’Humanité et acteurs de génocides d’hier et d’ aujourd’hui, tel Pinochet au Chili, les assassins nazis, les assassins et tortionnaires de l’ex Yougoslavie et du Rwanda, n’ont manifesté aucun regret.

Il a fallu attendre une cinquantaine d’années pour reconnaître officiellement la responsabilité de l’État français dans la déportation des Juifs. C’est en 1993 qu’un décret instaure « une journée nationale commémorative des persécutions racistes et antisémites commises sous l’autorité de fait dite Gouvernement de l’ État français, 1940-1944 », tous les 16 juillet. Lors de la cérémonie de 1995, le Président de la République, évoquant la rafle du Vel d’Hiv, la détresse des personnes arrêtées, déclara :
« La France, patrie des Lumières et des Droits de l’ Homme accomplissait l’irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés aux bourreaux… »
Dans cette phrase, il fut regrettable — à mon avis — d’ accuser la France entière ; il eut fallu parler du Gouvernement de l’État français, celui des décrets du « statut des Juifs », car la France était alors aussi celle du peuple en lutte à Londres et celle des “ maquis “ réfractaires , qu’il cite justement d’ailleurs dans la suite de son discours.

À la libération, d’importants collaborateurs avaient été jugés et condamnés, mais il faut l’admettre, de grands administrateurs de l’État ont été blanchis, rapidement.

René BOUSQUET, qui avait été condamné à la dégradation nationale, en avait été aussitôt relevé pour « service à la Résistance ».

En 1989, Serge Klarsfeld avait déposé plainte contre lui. En 1991, René BOUSQUET a été inculpé de « crimes contre l’Humanité ». L’instruction de son dossier est achevée quand il est assassiné.

Jean LEGAY, ancien adjoint au secrétaire général de la Police de Vichy, avait été inculpé en 1979. L’affaire a traîné pendant 9 ans, et il est décédé sans avoir été jugé.

Paul TOUVIER, chef régional de la Milice lyonnaise avait été condamné à mort par contumace en 1946 et 1947, puis gracié par Pompidou en 1971. Une bataille juridique s’est poursuivie jusqu’en 1979, aboutissant à un mandat d’arrêt. Finalement capturé, il bénéficie d’abord d’un non-lieu qui provoque scandale. La Cour d’Assise casse le non-lieu en mars 1994 et il est condamné à la prison à vie en avril 1994.
Le procès PAPON aura attendu une condamnation depuis plus de cinquante ans, après quinze ans d’ instruction, six mois de procès… et les suites que l’on connaît.

CONSÉQUENCES DES DÉMYTHISATIONS DU PASSÉ : LE RETOUR DU REFOULÉ
Dans les années 1970, le mythe de la France massivement résistante a été ébranlé par des travaux d’historiens, comme l’ouvrage de l’Américain Robert PAXTON, La France de Vichy, (1973), et par des films.
Celui de Max Ophuls, Le Chagrin et la pitié,en avait pris le contre-pied en montrant les habitants de Clermont-Ferrand veules, collaborant, et seulement quelques grands témoins Résistants. Ce film salutaire ignore les luttes cachées des inconnus de la Résistance ,offrant une base indispensable aux actions notoires.
Avec Lacombe Lucien, film de Louis Malle,l’engagement dans la collaboration ou la Résistance apparaît comme dû à des circonstances aléatoires plutôt qu’à des convictions et à des options volontaires. L’Histoire se doit de rétablir toute la vérité, mais les médias en recherchant l’évènement, le sensationnel, déforment parfois la réalité qui se dessine.

La fin d’un mythe engendre le scepticisme, la déception. Elle permet de libérer les forces antagonistes sur lesquelles régnait un tabou. Les nostalgiques de la collaboration et du nazisme relèvent alors la tête. Ils tentent de réhabiliter le régime de Pétain et même les idées nazis par plusieurs voies : la banalisation, le relativisme, la négation des crimes.

Des écrits présentent les luttes opposant collaborateurs et résistants comme de simples tenants de courants politiques antagonistes, gommant l’oppression de l’occupant. Par la suite, des auteurs se feront connaître en semant le doute ou en attaquant directement des résistants comme Jean Moulin ou Les Aubrac.

Madame Marie José Chombart de Lauwe a analysé dans les années 1970 le phénomène dit de« la marée brune ». Dans les kiosques de gares, s’étalaient des publications exaltant les “héros militaires” de la Wehrmacht, de la S.S. et de la L.V.F. [8]. Sous le couvert d’« aventures », les auteurs, d’anciens S.S. de la division française Charlemagne ou des doriotistes, diffusaient leurs idéologies.

Pendant des années, un certain Jean Marie Le Pen éditait des disques faisant entendre des discours de Doriot, Hitler, Himmler, accompagnés de chants nazis, sous prétexte de collections historiques. Il fut d’ailleurs condamné en 1971.

