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Des mythes d’amour en poésie

Des mythes d’amour, de la littérature, du corps de l’Art ; du corps, et, du corps de l’Art, dans l’Amour… : ou néo-néo-Manifeste de la Néo-Préciosité.
(Pour céder sans réserve à mon goût passionné de l’impertinence.)

« Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir [1]. »
René CHAR.

(On ne mesure ni l’« Indicible », ni l’« Innommable ». Si l’Art y parvient ce n’est que par la démesure. Or, la démesure — par définition — ne se mesure pas : elle s’apprécie tout au plus. Si faire jaillir la potentialité d’être de l’individu, c’est cela aimer… : écrire sur l’amour (ou, disons plutôt : écrire l’amour), c’est inventer « le corps glorieux » qui manque toujours. — Démiurgie amoureuse, dialectique amoureuse, l’amour courtois est un au-delà du Sacré qui se consacre soi-même dans une royauté à la fois vaine et sublime : il est la recherche éperdue d’un univers surhumain. Entre le « Bien » et le « Mal » incarnés de part et d’autre par le « fin’ amant » et le traître : la femme n’est jamais au fond que le couteau de la balance ; et ce couteau ne peut tenir debout que solidement enfoncé : planté dans leur cœur « comme une épée » dirait la Prouhèze de Claudel. Dès lors, au terme d’un récit s’accordant dans sa « conjointure » à un rêve, l’amant et l’amante s’éteignent sur terre puis s’allument au ciel comme un beau symbole. De prime abord, dans l’essence de l’abord même et dans l’amour comme dans l’Art : c’est le corps qui manque toujours ; par-delà les réponses, lorsqu’il n’est plus question mais « en question ». Car c’est dans sa présence même en fait qu’il fait défaut plus que par l’absence, qui, plutôt, le refait en somme — entendons : enfin résumé au seul être total, enfin transparent, sans scories — disons ecclésialement : sans « poussière » et qui perdure.)

Pour tout lecteur (pour résumer, aller au plus clair de « l’obscur » tel Saint-Thomas) l’objectif premier qu’il doit se fixer — s’il veut transmettre cette expérience vécue, incarnée comme pour l’artiste, qu’est la lecture — c’est de montrer comment on doit (on peut) penser l’œuvre, mais aussi comment l’œuvre nous pense. Car si « la culture, c’est rendre à la masse ce qu’elle vous apporte confusément » comme l’affirmait Mao Tseu-Tong (poète chinois), l’œuvre est alors un miroir, un miroir qui nous réfléchit : celui que Stendhal promenait égotistement mais avec génie le long des routes, celui que Cocteau fustigeait avec une coquetterie proprement métaphysique en suggérant aux « miroirs [qu’ils] feraient bien de réfléchir davantage » avant de nous renvoyer notre image… bref, un miroir qui va jusqu’à parfois nous méditer, nous concevoir, puisqu’il nous renvoie notre — et, à nôtre — part propre de l’« inconscient collectif », à ce que cette part peut avoir de commun et de singulier.

— Foin de tout « sujet » donc, quel qu’il soit : quel est notre « objet », avec, au fond, chacun des livres [oui, au-delà et par-delà leur sujet propre, j’ai bien dit] ?

— De façon provocatrice, je répondrai : la littérature amoureuse. Et ce de quelque genre qu’ils soient, de quelque ton aussi : livres courtois, livres de haine, livres politiques, livres philosophiques […] et mystiques a fortiori, du moment qu’ils soient livres (entendez, entendons : littéraires, de la littérature ainsi, bref : de vrais livres) ; sans compter bien sûr, tout ce qui en littérature ressemble de près ou de loin aux :

[…] peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; [et à] la littérature démodée [ :] latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs [2].

— Tous les livres traiteraient du rapport amoureux ?

— Oui, oui ! […] OUI, vous dis-je !!!… […].

— Pour certains, bon, c’est un constat. Certes, cela peut ne pas paraître évident chez d’autres […]. Mais prenons les romans : tous ces héros parqués, marqués par l’impossibilité d’aimer, ces femmes, jeunes femmes ou filles, que ces héros comme autant d’Hamlet laissent se noyer sans rien faire (un peu comme le héros de La Chute [1956] de Camus [1913-1960], quoi ! ) : — tout un symbole ! — Est-ce si loin de notre sujet ? Quant aux œuvres plus politiques — là soyons plus précis, comme les tragédies de Shakespeare (1564-1616) : Henry IV ( 1597-1598), Richard III (1597), Macbeth (1606), ou même le Calderon de La Vie est un songe (163-1635) avec l’exaltation qu’il fait de la « raison d’État » prédominant en définitive sur les intérêts privés et sentimentaux du roi — : nous sommes en droit d’y attendre, d’y entendre, comme un écho adéquat ce propos de Camus : « Les puissants sont souvent des ratés du bonheur. » ; phrase, maxime, qui ne peut apparaître, ici, que conclusive.
Du roman courtois, de la poésie [y compris philosophique mystique ou, même de profération] ne parlons pas : le chant d’amour s’élève partout et quasi tout lui sert de lèvres : jusqu’aux objets…

— La littérature et l’amour. Donc.
Quand Elle a du prix : Il est là. Et, si je suis conscient de faire un « prix de gros » par mon incommensurable insouciance de ne pas fournir plus d’exemples précis, c’est quand même un « prix au détail » qui se fixe tout seul, ici.

— La littérature, et l’amour […], chez l’être humain […] (l’« homme » : femelle ou mâle) : mammifère supérieur qui donc possède un corps (on l’oublie souvent, on a tort), un corps et un « ça » disent les psychanalystes ; un « ça » qui n’est au fond peut-être encore que le corps, comme quand Léo Ferré, nous lance : « Arrange-toi avec ça ! » Car, qui dit « la question du corps » dit aussi : « le corps en question. »

— Questions. Elles se posent ainsi ici : parfois pesantes, parfois trouvant la Rédemption d’une réponse et sa légèreté comme on le verra. Le corps, instrument de l’amour : est-il l’instrument imparfait ? Pour le dire par une métaphore : dans l’harmonie qui est en jeu, qui tient l’archet et quel est le morceau qu’on joue ? — Qu’est-ce que l’amour ? Sachant que l’on s’interroge, nous d’abord, sur un autre corps avec ses autres jeux et enjeux, son harmonie propre, comme en répons : celui de l’écriture, qu’on aborde [si on joue le jeu] à la fois comme instrument et archet soi-même, avec la totalité de notre être. — « La lucidité se trouve dans mon froc » disait de façon provocatrice — mais combien juste ! — Léo Ferré. C’est déjà une réponse « en soi ». Rajoutons le cœur, l’âme… : et, nous avons la totalité dont je parle. Mais, ce corps de l’écriture : est-il substitutif ? Est-ce que le corps de l’écriture nous dit que l’amour n’est pas dans le corps, qu’il faut en inventer un autre, qui, déjà, par rapport à l’autre vieillit déjà mieux, dure ?… Pour paraître sérieux, crédible, en déployant des arguments d’autorité choisis tel le paon soigneux, besogneux, il faudrait citer ici les fragments de certains écrits de Malraux [3] sur l’art, sur l’art et le temps. Exemple : « Nous ne savons pas ressusciter les corps mais nous savons peut-être ressusciter les rêves. » — Je cite Malraux [et, surtout, car c’est là l’objet de la vraie critique : je commente].

— Beaucoup de questions, de questions qui se pressent en foule autour de héros singuliers qui, peut-être, ne le sont (et ce sera à définir) qu’en apparence ! — « … Appât rance … » : le jeu de mots certes est facile, cependant tentant pour parler des corps et des rêves qu’ils suscitent : sauvegardés toujours par le seul solitaire corps de l’écriture qui cherche son lecteur ou sa lectrice pour revivre l’union encore… — Sous quelle espèce alors ?
Pour l’auteur, pense Giraudoux : ¬¬« Écrire, c’est le désir d’être aimé. » — Est-ce si faux ? Le refuge dans le corps du texte n’est-il pas pourtant la preuve du refus du corps, de la peur du corps qui habite ou qui habitait auteur et lecteur ?

— Il est vrai que le recours à l’écriture est une part quasi commune à tous les adolescents, qui, pour remonter à la source du geste, ce sans détour et sans pruderie, mettent la main à la plume à défaut de la mettre ailleurs. (— Irai-je […], oserai-je pousser la provocation jusqu’à demander psychanalytiquement avec quel instrument plus tard, quelle partie de son être propre l’auteur [— cet éternel adolescent ?…] en fait écrit son œuvre ? — Non ! Revenons aux adolescents… qui mettent la main à la plume : […] par défaut). Pour la plupart, du reste, une fois qu’ils ont osé, osé enfin la mettre ailleurs la main, et que la main connaît désormais le chemin : ils n’écrivent plus. (Nul ne sait ce qu’il advient de la plume, alors !…) La « main à plume » qui selon Rimbaud vaut « main à charrue » ne connaît plus que la « charrue » alors, le travail, et […] le reste ( : — « Hue ! la Marie !! »). C’est ce qu’on appelle le processus de sublimation, psychologiquement, psychanalytiquement. J’ai déjà prononcé le mot : bien recensé, parfaitement bien connu, bien décrit. Est-ce à dire que tous ceux qui continuent à mettre la main à la plume, à la mettre encore, après la crise d’adolescence [et qu’on appelle les écrivains] quoi qu’ils disent : « subliminisent » ?

— Revenons à mon premier point : « Écrire, c’est le désir d’être aimé » nous confiait Giraudoux. Soit ! Admettons ! : une fois les réserves qu’on y peut mettre éclaircies.

— Second point : qu’est-ce que l’amour ?
Le poète Pierre Reverdy affirme que « la poésie n’est certainement pas dans les choses, autrement tout le monde l’y découvrirait aisément, elle est dans une certaine activité du poète qui consiste à ajouter à la vie, précisément ce qu’il lui manque. [4] » Si c’est vrai, quand les écrivains parlent d’amour : est-ce à dire qu’ils parlent d’un « manque » ? Ne font-ils jamais que circonscrire le vide béant de notre désir et circonvenir par les mots que ce qui s’agite autour ? — C’est bien possible ? Car, enfin, qu’est-ce qu’on aime dans l’amour ? — L’autre ?… L’amour [que l’on songe encore à l’amour « romantique » et adolescent] ? Ce que nous apporte l’amour, ce qu’il permet de découvrir de soi par l’autre et d’être : bref, ce devenir de soi sans cesse né, rené du désir ?

— Serait-ce les trois ? Davantage… ?

— Revenons-y un instant [puisque posséder l’instant c’est posséder l’éternité un instant]. Revenons à ce devenir de soi sans cesse né, rené en effet du désir — comme le pense la fin’amor et l’amour courtois, tout en fixant les conditions radicales de cette renaissance beaucoup plus difficile à être — […], posons la question essentielle et sans plus tarder : ce devenir-désir, dès alors, que devient-il, qu’advient-il de lui quand la satisfaction, la réalisation de ce désir [réalisation qu’on nomme : plaisir] l’oblitère, le concrétise, ne fait plus de lui un but, donc le tue, l’annule : instant d’éternité soudain rendu au temps ?

— Eh ! Le problème n’est-il pas de trouver pour les écrivains de l’amour, le moyen de faire durer ce désir qui permet le devenir de soi et de l’autre : pour et par l’autre, pour et par soi ?

— Comme vous l’avez déjà vu, comme vous le voyez bien : j’en reviens, je suis revenu à mon processus de sublimation d’abord évoqué, et [on l’a dit] : d’abord partagé par tous, que l’écrivain fait durer. — Mais pourquoi le fait-il durer ? — Est-ce là aussi le choix pour lui d’une éternelle immaturité ? — C’est une autre question, autre et dans la question cette fois, que nous laisserons en suspens celle-là.
(Notons, au passage sans plus, que ce processus de sublimation par l’écrivain — « l’écrivain-poète » disons et poète lyrique plutôt, sachant que tout écrivain peut en cacher un autre sans qu’il paraisse — est alors son « ça » refoulé. Il perdure donc bien pour lui, par-delà l’adolescence. C’est un fait. — Faut-il en déduire qu’il est et qu’il reste : l’éternel adolescent entre tous les êtres humains ? De fait, c’est bien le cas de certains que l’on pourrait citer. Mais laissons cela.)

— Suivons notre fil, plutôt notre « ligne » comme dirait Cocteau. Intéressons-nous à la question même, non à celle dans la question [quitte à y revenir plus tard, si nécessaire !]. Cette question, je la rappelle : comment fonctionne le processus de sublimation mis à l’œuvre dans l’écriture, dans l’écriture et ailleurs ?

— À mon sens, mais pour résumer les points de vue communs et convergents des psychologues, des critiques et des mystiques : de trois façons, lesquelles correspondent à autant de type d’écrivains et de gens au fond, dont le poète [ : l’écrivain, l’artiste,] est toujours plus ou moins le représentant :
1°) Première façon : la façon névrotique. L’écriture est bien alors écriture de substitution qui se substitue à l’activité sexuelle, laquelle, pour la psychanalyse, est au cœur de l’être et des ses préoccupations constantes, conscientes ou inconscientes, comme le sexe est au cœur du corps. Cette écriture névrotique, en opérant son processus de sublimation selon souvent les lois de l’Ouroboros alchimique [du serpent qui se mord la queue : fort à propos ici !] se croit thérapeutique. Elle se trompe. Elle a tort.
2°) Seconde façon : la façon amoureuse. L’autre de chair est l’objet de la sublimation : il est déïfié. Il suffit de songer à la poésie d’Éluard pour trouver une illustration. Éluard étant un bon choix du reste puisqu’il nous rappelle qu’il n’est nul besoin de croire en un Dieu pour sublimer de cette façon.
3°) Troisième et ultime façon : la façon mystique. L’amour humaine sert alors quasiment toujours de métaphore et l’écrivain ne recule pas devant l’expression érotique de cet amour : en réalité du « plus Haut », du « plus Grand », du « plus Éternel » que l’homme. Je pense au Cantique des cantiques dans La Bible où le « Bien-Aimé » est Dieu et la « Bien-Aimée » : la créature. L’écrivain qui se sacrifie — et non pas seulement sacrifie — à ce type d’œuvre [d’écriture et de création] sait que l’amour humaine n’est que le brouillon de l’amour divin, qu’elle n’en est que l’étape souvent obligée et dont les grands saints parfois se dispensent [quand ils le peuvent, avec pour contre-exemple majeur mais non pas unique — ô combien ! — celui d’Augustin], dont ils se dispensent, disais-je donc, en écrivant la page de leur vie d’emblée. Je pense à la poésie torride — au sens premier — et sublime, d’un Saint-Jean de la Croix [5] (1542-1591) ou d’une Sainte-Thérèse d’Avila [6] (1515-1582)[dont tout le corps des textes brûle d’un des plus hauts feux jamais allumés de mémoire de poète, au point que la question d’être chrétien ou non, athée ou non, ne se pose même plus s’il s’agit de le reconnaître. [7]] La littérature des grandes et des grands mystiques sans doute, il n’y a pas de littérature plus incarnée que celle-là et pour cause : la crucifixion, là, n’est pas seulement d’agrément, et l’amour courtois comme la fin’amor y tendent tout entiers, même s’ils tentent souvent de la détourner de son but.
Ces trois processus de sublimation qui sont communs à tous, échappent-ils ou n’échappent-ils à présent à la loi énoncée par Mao Tseu-Tong [8] (1893-1976)(poète chinois) qui voudrait que toute œuvre relève de l’inconscient collectif [9] ? Un auteur : comment exprime-t-il sa part de singularité ? — Qu’ont-ils tous de commun, tous ces auteurs, dans cette expression de l’amour, du « désir d’amour », du « rêve d’amour », pour reprendre [non sans une certaine ironie] le titre d’un morceau du Hongrois Franz Liszt ? Qu’y a-t-il de commun et de différent parmi et dans tant de livres ?

— « Autant de lecteurs, autant de livres » disait Guéhenno, […] sagement.

— Peut-on, et, doit-on dire : autant d’amants, autant d’amours différents ?

— Le sexe étant au cœur du corps (ce dessin de Léonard, d’un homme nu, jambes tendues, bras écartés, le sexe au cœur du corps et nu : rappelons-en l’image au passage […]), …le sexe étant au cœur du corps : on aurait tendance à considérer que l’amour c’est d’abord la rencontre de deux corps. Mais si l’on songe à cette question du désir et que l’on se rappelle la phrase de Reverdy à propos de la poésie qui souvent s’y confond — qu’on se rappelle aussi à cet égard qu’Éluard donnera pour titre à l’un de ses plus célèbres recueil celui de : L’Amour, la poésie (1929) — si l’on songe donc à cette question du désir, de la poésie, de l’amour… lesquels très souvent se confondent : l’amour [conséquemment le couple] n’est-ce pas, ne serait-ce pas que ce qui survit aux corps et pendant que les corps parlent puis reparlent encore : déjà ce qui est déjà au-delà ?

— On le comprend, j’aborde là la question du vieillissement, ou plutôt celle de l’éternelle jeunesse des héros à laquelle la plupart des auteurs s’accrochent comme à un radeau qu’ils sabordent souvent sur les « gouffres amers » du temps puisqu’il n’aborde aucune île, sinon celle, peut-être, d’Arnold Böcklin : L’Île des morts. La mort étant ici la forme suprême du renoncement.

— Oui […], si l’on regarde de près la plupart des grands livres traitant d’amour dans l’histoire de la littérature mondiale : on constate qu’ils ont tous haussé cette question du corps jusqu’à la hauteur du désir, qu’arrivé à cette hauteur du désir, ils la haussent encore jusqu’à la hauteur du dépassement …du renoncement. Rien d’étonnant, car soyons clair : pour faire la part du particulier et de l’universel dans l’amour — ayant déjà compris, compris déjà, que, seul [seulement dans l’universel] l’amour survit, …se survit — admettons-le donc sans détour : c’est le mode de réalisation du désir qui est le particularisme, la singularité dont tout à l’heure nous parlions et qu’il nous fallait débusquer. Ce particularisme, cette singularité apparaît dans la plupart des intrigues comme devant aboutir à un sacrifice pour que l’amour puisse survivre [ajoutons : effectivement, c’est-à-dire : oui, au-delà des faits]. Les héros renoncent au plaisir ; nos héros renoncent au plaisir. C’est bien un fait le plus souvent : c’est là toute la leçon de la préciosité, qui, si l’on y songe, réapparaît dans le Cyrano de Rostand. — Pourquoi diantre l’amour dure-t-il, là [chez Rostand] ? — Parce qu’il n’est pas consommé : il reste intact, intact, malgré les années ; d’autant plus beau encore que les corps, eux, se dégradent, sont de toute évidence et de plus en plus appelés à disparition, ne sont de toute façon déjà plus pour jamais ce qu’ils avaient pu être, ce qu’ils étaient. Alors, oui ! comme Roxane aime Cyrano lorsqu’elle apprend ce qu’il fut : c’est-à-dire d’abord des mots. Et qu’il importe peu alors qu’il fut laid : qu’il fut laid, jadis ! Jusqu’à l’absence du corps de Christian qui jusqu’alors laissait Cyrano sur le seuil du dire, de l’aveu : jusqu’à ce corps qui soudain ne vaut pas plus que celui — laid — de Cyrano, et, passé : déjà du passé de toute façon, lui aussi ! — Pas de doute : les corps, s’effacent bien devant les mots. Seuls les mots comptent ici. Oh ! peut-être pas qu’en littérature au fond. Car ne l’oublions pas, ne l’oublions jamais : la littérature n’est jamais au fond que l’ombre de la vie ou sa lumière quintessenciée, sauvée, sauvée du « gouffre ». — Une anecdote personnelle, tirée de la vie, au passage. Je n’y résiste pas : tant, il me semble, elle est belle ! Quand ma grand-mère maternelle mourut à l’hôpital à quatre-vingt onze ans, dans le silence parcouru seulement par le silence de l’électrocardiogramme devenu peu à peu d’un continu marmoréen comme si sa ligne de vie soudain se détendait pour créer un autre horizon plus essentiel, peut-être… — oui simplement plus essentiel : la mort faisant sa nuit se faisant jour soudain sous la nuit de la vie « qui passe » : ce jour, ce jour s’avouant enfin comme un but, ou bien l’orée d’une autre vie — dans le silence, on entendit : « Je ne verrai plus ce beau corps !… » C’était mon grand-père… : quatre vingt neuf ans. — Sept mots (tout juste). Et il se tut. …Même si, moi aussi, comme mon grand-père, je voyais ma grand-mère avec les yeux de l’amour : « beau corps » ce n’était plus qu’un mot. Et elle, un peu avant, lui reprochait un mot, un mot aussi, qu’il avait dit, jadis, jadis […], que ces sept mots-là effaçaient d’un coup : les transfigurant de silence dans la plénitude soudain retrouvée de l’amour. — Oui. Ce qui reste, ce sont des mots… : des mots, quand il n’y a plus rien. Des mots en corps. « Words ! Words ! Words ! » : Shakespeare avait raison, mais je ne les entends pas toujours comme : « une assemblée de chiens hurlant à la mort sous la lune » ; du moins pas toujours, comme lui ! Certains mots, certaines fois, regagnent beaucoup sur la mort, même : ils regagnent tout, peut-être ; certaines fois. Parfois. Parfois…

— Quand la vieillesse n’est pas ainsi magnifiée, sublimée, ce qui est très rare dans la littérature et fait du Cyrano de Rostand une œuvre pathétique et belle où, génération après génération, depuis cent ans, le public de tous âges, de toute condition sociale, se reconnaît, reconnaît qu’on atteint-là au cœur de l’humain même sans vraiment le comprendre ; quand la vieillesse des amants est occultée […], dirais-je donc : refusée [ce qui est le plus souvent le cas, le cas le plus fréquent], la règle est la suivante [elle domine dans presque dans tous les grands textes d’amour qui sont depuis devenus des mythes mondiaux — nous parlons ici des héros — je la résume ainsi] : ils sont beaux […], ils sont jeunes […], ils sont purs […], ils s’aiment […] (et, cinquième élément dans la surenchère, cinq : chiffre ici de la quintessence, de la perfection, d’une perfection qui se paye, comme tout, or, au prix le plus fort, bien sûr) : […] ils doivent mourir. Sinon, comme le dirait Anouilh, impitoyable mais combien juste et réaliste, la vie passera sur eux [10] : avec toutes ses saletés, toutes ses trahisons, tous ses reniements ; même s’il faut ajouter, d’emblée [positif par volonté et par vœu] : aussi toutes ses Rédemptions, pour qui veut.

— Car, reniement n’est pas renoncement. Ne confondons pas !

— Seul le renoncement est grand !
« Il est plus facile de mourir pour la femme qu’on aime, que de vivre avec elle » disait le romantique allemand Heinrich von Kleist qui se suicida avec sa fiancée Henriette Vogel [« le petit oiseau »] au bord du lac de Wannsee avant sa trente-cinquième année, à trente-trois ans : âge christique, âge critique, s’il en est ! [Nous étions en 1811 alors. — Quand on pense que c’est là plus tard qu’en 1943 Heydrich décidera « la solution finale », l’holocauste des juifs d’Europe : quelle ironie !]
L’amour a donc sa singularité : la réalisation du désir, le plaisir, qui, le plus souvent correspond à la mise à mort du désir, par le biais de la « petite mort ». C’est là que tout se joue, puis que tout est joué quand l’amour n’a pas trouvé de but au-delà, n’a pas su se dépouiller pour atteindre à l’universel. C’est là l’universelle loi.

— Est-ce pour cela que les écrivains [disons la plupart d’entre eux] s’emploient à en faire un mythe, à l’élever ainsi à l’universel, pour le débarrasser, presque rageusement semble-t-il [le nettoyer diront les puritains], l’émonder de ses particularismes, de sa singularité, avant et afin de pouvoir en faire « la forme du monde » diront certains, ou son « miroir », son miroir au moins, diront d’autres ?… — miroir, miroir aux alouettes ? — miroir…, mouroir […] :
« Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,
Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs. »
pour emprunter deux vers au poème liminaire de la partie « Spleen et idéal » qui ouvre Les Fleurs du mal de Baudelaire : « Bénédiction ».
Les « yeux », les « larges yeux » de la Beauté idéale [11] ne sont de fait souvent que le miroir spéculaire cachant le sphinx dévorateur. « Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris » dit « la Beauté [12] » et il faut répondre à l’énigme. L’énigme, oui : toujours la même ; non plus seulement : « car enfin qu’est-ce que ma substance, ô Grand Dieu ? » comme le criait Bossuet [13] (1627-1704), mais bel et bien, oui, bel et bien comme Pascal (1623-1662) l’entendait : « Car enfin, qu’est-ce que l’homme dans l’infini [14] ?… » — Combien d’alouettes, « vers les cieux, le matin », prenant « un libre essor » dans l’« Élévation [15] » baudelairienne furent ainsi prises au piège, finirent dévorées par l’idéalité : le sphinx de leur propre rêve, plus qu’aucun autre est carnassier pour qui en est la dupe !

— S’il s’avère en effet [et, il s’avère, en effet, de toute évidence !] que la plupart des amants se reconnaissent dans le mythe ainsi proposé (Oh ! Comme en substitution de l’amour, disons : nu, sans mots pour l’habiller, pour le parer, pour le rendre plus beau, plus beau enfin que celui des chiens et des autres animaux : songeons au Tristan et Iseult de Béroul…, au Roméo et Juliette de Shakespeare, à Lancelot et à Guenièvre du Lancelot ou le chevalier de la charrette de Chrétien de Troyes, pour ne citer que trois exemples […]), comme il s’avère qu’ils se reconnaissent tous, oui, les hommes — leurs amies, amies et amants — dans le mythe, voire co-naissent l’un à l’autre (Cf. : le Traité De la co-naissance au monde et de soi-même de Claudel)(1904) par-delà le mythe… : — La question qui se pose à nouveau, et, nouvelle, c’est :

— Qu’y voient-ils de leurs « yeux mortels », dans ce mythe ?…

— « La couronne mystique », le « beau diadème éblouissant et clair » qui n’est « fait que de pure lumière/Puisée au foyer saint des rayons primitifs » (pour citer encore Baudelaire, et toujours celui de « Bénédiction ») qui, d’entrée de jeu, et même sans ce jeu, s’avoue ?

— L’amour, oui l’amour serait-il (serait-elle ?) cette « bénédiction » rêvée rarement reçue et qui permettrait d’oublier la haine, de retrouver le paradis perdu : le « paradise lost » miltonnien des romantiques ? — Qui le sait et qui le saura ? — Qui pourrait dire si les poètes eux-mêmes se leurrent parfois sur le sujet ? — Mais, cette fois, est-ce une question ? — Quoiqu’il en soit, « bénédiction » rêvée qui hante le poète et tant d’autres, cette amour — mythique en nous — pensent-ils tous qu’elle pourrait absoudre toute la haine qui nous régit, qui nous habite et qui pourrit ce monde enfin ? Ne l’espèrent-ils pas comme unique recours ?

— C’est, là, peut-être, qu’il nous faudra conclure, momentanément, sur une autre énigme, un autre dilemme : celui de l’Histoire (avec un grand H : sa grande hache, voire sa francisque !), l’Histoire donc : celle collective et en face d’elle (qui la plupart du temps n’est rien pour elle et dont elle se nourrit pourtant comme Moloch ou Baal) : celle individuelle quasiment toujours sacrifiée, détruite. L’acte d’écrire n’est-il pas l’affirmation du primat illusoire de l’histoire individuelle sur l’Histoire qui n’hésite jamais à la broyer quand elle s’en mêle, quand il y a « des histoires », et, là où il y a « des histoires », d’amour ou non ?
L’histoire, la petite, face à l’Histoire, la dite « grande »… : le viol trop fréquent par la seconde de la première et le traumatisme qui en résulte pour le reste d’une pauvre vie qui doute, qui doute et qui crie, ou qui, plus posément parfois — c’est peut-être, là, le génie — affirme qu’elle existe encore […] : Eh bien ! C’est en bonne partie ce qui fait l’objet de la littérature, ainsi […], souvent […], toujours […] : ou thérapeutique ou de questionnement, ou les deux.
Et je m’arrête au seuil du livre d’Albert Camus que je citais tout à l’heure à dessein : La Chute qui semblait ne pas être « sujet » dans l’« objet » qui nous préoccupe et qui l’est bel et bien ici, au titre chargé de symbole autant qu’on peut être symbole ou symbolique.

— Qui pourrait le nier parvenu ici et après le chemin parcouru : si modeste, si modestement soit-il ?…

— Pour les autres œuvres (bien au-delà peut-être, et pour le reste, en résumé) l’homme a besoin de croire, et pour croire en soi : il a besoin d’un modèle et son besoin : c’est d’être aimé.

— C.Q.F.D. : Merci, Monsieur Jean Giraudoux !
Écrire, est bien « le désir d’être aimé », sans nul doute. Mieux ! c’est pourquoi la plupart des œuvres, qu’elles l’avouent ou non, traitent d’amour.

BILAN PREMIER : TOUJOURS PREMIER, TOUJOURS !…

— Le problème essentiel de la littérature et de l’Art, c’est cela : essayer de trouver autre chose que ce corps où nous sommes prisonniers malgré tout, tenter de trouver quelque chose au-delà sans sombrer cependant dans le néoplatonisme ni sulpicien, ni délirant.
La littérature ¬— l’art en général — c’est une échappée : l’espace et le temps d’une fuite mais qui peut être héroïque pour qui sait vers quoi il court, pour qui sait de quel but il indique la route qu’encore il indiquera lorsque le temps qui le fige déjà le figera comme le regard de Méduse. Car l’art : c’est une façon de tenter de renvoyer son regard à la Mort pour la pétrifier.

— Chercher dans l’amour ce que celui-ci ne peut apporter et qui se confond à l’amour de « Dieu » [ou si vous ne croyez pas : de « l’Humain »], c’est cela : « créer ». Les amants s’aiment toujours par-delà les corps trop petits, par-delà les cœurs trop étroits. Ils s’inventent incessamment et laborieusement l’espace […] où ils sont enfin éternels.
Ce qui « génère » l’œuvre : c’est l’obsession d’un « corps glorieux » dont l’œuvre est l’apparition cauchemardesque ou merveilleuse.

— Écrire, créer : c’est former et palper du corps abstrait, mais, soyons clair : aimer aussi.
Comme l’amour — quoi qu’il paraisse — : l’Art est un au-delà du corps.

CONCLUSION, MAIS SUSPENSIVE

— « Parmi les droits dont on a parlé dans ces derniers temps, il y en a un qu’on a oublié, à la démonstration duquel tout le monde est intéressé : le droit de se contredire… » écrit Baudelaire, dans l’album de son ami, l’écrivain dilettante et bavard Philoxène Boyer.
Accordons-le d’abord à l’Art ce droit « nécessaire » : puisqu’il en a un tel besoin. Accordons donc à l’Art ce droit… au paradoxe […], et à l’amour […] : l’amour de l’Art !
Car l’Art : c’est bien le lieu de tous les paradoxes et de leurs déambulations. L’Art : c’est comme le hors-lieu et comme le hors-corps de tous et (sic !) c’est aussi de chacun en particulier : le lieu et le corps particuliers.

— Paradoxe ! Paradoxe de l’œuvre d’Art, en effet ! qui exalte le tout du corps et cependant en même temps sa radicale mise en doute !

— Paradoxe de l’Art : qui exalte la vie et qui la nie du même coup, comme si la Vérité ne pouvait exister jamais sans contenir la force qui la nie pour citer le vieil Héraclite relayé plus tard par Leibniz puis par Hegel, et… Spinoza !

— Exaltation-détestation du corps, du corps et de la vie : comme l’amour et la haine peuvent être, sont et demeurent toujours, les deux faces d’une même réalité, qu’on la nomme : la vie, ou la nomme : l’amour.
C’est encore et toujours la Vérité qui doute.

— Bon.
Arrangeons-nous en. — Quoi faire d’autre ?
Et s’il en naît l’angoisse : « L’angoisse ? Oh ! l’angoisse… [disait Gœthe], c’est le meilleur ! ! !… : c’est le meilleur de l’homme. »

(Septembre 1997)
[Cet article est paru une première fois dans la version papier de la Revue Polaire, aux éditions GabriAndre, en 2000.]


[1] .— In Seuls demeurent, cité par Maurice Blanchot, in La Bête de Lascaux, éd. G.L.M., 1958, p. 20.

[2] .— Arthur Rimbaud : « Alchimie du Verbe », « Délires II », in Une saison en enfer.

[3] .— André Malraux (1901-1976) : Le Miroir des limbes (1976), La Tête d’obsidienne (1974) : pour n’en citer que deux.

[4] .— Pierre Reverdy : in Cette émotion appelée poésie, Écrits sur la poésie (1930-1960), éd. Flammarion, 1974.

[5] .— Saint Jean de la Croix (Espagnol) : Dits de lumière et d’amour- Dichos de luz y amor, Œuvres spirituelles- Obras espirituales (1618), Poésie-Poesias, Précautions- Cautelas, Quatre avis à un religieux—Cuatro avisos a un religioso.

[6] .— Sainte Thérèse de Jésus (Teresa Sanchez de Cepeda y Ahumada da Avila)(Espagnole) : Le Château intérieur-Castillo interior (1577), Le Chemin de la perfection-Camino de perfection (1583), Poésies-Poesias, Vie—Libro de su vida (1588).

[7] .— Voir à cet égard les superbes éditions de ces textes et leur traduction chez l’éditeur même des surréalistes : j’ai nommé Guy Lévis Mano.

[8] .— Mao Tseu-Tong : Interventions aux causeries sur l’art et la littérature de Yen-an-Tsai Yenam wen yu tsuo tan houei chang ti tsiang houa (1942), Poèmes (1957-1976).

[9] .— Mao Tseu-Tong : — « La culture, c’est rendre à la masse ce qu’elle vous apporte confusément. »

[10] .— Voir : Antigone (1944).

[11] .— Voir : « La Beauté », in Les Fleurs du Mal (1857), « Spleen et Idéal », XVI, I.

[12] .— Ibid.

[13] .— Jacques-Bénigne Bossuet.— Voir : Oraisons funèbres (1656-1691) & Sermons (1643-1702).