Prolongeant un processus de banalisation, qui affirmait « il y avait des salauds des deux côtés », on assistait là à des déformations systématiques de l’Histoire bien orchestrées par des courants de pensées politiques extrémistes.

Déjà quelques individus, en France, en Allemagne, et en Autriche, en Grande Bretagne et aux Etats-Unis, ont « révisé » disent-ils l’Histoire. Ils s’attaquent à la spécificité du nazisme : le génocide des Juifs décrété et organisé industriellement par l’État Allemand du troisième Reich, et à son outil principal, les chambres à gaz.

Le terme « réviser » signifie corriger une erreur. Le procès du Capitaine Dreyfus fut révisé pour établir la vérité et lui rendre justice. Il est nécessaire d’éclairer les zones d’ombre de l’Histoire.

Par exemple, les chiffres avancés à la libération étaient des plus approximatifs ; ils se sont précisés en sachant qu’on obtiendra jamais une exactitude absolue. Certaines formules sont des expressions symboliques, comme le chiffre de 6 millions de morts à Auschwitz.

Auschwitz est devenu aujourd’hui le symbole de la Déportation, de la Shoah qui englobe tous les différents lieux d’extermination, …….Sobibor, Treblinka, Chelmö, Maïdeneck, Belseck….. Auschwitz – Birkenau… environ 5 à 6 millions de Juifs assassinés dans les camps en Europe dont 1,2 millions à Auschwitz-Birkenau et 400 000 enfants, sans y compter les victimes Tziganes… Sans compter les morts de la Shoah « par balles [9] » !
De toute façon, même si le chiffre devait être légèrement différent, voire un peu inférieur, l’essentiel pour la mémoire est de retenir le caractère monstrueux et exceptionnel d’un génocide perpétré par un État appliquant ses conceptions racistes dans un système d’extermination organisé industriellement.

Les chiffres revus depuis cinquante ans ont été réajustés à un niveau plus élevé en ce qui concerne la déportation de répression ; 240 000 Résistants disent certains, furent déportés, dont seulement environ 96 000 personnes (soit 40 %) allaient retrouver le sol français !

La F.M.D. a effectué la liste mémoriale qui enregistre un peu plus de 73 000 noms des Déportés de répression partis de France, hormis ceux de la déportation juive déjà réalisée par Serge Klarsfeld.

Les négationnistes ne cherchent pas à préciser et compléter ce qui est une vérité irrécusable, ils la nient avec des méthodes récusées par les historiens compétents, et tentent de renverser la charge de la preuve !

Les noms de Thies Christophersen qui publia Le Mensonge d’Auschwitz, en réalité un ancien SS, l’historien français François Duprat, l’Anglais Richard Harwood (alias R. Verral ) diffuse « Six millions de morts, le sont-ils vraîment ? » ou la traduction de l’Américain Arthur Butz « L’imposture du XXeme siècle »touchent les petits groupes néo-nazis, furent des écrits apparus à la fin des années 60-76.

En 1978, L’Express créait un évènement en publiant une interview de Darquier de Pellepoix, ancien directeur du Commissariat aux questions juives de Vichy, réfugié en Espagne qui déclare : « “A Auschwitz on a gazé que des poux ” ». Toute la presse de l’époque s’empare du scandale.

Faurisson depuis 1974 avait écrit en vain à des universitaires pour les informer de la « Bonne nouvelle » : les chambres n ‘avaient jamais existé. Il publie dans La Défense de l’Occident qui lui ouvre ses colonnes. Les réponses ne tardent pas.

Le 21 février 1979, 34 historiens font dans le journal Le Monde une mise au point essentielle sur « la politique hitlérienne d’ extermination ». Septassociations de Résistants, d’anciens Déportés et de militants antifascistes, assignent Robert Faurisson.

On voit dans ce rappel le rôle clé des médias dans la formation et la déformation de la mémoire nationale et citoyenne, et celui de la justice, des courants politiques, des historiens, des témoins. Ils sèment le doute dans l’opinion sur la réalité des crimes nazis, comme une ultra-gauche libertaire nie également l’existence du génocide au moyen de chambres à gaz, afin de montrer que le nazisme n’a pas commis plus de crimes que d’autres régimes oppressifs.

Un autre courant de pensée pratique le relativisme, déclarant qu’Hitler n’a fait que répondre au goulag stalinien. L’évocation du passé est toujours porteuse de sens, le résultat de choix éthiques, politiques.

Alors, ne faut-il pas transmettre une mémoire utile à l’édification du futur ?

Nous préférons garder confiance dans les canaux juridiques et démocratiques de nos institutions : « […] celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé. » On peut imaginer tous les scénarios.
Dans une entreprise totalitaire, non seulement la mémoire des individus serait effacée, mais les faits eux-mêmes !

Sous nos latitudes, il n’ y a aucun risque d’effacer la mémoire historique.

QUELLE MÉMOIRE VOULONS-NOUS TRANSMETTRE ?