[14] .— In Pensées (1670)(inachevé).

[15] .— Charles Baudelaire : « Élévation », in Les Fleurs du Mal (1857), « Spleen et Idéal », III, I.




Le « Moi » : cancer de l’Occident

Et si tous nos maux nous venaient de Jean-Jacques Rousseau et de l’invention du « moi » romantique ?…

« L’homme existe poétiquement sur cette terre. »
Novalis

« LES MARAIS OCCIDENTAUX »

Gavroche, s’il n’a pas poussé les études philosophiques assez loin pour démonter les processus mentaux occidentaux dans lesquels il se débat, l’homme occidental contemporain ne sait pas que comme tous en Europe il peut chanter :

Je suis tombé par terre,
C’est la faute à Voltaire,
Le nez dans le ruisseau,
C’est la faute à Rousseau [1] […]

Il le sent intuitivement néanmoins et relègue parfois l’Occident, l’Occident quasi vidé de tout sacré, l’Occident déchu, l’Occident sans âme d’aujourd’hui, aux marches de son horizon mental.

Aux marges, loin, bien au large, sur ses portulans doivent se trouver et se perdre « les marais occidentaux [2] » ainsi que les nommaient Rimbaud. Pour quelques esprits libres, à cet égard toujours la détermination à renier sa terre accidentelle, sa civilisation natale de hasard, reste sans faille. Comme l’évadé de Charleville, de « Charlestown », il leur faut — ils le sentent — retourner à « l’Orient », à « la sagesse première et éternelle [3] », à la patrie primitive.

Fi des « marais occidentaux », des cloaques d’un tout à l’ego qui déborde et qui fermente, qui se projette au mieux sur tout et qui ne fait écho à rien ni à personne, ils préfèrent pour patrie l’Orient mythique et mystique, lequel a déjà donné asile aux rêveries des « fils du Soleil [4] », des fils naturels de Rimbaud que furent Segalen et Claudel.

LE TOUT À L’EGO

En Occident, tout le malheur de l’homme tient à l’être ou plutôt à ce « moi » narcissique, paranoïaque et pseudo citoyen, à jamais immature, qu’orphelin — coupable fantasmatiquement d’avoir tué sa mère en naissant — Rousseau a inventé pour exorciser son angoisse. « Jean-Jacques », qui se dupait soi-même névrotiquement, « Jean-Jacques » a dupé tout le monde en faisant de ses Confessions la nouvelle Bible, entendons aussi la nouvelle Thora, le nouveau Coran.

La chose lui était d’autant plus facile que, sous la poussée du matérialisme né du libre-échange et du capitalisme naissants qu’allait bientôt conforter le triomphe de l’industrie [5], Dieu se mourrait alors en Occident. Il fallait bien le remplacer par quelque chose. Le « moi » rousseauiste fit l’affaire. L’homme, se prenant pour son propre Dieu, y a trouvé son alibi, l’alibi de son égoïsme, l’alibi de son nombrilisme béat volontiers meurtrier, son argument d’autorité, sa propre justification, et, après avoir vécu ou tenté de vivre longtemps « à l’imitation de Jésus-Christ », l’Européen de la fin du XVIIIe se mit à vivre à l’imitation de « Jean-Jacques », cantonnant Dieu au mieux dans un rôle d’huissier destiné à faire rentrer et à mettre au banc des accusés l’humanité pour entendre le réquisitoire exalté, délirant d’un « moi » névrotiquement coupable de se haïr et qui la condamnait en bloc pour tenter de se disculper.

Ce procès fou de l’humanité convoquée au tribunal d’un moi hystérique, au jugement dernier d’un ego surdimensionné pour y entendre sa sentence de mort et de malédiction, sa condamnation aux pires tourments de l’Enfer et du Tartare, tel que Rousseau l’expose dans le prologue des Confessions, s’est ainsi rejoué, décliné dans toutes ses variations durant tout le XIXe et le XXe siècles ; les postmodernes dans leur narcissisme dandy et nihiliste vouant l’humanité, ses idéaux et ses aspirations au « Bon », au « Beau », au « Noble »… à la dérision, étant en quelque sorte ses ultimes héritiers, les héritiers de « Jean-Jacques » et de son « moi » hypertrophié à l’âme asthénique étiolée.

Et dire !… Et dire que « Jean-Jacques » prétendait retourner à l’état utopiquement fantasmé du « bon sauvage », prétendait nous faire passer du « Je pense donc je suis » de Descartes au « Je sens donc je suis » romantique !… Dire qu’il prétendait ainsi réenchanter le monde !… Mais ce qu’il fallait sentir, « Jean-Jacques », ce n’était pas soi, mais le monde… Ce qu’il fallait, ce n’était pas projeter partout son « moi [6] » sur le monde, mais s’en faire la chambre d’écho, le laisser pénétrer en soi afin de lui donner une voix qui indique une voie à l’homme, à tout homme.

Tout le malheur de l’homme en Occident tient à l’emprisonnement gnostique dans le cœur rétracté de ce moi romantique saturé de soi qui ne peut faire écho à rien ni à personne, aussitôt devenu démiurge et totalitaire avec ses premiers disciples fanatiques que furent Robespierre et Saint-Just, qui, héritant d’abord de sa paranoïa, l’élevèrent au rang d’« Être suprême », en allégorie de la « Raison » souveraine, en firent un monstre de déraison s’autorisant à décréter la mort d’autrui au gré de sa seule fantaisie, par goût soi-disant de pureté, de pureté incorruptible.

De son culte célébré sous la Révolution française avec faste de têtes tranchées et de massacres, durant ce temps, que, pour ma part — songeant à Maximilien Robespierre, premier fils naturel de Rousseau et l’aîné d’une longue lignée, — je nomme « le romantisme du sang », naquirent bientôt les deux grandes utopies romantiques que sont le nationalisme (« Ein Volk. Ein Reich. Ein Führer. ») et le communisme (« Moi, c’est tous. ») Les paresseux, les lâches, les imbéciles, les incapables de tous pays d’un ou de l’autre bord s’unirent alors en masse pour mettre leur « moi » dont ils n’avaient que faire ou ne savaient que faire ou dans lequel ils plaçaient bien trop d’espérance, au mont-de-piété du « culte de la personnalité » du chef, dans l’espoir d’en tirer quelques bénéfices immédiats. C’est ainsi qu’ils ouvrirent les gueules du Moloch que furent le goulag et les Konzentration Lager nazis. C’est ainsi qu’ils se damnèrent au nom du « moi » souverain, c’est ainsi que de fait ils s’endettèrent pour la vie jusque dans la mort et se mirent eux et leurs enfants sur la paille des Nations vaincues, vaincues et pour jamais coupables.

Voilà, voilà bien ce à quoi avait mené le « culte du moi » en Occident. Ce n’est pas oser « écrire un poème après Auschwitz » qui « est un acte de barbarie », Monsieur Adorno ! c’est oser encore parler du « moi », c’est oser encore le théoriser, le mettre en épingle, le mettre en avant, en faire encore l’objet d’une philosophie. Et il est un certain lyrisme du « non-être », du « non-moi », du « lâcher-prise », un certain lyrisme Zen, dont Rimbaud avait eu jadis l’intuition avec ses « Illuminations », il est un certain lyrisme mystique, du renoncement à soi et de la contemplation qui est une certaine façon de sauver ce monde et de l’« habiter poétiquement » pour le transcender, pour le dépasser enfin, pour dépasser sa propre nature d’homme et sa condition en étendant par la transe de la méditation l’incarnation enfin à la mesure du cosmos.

SE DÉPOSER, LÂCHER-PRISE

L’intelligence humaine étant trinitaire — Raison, Cœur, Sens, — il faudrait pour goûter à nouveau au bonheur de la liberté, retrouver le sens de notre propre insignifiance, et « sentir » plutôt que « penser », se laisser penser par le monde plutôt que de tenter de l’enfermer, de l’étouffer dans des concepts, de le réduire à des a-priori subjectifs soumis aux modes, aux diktats intellectuels voués à terme à l’oubli.

Se « vaporiser », se laisser aller à se « vaporiser » dans l’environnement sans placer toujours l’écran de sa propre raison entre soi et lui, sans se laisser aveugler par sa propre intelligence ou supposée intelligence, c’est se « concentrer » en son cœur, participer intuitivement à ce qui bat en son sein et qui le fait vivre.

C’est cela « habiter le monde poétiquement [7] ».
« Habiter le monde poétiquement [8] », c’est le but.

Parce qu’il est clair et lumineux que la mystique christique avec la notion d’humilité — vertu cardinale première — n’a rien à envier à la mystique bouddhiste avec sa pensée du « non-moi », et, que le christianisme est né à l’Orient lui aussi, méditer chaque jour les deux phrases des deux Thérèses [9] : « Tant qu’on n’a pas tout donné, on n’a rien donné », et « Tout ce qui n’est pas donné est perdu. » ; désirer, plus que tout, ceci : pouvoir se perdre sans réserve, totalement, afin de se trouver au cœur du monde ; goûter pleinement, enfin, toute la sagesse du « non-être », du vide, du désencombrement total de soi, dans sa toute plénitude, sa jouissance ineffable et pure, sa pureté qui ne juge pas… : c’est « habiter le monde poétiquement [10] ».

Étre désencombré de soi ; avoir le cœur gros, le cœur grand ; être enfin en écho, en résonance, avec le monde, avec autrui ; se perdre dans un paysage, un visage, une voix ; captiver la lumière, la capturer vivante et libre, la fixer pour la rendre et pour la donner aussitôt : vivre au plein cœur du réel mais en le créant du regard et par son écoute, quand « L’Œil écoute [11] » ; co-naître ainsi, au cœur d’un « réalisme magique [12] » en le co-créant ; c’est là retrouver tout l’esprit d’enfance : la sienne propre et celle de l’humanité. C’est là séraphiquement s’adonner à l’algèbre et à la géométrie indicibles de « la musique des sphères » pour prendre enfin la mesure d’une vie, de sa propre vie, en l’inscrivant dans l’univers et dans l’éternité… « pour les siècles des siècles », oui.

« Habiter le monde poétiquement [13] », c’est le but, oui. Le seul.

Posséder l’instant — s’y perdre tout entier jusqu’à s’y trouver, s’y retrouver « autre », enfin différent « au réveil », — posséder l’instant, c’est posséder l’éternité un instant et faire reculer la Mort.

Quiconque aura vécu des éternités telles, qu’au réveil “la vie” — celle qui s’inscrit dans le temps, le temps qui se perd — devra lui sembler terne, déliquescente. Surtout, il ne supportera pas, il ne supportera plus la vulgarité d’un monde narcissique, égoïste, nihiliste, intellectuel et mondain, incapable, chaque jour de plus en plus incapable, d’amour.

Quiconque aura vécu ces « instants d’éternité » ne sera pas un juge implacable de son époque mais il la sentira telle qu’elle peut être, telle qu’elle est en réalité. Il aimera la beauté du monde ; il aimera la beauté du don, du don de soi, sans retour, et il haïra la vulgarité plus que tout ; or, il n’est qu’une seule vulgarité : c’est l’absence d’amour.

Être une porte ouverte… être une caverne creusée par la souffrance, un être excavé qui bée sur le monde, sur autrui qui passe… : être habitable, être refuge… être ce lieu ouvert toujours à tout vent et qui écoute… qui écoute le silence de Dieu, lui fait écho et le traduit en voix… Être habité d’ombre mais ouvert sur le grand soleil de midi, partage du jour et de la nuit… : « être, et ne pas être »… oui !

[« J’ai embrassé l’aube d’été […] Au réveil, il était midi. »
Arthur Rimbaud, in « Aube », in Illuminations.]

[Notes en marge d’un livre en cours, Juillet 2007.]


[1] .— Victor Hugo, Les Misérables, cinquième partie, Livre I, « La guerre entre quatre murs », chap. XV, « Gavroche dehors », 1862.

[2] .— Arthur Rimbaud, « L’Impossible », in Une saison en enfer, in Œuvres, éd. Garnier-frères, Paris, 1960, p. 235.

[3] .— Arthur Rimbaud, ibid., p. 236.

[4] .— Arthur Rimbaud, « Vagabonds », in Illuminations, in Œuvres, éd. cit., p. 278.

[5] .— L’Occident capitaliste naît dès 1750 en Angleterre, et il est significatif que le romantisme naisse immédiatement avec lui, plus ou moins en réaction, selon les individus.

[6] .— Moi incarné qui s’infecte, comme on dit : un ongle incarné.

[7] .— Pour reprendre le mot, le si beau mot d’Hölderlin.

[8] .— Pour reprendre le mot, le si beau mot d’Hölderlin.

[9] .— Thèrèse de l’Enfant-Jésus et Mère Teresa.

[10] .— Pour reprendre le mot, le si beau mot d’Hölderlin.

[11] .— Pour reprendre la belle formule que Claudel a donné pour titre a un beau livre de méditation sur la peinture hollandaise, publié en 1946 aux éditions Gallimard, du temps où elles étaient encore une maison d’édition avant d’être une officine de commerce.

[12] .— Pour emprunter sa belle formule à Novalis.

[13] .— Pour reprendre le mot, le si beau mot d’Hölderlin.




Corps de l’Art, corps « Un » possible ?

« Ceci est mon corps, ceci est mon sang… »

De l’incarnation en art. Tout créateur crée à son image pour tenter d’échapper à sa corporalité, et, tenter, repensant sa corporéïté, d’inventer un « corps glorieux ».

[Corrélats : voir : Le Droit à la profération ; ainsi que Appel à l’insurrection spirituelle]

ÉDITORIAL des numéros 3 & 4 DE POLAIRE
(parus aux éditions GabriAndre, 30960 Saint-Jean-Valéricle, en mars 2000)

DE LA FIGURE : DU CORPS DE L’ART

EGO

Figurer : c’est donner un visage au monde à seule fin qu’il regarde l’homme, enfin.
Figurer : c’est humaniser ce que l’on figure ; c’est toujours une projection qui cherche à établir de fait l’exorcisme ou le dialogue.
L’homme est non seulement « la mesure de toute chose », mais aussi de toute figure ; aussi, le figurer consiste-t-il à le réduire ou à le hausser — c’est selon — à la hauteur d’une abstraction.

ALTER EGO

La figure établit toujours un dialogue : figurer, c’est quintessencier l’altérité en une abstraction relative, propre à relations à son tour.
Tout rapport d’altérité trouve sa brisure comme sa jointure — voire sa conjointure même pour qui veut la représenter telle, « en soi » — dans l’altération.
La figure, c’est la distance, la distance dans son essence : l’autre dans la distance de son essence propre pourtant l’une et l’autre perçues.

« TEMPUS FUGIT »

Figurer, c’est toujours figurer à distance ; or, souvent, ce que l’on figure,… c’est plus la distance que la figure : pour mettre la distance à distance, et, s’approcher de la figure « en soi » sinon inatteignable, injoignable, impropre à toute altérité profonde.
Figurer, donc, c’est figurer non la distance d’espace seule mais aussi dans celle du temps ; non pas le devancer, non pas le remonter, ni s’interposer entre la figure et lui, mais s’antéposer en quelque sorte, et, ce, dans le retour entre la chose figurée, la chose figurée et soi.
Figurer : c’est gagner une éternité, à défaut de corps éternel, la gagner comme par défaut. La figure, c’est en quelque sorte l’erreur miraculeuse dans la tentative d’algébriser, de géométriser notre temps, notre durée, quand, enfin, elle s’accouche au monde : « autre », démonique, sauvée.

L’œuvre d’art, en somme, l’Œuvre — portée à terme, — c’est de l’organique abstrait qu’on donne au monde.
L’œuvre d’art, c’est de l’organique abstrait.

— C’est là le sujet de ce numéro […].

(le 27/I/1998) LA CHAIR

Comme toute chose mais plus encore, la chair est convention et connivence car la chair n’est pas une chose ou si elle l’est, elle est « la chose » spéculaire et spectrale qui hantait Shakespeare : un legs non voulu entre autorité et déni, légitimité et névrose.
Étant l’ombre d’un moi « en soi » et son reflet : toute chair est spectrale et aura, ignorant plus ou moins son spectre et son aura, à proportion qu’elle s’ignore « en soi ».
Convention et connivence seront en proportion de cette conscience de n’être qu’une ombre, une ombre et un rayonnement, intangibles, bien au-delà de la matière, bref, de la chair, l’annulant.

— En somme, la chair n’est pas la chair mais toujours « autre » : autre chose et jamais une chose en soi, mais un accord ou un déni entre l’en-soi et son spectre, la distance qui l’en sépare et cette distance même est l’aura ou plutôt la crée.
C’est dans l’« au-plus-près » ou dans l’« au-plus-loin » du spectre à la chair que s’atteint l’aura maximale, car l’intensité s’atteint au plus fort de l’adéquation du moi à son corps ou de son rejet.

C’est une fois cette adéquation ou bien ce rejet défini dans leur valeur d’intensité relative que l’être peut s’ouvrir alors à la question, cette question où ne comptent que les réponses : monde indécis , précis pourtant, que l’on nomme « l’altérité », où l’être, au-delà de son champ d’action, trouve aussi son chant — et, de fait, peut-être son sens — s’enchante !…
C’est alors qu’il se perd ou trouve, dans l’abîme imprévu de la mise en écho avec ses fantasmagories, ses leurres […] ; c’est alors qu’il se perd ou trouve la mesure, non seulement de son être « en soi », par-delà la chair et de l’autre […] ; c’est alors qu’il perd ou qu’il trouve la mesure de l’univers : dès lors caressant si l’on veut la peau du Cosmos, et, pour d’aucuns, la peau de Dieu.

(3/II/1998) LA MATIÈRE

La distance dans la matière, où s’opère et peut se loger l’espace de l’altérité, c’est son silence ou son cri : le souffle qui le meut sensiblement de l’un à l’autre… — En un mot : sa respiration muette et perceptible […].

C’est, peut-être, lorsqu’elle est muette, qu’elle est le plus perceptible : précisément parce qu’elle peut être et qu’elle s’ouvre ainsi au bord du non-dit l’espace virtuel du « dire », de tous les dires, comme une évidence-promesse. Or, c’est ainsi aussi qu’elle est la plus silencieuse : quand elle vibre au point de s’annuler en quelque sorte, au cœur du cri.

Il demeure que la matière quelque soit le médium qui la revêt est sonore : bien plus onde que chromatique au sens où la lumière est une onde encore. Car la matière n’est pas la matière, de fait, mais bien plutôt ce qu’elle émet : ce qui fait qu’elle existe davantage dans ses effets, de fait, que dans son support.

On peut imaginer ainsi que la matière — j’entends dans sa réalité subjective (objectivée), — on peut imaginer ainsi que la matière : c’est ce qui reste quand la matière est oubliée. C’est une vérité, qui s’observe aussi bien en art que dans l’amour : le premier déjà « au-delà-en-deça » de l’acte créateur, le second : « au-delà-en-deça » du coït comme d’un silence et d’un cri.

(3/II/98)




APPEL À L’INSURRECTION SPIRITUELLE

Structuralistes & postmodernes, dehors ! Vive le « Surromantisme » ou Lazurisme !

Aux âmes, Citoyennes ! Aux âmes, Citoyens !

(sur le mode du « Vos gueules les genoux !… » de Préault, lors de la bataille d’Hernani.)
[Corrélats : voir : Le Droit à la profération ; ainsi que « Corps de l’Art, corps « Un » possible]

Soixante ans de structuralisme déstructurant, quarante ans de postmodernisme athéologique pontifiant et déconstructeur qui n’a rien d’autre à proposer que… rien :

— Cela suffit ! Assez !

Les gardiens du grand cimetière sous les vieilles lunes que sont « la mort de Dieu », « la mort de l’Art », « la mort de l’homme », « la mort de la littérature », la mort de la Mort elle-même puisqu’elle n’a plus selon eux aucun au-delà… : à la retraite ! au musée hors de la Cité ! à la poubelle de l’anti-spiritualité, de l’anti-humanisme, de l’anti-idéalisme, de l’anti-idéologie productive ! Débarrassez le plancher, Messieurs, puisque cela fait quarante ans que vous pérorez, que vous ânonnez que vous n’avez rien à nous dire que ceci : qu’il n’y a plus rien à faire, que les mots n’ont plus rien à dire et « ne savent dire », et qu’il ne faut plus croire à rien… sinon à soi-même, je suppose.

Votre tout à l’ego idéologique, votre système “tuyau de poêle“ qui a exhibé ses canalisations, ses branchements “ à la mère moilenœud“, son usine à « merdre » dans les séminaires d’universités, dans les comités de lecture de maisons d’édition, dans les académies et les sociétés d’admiration mutuelle… : qu’il disparaisse sous la terre, où sa fonction le voue de toute éternité si elle prétend avoir une utilité civique, véhiculer la merde, celle de la névrose d’un Occident qui s’est cru trop longtemps le centre du monde, celle de l’Occident conquérant et totalitaire qui s’est rendu responsable de la colonisation, de l’esclavage, de la Shoah, de la déflagration de deux guerres mondiales et de sa propre implosion par sa volonté de puissance. C’est le seul Occident que vous connaissez, sur lequel vous fondez votre “bla-bla“ et vos messes, et tout votre office.

Nous, nous sommes les héritiers de l’Occident des espoirs et des espérances, d’un Occident de « Lumière », de génie, d’élan qui entend rayonner pour construire un rêve d’union des peuples pour le bien de l’humanité.

Enterrez votre usine à gaz, votre usine à « merdre » ! Enterrez vos systèmes, puisqu’ils n’ont jamais parlé que de morts ! Quittez la place !… Laissez-nous l’air, la lumière, l’homme, puisque vous n’y croyez pas, puisque vous n’en voyez pas l’usage ! Disparaissez de l’Agora. Les structuralistes et les postmodernes nihilistes, les sophistes : hors de la Cité ! Nous vous avons trop vus à l’œuvre, vous n’avez rien à y faire sinon qu’à détruire ce qui resterait encore debout après les guerres et votre bien trop long passage. Vous êtes des démoralisateurs, et les démoralisateurs en temps de guerre, on les fusille. Si vous ne quittez pas la place — comme nous ne sommes pas totalitaires, nous, à votre différence, — nous ne vous clouerons pas au poteau mais vous mettrons au pilori pour montrer un peu ce que vous êtes réellement et tels que vous fûtes pendant ces quarante dernières années, années pendant lesquelles vous avez tant paradé, péroré ou vaticiné… alors qu’on peut faire le bilan de vos extrapolations aujourd’hui, montrer que vous n’avez rien construit, inspecteurs des travaux finis que vous êtes encore et toujours, qui ne trouviez qu’à critiquer sans avoir jamais rien bâti.

Totalitaires, ô combien vous le fûtes, oui ! Totalitaires et histrions. Vous prétendiez sans cesse nous faire la somme de l’Histoire du XIXe siècle, de son ombre portée terrifique : le XXe, avec son cortège d’horreurs… vous prétendiez être les seuls habilités à le faire, justifiés par vos diplômes, votre “intelligence“ et votre “savoir“, auréolés par le prestige de vos chaires d’université ou de colloques en réalité sans aura… vous claironniez être les seuls à pouvoir en dresser la liste des profits et pertes, la liste des pertes surtout, mais ce fut pour votre profit, par dandysme intellectuel et pour votre seule gloriole, au détriment de tout le reste. Votre université, c’est l’Univers cité à votre tribunal et qui n’a point comparu, jamais !… Vous êtes en dehors de la vie et par conséquent de l’Histoire, vous avez raisonné dans le vide, résonné… En déniant par extrémisme pseudo éthique toute possibilité de reconstruction et de rédemption dans tous les domaines, surtout celui de l’idéal et de la spiritualité, celui de la politique — appelez-les si vous le voulez « utopies » — vous aurez fait du désastre un fonds de commerce. Au reste, tous les utopistes, qui ont “fait“ 68 avec vous, vous les avez tous liquidés, jusqu’au dernier. Traîtres à vos anciens camarades comme à vos anciens idéaux, ex-maoïstes pour certains, ex-marxistes pour d’autres, pour la plupart anciens gauchistes, ayant renié vos amours, aujourd’hui tous embourgeoisés, fiers de votre pouvoir, n’hésitant jamais à en abuser, vous ne valez pas mieux que Staline, vous valez même moins que lui, puisque lui a mis à bas l’Allemagne nazie à Berlin, c’est un fait… qu’il demeurera à jamais — quel qu’en ait été le prix de sang exhorbitant payé par son peuple — le vainqueur de Stalingrad. Vous, de quoi êtes-vous les vainqueurs ? En quarante années d’exercice, vous n’aurez libéré que votre volonté de puissance, votre narcissisme onaniste, votre histrionisme pervers sous prétexte d’être sadiens, sous prétexte qu’il ne pouvait y avoir de littérature que du Mal.

Les vieux cons soixanthuitards au placard ou au pilori ! Les vieux cons soixhantuitards, c’est votre tour maintenant :

— EXIT !

Allez méditer en Irlande sur les traces de tout ce, de tous ceux que vous avez bafoués…

De la « tempête » et de la « passion » idéologique et spirituelle, « Sturm und Drang », c’est cela qu’il nous faut, c’est cela que nous voulons. Il nous faut bâtir un « surromantisme », un romantisme critique, qui soit critique, comme Dali pouvait parler de « méthode paranoïaque-critique ». Il faut retourner au récit, le réinventer, l’exhumer, le remettre sur pied, le relancer sur les routes, éternel errant, Wanderer, pour qu’il nous fasse voir du pays.

Là où les postmodernes s’interrogent encore sur la question du paraître avec la notion de « faire visage » pour dire de tenter faire mine à ce qu’ils appellent en dénaturant le propos de Primo Levi : « la honte d’être un homme », la « chiennerie » en dénaturant le propos de Shakespeare, en les pervertissant tous deux, ils convient désormais de se poser plutôt cette unique question, cette question première :
— Comment « faire corps » ?
afin de pouvoir dire un jour, demain :
Prenez et mangez, ceci est mon corps. Prenez et buvez, ceci est mon sang.

Non, il n’y a pas de littérature et d’Art que du « Mal » pour rendre compte du Mal ; il y a un Art exorciste et exorciseur qui rend toute sa valeur, toute sa puissance à la catharsis. Votre littérature et votre “art“ moribonds qui ne parient que sur la mimesis face au « Mal », votre recours sans cesse à ces « mots qui ne savent dire » à vous entendre, nous en avons soupé !… Desservez, Messieurs, desservez !… Nous, nous allons faire table ouverte pour des nourritures plus roboratives, énergisantes.

L’Art, la Littérature, la « critique » à quoi vous avez cru quarante ans les confondre parce que vous n’avez jamais été « artistes » mais “intellos“ seulement, c’est là la triste vérité, intellos sans génie qui n’aviez qu’un petit talent pour faire tourner votre boutique, ne sont pas là que pour sanctionner les faillites de la politique et des idéaux auxquels démagogiquement elle se référait pour se justifier.

L’Art ?… est un ordre immanent qui vient contredire et vivifier de l’intérieur l’ordre social et qui porte haut la bannière de la seule politique admissible et légitime qui soit : celle qui relève de la spiritualité, de l’idéal et de l’Esprit. La politique, la vraie, la seule, c’est celle de la transconfessionnalité ouverte vers l’avenir à faire et qui cherche à bâtir un horizon fraternel où chacun ait demain sa place au soleil et sa dignité. C’est celle qui confère aux plus humbles comme aux plus “brillants“ la dignité d’un avenir commun et solidaire où ils seront frères, parents, frères et petites sœurs de sang.

Ce qu’il faut retenir dans la croyance de l’autre, ce n’est pas Dieu, mais l’idée de Dieu, ce n’est pas l’Idéal, mais l’idée d’Idéal, non sclérosées, non figées, et voir ce qu’il est capable de faire pour la rendre, pour les rendre productives sinon à tous, du moins au plus grand nombre, et comment.

NOTRE PROJET :

Il nous faut retrouver l’esprit des pôles, resituer la vie, la terre, l’homme et son cerveau, l’homme et son âme, notre lieu d’exploration, selon les méridiens perdus, les retrouver, en dessiner de nouveaux, réinventer des directions. Retrouver le Nord, le pôle magnétique, et ne plus le perdre. Repartir aux pôles : prospecter, étudier l’homme, sa météo, croire à nouveau en lui, le réenchanter, y compris par la manière forte : baroque, et romantique !

La Revue POLAIRE sera une station météorologique de l’âme, pour y analyser et retrouver l’esprit des « tempêtes » et des « passions ». Perdus à l’extrême pointe de nous-mêmes, entourés par le silence glacé d’un monde que « la société du spectacle » et les médias n’atteignent pas pour le récuper et le contrôler, environnés par le silence glacé de la suspicion et de la peur des bien-pensants, des bien-en-places, à qui nous allons totalement échapper pour les dénoncer, pour dévoiler si besoin est encore leur main-mise, leurs manipulations, leurs impostures, leurs mensonges idéologiques : ceux d’un fonds de commerce qui entend bien par tous les moyens, surtout ceux totalitaires, ne pas perdre son empire sur les esprits faibles soumis aux modes et aux diktats universitaires, académistes, éditoriaux et commerciaux de toute sorte… nous sommes prêts à affronter la nuit polaire, à attendre « L’AUBE », tout en chassant, tout en péchant, tout en traçant de nouvelles cartes du ciel, tout en rêvant, tout en pensant à nos frères à qui nous adresserons des messages en morse, au retour des « Lettres-Océan ». Les romantiques frénétiques eurent leurs tribus « caraïbes », nous seront les Inuits des temps nouveaux qui s’annoncent : ceux du retour en force du romantisme après un demi-siècle et plus — presqu’un siècle si l’on remonte à Dada — de raison résonnante, de raison désolante, qui ramenait au sol, à la boue, à la poudre voire à pire, tout élan de l’âme et du cœur, cœur et sens étant proscrits, déniés d’intelligence au seul profit de la raison raisonnante.

Notre but ? Changer d’ère, enfin changer d’air. Quitter la triste raison dérisoire et déraisonnable qui ne sait que douter, qu’ironiser, que mettre en doute, que « déconstruire » sans jamais rien bâtir sauf des chapelles expiatoires ou des chapelles de conclaves, d’autoclaves blanchisseurs supposés de « Mémoires », qui ne font que les ternir et les réduire en charpie, les perdre, les rendre inopérantes, inutilisables pour l’avenir.

Notre but ? Dénoncer les conciles d’imbéciles inquisiteurs qui n’offrent aucun espace de convivialité civique, qui n’ont pour seul projet que de briller de tous les feux de leurs bûchers pour n’éclairer narcissiquement qu’eux-mêmes.

Notre but enfin ? Circonscrire de façon critique, en utilisant l’arme-même avec laquelle ils prétendaient tout démonter, mais avec nos œuvres aussi, vivantes, de chair, incarnées… circonscrire ce point de lèpre qui n’est que celui de la raison déraison, de la possession dépossession d’un moi ontologique qui ne rayonne plus, qui n’a plus d’aura, qui ne s’étend plus à autrui, au monde, à l’univers et au cosmos avec fraternité, avec amour, amour de l’homme et de la vie… bref, qui refuse tous les au-delà, en-deça qui pourraient le multiplier ce moi si insane, ce moi si petit — si « dérisoire » : nous sommes d’accord — pour pouvoir l’augmenter, pour démultiplier ses possibles au lieu de le voir pour l’éternité à quoi ils prétendent semble-t-il, replié frileusement sur soi dans l’a-théologie, dans l’a-humanisme, dans l’a-humanité-humanitude, pour qu’il ne cherche plus cette a-incandescence qui est celle du point non pas qui allume mais qui éteint et qui s’éteint.

Rendons l’être à l’incandescence qui sait enflammer les peuples, les unir pour les relier — religere, religare — dans une religion de valeurs communes, productives et dynamiques, partageables avec tous.

Réveillons l’esprit des bâtisseurs de cathédrales, puisqu’il convient d’éteindre — à jamais si possible — celui des bâtisseurs d’empire ; et, que nos cathédrales puissent un jour loger tout le monde, comme c’est encore le cas pour celles de

D’AQUIN, DELALANDE, JANEQUIN, JOSQUIN DES PRÈS, LASSUS, MACHAUT, DUFAY, OCKEGHEM, BUXTEHUDE, FRESCOBALDI, PALESTRINA, PERGOLÈSE, GESUALDO, MONTEVERDI, CIMAROSA, DOWLAND, BYRD, SAMMARTINI, SCARLATTI, CORELLI, VIVALDI, CHARPENTIER, RAMEAU, COUPERIN, MÉHUL, GLINKA, BORODINE, RIMSKY-KORSAKOV, TCHAÏKOVSKI, MOUSSORGSKI, SCRIABINE, RACHMANINOV, STRAVINSKI, PROKOFIEV, CHOSTAKOVITCH, KHATCHATOURIAN, DVORAK, GRIEG, SMETANA, JANACEK, KODALY, BARTOK, MARTINU, GLUCK, HAËNDEL, SCHÜTZ, BACH, PURCELL, HAYDN, MOZART, WEBER, BEETHOVEN, MENDELSSOHN, SCHUBERT, SCHUMANN, CHOPIN, LISZT, BRAHMS, STRAUSS, VERDI, CHABRIER, DUKAS, GOUNOD, BIZET, LALO, MASSENET, SAINT-SAËNS, FAURÉ, FRANCK, PIERNÉ, DURUFLÉ, DEBUSSY, MAHLER, WOLF, BRUCKNER, CHAUSSON, DUPARC, FALLA, ALBENIZ, GRANADOS, RAVEL, SATIE, KŒCHLIN, IBERT, ROUSSEL, HONEGGER, HINDEMITH, BLOCH, GERSHWIN, MILHAUD, POULENC, VILLA-LOBOS, RODRIGO, ELGAR, VAUGHAN WILLIAMS, FRANÇAIS, MESSIAEN, JOLIVET, DUTILLEUX, BRITTEN [et la liste n’est pas exhaustive] …

« Qui chante son mal l’enchante… » Pour les lyriques que nous sommes et que nous voulons être en dépit de M. Adorno & co, honneur aux Musiciens !… Mais il faut ajouter aux leurs, les cathédrales des grands poètes, des grands peintres, des grands sculpteurs, des grands architectes, des grands écrivains, des grands chorégraphes […]. [Nous ne saurions tous les citer, nous commettrions également des injustices en en oubliant quelques-uns, mais chacun de leur nom ouvre sur un monde… habitable, qui incite, qui éduque à la convivialité et au partage.]