Les haines nationales, religieuses, ethniques, idéologiques s’appuient souvent sur des mémoires partisanes, des mythes identitaires. Les mensonges finissent par être démasqués, les zones d’ombre éclairées. Le rôle des historiens consiste à rechercher toute la vérité, à empêcher la mémoire de dériver, mais ils sont soumis au contexte social qui oriente les recherches vers certains évènements plutôt que vers d’ autres.

La France contemporaine traite encore difficilement de la guerre d’Algérie alors que les Américains évoquent plus aisément leur guerre du Vietnam. Dans bien des cas, la mémoire des témoins, individuellement ou collectivement, s’est exprimée avant qu’un État accepte de reconnaître des faits qui ne loi sont pas favorables.

En sciences humaines, on admet qu’aucun phénomène de société ne peut être vraiment compris si on ne tient pas compte des personnes qui l’ont vécu.

Les acteurs de la mémoire sont divers, témoins et spécialistes.

Agissant dans le présent pour préparer l’avenir, ils réfléchissent sur les évènements que la mémoire civique devra commémorer, qu’ils soient dramatiques ou porteurs d’ évolution positive pour l’ Humanité.

Leurs choix ressortit au domaine de l’éthique.

En tant que chercheur en sciences humaines, et en tant que Résistante déportée, Mme Marie-José Chombart de Lauwe considère essentiel de transmettre une double mémoire :

—  celle des crimes contre l’ humanité d’une part,

—  celle des luttes des défenseurs des droits de l’ homme, d’autre part.

Nous possédons de solides repères connaissant aujourd’hui les conséquences des conceptions qui rejetaient les principes des droits de l’homme.

Mussolini en 1926, a proclamé : « Nous représentons l’antithèse des immortels principes de 1789. »
Goebbels, dans son livre La Révolution des Allemands écrivait : « L’an 89 sera rayé de l’ Histoire. »
L’idéologue nazi Rosenberg a prononcé un discours à Paris, en novembre 1940, à l’Assemblée Nationale, avec pour thème : « le règlement de compte avec les idées de 1789. »

Les conceptions des hitlériens, leur volonté de hiérarchisation des prétendues races humaines, de la domination des peuples par la force, ont abouti à la guerre, aux massacres, à la ruine de l’Europe, au système concentrationnaire nazi. La mémoire du système concentrationnaire nazi ne doit jamais s’effacer, car elle témoigne de l’application la plus extrême d’une idéologie raciste par un régime d’État. Elle n’exclue pas celle d’ autres crimes comme ceux du goulag stalinien, du régime de Pol Pot, des dictateurs latino-américains, de tous les prétendus « purificateurs ethniques ».

Chacun de ces drames a son caractère spécifique ; mais, surtout évitons les amalgames. La dimension commune est la souffrance des êtres humains, l’élimination de certains d’entre eux parce qu’ils sont classés “différents” par leur naissance ou leur façon de penser.

Comme l’ affirmait René Cassin : « Il n’y aura pas de paix quand en quelque lieu du monde les droits de l’ homme seront violés. »

LES MOYENS DE LA TRANSMISSION DE LA MÉMOIRE ou COMMENT TRANSMETTRE CES LEÇONS DU PASSÉ EN UNE MÉMOIRE VIVANTE ?

Depuis plus de cinquante années de nombreux Déportés ont apporté leur témoignages dans les établissements scolaires, ou lors de colloques, ou d’expositions.
Les associations de Déportés ont collecté le maximum de témoignages, publié des ouvrages, des documents audio-visuels où la diversité des expériences se complètent, donnent une connaissance de la totalité du système concentrationnaire.

Elles organisent des visites, des pèlerinages, sur les sites des camps. Mais bientôt, notre génération va disparaître. C’est pourquoi la Fondation pour la Mémoire de la Déportation a été créée pour relayer les associations de Déportés quand elles seront dissoutes faute de membres. Elle les réunit déjà toutes.

Faire connaître et tenter de mieux comprendre cette tranche du passé est une mission essentielle. C’est un acte de civisme de sensibiliser aux crimes contre l’humanité du passé et du présent.

Les peuples du monde ont créé l’ O N U : ils ont voulu universaliser le principe des droits de l’homme, avec la Déclaration Universelle de Droits de l’ Homme de 1948, « le premier manifeste d’ ordre éthique que l’ Humanité ait jamais adopté » selon René Cassin. Ce principe n’est plus une utopie ; c’est un idéal qui ouvre un chemin. C’est notre combat pour la Paix.

Tout au cours du siècle dernier, les forces de l’esprit se sont opposées aux forces générant la violence, la haine, l’exclusion, jusqu’au mal absolu du génocide.

C’est cette double mémoire qui devra être ancrée dans la formation civique des générations qui vont construire le XXIeme siècle.