[…] MILTON, BURNS, COLERIDGE, SCOTT, YOUNG, BLAKE, BYRON, SHELLEY, WORDSWORTH, AUSTEN, BRONTË, KEATS, TENNYSSON, […] GOETHE, SCHILLER, SCHELLING, SCHLEGEL, KLOPSTOCK, KLINGER, KLEIST, LENZ, BÜCHNER, HERDER, HAMANN, WIELAND, JACOBI, BRENTANO, TIECK, JEAN-PAUL RICHTER, EICHENDORFF, ACHIM VON ARNIM, CHAMISSO, HOFFMANN, MORITZ, HÖLDERLIN, NOVALIS, HEINE, […] FOSCOLO, LÉOPARDI, […] SENANCOUR, NERVAL, LAMARTINE, HUGO, GAUTIER, VIGNY, STENDHAL […] RIMBAUD, CENDRARS, SEGALEN, CLAUDEL, LARBAUD […] ÉLUARD, ARAGON, DESNOS, CHAR, CADOU, GIONO […]

Au passage, quelques échos, quelques échos plus puissants ?… Mais il y en a tant d’autres !… Ils viennent de tous les horizons, comme une armée de renfort, pour la bataille formidable contre le Néant et la Mort, ces deux ennemis de toujours qui faisaient dire à Malraux, romantiquement, sur-romantiquement, lazuristement déjà : « L’Art est un anti-destin. » L’Art est fort comme la Mort… plus fort. Nous y croyons. « L’Amour est fort comme la Mort »… plus fort. Nous y croyons. Il n’y a pas rien dans cette vie : il y a « L’Amour, la Poésie », leur partage, et tout de cette vie est dit, tout l’essentiel, pour faire de sa vie un destin, quelque chose d’utile pour la communauté des hommes, pour bâtir la Cité, pour ajouter sa pierre, si modeste qu’elle soit, à l’édifice. Il suffit de croire et d’aimer pour donner un sens à sa vie. « Aimer, c’est agir. » Vivre, c’est partager. Et, sans cesse :
C’est le combat de l’Ombre et de la Lumière […].

Oui, un combat, mais l’homme se bâtit dans l’épreuve, mais l’amour s’éprouve dans l’épreuve, comme la vraie poésie, comme l’art véritable…

— Mehr Licht !…

Oui, à la Grande Poésie !
Oui, à la Grande Musique !
Oui, à la Grande Peinture !
Oui, à la Grande Sculpture, Architecture !
Oui, à la Grande Littérature !

— Pourquoi tout cela serait-il arrêté, fini, parce que quelques cons pontifiants, toujours les mêmes, morts pour la plupart aujourd’hui, ou bientôt ou déjà gâteux, l’ont décrété ? Balayons le non-héritage de ces morts, de ces moribonds !… —
Oui, à l’humanitude ! Oui, à l’Espoir !
Ces idéaux, ces valeurs qui rendent compte en même temps qu’elles la font de l’âme d’un pays, d’un peuple, ces utopies qui aident à vivre, ces rêves si beaux… trop de nos Grands Aînés ont souffert et sont morts pour eux, pour qu’ils et elles ne nous soient pas sacré[e]s, pour qu’ils et elles ne soient pas plus que notre vie.

La vie est un combat. Nous, nous savons pour quoi, pour qui, nous combattons, pour quoi, pour qui, nous vivons, pour qui et pour quoi nous sommes prêts à consacrer notre vie, prêts à la « consacrer », oui !
Nous savons à quoi, à qui, nous voulons donner notre vie. Nous n’entendons pas qu’on nous impose quoi que ce soit en ces domaines, qu’on nous impose une conduite, c’est là notre vie et notre destin, c’est là notre libre-arbritre.

Et si nous sommes le dernier carré des idéalistes en Occident, cerné par les bataillons postmodernes — s’il en reste encore — pour un waterloo de l’Espoir, pour la mise à mort de nos espérances… Eh bien ! Messieurs les postmodernes, tirez les premiers ! nous n’avons qu’un mot à vous dire si vous vous liguez une fois encore pour nous faire taire et pour nous réduire au silence, un mot qui vous ressemble et qui vous désigne face à l’humanitude que vous déniez, que vous reniez de toute éternité et que nous défendons et entendons porter haut :

— MERDE !…

ou « Merdre ! » De Rabelais à Jarry, il y a des munitions, elles ne manqueront pas. À votre dérision, nous répondrons toujours par l’humour humaniste, héroïquement.

Vous avez encore tous les pouvoirs, même vieillissants, et nous n’en avons aucun, mais ne nous mésestimez pas. Ce sera David contre Goliath : vous avez des pieds d’argile. Notre premier Valmy, soyez-en sûrs, sera votre Waterloo. « Les premiers seront les derniers. »
Une question, une seule :

— Les postmodernes aujourd’hui, combien de divisions ?…

Voués tout entiers au néant comme vous l’avez été toute votre vie et dans toutes vos “œuvres“ — “Œuvres“ supposées, — vous n’existez pas, vous êtes du vent !…

Le matin va vous dissiper.

(en ce 23 août 2007, fête de Sainte Rose, en guise de « rentrée littéraire »… mais pour nous, stratégiquement, il s’agit plutôt d’« une sortie ».)




CROIRE AUX LENDEMAINS QUI FONT CHANTER…

« Le sommeil de la Raison produit des monstres. »

Francisco Goya

à Roger-Marc, Olivier, Jean-Marc, Jean-Pierre, Christian, et Fabrice, mes amis suicidés, victimes de mauvais maîtres, de « la trahison des clercs » et du dandysme postmoderne… à mes chers amis, mes Grands Aînés Déportés, Lili, Robert et André, Genia, Michelle, Jean, Jules et Émile, qui ont pris leur place à mes côtés… à l’avenir auquel nous croyons encore…

Après près de cinq années de compagnonnage et de dialogue amical avec d’anciennes et d’anciens Déportés, je viens de terminer un livre intitulé  Petites Suites pour voix seule[1] qui cherche  maïeutiquement par-delà leurs récits à rendre compte du message philosophique résultant de leur expérience mais également des “croyances” les ayant soutenus au fil des mois voire des années lors de leur survie pourtant improbable au  Lager.A posteriori,  alors que la réception et le “succès” des Bienveillantes de l’Américain Jonathan Littell sur les marchés occidentaux du livre semblent brouiller la donne, révéler, réveiller un malaise profond , comment rendre compte d’un tel projet ?

DES ORIGINES DE LA CRISE DE LA PENSÉE EN OCCIDENT

« Dieu est mort ! le ciel est vide… / Pleurez ! enfants, vous n’avez plus de père[2] ! » C’est là le constat, sans état d’âme pour ce qui le concerne, que faisait le bon « Jean-Paul » — Jean-Paul Richter — bien avant Nietzsche : dès 1790 !… Consécutif au progrès des Sciences, à la révolution industrielle commencée en Angleterre dès 1750, installée dans les mentalités et dans les pratiques économiques dès 1775, se répand en Europe un mouvement littéraire et artistique globalement en réaction contre le phénomène du progrès et ses conséquences dans le domaine spirituel et celui des mentalités : on le nomme, on le sait, le romantisme. Le romantisme est la déploration du monde à jamais perdu de la croyance en Dieu, du recours aux mythes, aux légendes, à la féerie… en un mot : à l’enchantement[3]. La modernité est vécue comme « la chute » dans un univers désenchanté ; c’est le début de ce qu’on va appeler « le désenchantement du monde[4] ». Le romantisme — mis à part le romantisme social[5] qui sauve au mieux sa dynamique, —c’est l’espérance nostalgique et réactionnaire d’un retour à cet ordre ancien du monde ; cela consiste à ressasser — ressassement le plus souvent stérile — sous diverses formes, sur le mode de la variation musicale : « Ils reviendront, ces Dieux que tu pleures toujours ! / Le temps va ramener l’ordre des anciens jours […][6]. » Depuis, pour d’aucuns la certitude est arrêtée :

Le monde va finir. La seule raison pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel ? — Car, en supposant qu’il continuât à exister matériellement, serait-ce une existence digne de ce nom et du dictionnaire historique ? […] Nouvel exemple et nouvelles victimes des inexorables lois morales, nous périrons par où nous avons cru vivre. La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle, que rien parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges ou anti-naturelles des utopistes ne pourra être comparé à ses résultats positifs. Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie. De la religion, je crois inutile d’en parler et d’en chercher les restes, puisque se donner la peine de nier Dieu est le seul scandale en pareilles matières. […] / L’imagination humaine peut concevoir, sans trop de peine, des républiques ou autres états communautaires, dignes de quelque gloire, s’ils sont dirigés par des hommes sacrés, par de certains aristocrates[7]. Mais ce n’est pas particulièrement par des institutions politiques que se manifestera la ruine universelle, ou le progrès universel ; car peu m’importe le nom. Ce sera par l’avilissement des cœurs. Ai-je besoin de dire que le peu qui restera de politique se débattra péniblement dans les étreintes de l’animalité générale, et que les gouvernants seront forcés, pour se maintenir et pour créer un fantôme d’ordre, de recourir à des moyens qui feraient frissonner notre humanité actuelle pourtant si endurcie ? […] Alors, ce qui ressemblera à la vertu, — que dis-je, — tout ce qui ne sera pas l’ardeur vers Plutus sera réputé un immense ridicule. La justice, si à cette époque fortunée, il peut encore exister une justice, fera interdire les citoyens qui ne sauront pas faire fortune. […] Et toi-même, ô Bourgeois, — moins poëte encore que tu n’es aujourd’hui, — tu n’y trouveras rien à redire ; tu ne regretteras rien. Car il y a des choses dans l’homme, qui se fortifient et prospèrent à mesure que d’autres se délicatisent et s’amoindrissent, et, grâce au progrès de ces temps, il ne te restera de tes entrailles que des viscères ! — Ces temps sont peut-être bien proches ; qui sait même s’ils ne sont pas venus, et si l’épaississement de notre nature n’est pas le seul obstacle qui nous empêche d’apprécier le milieu dans lequel nous respirons[8] !

Quel est l’auteur de cette fulgurante prophétie ? Jean-François Lyotard ? Jacques Derrida ?… Quelqu’autre de leurs épigones postmodernes fanatiques et besogneux qui pulullent, comme au ciel dans la nuit brasillent ou scintillent les astres morts ?… Pourrait-on hésiter longtemps ? Si le constat désabusé — et ironique ? — sur la modernité est le même, cela sent trop la nostalgie des temps qui l’ont précédée pour qu’ils la signent. C’est en fait de Charles Baudelaire, et cela date sans doute de fin décembre 1861 ou du début de l’année 1862. Dès alors, il semble — bien avant Marcuse[9] et Debord[10], — tout était dit. En matière de destin, rien n’est écrit d’avance pourtant, sauf si l’on dénie par principe et d’avance toute rédemption possible, tout réveil, tout sursaut de l’être. Si Baudelaire, jamais coupé des perspectives judéo-chrétiennes qui constituent sa référence obsessionnelle, conclut : « en réalité le satanisme a gagné[11] » — bien qu’il continue de croire encore, de croire malgré tout, bien avant Bergson[12] et à l’imitation du Pascal des « deux infinis[13] », à « La Reine des facultés[14] », l’imagination, pour lui seule rédemptrice possible pour l’homme, — c’est qu’il prévoit déjà  le rire de la dérision postmoderne qui ne saurait que venir saluer de manière dandy, aristocratique au pire sens du terme, toute l’étendue du désastre de la civilisation occidentale sur le mode du « Après moi le déluge ! », devise secrète de Louis XV comme chacun sait… c’est qu’il entrevoit cette pose qui consistera à tourner tout élan vers l’idéalisme en ridicule, et à faire de l’« aquoibonisme » une pseudo éthique qui saura se parer de tous les sophismes pour se faire adorer, pour briller… Prévoyant prophétiquement ce rire-là, s’emparant du rire comme objet philosophique (là-encore bien avant Bergson[15]), Baudelaire, le maudissant, jette sur lui, par-delà le temps, son anathème : « le rire humain est intiment lié à l’accident d’une chute ancienne, d’une dégradation physique et morale. […] le comique est un élément damnable et d’origine diabolique, […] un des plus clairs signes sataniques de l’homme et l’un des nombreux pépins contenus dans la pomme symbolique […][16]. » Pour choisir son camp, sans la moindre équivoque, par avance il fustige, par avance il « fouette[17] » les ricanants : « Le Sage ne rit qu’en tremblant  […][18]. » Messieurs les postmodernes, Baudelaire en personne vous condamne, du fond du passé, de la mort ou du néant… de l’Enfer ou du Purgatoire… du Paradis, qui sait ?…