La mémoire s’appuyera particulièrement sur les structures muséales et sur les membres du corps enseignant et les équipes éducatives des Établissements scolaires.*

ESQUISSE D’UNE CONCLUSION :

L’impuissance d’empêcher de s’accomplir des horreurs, d’accepter l’inadmissible, de « toujours laisser faire », reste une obscénité qui sévit encore à l’aube de ce XXIeme siècle. Nous refusons quant à nous que se reproduise la honte du XXeme siècle, celle qui a été et qui restera d’avoir permis de creuser un abîme de cruauté sans fond.

Mais, serait-il légitime ou intelligent d’en rester au seul constat culpabilisant ?

— Réveiller les mémoires individuelles ou collectives,

— réactiver certains évènements,

— avoir la volonté et la constance de faire revivre des instants tragiques, que ce soit autour de la Shoah ou ailleurs

Parce qu’elle sélectionne certains faits, la mémoire est un enjeu politique.

Sans tomber dans l’image du donneur de leçons, les faits parlent d’eux-mêmes. Ce qui s’impose à nous comme à tous, sans concession, souligne en tant que de besoin, la pertinence du travail de Mémoire et de Vigilance.

« Même si la trace s’estompe avec le temps, et avec lui la disparition des témoins, l’inscription éternelle des évènements persiste ; elle est est là ; elle solidifie la mémoire de demain » déclarait si justement Mme Annette Wieviorka.

Il s’agit donc, avec simplicité, avec humilité , non seulement d’accepter de se remettre en question dans une saine connaissance des évènements, mais aussi de vouloir surmonter la difficulté que pose l’ indispensable nécessaire pour perpétuer un travail infini de mémoire qui a tendance naturelle à s’essouffler. Cette capacité d’effort de réflexion est en chaque interlocuteur.

Chacun peut s’interroger sur les systèmes qui furent à l’origine de beaucoup de malheurs. Tout consiste à « refuser d’ ignorer », à « ne jamais tout accepter ».

Pas plus qu’il n’y a de fatalité de l’ histoire, il n’ y a d’incapacité chronique à prendre en compte les faits, à faire des rapprochements, à vouloir examiner leurs rapports avec l’Histoire. Cetravail particulier, spécifique sur la mémoire, a le mérite d’ éveiller les consciences engourdies : « Transmettre pour innover » a écrit Régis DEBRAY, relais précis du message de nos Aînés et accomplissement de la promesse des rescapés faite aux victimes de la déportation.

Nous avons chacun en nous, j’en suis persuadé, la potentialité, la possibilité de proposer quelques réponses aux problèmes sociétaux, à ceux du monde et, nous disposons d’une modeste capacité d’apaiser quelques difficultés sur notre planète.

Nous n’avons pas à rougir des valeurs acquises universelles que nos aînés ont fait rayonner, ni de ce que les civilisations ont commencé à accomplir plus ou moins maladroitement d’ailleurs, mais avec une certaine marge de bonheur pour le plus grand nombre.

Les pères de nos Républiques avaient considéré qu’il fallait éduquer les citoyens, les faire émerger du pur instinct de leurs intérêts particuliers, pour qu’ils se sentent solidaires, qu’ils appartiennent à une nation historique et politique.

Nos Anciens voulaient qu’ils soient « les ouvriers de la démocratie impossible » comme les nomme Michel WINOCK.

Avec les enseignants, avec les intellectuels, les hommes et femmes de bonne volonté, nous pouvons encore et toujours témoigner, éduquer, interpeller, ainsi faire mieux prendre conscience des hautes valeurs qui fondent nos Institutions, bref montrer à tous que « liberté, égalité, fraternité » ce n’est pas du vent !

On en est loin, on reste encore loin de « la démocratie impossible »,celle dont on a fait le rêve ; mais, le rêve, en quoi empêche-t-il de vouloir élever l’exigence citoyenne ?

Notre responsabilité humaine est dans tous les choix de vie, au sein de la société, dans la vie de nos familles, de nos quartiers, à chaque moment. La finalité n’est-elle pas de rendre les humains plus libres et plus heureux, d’émanciper les individus de l’ignorance, de la superstition et de l’obscurantisme, mais aussi de la tyrannie de la nature et de celle des hommes ? Il ne faut donc pas oublier que le contrôle sur l’Histoire : c’est la promesse de la démocratie, c’est notre possibilité commune de prendre part sans vanité à l’ élaboration d’un destin commun.

Rappelons-nous le texte d’Albert Camus , la fin de ce roman, La Peste… dont je ne résiste pas à vous citer l’extrait :

[…] Le docteur Rieux décide alors de rédiger le récit qui s’achève ici, pour ne pas être de ceux qui se taisent, pour témoigner en faveur de ces proliférés, pour laisser du moins un souvenir de l’injustice et de la violence qui leur avait été faites, et pour dire simplement ce qu’on apprend au milieu des fléaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser.
[…] Écoutant les cris d’ allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres , que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse [10].

Que l’on n’oublie jamais ce que sont les répétitions de l’Histoire. Car, le danger est là, en effet toujours présent autour de nous. Il guette ; « le ventre fécond de la bête immonde n’est pas stérile. »

Paul ROOS

[conférence rédigée en août 2007 à Lille, prononcée à la Fondation de Lille, le mardi 5 février 2008.]


[1] .— « Les Amis de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation », l’antenne du Nord.

[2] .— « Fédération Nationale des Internés Résistants et Patriotes ».

[3] .— « Fondation pour la Mémoire de la Déportation ».

[4] .— « Fondation pour la Mémoire de la Shoah ».

[5] .— Comité d’Administration.

[6] .— « Lager » est le mot allemand pour désigner les « camps ».

[7] .— Jean-Yves & Marc Tadié, Le Sens de la mémoire.

[8] .— « Ligue des Volontaires Français » : la plupart sont partis se battre et mourir pour beaucoup sur le front de l’Est. Il y avait des bureaux de recrutement de la L.V.F. dans toutes les villes de Français, qui portaient souvent des affiches sur leur devanture : « Interdit aux Juifs de stationner devant cette vitrine […] », et le portrait du “Maréchal”. [Note de la rédaction.]

[9] .— Voir, à cet égard, les extraordinaires travaux en cours du Père Desbois, qui est en train de tenter de recenser un à un les charniers que les armées nazies avec la complicité des populations de l’époque ont caché à l’Est au fur et à mesure de la progression de leurs troupes d’occupation, les victimes des tristement célèbres « Einzatzgrüppen ». [Note de la rédaction.]

[10] .— Albert Camus, La Peste, 1947. La fin du texte.




Qui voit celui […] ?

Florian M. a quinze ans, il est élève en classe de seconde dans le Nord de la France. Ce sont là ses premiers poèmes : à les lire, on ne sait s’il deviendra poète, mais j’y entends quelque chose de japonais, proche du haïkaï.

Tout est noir, tout est sombre
Tout est calme, c’est la Nuit.

Monde si froid, si calme
Je suis seul, je marche

Dans cette forêt de béton
Où n’est plus de chaleur humaine.

Ô Wanderer ! Tu es mon Esprit
Rêveur, baladeur, qui se cherche.
*

Un homme noir, chapeau brun, manteau sombre
Un sourire en tête, une femme aux lèvres

— Ô la vie est belle quand on aime ! —

Des étoiles, impacts des astres que
La Nuit, dans sa course emmène…

Noire, la Nuit
Chute éternelle.
*

L’homme étendu dans l’herbe humide
Yeux mi-clos, calme silence…

Il s’en va, le feu crépite
Il tombe vers les étoiles
Qui pleurent leur douce lumière.

C’est l’Aurore

Magie rouge du soir, moment étincelant
Les yeux se ferment. Il est parti.
*

Mort attirante, fin aguichante
Ô remède à tous mes maux !

Ma Vie t’attend

Elle qui n’est qu’un long soupir
Qui dans l’air souffle la buée
Où ton nom s’écrit.

Mon dernier souffle l’a façonné.
*

Soupir souriant d’un homme qui contemple sa vie,
Sourire soupirant de l’enfance partie.
*

Rires, Chants, Cris : telle est la Vie.
Mais au loin, Qui voit celui qui pleure ?

[Octobre-novembre 2007]




À propos de Georg Cantor et des nombres transfinis

Le monde moderne — ou plutôt « postmoderne », pardon ! — est un monde qui invite à se poser la question [comme l’eut formulée Arthur Koestler] du « zéro et de l’infini » :

Les nombres transfinis. Georg Cantor.

1) Comment construire les irrationnels (à partir des rationnels) ?

Deux méthodes :

- Dedekind définit les réels par la notion de « coupure » entre deux ensembles.

Exemple : Soit l’ensemble A qui contient tout x tel que x^{2} > 2 ;
Soit l’ensemble B qui contient tout y tel que y < 2
La « coupure » entre les ensembles A et B correspond au réel \sqrt{2}

- Cantor définit les réels comme autant de limites de suites de Cauchy [1] non convergentes dans Q.

Exemple : La suite définie par [u(0) = 1] et [u(n+1) =1+ 1/u(n)]

Les premiers termes sont donc 1, 2, \frac{3}{2}, \frac{5}{3}, etc …

Sa limite dans R est le nombre d’or : \frac{1+ \sqrt{5}}{2}

La définition de Dedekind est intéressante dans la mesure où elle permet d’échapper aux questions relatives aux développement décimaux infinis. Elle pose toutefois une difficulté : il est très difficile de soumettre ces « coupures » aux opérations arithmétiques élémentaires ; problème qui ne se rencontre pas avec les suites de Cauchy.

Cependant, la définition cantorienne implique qu’on se penche sur la notion d’infini : si l’infini actuel n’existe pas en mathématiques, l’idée d’une limite qui ne se rencontre qu’à l’infini s’en trouve plus que fragilisée et l’on peut alors se demander si les irrationnels existent vraiment et s’ils méritent d’appartenir aux nombres « réels ».