DEUX IMPOSTURES QUI OCCULTENT TOUT HORIZON

Posthistoricité[19] et postmodernité : deux impostures qui laissent à entendre, qui laissent à “penser”, qu’il n’y a plus rien à espérer, qu’il n’est plus de “jeunesse” possible en Europe et en Occident, que le monde occidental a rendu toute âme avec Auschwitz, et, bien sûr, Hiroshima… Dans un monde où la mort de Dieu, la mort de l’Art, la mort de l’homme, et la mort de la Mort en somme puisqu’elle semble ne plus pouvoir offrir aucune espèce d’au-delà, semblent avoir été entérinées de longue date par les chapelles intellectuelles bon-chic bon-genre qui se font les gardiennes du cimetière depuis plus de quarante ans, des voix s’élèvent encore — contre toute attente — qui parlent de la solidarité qui combat la solitude, du courage qui défie la haine et la peur, de dignité et de grandeur, d’« amour » pour risquer le mot interdit, le mot obscène entre tous : ce sont celles des dernières et des derniers Déportés. Seulement voilà, à une époque où — pour emprunter la métaphore à la mythologie catholique — au Christ on préfère une fois encore Barabas… à une époque où — et le dernier prix Goncourt attribué à l’Américain Jonathan Littell le révèle si besoin était — on préfère écouter les bourreaux, même fantasmés de la manière la plus voyeuriste et la plus obscène qui soit, plutôt que de prêter une oreille même inattentive aux victimes les plus réelles… qui les écoute encore, les Déportés ?… Derniers détenteurs d’un sacré pluri-confessionnel sans lequel aucune construction démocratique ou éthique n’est possible, leur message est pourtant d’une étonnante modernité : il s’inscrit et il nous inscrit au cœur de l’Histoire à venir, de ce qui nous attend, nous guette… il nous projette dans ces temps proches où il va nous falloir pour survivre reconstruire de l’éthique, une éthique viable et carrossable, reconstruire des routes, des voies nouvelles, préférer par souci de survie, de vie conviviale, civique et démocratique, bâtir des ponts plutôt que de bâtir des chapelles. Digne élève de Jean Cavaillès[20], Résistant de la première heure comme lui, l’excellent et discret Jean-Toussaint Desanti qui fuyait les interviews et se gardait bien de toute médiatisation sans objet, juste après le 11 septembre 2001 a éprouvé, se sentant proche de sa fin[21], le besoin de confier à son ami Roger-Pol Droit dans un livre d’entretiens[22] — comme s’il nous livrait-là son testament sous forme de prophétie — une prévision laconique : il est vraisemblable que les horreurs du XXe siècle nous apparaîtront comme une joyeuse kermesse comparées à celles qui nous attendent au XXIe siècle. Écoutons, dans ces conditions, ces « voix chères » qui ne sont pas encore tues, et qui nous mettent en garde, ces voix qui nous indiquent en leur âme et conscience, avec tout leur corps défendant, toute leur âme et leur expérience, quelle direction est à suivre. Si la Sagesse, Athéna, naît armée et casquée de la tête de Zeus lorsque ce dernier reçoit le coup de hache qui — en principe — devait immanquablement le tuer et dont il survit, il en est rarement de même pour l’homme lorsque le Destin l’accable, lorsque le Destin entend l’éduquer à coups de cataclysmes, sauf si, comme pour Zeus, le Destin le touche dans sa propre chair, dans sa chair intime et profondément ; parce que l’homme raisonne d’abord à partir de sa propre peau comme le constatait Michel de Montaigne. Un cataclysme, les Anciens en ont connu un il y a un peu plus de soixante années. Le 11 septembre 2001 en est un autre. Du cataclysme de la Seconde Guerre Mondiale et de la Shoah, les Anciens ont tiré toutes les conséquences utiles pour assurer leur survie. Leurs associations de Déportées et de Déportés, d’obédiences diverses, bien vivantes et bien actives, sont encore là pour en témoigner ; mais nous, depuis le retour de l’Histoire, son retour impromptu, fracassant : sommes-nous armés, avons-nous appris quelque chose ?… Sommes-nous réveillés seulement ? Quand l’Histoire s’inscrit au cœur d’un corps, elle inscrit ce corps au cœur de l’Histoire, et, ce corps, alors, devient eucharistique pour tous les membres d’une nation ; partageable entre tous sur l’autel sacré des mémoires, il l’incarne à lui seul, il en fait l’union et la transcendance : il la sauve. « Aux Grands Hommes », à ceux qui se sont sacrifiés comme aux victimes innocentes, une « Nation » se devrait toujours d’être « Reconnaissante ». À chaque nation, chaque civilisation, pour qu’elles soient debout et unies, pour qu’elles aient une dynamique, il faut au moins le sacré laïc d’un Panthéon[23]. L’existence d’un seul Jean Moulin lave la honte d’au moins dix millions de lâches et d’un million de collaborateurs actifs : il suffit d’une poignée d’hommes debout pour porter ou sauver l’honneur d’une nation. Un seul Leclerc fait d’une armée de « clochards[24] » — pour reprendre l’expression de Malraux — une armée de héros vainqueurs. L’aura  d’un seul « Grand Homme » au sens où l’entend le Panthéon, donne de la lumière à des millions d’hommes pour plusieurs générations. Nos Déportées, nos Déportés, sont autant de Jean Moulins et de Leclercs modestes et anonymes qui rayonnent encore autour d’eux, surtout auprès de la jeunesse, des adolescents, des plus jeunes qu’ils peuvent encore marquer à vie, influencer durablement dans la conduite de leur pensée et de leur vie. Pour jouer dûment les Leporellos et les Sganarelles jusqu’au terme de la comédie, du drame — « le monde entier [n’]est[-il pas] un théâtre[25] » où chacun doit jouer dûment sa partie ? — devant nos Dom Juans au libertinage postmoderne si satisfaits d’eux-mêmes, qui ont rangé les Dieux, les mythologies, les « Grands Hommes » et tous les récits au placard, dans l’enfer de leurs bibliothèques, défiant pour obtenir une réponse tangible enfin à leur angoisse refoulée tout ce qu’il y avait de sacré, tout ce qu’il y avait encore de sacré en Occident, avec le plus solide bon sens, je continue la tirade… et je prolonge le tir : — Sans Dieu ou principe supérieur allégorisé, Messieurs les postmodernes, il n’y a plus de saints et il n’y a plus de héros (mais cela vous ne le savez que trop bien) ; sans héros et sans saints, il n’y a plus de “religion”, du latin « religere  » : relier ; sans “religion”, il n’y a plus de liens, de lien social ; sans lien social, il n’y a plus de nation possible ; et sans nations possibles enfin il n’y a plus de civilisation. Parce que la mondialisation évacue l’idée de nation et par là même celle des « Grands Hommes », elle instaure les conditions de la déliquescence de l’Occident ou celles de l’émergence de la pire forme de totalitarisme qui ait jamais existé : celle d’un capitalisme sauvage aux têtes invisibles donc inattaquables, d’un grand corps social mou à jamais désormais sans « âmes », sans « grandes âmes », sans « belles âmes » pour le contrarier… et le guider ! s’il est vrai que « tout grand [homme] est comme un second gouvernement dans son pays[26] ». Une question : la pensée postmoderne est-elle encore à même de faire encore illusion longtemps, de faire mine de résoudre les problèmes éthiques nouveaux les plus concrets : les problèmes du chômage dans la vieille Europe, les problèmes de l’affrontement Orient-Occident en cours, et, ceux nés de la mondialisation ? Il est permis d’en douter. Les impostures tôt ou tard finissent par se révéler surtout lorsqu’elles rencontrent l’Histoire. Le temps des amusements de salon est sans doute passé. La postmodernité était une “idée” de temps de paix, une pensée de nantis. En face de l’Occident  capitaliste a-religieux, sans « âmes » ayant droit de cité encore pour “le sauver”, il y a des armées de fanatiques, reliés par la religion qu’ils ont de ceux qu’ils considèrent comme leurs saints, leurs héros (eux en ont !) et comme leurs martyrs, et, qui, à leur exemple, sont — sinon chacun, du moins, disciples de la cause, de plus en plus nombreux — prêts à mourir, puisque pour eux la vie dans “l’ici-bas” ne compte pour rien[27]. Après un cataclysme, « déconstruire » c’est bien ; mais, à terme, il faut reconstruire : c’est mieux ! Il serait peut-être temps de s’y mettre, et pour ce faire d’unir nos efforts, tous : Juifs, Musulmans, Chrétiens, Communistes, Franc-maçons, Athées… partisans de “droite” ou de “gauche”, modérés comme radicaux… tous sincères, tous solidaires… tous égaux dans un même élan civique, un même réflexe de survie : ceux qui croient au ciel, comme ceux qui n’y croient pas[28]. — Utopie ? — Non. Les combats de la Résistance et de la France Libre l’ont prouvé : l’« union sacrée[29] » qui fait la force, celle qui se crée au-dessus des partis, des factions, des confessions et des idéologies, s’est plusieurs fois réalisée pour le meilleur (même en prenant souvent le risque du pire) ; « le sang, la sueur et les larmes », la peur, les risques, l’engagement jusqu’au sacrifice ont été partagés fraternellement pour l’honneur, pour la dignité, un idéal commun de « Liberté ». Les perspectives pour qu’il y ait encore un avenir sont simples : où nous retrouverons ce sens de l’unité, de l’« union sacrée », où les temps du pire reviendront… ne nous leurrons pas une seconde ; Desanti me paraît des plus justes : quand les élites elles-mêmes sont infectées par le totalitarisme de quelque fond ou de quelque bord qu’il soit, la guerre peut éclater n’importe où et n’importe quand. Si l’affrontement Orient-Occident avec le 11 septembre 2001 a atteint l’un de ses sommets, il semble qu’il s’en profile d’autres, et nous serions naïfs de croire que nous avons vu dans le 11 septembre le point culminant du conflit Orient-Occident, lequel constitue depuis bientôt vingt ans à présent le nouvel axe[30] crucial pour un “équilibre” mondial. Bien loin des dandysmes nihilistes mondains coupés de toute réalité et des fonds de commerce intellectuels qui fonctionnent à trop bon compte en mettant tout idéalisme et tout espoir au rebut ou au mieux en soldes, nos grands Anciens, ayant payé de leur personne et étant de droit inscrits dans l’Histoire, espèrent encore : ils attendent la jeunesse à venir qui devra se battre comme eux pour survivre et pour bâtir de nouvelles solidarités autour de nouvelles croyances qui laisseront leur chance à l’homme, auront à nouveau foi dans l’homme, contre les nouvelles formes — plus pernicieuses encore que celles de jadis à les entendre — de l’exploitation de l’homme par l’homme, de la violence et de l’ostracisme, du racisme et du totalitarisme. Nos déporté[e]s seraient-ils les derniers porteurs du “sacré” — d’un sacré laïc et universel — en Occident ? On peut raisonnablement le penser. Leur message ?… Ne plus croire aux « lendemains qui chantent », soi !… Croire aux lendemains qui font et qui feront chanter.

RÉSISTER, CE N’EST PAS POSSIBLE SANS ESPÉRANCE

— C’est le combat de l’Ombre et de la Lumière… disait Victor Hugo mourant. Sur son lit d’agonie, Goethe réclamait, lui, soudain, ou constatait qu’il voyait — nul n’a pu le déterminer — : « mehr Licht !… », « plus de Lumière !… » Parmi les ultimes mots déposés par Hugo sur une feuille de papier, il y a ceux-ci, lancés à la face des Siècles et des Nations, que la simplicité, l’archaïsme “religieux” cherchant à relier les hommes entre eux au sens le plus large du terme, rend à jamais définitifs : « Aimer, c’est agir. » Peut-on rêver “programme” plus beau ? Peut-on rêver “rêve” plus beau ? Peut-on vivre sans rêver, sans idéal ?… Les postmodernes feignent d’y croire. Nos Déportés n’y croient pas. Les Déportées, les Déportés, qu’ils soient raciaux ou politiques, chacune, chacun, reviennent de la « Nuit », sans fin ; la « Nuit », ils en rêvent encore chaque nuit, mais pour mieux penser “la Lumière”. Ils repensent sans cesse à tous ceux qu’ils laissèrent “là-bas”, et, chaque nuit, ils les entendent. Qu’est-ce donc que ces voix leur disent ? — « Ne nous oubliez pas, Camarades… Écoutez, écoutez encore… écoutez, écoutez nos cris, plus encore notre silence… Puisque la “Nuit” seule éclaire, puisque la nuit seule est claire… : écoutez le sanglot des Anges, lui seul éclaire la nuit. » Si nous ne pouvons pas entendre, nous (les générations qui suivirent), entendre ce qu’ils entendent chaque nuit, ce qu’ils entendent de “là-bas” encore si distinctement de l’en deçà toujours si proche, il nous faut écouter, nous, écouter encore la parole des survivants, des rescapés du pire. Pourquoi ? Pour éviter le pire, qui, à les en croire, peut revenir, pourrait revenir sans conteste, et nous concerne autant qu’eux. En le disant, en le répétant inlassablement, ils ne “radotent” pas, ils ne jouent pas pour autant non plus les Cassandres. Non. Ils pensent à nous : ils sont nos pères, nos mères, et s’inquiètent pour notre avenir. Chacune et chacun d’entre eux se reconnaîtrait sans nul doute dans l’affirmation testament de Jean-Toussaint Desanti : « Tout ce que j’ai tiré de ma vie, tout ce que la société m’a laissé comme idées sur elle, ce sont des inquiétudes[31]. Je reste pourtant optimiste en ceci que j’ai confiance en la capacité de révolte des hommes et je tiens pour a-humain tout ce qui s’emploie à tuer cette révolte qui est simplement le désir de vivre[32]. » On ne connaît bien que ce dont on manque. On ne connaît bien que ce dont a manqué, que ce dont on craint d’être un jour privé, privé encore. C’est ainsi en revenant de la Mort que l’on connaît le mieux la vie, sans doute… Vivre, vivre encore, donc aimer encore… : voilà leur mot d’ordre, et ils ne comptent plus en changer. S’« il faut réinventer l’amour » comme le rêvait Arthur Rimbaud pour qu’enfin les choses un jour changent, pour enfin « changer la vie » — Rimbaud avait ainsi raison pour eux mille fois plutôt qu’une d’en formuler le souhait, le souhait conjoint, le double souhait — dans la parole des survivants, ce qu’on entend au sujet du monde d’aujourd’hui, c’est sans nul doute d’abord ceci : il faut réinventer l’espoir ! L’amour ? L’amour entre les hommes, suivra.

L’ESPOIR COMME PREMIER DES « DROITS DE L’HOMME »

Ce qu’il y de frappant lorsqu’ils le confient, c’est que leur témoignage revendique et proclame avant toute chose le premier des « Droits de l’homme » que tout le monde semble avoir oublié depuis quelques temps… : le droit de croire en des valeurs de solidarité et de dépassement, celui d’espérer, celui de résister. Résister, certes, c’est dire « non[33] » — ainsi que l’affirmait Camus, — mais c’est avant tout « espérer », croire en des lendemains meilleurs qui font et qui feront chanter. La première forme de la résistance, c’est l’espérance, qu’il faudrait faire inscrire parmi « les Droits de l’homme ». Il n’est pas de pays, ni de civilisation sans espoir. Aucune résistance n’est possible sans espérance. Pour résister, il faut espérer ; et pour espérer, il faut croire, croire en quelqu’un, en quelque chose. Cela relève du plus solide bon sens pratique, né de l’expérience, en l’occurrence ici de l’expérience la plus tragique à quoi l’humanité dans l’Histoire a pu être confrontée. Croire ? Est-ce à dire croire en Dieu, croire en un Dieu pour certains, croire en des valeurs politiques et civiques pour d’autres ?… Si vous voulez… mais l’homme est pour nos Déportés vraiment la mesure de toute chose[34], la mesure qu’ils connaissent le mieux, dont ils connaissent tout le prix… un prix à la mesure de sa fragilité ; il est vraiment le point de rencontre universel, non confessionnel, de tous leurs points de vue, de leurs espérances, de leurs souvenirs du Lager  ; ainsi, lorsqu’ils parlent d’« espérance », ce qu’ils veulent dire, c’est qu’il faut croire en l’homme, en l’homme d’abord, pour que l’avenir, qu’un « à venir » se rouvre… assez grand pour qu’on y passe pour le plus grand nombre d’entre nous et que patiemment dès lors en l’humanisant on le cultive et le bâtisse pour en faire la « Cité » future. Espérer, c’est d’abord espérer en l’homme, considérer que s’il ne naît pas humain, il le devient[35]. Espérer, c’est croire non seulement qu’il peut, qu’il peut encore, qu’il peut toujours, mais qu’il doit “monter en humanité”. Et, à cet égard, les “héros” ne sont pas souvent ceux qu’on croit. Dans l’échelle de l’humanité, si on prend le parti de monter, ce qui compte ce sont les échelons que l’on a été capable de gravir et non pas la hauteur à laquelle on est arrivé aux yeux des autres, aux yeux du monde ; ce qui compte, c’est de progresser. Réinventer un humanisme sur la base d’un optimisme tragique, pragmatique : inventer un au-delà, une transcendance si l’on veut à l’empirisme, à l’expérience, fût-elle, comme celle qu’ils ont vécue dans leur chair et leur âme, la plus tragique : voilà bien leur nouveau combat. Créer cet humanisme ? Comment ?… Croire en l’homme, c’est d’abord être « solidaire » et découvrir tout en l’étant — comme le disaient si bien de concert le Pied-noir Albert Camus et l’Algérien Kateb Yacine — que celui qui est « solidaire » n’est à jamais plus « solitaire[36] », qu’il suffit d’être solidaire pour ne plus être solitaire. Redisons-le, puisque c’est là leur aspiration cardinale, leur aspiration, leur inspiration[37] : croire en l’homme, c’est oser penser qu’il peut-être perfectible. Une conspiration du vide s’employant depuis quarante ans à réduire toute trace d’esprit humaniste en Occident, pressentant la fin de cette hégémonie, sentant bien qu’infailliblement il va se faire des mouvements, une réaction pour enfin passer à autre chose de plus “productif” et de plus dynamisant, de plus « fédérateur », ne faut-il pas se lever, n’est-il pas temps ?… N’est-il pas temps, peut-être encore, de retrousser les manches de notre pensée et de se mettre à l’œuvre en inventant de nouvelles solidarités ?… Au « je pense donc je suis » qui une fois encore n’a pas fait ses preuves, réessayons le « je sens donc je suis » des préromantiques, pour répondre à l’exigence qu’avait Hölderlin d’« habiter le monde poétiquement » ; même dans « des temps de détresse », devenons « surromantiques[38] » ainsi que René Guy Cadou, prophétique sans doute lui aussi comme Desanti, y invitait dès le milieu des années quarante. Croire aux lendemains qui font et qui feront chanter. Sans doute face aux périls qui guettent n’est-il plus qu’un seul mot d’ordre : « Aux âmes, citoyens !… » Et libre aux crétins intellectuels (sortis de la cuisse de Jupiter[39] — hélas ! pas de son crâne fendu —) qui n’écoutent que leur « Raison » dont il font un « Être suprême » pour mieux jouer les Robespierres ou les Saint-Justs sans plus croire pour autant à la Révolution — un comble ! —, en oubliant que l’intelligence humaine est trinitaire (raison, cœur, sens), de traiter de crétins “poujadistes” et “populistes” ceux qui y répondront avec cœur (en toute innocence, oui, oh ! oui !), avec toute l’intelligence de leurs sens et de leur raison.   Les jours mauvais sont revenus et il va nous falloir beaucoup de cœur, beaucoup de coffre et de cœur au ventre pour réinventer « l’aube » — même si le soleil se lève à l’Est encore… semble se lever — pour encore donner un sens à cet amalgame de cellules éphémères, d’électrons et de noyaux d’atomes nés dans les étoiles, qu’on nomme un corps, pour donner un sens à cet amalgame de corps qu’on nomme une nation, pour donner un sens à cet amalgame de nations qu’on nomme une civilisation. Pour gagner des batailles, il va nous falloir d’autres bannières que celles des transnationales, d’autres fanions de ralliement que ceux de partis politiques exsangues qui n’ont d’autre projet que de se maintenir au pouvoir ou que d’y accéder, simplement pour y être à nouveau ou y être enfin. Et il faudrait être le dernier des naïfs pour penser que nous sommes encore en temps de paix. La guerre ne s’est simplement pas encore totalement « révélée » comme disait Giraudoux en 37 dans Électre, comme il l’écrivait à l’occasion de l’Exposition Universelle — c’était bien choisi ! — pour annoncer qu’on allait bientôt quitter le train-train, à nouveau quitter le repos de la posthistoricité. Répétons-le : quand les élites elles-mêmes sont infectées par le totalitarisme de quelque bord qu’ils soit, prêtes à mourir n’importe où et n’importe quand, la guerre peut se « révéler », peut éclater, n’importe quand et n’importe où, et, quoi qu’il advienne, quoi qu’on fasse, se révélera quelque jour, dans toute sa violence. On ne pourra pas la contenir — ne nous leurrons pas, — indéfiniment. Nous sommes assis sur une poudrière tant en Orient qu’en Occident : d’un côté des extrémistes exaltés, candidats suicides à la sainteté du martyre pour entrer au paradis d’Allah… de l’autre de jeunes diplômés qui, de plus en plus, ne trouvent pas d’emploi ou au moins un emploi à salaire “décent[40]“, ne trouvent plus dans les études même longues le sauf-conduit qui était censé leur permettre de rentrer dans la société de consommation, alors qu’une mafia démagogue de menteurs le leur avait promis à coups de discours électoraux… Qu’ont toujours faits les politiciens à visées expansionnistes… qu’ont toujours fait les politiciens sans projet social réel, pour sauvegarder leur pouvoir, pour recréer “une unité”, pour relancer l’économie, quand leurs mensonges ne passaient plus et que le peuple et les élites inemployés commençaient à exiger des réponses, des réponses précises et des comptes ?… Ils ont inventé des boucs émissaires et ont eu recours à la guerre. Vieille recette connue : regardons l’Afrique. Dans la vieille Europe, à l’exception de l’Europe de l’Est[41], soixante ans qu’ils n’y ont pas recouru. De toute façon, il est vraisemblable qu’avec l’Orient dans l’impasse, qu’avec l’Orient des terroristes également qui trouve un terrain d’expansion eu Europe et aux Amériques, un jour ou l’autre, ils n’auront plus d’autre choix. Pour résister, il faut croire en quelque chose, espérer… : croire aux lendemains qui font chanter. Est-ce la leçon des Déportés ? Oui. On m’objectera que Primo Levi ainsi que d’autres Déporté[e]s se sont suicidés suite à leur déportation, mais une question s’impose : l’ont-ils fait parce qu’ils n’avaient pas recouvré leur humanité ou l’ont-ils fait parce qu’ils constataient que — dans la société décadente, désolante, dans laquelle nous vivons depuis l’instauration dans les milieux intellectuels officiels de la dictature postmoderne, — cette humanité si chèrement payée, si chèrement sauvée par eux, était niée par l’iconoclasme du postmodernisme, était “morte” au même titre que le civisme, que la « virtu  », que l’homme, que la littérature, que l’Art, que Dieu… bref, s’avérait être dans la Babel postmoderne sans valeur et non partageable ? Pour ma part, je n’hésite pas un instant s’il faut fournir une réponse : Primo Levi ne s’est pas suicidé, c’est la médiocrité et l’intellectualisme nihiliste “petit bourgeois” de son temps qui l’ont tué. Ainsi en est-il de même pour ses camarades qui dans le suicide l’ont suivi : ils se sont sentis “lâchés”.