2) Existe t’il un infini en acte ?

Aristote refusait l’idée d’un infini en acte : il est vrai que l’idée d’un corps infini soulève la question de savoir dans quoi ce trouve ce corps. S’il se trouve dans un espace qui le contient, alors cet espace en constitue la limite, ce qui est contraire à l’idée d ‘infini.

Cependant, il n’y a aucune raison pour que la construction des objets mathématiques soit subordonnée aux possibilités ou impossibilités du monde matériel.

D’autres objections surgissent de ce que les propriétés des nombres finis ne se retrouvent pas dans les nombres infinis.
Ainsi, les nombres infinis ne sont ils ni pairs ni impairs : ils ne peuvent s’écrire sous la forme (ω = 2x) ni sous la forme (ω = 2x +1)

Par ailleurs, l’idée d’un ensemble infini en acte fait surgir un paradoxe apparent au regard des propriétés des nombres finis :
En effet, pour tout ensemble finis le « Tout est plus grand que la partie ».
Or, l’ensemble des entiers pairs, ou des carrés ou des cubes, etc.., est aussi grand que l’ensemble des entiers. La démonstration passe par la mise en évidence d’une bijection entre ces divers ensembles.
Pour tout entier n, il existe un entier pair égal à 2n et inversement, pour tout nombre pair m, il existe un entier p tel que p = \frac{m}{2}
Pour tout entier n, il existe n^{2}, ou n^{3}, etc… et inversement…

Cependant, ce n’est là qu’un faux paradoxe et Dedekind s’appuiera justement sur cette caractéristique pour définir les ensembles infinis : « Est infini tout ensemble susceptible d’être mis en bijection avec au moins une de ses parties ».

En définitive, rien n’empêche de construire une nouvelle catégorie de nombres, les nombres transfinis, dans la mesure où :
1) Leur construction respecte le principe de non contradiction.
2) Ils sont rigoureusement définis.

3 – La construction des ordinaux transfinis.

Comme ce qui précède le suggère, les nombres sont des ensembles. Nous n’avons besoin pour commencer la suite des entiers naturels que de l’ensemble vide, auquel est associé le nombre zéro. Cet ensemble vide est ensuite considéré comme élément d’un ensemble auquel est associé le nombre un ; le zéro et le un ainsi obtenus permettent de construire un nouvel ensemble auquel est associé le nombre deux et ainsi de suite :

\varnothing : 0*
\{\varnothing \} : 1
\{\varnothing , \{\varnothing \} \} : 2
\{\varnothing , \{\varnothing \}, \{\varnothing, \{\varnothing \} \} \} : 3
Etc…

On remarque donc que : 1 \in 2 \in 3 \in etc… *
Le premier principe d’engendrement consiste donc simplement dans l’ajout d’une unité à l’ensemble précédent.

* REMARQUE (1) : 0 n’est pas considéré par Cantor comme un vrai nombre (cf Jean-Pierre Belna, Cantor, Paris, Les Belles Lettres,. (Coll. Figures du savoir) 2000, 238 p.). Voir la remarque suivante pour une explication possible.

Qu’est-ce qu’un nombre ordinal ?

Sans trop entrer dans les détails, rappelons que les mots « premier », « deuxième », « troisième », etc. s’appellent des adjectifs numéraux ordinaux. La notion d’ordinal fait donc intervenir la notion d’ordre.
Pour tout ensemble fini, l’ordinal correspondant coïncide avec son cardinal, c’est à dire son nombre d’éléments.
C’est pour les nombres infinis qu’une distinction s’impose (voir remarque suivante).
Le deuxième principe d’engendrement consiste en un « passage à la limite » : il autorise à considérer l’ensemble des entiers naturels comme une totalité achevée, pour poser ensuite l’existence du premier ordinal immédiatement supérieur à tous les autres.
On le note : ω .
On remarquera qu’à l’instar de 0, ω n’a pas de prédécesseur immédiat, c’est à dire que quelque soit n, entier naturel, il existe une infinité d’entiers naturels entre lui et ω ; on le nomme « ordinal limite ».

Les nombres construits par la seule application du premier principe d’engendrement forment la Classe I, ce sont les entiers finis. ω est l’ordinal des nombres de Classe I et est le premier ordinal de Classe II.
Par application alternée du premier et du deuxième principes d’engendrement, on construit les ordinaux transfinis de Classe II :