LA DÉRÉALITÉ POSTMODERNE

Depuis 1968 et sa “révolutionnette” de nantis en France, depuis 1968 qui vit une vraie Révolution à Prague — la chute du mur de Berlin et la désagrégation du Bloc soviétique n’ayant pas arrangé les choses comme certains avaient pu l’envisager au départ,— nous errons entre la damnation que constitue la déréalisation née de « La Société du spectacle » paradoxalement parallèle à la surmatérialisation née de la société de consommation, et cette « damnation[42] » que constitue la théorisation nihiliste postmoderne a-humaniste, a-théologique, a-transcendante, a-humaine. Avec la pensée postmoderne telle qu’elle s’est imposée et s’impose encore, on arrive au paradoxe d’une pensée élitiste, une pensée de dandys et d’aristocrates, qui cependant va exactement dans le sens de la « société du spectacle » et de la « société de consommation » — que soi disant ils dénoncent…— dans ce qu’elles ont de plus vulgaire : « après eux le déluge[43] ! » ; et il est assez piquant de constater que les postmodernes, méprisant l’université française qui ne paie pas et relève encore du sacerdoce républicain, sont allés installer leurs bases aux U.S.A. dans les universités américaines que l’on sait faites pour étudiants riches ou surendettés, bref en plein cœur du capitalisme, autrement nommé « rêve américain ». Car le postmodernisme, qui, comme tous les « systèmes », selon le mot de Baudelaire, est une « damnation », ne s’est pas accordé sur un autre plan que celui-là « le Droit de se contredire[44] ». Il a omis — comme c’est dommage ! — de se l’accorder également, j’entends, sur celui des idées : il n’a jamais pris ce risque cependant combien honnête et qui est pourtant la condition et la preuve même du génie : « Muss es sein ? Es muss sein !  » comme disait Beethoven… car la vérité ne peut exister sans contenir la force qui la nie[45] ainsi que le constatait Héraclite… Refusant toute forme de débat réel sur ces questions fondamentales, en singeant nonobstant le débat démocratique comme si nous étions encore dans une « A.G[46]. » de 68, le postmodernisme offre une théorie sans nuance, monolithique donc totalitaire, et, dans la pratique de l’enseignement et de sa diffusion telle qu’il est pratiqué par ses épigones[47], le plus souvent inquisitorial. Qu’on veuille bien y réfléchir et l’on se rendra compte que la pensée postmoderne avec son pessimisme extrémiste et sans rédemption ne correspond ni plus ni moins qu’au retour du jansénisme, sous la forme d’un jansénisme plus radical encore : un jansénisme athée. Chez leur champion en écriture, le postmoderne Pascal Quignard — influencé par son prénom ? Allez savoir ! — la référence est au reste explicite et revendiquée : relisez-le ! Les chapelles du postmodernisme, c’est ni plus ni moins Port-Royal. Port-Royal des champs (des campus) ayant désormais ses quartiers dans certaines grandes universités chics chapeautées par eux aux États-Unis. Les Déporté[e]s, eux, qui n’ont de chapelle que leur propre corps, tabernacle du souvenir, nous réinscrivent au cœur du corps et inscrivent ce corps au cœur de l’Histoire. Ils nous invitent à passer du corps de la victime, du corps supplicié involontaire qui fut le leur, à celui volontaire de corps solidaire du corps social[48]. Ils entendent qu’il se considère ontologiquement comme un morceau du corps social agissant dans l’Histoire, mu par l’énergie de l’idéal de la «virtu » tel que l’envisageaient les Latins. Ils veulent qu’il cherche inlassablement  et courageusement à s’inscrire dans le présent et dans l’avenir : ce passé futur, ce futur passé qui provisionnera tout présent, pour le bien commun, dans l’intérêt premier de la communauté des hommes. Ils veulent assurer en un mot la survie de leur héritage. Le conseil donné, le mot d’ordre fixé par les Anciens est clair : il convient de quitter au plus vite les ectoplasmes narcissiques de la postmodernité pour se réincarner dans l’Histoire, et il faut choisir de le faire volontairement au lieu d’être contraint de le faire un jour à son corps défendant comme eux… même s’il faut  ajouter de suite que la réflexion métaphysique qu’ils ont menée avec leur peau et leur carcasse, qu’elle leur ait été imposée ou non, ils l’incarnent pour jamais. Elle leur appartient. Ils la veulent, eux, eucharistique et partageable : « Prenez et mangez, ceci est mon corps… Prenez et buvez, ceci est mon sang. » Excusez la métaphore, car nul n’est besoin d’être chrétien ou « croyant » au sens ancien pour s’y référer et y croire. Se réincarner dans nos corps, se réincarner dans l’Histoire, dans une modernité en marche et au cœur de la Cité, parce qu’on se sent solidaire de ses contemporains et que l’avenir est à créer, à créer ensemble, il conviendrait de le faire afin que leur expérience, leur sacrifice ou leur martyre, au moins n’aient pas servi à rien.

CORPS DÉRÉALISÉ OU CORPS EUCHARISTIQUE : À CHACUN DE FAIRE SON CHOIX

Dans « la société du spectacle » qui est la nôtre en Occident — et qu’avait prévue bien avant Debord le poète Stéphane Mallarmé nous annonçant que le monde futur serait un gigantesque « Barnum[49] », en quoi il ne s’est pas trompé — les images de la Shoah correspondent confusément pour la plupart au retour de la condition humaine que la structure sociale et culturelle a minima  nous invite et nous contraint même à refouler. La déréalisation, la vision virtuelle de toute réalité est telle dans les esprits… on en est arrivé à un tel point… qu’on en vient à occulter la victime par le bourreau, le préférant à la victime qu’on trouve sans sel et sans aura — comme nous l’a récemment prouvé l’accueil hystérique réservé à l’ouvrage de M. Littell.  — On m’objectera sans doute que le soixantième anniversaire de la libération des camps et la profusion d’émissions qui a fleuri alors sur le « PAF » comme sur le paysage audio-visuel européen a révélé un intérêt de masse du grand public pour la Shoah ainsi que pour l’aventure indicible (non cernable), innommable (non exorcisable) de la Déportation. Mais peut-on raisonnablement l’affirmer ? L’objection vaut-elle vraiment ? Le record de vente de l’ouvrage de M. Jonathan Littell, Les Bienveillantes, érigé au niveau de phénomène de société viendrait logiquement l’infirmer. Il n’est pas impossible que dans le cadre de plus en plus étroit de notre Occident décadent, dans l’inconscient collectif de l’époque contemporaine, la fascination pour les camps et pour la Shoah tienne sans doute en très grande partie au fait que dans un monde où la mort, la faiblesse des corps, leur dégradation inéluctable, les images de leur dégradation sont partout refoulées par le jeunisme et l’image iconifiée d’un corps idéal tel que l’imposent à l’adoration de “l’homo-médiaticus”  « la société du spectacle », le Lager  impose au rebours l’image et la réalité du corps et de la condition humaine dans toute leur crudité. À l’icône du corps idéal, à ce corps idéal médiatique destiné à occulter toute réalité du corps, des corps réels… à ce corps substitut du sacré civique ou mystique, évidemment déréalisé puisqu’étant supposé être “transcendant”, ne pouvant être évidemment dans l’ici et le maintenant : chaque année, des centaines de jeunes anorexiques se sacrifient en l’honneur de son mirage, de son apparition constante sur son autel médiatique démultiplié dans tous les foyers. Pour ce faire, elles suppriment leur corps ; elles suppriment le corps ; elles le torturent, l’effacent. Elles ne font là que révéler une mentalité inconsciente qui empoisonne toute l’époque par sa confusion et son simulacre : face à la laideur, la vieillesse, la maladie, face à la mort inéluctable à terme, qui paraît désormais « irréparable », « irrémédiable » — pour user de mots baudelairiens — : dans un monde sans Dieu, sans valeurs et sans transcendance, qui, sous des allures de démocratie, n’a pas plus de logique dans sa cruauté purement économique que celle de l’univers même du Lager  — cet univers où plus personne n’a le droit de dire ou de demander : « Pourquoi ? »  : « Hier ist kein warum  [50]!  » comme l’écrit, le décrit si bien Primo Levi dans Si c’est un homme,  — nous sommes tous des Déportés. Dans notre contemporanéité occidentale tout entière régie par l’univers de la publicité qui se confond à celui des médias qu’il a phagocyté entièrement pour être ce « Big Brother  » qui entre dans tous les foyers pour déverser son « soma[51] », dans ce monde où l’informatique pour bricoler une transcendance accessible au plus grand nombre, contrôlable, exploitable et lucrative,  retouche à l’infini et déréalise les corps pour les imposer comme modèle et comme idéal à tous les esprits en quête d’incarnation  — et de sens, — le Lager , lui, fascine et méduse, car il offre ou plutôt impose l’image du corps tel qu’il est dans sa vérité. C’est une fascination-rejet. Ce que montrent d’abord les camps de concentration et d’extermination à nos contemporains, ce n’est pas l’inhumanité — qu’ils ne peuvent pas comprendre ou même envisager, seuls les déportés eux-mêmes peuvent l’envisager en face pour en témoigner, et encore !… — mais l’humain à l’état brut en dehors de toute hiérarchie, le degré zéro de l’humain, lequel est aussi son degré premier. Bref, il s’agit là d’une fascination-exorcisme : on est fasciné par ce qu’on refoule et on croit l’affronter en face à seules fins de tenter de l’exorciser une bonne fois. Dans ces conditions, les représentations du Lager  constituent — pour reprendre un genre pictural ancien qui fleurissait à l’époque du jansénisme et invitait le spectateur à la méditation, à l’humilité sur le mode : « tu es poussière et tu retourneras en poussière », « on m’a vu ce que vous êtes, vous serez ce que je suis » — la plus grande, la plus gigantesque mais aussi l’ultime des « Vanités[52] », devant laquelle un petit groupe d’esthètes, cherchant à tuer la métaphysique dans l’œuf, se sont plu à vaticiner et à pérorer, tentant d’imposer leur discours en se faisant guide de musée ; l’image des camps telle qu’elle est véhiculée aujourd’hui par l’establishment  postmoderne — je ne parle pas de Lanzmann, bien sûr, qui n’a rien à voir avec « ça » —c’est le Guernica  obligé, le substitut ultime du tombeau de Lénine ou du mausolée de Mao (puisqu’il n’est plus question de rêver utopies politiques, ce n’est plus tendance) devant lequel chacun, tout en continuant de rêver au « quart d’heure de célébrité[53] » que lui a promis Andy Warhol et la télé-réalité, se doit de faire son quart d’heure de méditation, comme une B.A., afin d’exorciser en soi en même temps que la condition humaine, le vieillissement, la laideur, la maladie et la mort.  Pour les intellectuels postmodernes qui se sont emparés de la Shoah à la suite d’Adorno, soi-disant pour la théoriser, l’Europe des Lager  allégorisée dans Auschwitz et réduite à un seul camp alors qu’il en a eu plus de mille, c’est le tableau déréalisé par leurs commentaires, rendu abstrait, devant lequel en jouant les guides de musée, ils se donnent de l’importance, et, surtout, cette bonne conscience qui leur permet d’affirmer que tout humanisme, tout élan lyrique… est « barbare », que toute envie de fraternité solidaire, toute envie de croire encore en l’homme ou en l’avenir, toute envie de changer le monde ou de « changer la vie » est louche et constitue le terreau futur d’une nouvelle « barbarie » pour emprunter le mot à l’inénarrable Adorno : on se souvient tous de la sentence, de la fatwa  du Grand Mage de l’école de Frankfurt : « Écrire un poème après Auschwitz est un acte de barbarie[54]. » Entendons : se laisser penser par le chant, se laisser penser par le corps, par ce chant au cœur du corps, ce « canto jondo  », ce « chant profond », se laisser penser par l’humain en somme « est un acte de barbarie ». Peut-on rêver pire sophisme, sophisme plus obscène ? Pour Pierre Seghers, cette phrase de Theodor Adorno était une absolue aberration. Grand et fervent défenseur et illustrateur de la poésie lyrique[55], il lui opposait sereinement la phrase du vieux félibrige Aubanel, autre Théodore, ami du grand Lyrique Mistral : « Qui chante son mal l’enchante » et recouvre là son humanité, et sauve par-là son humanité mise en péril. Le chef d’œuvre de Primo Levi à lui seul lui donnait raison. Dans Si c’est un homme, en effet, parmi ces plus beaux passages où « Le Paradis » de Dante se recrée au cœur de l’Enfer grâce aux mots, il y a cette image fugitive des Grecs qui se soutiennent entre eux pour survivre en chantant, en rond, en se tenant par les épaules, les chansons populaires de leur pays ; il y a aussi bien évidemment cette grande scène[56] où Primo Levi explique à Jean le « Pikolo » du « Kommando de chimie » les merveilles cachées, les beautés de La Divine Comédie  de Dante, décidément de circonstance pour exorciser Auschwitz, au moins le temps de l’échange de quelques mots. La « haine de la poésie[57] » s’explique : quand toute l’école postmoderne hurle à la mort d’une seule voix pour proclamer l’indignité et l’obscénité du lyrisme, l’impossibilité désormais de recourir au lyrisme, elle proclame — sous peine d’excommunication de ses chapelles et des cénacles qu’elle contrôle — l’interdiction de s’incarner dans ce substitut du corps qu’est la langue toujours et encore, dans ce chant qui permet de croire aux lendemains qui font chanter, dans cette langue, qui, elle-seule, peut créer une “religion”, peut recréer une “unité”. Si depuis longtemps, « l’enchantement du monde » n’est plus, il s’est réfugié dans le chant, et c’est pourquoi ils le récusent. Eux, ne chantent qu’« Il Diavolo  », le Diviseur, pour « régner ». Car « déconstruire », c’est « diviser ». « De la vaporisation et de la centralisation du Moi.  Tout est là[58]. » De l’incarnation en ce monde… Une fois encore, on y revient : tout est toujours affaire de corps, d’incarnation possible ou non, assumée ou non, et « tout le reste est littérature » dans la pire acception du terme. Les chrétiens n’ont pas tort quand ils pensent métaphoriquement le monde et le rapport à l’autre sous le signe de la reconnaissance, sur le mode : « Ceci est mon corps… ceci est mon sang… » Au corps souffrant de la victime, à ce corps eucharistique radical dès qu’il suscite la compassion et qui pose la question de l’altérité, la pose et la repose de manière obsédante et fondamentale, de manière libératrice pour qui ne refuse pas de s’incarner compassionnellement en lui, de faire corps avec lui totalement pour réinventer un monde, « changer la vie » en « réinvent[ant] l’amour » — l’un ne peut exister sans l’autre, — à ce corps supplicié d’où naît encore un chant d’Espoir et d’unité, on préfère visiblement aujourd’hui (mais n’était-ce pas déjà le cas ?) le corps narcissique onaniste et défécateur du bourreau qui conchie l’univers et autrui, les réifie et les dénie. Une grande part du public contemporain (un public que l’on dit être principalement constitué des trentenaires qui avaient déjà fêté et s’étaient déjà projetés dans les héros déjantés, débauchés, déglingués et déliquescents de Houellebecq) semble se reconnaître dans le corps de Maximilien Aue, la marionnette postmoderne[59] fantasmée par M. Jonathan Littell qui n’a pas même passé le stade de la sexuation, qui végète dans l’immaturité définitive, “amoureux” des images stériles, des propres ectoplasmes de son ego  sous la forme de sa sœur (puisqu’elle est de sa propre chair)… sans être capable de déterminer s’il est masculin ou féminin… donc à jamais fermé à une quelconque altérité au point qu’il confond affection de soi-même — la seule à laquelle il puisse accéder — avec défécation. Bref, un héros, qui, au sens propre comme également au figuré, sans altérité possible “s’emmerde”… « En vérité, je vous le dis […] » comme dirait le Grand « Autre » avec Mahomet et Bouddha, et pourquoi pas Marx ou Lénine, Jaurès, Hugo ou de Gaulle… (la liste n’est pas exhaustive), voilà bien en réalité où nous en sommes aujourd’hui. Parfaitement dans la logique de la phrase de Pascal Quignard, l’anachorète postmoderne chantre des perversions subtiles : « Celui qui écrit sodomise, celui qui lit est sodomisé[60] », dans un livre pornographique à tous égards, qui rend parfaitement compte de la culture de la pornographie et de l’exhibitionnisme dans laquelle nous vivons, et à quoi semble se résumer aujourd’hui la culture occidentale “autorisée” qui a rejeté toute tradition, toute célébration du récit mythique et sacré, politique aussi, au profit du seul médiatique, Littell offre comme objet de projection de soi à ses lecteurs un corps prédateur qui reçoit, qui prend, qui les transforme en excréments, qui, dès qu’il le peut les expulse, n’importe où, en tire une jouissance, en couvre l’univers qui l’entoure et ainsi l’annule. Voilà ce qui fascine et ce qui fait rêver aujourd’hui !… Maximilien Aue n’a pour organe et pour outil de connaissance du monde et d’autrui en vérité que son anus — guère « solaire[61] » ! — ; son narcissisme en fait à vrai dire « le cul du monde[62] » à quoi tout, soit le tout du « Tout », se résume : un trou noir, un néant vers quoi tout converge pour s’annuler ; « l’œil » de Dieu, « l’œil » de la Conscience, il se le fourre aussi dans le cul dans la bataille… et les enfants nés du postmodernisme le voient entrer et sortir, rerentrer, ressortir… “fascinés”… — Les pauvres ! — Maximilien Aue, faux nazi, nazi d’opérette, mais vrai “trou du cul[63]“, trou du cul allégorique, est à lui seul l’anus de la postmodernité. C’est pourquoi ce livre est… « fondamental », fondamental, oui (qu’on m’excuse du vilain jeu de mots) ; c’est pourquoi ce « torche-cul » comme dirait Rabelais — car Jonathan Littell dans une diarrhée torrentielle de neuf cents pages pour prouver son génie aux critiques à grands gosiers invente au postmodernisme à la fois l’anus qui pourrait le soulager et son « torche-cul[64] » (Eh oui ! pour une fois que le postmodernisme tente de s’incarner, ça dégage[65] !…), — c’est pourquoi ce livre « torrentiel » ainsi que le caractérise Claude Lanzmann, où le héros, note-t-il, ne parvient « jamais à l’incarnation[66] » véritable, précisément parce qu’il la nie, est un livre canal, un livre cloacal, un livre écluse, qui s’inscrira quoi qu’il advienne dans l’histoire de la pensée : il clôt l’époque du règne de la postmodernité ou au contraire l’ouvre pour encore « mille ans », on ne sait. En poussant la logique du postmodernisme — ses poncifs, son cynisme nihiliste, satanique et désespéré, sa pornographie, son a-théologie militante — au-delà de tout ce qu’avaient osé Lyotard, Derrida et leurs épigones fanatiques, en un seul corps ectoplasme : succube et incube à la fois, en un seul livre, l’élève a dépassé les maîtres pour s’installer dans un présent à jamais sans avenir, stérile et sans postérité.