ω, ω + 1, ω + 2, …, ω + n, …

REMARQUE (2) : ω et ω + 1 contiennent le même nombre d’éléments : ils ont le même cardinal. Cependant ils ne désignent pas le même type d’ordre ; en effet ω n’a pas de prédécesseur alors que ω + 1 en a un (qui est ω).
L’ordinal ω + 1 est donc l’ordinal de l’ensemble obtenu en ajoutant l’ensemble 1 à la suite de l’ensemble ω : si Cantor avait considéré 0 comme un vrai nombre (ce que fait Frege), l’ordinal de l’ensemble ainsi obtenu serait égal à ω+2.
En effet :
ω +1= 1,2,3,4……,n,…., ω, 1 : l’ordinal correspondant est bien ω + 1
Si 0 avait été considéré comme un nombre, l’ensemble désigné par 1 contiendrait deux éléments : 0,1
On aurait
ω + 1= 0,1,2,3,4……,n,…., ω,0,1 : l’ordinal correspondant serait alors ω+ 2

Puis, nouveau passage à la limite par application du deuxième principe :

ω + ω = ω.2

Par application du premier principe on obtient :

ω.2 + 1, ω.2 + 2,…, ω.2 + n,…

On obtient de la sorte :

ω.3,…,
ω.4,…,
ω.ω = \omega^{2},…,
ω3,…,
.
.
\omega^{\omega},
.
.
Cantor invoque ensuite un troisième principe, appelé principe de limitation permettant de considérer l’ensemble des ordinaux de Classe II comme une totalité achevée, et d’ouvrir une possibilité pour les ordinaux de Classe III.

Quelques remarques sur les propriétés des ordinaux transfinis de Classe II.

L’addition et la multiplication des ordinaux sont associatives mais non commutatives.
Par exemple :

1 + ω = 1, 1, 2, 3, …, ω.

Le nombre ordinal de l’ensemble obtenu en additionnant à l’ensemble (1) l’ensemble (ω) est donc ω

En revanche : ω + 1 = 1, 2, 3, …, ω, ω + 1.

De même :
ω 2 = ω + ω = 1, 2, 3, …, ω, ω + 1, ω + 2, ω + 3, …, ω + ω.
Alors que :
2ω = 1,2,1,2,1,2,1,2 … = ω.

Le paradoxe de Burali-Forti

Soit Ω l’ordinal de tous les ordinaux, c’est à dire que Ω est plus grand que tout ordinal. Mais si Ω est un ordinal, alors (Ω + 1) l’est aussi. On a donc Ω \in (Ω + 1) ; mais également (Ω + 1) \in Ω, puisque Ω est l’ordinal de TOUS les ordinaux.
Autre formulation : L’ensemble de tous les ordinaux ne possède pas lui-même d’ordinal du fait que cet ordinal doit être nécessairement plus grand que chacun des membres de cet ensemble qui, par là même et en dépit de sa définition, ne contient pas cet ordinal.

Autre formulation : « \in » exprime une relation d’ordre strict, c’est à dire que si R(a,b) alors ¬R(b, a).
D’où : x\not\inx

Ainsi, [∀α θ(α) → ¬ (α∈α)] où θ exprime la propriété « être un cardinal »

Si Ω = ∀α θ(α) , alors ¬θ(Ω)
En effet, si θ(Ω) alors Ω\inΩ mais comme « \in » exprime une relation d’ordre strict alors : Ω\not\inΩ

4) Les nombres cardinaux

Tous les ordinaux de la Classe II, s’ils désignent des types d’ordre différents, contiennent néanmoins le même nombre d’éléments : ils possèdent le même cardinal.
Cantor nomme le cardinal des ensembles dénombrables : \aleph^{0}

Or, si l’ensemble \N des entiers naturels a la puissance du dénombrable, on peut démontrer que l’ensemble \R des réels est strictement plus grand.

En effet, supposons d’abord qu’il existe une bijection entre \N et \R :

\begin{eqnarray}
\N & \Leftrightarrow & \R  [0 ;1] \\
0 & \Leftrightarrow & 0 \\
1 & \Leftrightarrow & 0, (x_1)^{1} (x_1)^{2} \ldots (x_1)^{n} \\
2 & \Leftrightarrow & 0, (x_2)^{1} (x_2)^{2} \ldots \ldots (x_2)^{m} \\
\cdot & \cdot & \cdot \\
\cdot  & \cdot  & \cdot \\
n & \Leftrightarrow & 0, (x_n)^{1} (x_n)^{2} \ldots \ldots (x_1)^{n} \\
\end{eqnarray}

[L’indice en bas indique avec quel entier naturel le réel est en bijection. L’indice du haut indique la position du chiffre après la virgule.

Remarque : Quelques précautions doivent être prises pour éviter qu’un nombre de \R n’ait la forme 0, 9999999… qui est égal à 1.
En effet, si x = 0,99999… alors 10x = 9,99999 … et (10x – x) = 9x = 9, d’où x = 1.
Autre démonstration : 1 = 3×\frac{1}{3} et \frac{1}{3} = 0,3333… d’où : 3×\frac{1}{3} = 3 × 0,3333… = 0,9999…]

La liste étant supposée achevée, on peut construire un nouveau réel, compris entre 0 et 1, qui ne s’y trouve pas : 0, y^{1}y^{2}y^{n}, où :
y^{1}(x_1)^{1}
y^{2}(x_2)^{2}
y^{n}(x_n)^{n}

L’ensemble \R des réels est donc strictement plus grand que l’ensemble \N il a la puissance du continu dont Cantor suppose que le cardinal est \aleph^{1}.

Cette supposition selon laquelle \aleph^{1} est le cardinal de \R et est immédiatement supérieur à \aleph^{0}, appelée « hypothèse du continu », a été démontrée « indécidable » en 1966 par Cohen : elle et sa contradictoire son compatibles avec les autres axiomes de l’arithmétique.

Le paradoxe du plus grand cardinal.

Dès lors qu’à partir d’un ensemble donné on peut construire un ensemble plus grand qui correspondra à l’ensemble de ses parties, on peut supposer une suite infinie d’alephs : \aleph^{0}, \aleph^{1}, …, \aleph^{\omega}, etc…

Le fait que l’ensemble des parties d’un ensemble ait un plus grand cardinal que cet ensemble lui même peut sembler évident pour les ensembles finis ; il l’est peut être moins pour les ensembles infinis. Voici donc une démonstration valable (?) pour tout ensemble :

Supposons que l’ensemble E possède autant d’éléments que l’ensemble P(E) de ses parties : à chaque élément x de E correspond un élément X de P(E) et à chaque élément Y de P(E) correspond un élément y de E.

X et Y sont donc des parties de E à partir desquels on a défini les éléments X et Y de P(E) ).

Appelons ces x, y, … les indices respectifs de X, Y, …
Comme les X, Y, … sont construits à partir des parties X , Y , … de l’ensemble E, on peut imaginer que ces x, y, … appartiennent aux parties X, Y, … qui permettent de former les X, Y, … dont ils sont les indices :

On a donc :
x \in X
y \in Y
… …

Est il alors possible qu’un élément de P(E) n’ait pas d’antécédent dans E ?
Si c’est le cas, alors P(E) est strictement plus grand que E.

Supposons que la liste qui fait correspondre à chaque élément de E un élément de P(E) soit dressée : peut-on encore construire un nouvel élément de P(E) dont on soit certain qu’il ne peut avoir d’antécédent ( et donc d’indice ) dans E ?
On construit alors l’élément Z de P(E), formé à partir de la sous-partie Z de E, telle que Z contienne tous les éléments de E qui n’appartiennent pas à la sous-partie de E d’où est tiré l’élément de P(E) dont ils sont l’indice.
On peut simplifier les choses ainsi :
si x \in X , alors x \not\in Z
si x \not\in X , alors x \in Z

Cette condition pour qu’un élément entre dans Z rend impossible l’indice z de Z , puisque , en procédant par substitution :
si z \in Z, alors z \not\in Z
et si z \not\in Z, alors z \in Z.

Subsiste la question de savoir s’il existe bien un tel x qui n’appartienne pas à X, car il est juste que, sans cela , nous ne pourrions engendrer ni Z, ni Z .
Or, si l’ensemble vide \varnothing est bien une sous partie de E, alors est bien un élément de P(E) ; donc doit avoir un antécédent dans E qui en est aussi l’indice. Nommons a cet indice. Mais a ne peut pas être élément d’un ensemble qui est vide… : on a donc a \not\in \varnothing, c’est à dire que a \not\in A.

Le paradoxe est donc le suivant : il n’y a pas de plus grand cardinal, parce qu’il n’y a pas d’ensemble de tous les ensembles. Supposons en effet que E soit l’ensemble de tous les ensembles : alors il existe P(E) strictement plus puissant que lui. E devrait à la fois être plus grand que tout ensemble et en même temps plus petit que P(E).

Ce paradoxe est en fait intimement lié au paradoxe de Burali-Forti qui affecte les ordinaux : en effet, les alephs sont ordonnés par ceux ci : \aleph^{0}, \aleph^{1}, …, \aleph^{\omega}, etc… ; le paradoxe du plus grand cardinal est donc en fait le paradoxe du cardinal indexé du nombre ordinal qui répond à la définition de l’ordinal de tous les ordinaux.


[1] Critère de Cauchy :

\forall\epsilon>0\ : \exists N\in \mathbb N\ : \forall n \ge N\ : \forall p\in \mathbb N\ : |U_(n+p)-U_n|<\epsilon

Ce qui signifie que pour tout n au moins aussi « grand » qu’un certain nombre N, la différence entre u(n) et n’importe lequel de ses successeurs, noté ici U(n+p), est plus petite que epsilon qui est un nombre infiniment petit (plus grand que 0 mais plus petit que tout réel).

Un exemple de suite de Cauchy est celle définie par u(0)=1 et u(n+1)=1+ 1/u(n) (les premiers termes sont donc 1 ; 2 ; 3/2 ; 5/3 …)

C’est une suite de Cauchy qui ne converge pas dans Q puisque sa limite dans R est le nombre d’or : \frac{1+ \sqrt{5}}{2}