ÉPILOGUE… OU PRÉFACE À UN AUTRE TEMPS ?

Et pourtant, c’est incontestablement en se se projetant au Lager, plus précisément dans le corps même des Déportés, ce « Memento Mori  » de tous leurs compagnons, de tous les autres morts de la Shoah et de la Déportation — dernier lieu de l’interrogation, de l’inquiétude métaphysique génératrice de “religion” (de lien possible) et donc d’espoir duquel toute sacralité dynamique peut repartir en Occident — que l’ont peut penser toute l’erreur, toute l’horreur du postmodernisme, qui, arbitrairement, prive de sens le sacrifice des victimes, tout comme elle prive de reconnaissance les rescapés des camps pour le courage qu’ils ont manifesté à vouloir survivre, à patiemment se rebâtir et rebâtir une réalité conviviale, une « espérance ». Pour rebâtir du civique, de l’éthique, bref de l’avenir, du progrès, de la modernité en marche, de la solidarité, de l’idéal… il ne suffira pas de « déconstruire » la pensée postmoderne présentant comme le jansénisme un homme vaincu d’avance, sans héritage et sans avenir, cette pensée postmoderne qui a fait de l’homme un Caïn[67] sans transcendance[68] et sans espoir… Non. Il faut raser Port-Royal[69] !

24 novembre 2006


[1].— « Petite Suite yiddish », la troisième partie du livre, a paru déjà en revue dans sa première version en décembre 2002, in Lieux d’Etre,  n°35 intitulé : Gare(s) ou en Train de Poème(s).

[2].— Jean-Paul Richter, « Discours du Christ mort prononcé du haut de l’édifice du monde », 1790.

[3].— La société était une jungle comme elle l’a toujours été et le sera toujours, mais l’on y enseignait encore les armes spirituelles d’une espérance pour y combattre efficacement et y survivre.

[4].— Voir : Max Weber, et, Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde, Gallimard, 1985

[5].— et politique, qui défend « les misérables » : Lamartine, Desbordes-Valmore, Hugo… Nationalisme et communisme sont également deux utopies romantiques.

[6].— Gérard de Nerval, « Delfica  », in Les Chimères,  1854.

[7].— Le dernier en France a été de Gaulle.

[8].— Charles Baudelaire, Fusées,  XV.

[9].— À la fois celui de Éros et civilisation,  1955, et surtout de L’homme unidimensionnel, 1964.

[10].— Celui, bien sûr, de La Société du spectacle,  1967.

[11].— Charles Baudelaire, « Sur Les Liaisons dangereuses  ». Vraisemblablement sa dernière note critique.

[12].— Celui de l’Essai sur les données immédiates de la conscience,  1889.

[13].— Blaise Pascal, « Disproportion de l’homme », in Pensées,  fragment 230, classement des Pensées établi par P. Sellier, éd. Bordas, coll. « Classiques Garnier », 1991.

[14].— Charles Baudelaire, « La Reine des facultés », Salon de 1859,  III.

[15].— Voir : Henri Bergson, Le Rire, Essai sur la signification du comique,  1899.

[16].— Charles Baudelaire, « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques », II, III, passim.

[17].— [Le fouetteur est pour lui un bienfaiteur. Voir : Mon cœur mis à nu,  VIII.]

[18].— Ibid.  Phrase que Baudelaire attribue successivement à des Maîtres pour lui : au Christ « roi philosophe de la Judée », à « Joseph de Maistre, ce soldat animé de l’esprit saint », à « la sainteté majestueuse de Bossuet », à « Bourdaloue, l’impitoyable psychologue chrétien ».

[19].— Voir : Francis Fukuyama, La Fin de l’homme, éd. de la Table ronde, Paris, 2002 — livre qui fait écho bien sûr à son célèbre article de 1989 intitulé « La Fin de l’Histoire ? » qui devint en 1999 un livre.

[20].— Philosophe et mathématicien, Résistant, né le 15 mai 1903 à Saint-Maixent, fusillé vraisemblablement le 17 février 1944 par les nazis à Arras. Il fut le maître de Jean-Toussaint Desanti.

[21].— Affligé de problèmes cardiaques depuis quelques temps, il meurt le 20 janvier 2002.

[22].— Jean-Toussaint & Dominique Desanti, interrogés par Roger-Pol Droit, in La Liberté nous aime encore,  éd. Odile Jacob, 2001, rééd. coll. « Odile Jacob poches », Paris, octobre 2004.

[23].— La panthéonisation — les révolutionnaires qui laïcisaient les valeurs sacrées chrétiennes l’avaient bien compris — confère à qui panthéonise de l’aura.  Pour redonner du souffle au gaullisme, Malraux eut l’idée géniale d’y recourir à nouveau en 1964. M. Chirac, lui, dut y recourir deux fois… : il y fit entrer A. Malraux, qui fit entrer Moulin en 64 au Panthéon… mais en faisant entrer au Panthéon le romancier d’Histoire Alexandre Dumas, avouait-il par là que sans Histoire, la politique n’était plus qu’une fiction ?

[24].— L’expression est tirée du discours d’André Malraux du 19 décembre 1964, à l’occasion du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon.

[25].— La formule baroque est de Shakespeare.

[26].— Pour paraphraser Alexandre Soljenitsyne qui dit cela du « grand écrivain ».

[27].— Voir : Jean-Toussaint Desanti, op. cit.,  p. 341-342.

[28].— Chacun fait son lit comme il meurt, et cela ne regarde que lui.

[29].— Aragon — notre Victor Hugo du XXe siècle avec Malraux, selon le choix des obédiences — a chanté en son temps cette « union sacrée » qui sut réunir dans un même combat des hommes comme Gabriel Péri et Étienne d’Orves, Guy Mocquet et Gilbert Dru.

[30].— avec celui de la fracture économique Nord-Sud.

[31].— « le meilleur de l’homme » selon Goethe.

[32].— Jean-Toussaint Desanti interrogé par Roger-Pol Droit, op. cit.,  p. 333.

[33].— Voir : Albert Camus, L’homme révolté, 1951. « Camus, philosophe pour classes terminales » selon l’inénarrable Jean-Jacques Brochier… Pour « classes teminales » ? C’est donc une honte ?… Mais, aimant la jeunesse, autant que moi, l’estimant, nos Déportés, eux, verraient comme un honneur, et moi de même, d’être taxés de « philosophes pour classes de quatrième ».

[34].— Comme pour Protagoras d’Abdère et les humanistes. Ils sont humanistes sans le savoir.

[35].— On retrouve là la sagesse d’Érasme.

[36].— Voir : Albert Camus, L’Exil et le royaume,  1957.

[37].— « …avoir quelque chose à dire qu’on ne se lasse pas de répéter » selon Jean Paulhan.

[38].— La désaffection progressive et irréversible, il semble, de l’intérêt pour les Sciences Humaines ne laisserait-elle pas penser que nous vivons une époque assez semblable à celle du passage de l’Aufklarung  au romantisme, donc à un retour du baroque ? Le romantisme étant la résurgence du baroque.

[39].— Sans être Dionysos.

[40].— Eh ! oui ! Plus d’ambitions le plus souvent autres que “petites bourgeoises”. Tels sont les temps.

[41].— On a vu alors comment la pulsion génocidaire pouvait réapparaître vite.

[42].— Voir : Charles Baudelaire, Exposition universelle 1855,  I « Méthode de critique. De l’idée moderne du progrès appliquée aux Beaux-Arts. Déplacement de la vitalité » : « un système est un espèce de damnation. »

[43].— Phrase exergue qui, à elle seule, résume tout l’Œuvre de Sollers.

[44].— Voir : Charles Baudelaire,  sur l’album de Philoxène Boyer.

[45].— Voir : Héraclite, IV, 2, 9 : « Les contraires se font équilibre dans l’esprit, parce qu’ils se font équilibre dans la réalité. »

[46].— « Assemblée générale » : cour du roi pétaud idéologique où chacun se croyait le roi, c’est-à-dire alors Marx ou Engels, Freud ou Marcuse, voire Lacan… en parlant hystériquement et terroristement de « démocratie ».

[47].— Clonés « à l’infini » (et je ne parle pas de la revue, quoique…)

[48].— Pour emprunter à Camus, dont on pourrait mesurer bientôt « l’éternelle actualité » pour paraphraser Max Jacob.

[49].— Voir : Stéphane Mallarmé, « Le Phénomène futur », « Anecdotes et poèmes », in Divagations,  et, le commentaire que Baudelaire en fait dans Pauvre Belgique ou La Belgique deshabillée,  Ft 39.

[50].— Primo Levi, Se questo é un uomo,  éd. Einaudi, Turin, 1958 & 1976, éd. Julliard pour la traduction française, 1987, rééd. éd. Pocket, 1997, p. 29

[51].— C’est l’univers imaginé par Aldous Huxley dans son roman d’anticipation Le Meilleur des mondes,  où chacun se doit de prendre sa dose de « soma » pour tout oublier. Voir : Aldoux Huxley, Brave Neuw World,  Le Meilleur des mondes,  1932

[52].— Genre pictural en vogue à l’époque janséniste et visant à amener à méditer sur le thème du « Tempus fugit  », ainsi que sur celui de la vanité de toute entreprise humaine.

[53].— aujourd’hui démultiplié par internet, presque à l’infini.

[54].— T.W. Adorno, Prismes, critique de la culture et société,  1955.

[55].— Voir : Pierre Seghers, La Résistance et ses poètes,  éd. Seghers, Paris, 1974, &, Colette Seghers, Pierre Seghers, un homme couvert de noms,  éd. Robert Laffont, Paris, 1981, réédités respectivement aux éd. Seghers en 2005 et 2006, à l’instigation de Bruno Doucey.

[56].— Primo Levi, « Le Chant d’Ulysse », op. cit.,  XII, éd. cit., p. 116-123.

[57].— Voir : George Bataille, Haine de la poésie, 1947, &, Denis Roche, La Poésie est inadmissible, 1995. Voir également : Pascal Quignard, Haine de la musique, 1996… et tous leurs épigones fanatiques et besogneux… ils sont nombreux.

[58].— Charles Baudelaire, Phrase liminaire de Mon corps mis à nu,  empruntée à l’ouvrage d’Emerson, The Conduct of life, La Conduite de la vie,  1860.

[59].— Car Maximilien Aue pense comme un postmoderne et pas du tout comme un nazi, si on en croit les valeureux continuateurs de Marc Bloch que sont les historiens Peter Schötler, Florent Brayard, et Édouard Husson pour qui l’ouvrage de M. Littell est avant tout « un canular ». Il est vrai que la scatologie dont M. Littell parsème son livre relève de l’humour potache de séminaire… janséniste… Canular aussi le fait d’oser comparer Littell à Tolstoï et Dostoïevski, puisqu’eux n’étaient obsédés que par l’idée de la rédemption, d’une rédemption toujours possible pour l’homme, par l’humain en somme. Il me faut citer Jean-Toussaint Desanti encore : « [que] l’humanité dans l’homme [soit] perdue […] [ce] serait la chose la plus horrible qui puisse arriver à l’humanité », op. cit., p. 338, passim.

[60].— Pascal Quignard, Le Sexe et l’effroi,  éd. Gallimard, 1996.

[61].— Voir : George Bataille, Anus Solaire,  1927, &, Histoire de l’œil, 1928. Références de M. J. Littell, assez mal digérées de toute évidence, vue la manière dont il “les ressort”.

[62].— Expression dont certains usèrent pour désigner Auschwitz.

[63].— Qu’on veuille bien ne lire aucune homophobie dans ce propos : mon jugement ne porte pas sur la question du choix de la sexualité. Je m’étonne d’ailleurs que la communauté homosexuelle n’ait pas réagi violemment au livre de M. Jonathan Littell qui, avec un puritanisme très américain, ramène l’homosexualité à « ça ». Cocteau, c’est quand même autre chose !…

[64].— Voir : Rabelais, Gargantua,  XIII. Grandgousier découvre le génie de son fils par l’invention que ce dernier fait d’un nouveau « torche-cul » : « un oizon » ; pour M. Jonathan Littell, il semblerait que ce soit plutôt « la dentelle », qui donne « volupté mirificque », jouissance béatifique « au boyau culier ».

[65].— Je suggère à M. Jonathan Littell d’abandonner le titre par trop quignardien des Bienveillantes,  pour en adopter un autre qui fustigerait l’humanisme athée mais universel d’un Vercors — pour les postmodernes risible, — le naïf humanisme résistant d’un Vercors auteur du « Silence de la mer » : Le Silence de la merde. C’est un titre qui irait bien à son livre, à « sa première œuvre ». À quand les autres ?

[66].— Claude Lanzmann, in Le Journal du dimanche  & Le Nouvel Observateur, tout premier à réagir.

[67].— Celui de Byron (1821), héritier du Paradise lost  de Milton (1667) via Blake, et fondateur du caïnisme romantique, cette démiurgie de l’élan qui était dynamique au moins !…

[68].— Celle d’une révolte, « cette révolte qui est simplement le désir de vivre » : pour reprendre la belle expression de Jean-Toussaint Desanti, op. cit.,  p. 333.

[69].— De nos esprits, de nos modes de fonctionnement, de nos références. Le postmodernisme fait désormais partie d’un passé révolu. Ironie suprême du sort : ses gourous morts, ses lieutenants de plus en plus vieillissants, il est désormais entré dans l’Histoire.