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Le plus beau poème du monde ?… « Aube » d’Arthur Rimbaud

Elle est retrouvée.
Quoi ? – L’Éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.

ARTHUR RIMBAUD, Derniers vers

Avant-propos :

« La culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié » professait l’inusable Édouard Herriot, qui fournît avec cette lapalissade percutante et ciblée, fort pertinente, des sujets de dissertation pour des générations de potaches — au temps où l’on faisait encore des dissertations, bien entendu ! — ; tout aphorisme intelligent pouvant se décliner à l’infini, bon nombre de grands musiciens ont dit, sur le mode d’innombrables variations, que Mozart, « c’est ce qui reste quand on a tout oublié », et, Baudelaire comme pour justifier ce point de vue professait que « le génie, c’est l’enfance retrouvée à volonté. »

 De tout savoir, à terme, on ne retient de fait que ce qui relevait de la Grâce, permettait d’un peu l’approcher, voire de l’effleurer, de la toucher. Dans cet esprit, quel poème resterait, une fois que toute désillusion de la vie bue, on se sentirait au bout du voyage, prêt à rentrer au port ? Quel est le poème, que, la mémoire mangée par la maladie, on aimerait savoir encore pour garder un lien avec le langage, le « verbe » et son « alchimie », c’est-à-dire : la vie ?

— Pour moi, la réponse [Oh ! sans hésitation aucune] est depuis que j’ai découvert ce poème à l’adolescence : « Aube » de Jean-Nicolas Arthur Rimbaud.

Il est deux génies-enfants : Mozart en musique, Rimbaud en poésie, et, sans conteste possible aucun, ces deux-là, pour moi, surpassent tous les autres. Ce n’est qu’un point de vue, simplement qu’un simple point de vue, bien entendu. Je ne cherche pas à l’imposer, mais à le partager, ici.

Voici la chose :

« AUBE »

J’ai embrassé l’aube d’été.

Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.

La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.

Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse.

Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq. À la grand’ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.

En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.

Au réveil il était midi.

Arthur Rimbaud, in Les Illuminations (1874)

Préambule :

Né à Charleville-Mézières, dans les Ardennes, en 1854, au mitant du mouvement romantique européen, Rimbaud, métis de la culture latine et germanique, est aux confluences de deux cultures complémentaires, sinon contradictoires parfois. Si quelqu’un était à même de comprendre viscéralement le cœur battant du romantisme allemand, les concepts complexes et formidablement térébrants de « Sehnsuch » et de « Stimmung », c’est bien lui ; et il ne faudrait pas dire « comprendre » de fait, mais bien plutôt « sentir », fidèle en cela au précepte jamais formulé par le bon Jean-Jacques, lequel fut le modèle pour les jeunes romantiques allemands, d’Eichendorff à Jean-Paul Richter, concept jamais formulé mais que tout son Œuvre cependant proclame et exalte : « Je sens, donc je suis. » Une sensation ; Rimbaud, un esprit dans un corps, faisant preuve de pensée incarnée toujours, part, viscéralement, de ses sensations, pour être, pour penser.

En amont, de ces fils germains de Rousseau, du « Promeneur solitaire » qui donna naissance à la typologie du Wanderer, c’est de Friedrich Hölderlin, dont Rimbaud est le premier héritier ; et c’est Hölderlin, qui, magistralement, le premier, posa ce qui constituait depuis la naissance du romantisme en Angleterre vers 1750 en réaction au capitalisme naissant qui allait occulter tout spiritualisme et toute spiritualité, tout enchantement… la question du siècle qui finissait et du siècle qui allait suivre, à savoir : — « À quoi bon des poètes dans ces temps de misère ?… » Hölderlin posa non seulement LA Question, la question essentielle pour les poètes de sa génération et pour celles qui la suivirent, mais y répondit également : les poètes sont désormais là, clama-t-il, pour nous à apprendre à « habiter le monde poétiquement ».

Certes, Eichendorff, Richter, et leurs comparses, ont tenté de mettre le projet en pratique, chacun à leur manière… mais, comme pour les « chevaliers de la Table ronde » à la recherche du « Saint Graal », on peut raisonnablement penser à le lire qu’il n’y eut qu’un seul élu qui réalisa cet idéal : Rimbaud, et dès son plus jeune âge. À seize ans, en mars 1870, dans un court poème, « Sensation », Jean-Nicolas Arthur écrit :

Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,

Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :

Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.

Je laisserai le vent baigner ma tête nue. //

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :

Mais l’amour infini me montera dans l’âme,

Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,

Par la Nature, — heureux comme avec une femme.

Qui pouvait mieux exprimer alors les rêveries qu’avait Hölderlin, de pouvoir s’unir à la Déesse Mère, à la Déesse-Amante Nature, selon le rituel plurimillénaire jadis défini par les mystères d’Éleusis qui nourrissaient ses fantasmes ?… Un peu plus âgé, Rimbaud dans son Œuvre-somme Les Illuminations, dans un poème en prose intitulé « Vies », dans « Vies, I », repris dans son chef d’œuvre Les Illuminations, écrit, évoquant explicitement cette union avec la déesse, et combien il a compris que de toutes les expériences à tenter, c’était la plus déterminante :

O les énormes avenues du pays saint, les terrasses du temple ! Qu’a-t-on fait du brahmane qui m’expliqua les Proverbes ? D’alors, de là-bas, je vois encore même les vieilles !

Et surtout ceci :

 Je me souviens des heures d’argent et de soleil vers les fleuves, la main de la campagne sur mon épaule, et de nos caresses debout dans les plaines poivrées. — Un envol de pigeons écarlates tonne autour de ma pensée. — Exilé ici, j’ai eu une scène où jouer les chefs-d’œuvre dramatiques de toutes les littératures. Je vous indiquerais les richesses inouïes. J’observe l’histoire des trésors que vous trouvâtes. Je vois la suite ! Ma sagesse est aussi dédaignée que le chaos. Qu’est mon néant, auprès de la stupeur qui vous attend.

Et dans « Vies, III », on lit encore, comme préfigurant la conception et rédaction de la célèbre Saison en enfer :

Dans un grenier où je fus enfermé à douze ans j’ai connu le monde, j’ai illustré la comédie humaine. Dans un cellier j’ai appris l’histoire. À quelque fête de nuit dans une cité du Nord j’ai rencontré toutes les femmes des anciens peintres. Dans un vieux passage à Paris on m’a enseigné les sciences classiques. Dans une magnifique demeure cernée par l’Orient entier j’ai accompli mon immense œuvre et passé mon illustre retraite. J’ai brassé mon sang. Mon devoir m’est remis. Il ne faut même plus songer à cela. Je suis réellement d’outre-tombe, et pas de commissions.

On notera, on observera donc qu’aussitôt, pour Rimbaud, cette union charnelle avec la Nature n’est pas sans s’accompagner, par effet de contraste, de désillusions cuisantes. Il est bien convaincu d’avoir vécu par cette union l’expérience la plus fondamentale, qu’un poète, qu’un être humain en général, pourra jamais vivre, mais il n’est pas pour autant sauvé, parce qu’il n’en a pas fini avec les contradictions qui le navrent, qui l’empêchent, qui empêchent de vivre, héritées de l’Occident.

Un peu plus avant, parmi ses Illuminations, on lit parallèlement dans un texte, peut-être par antinomie, par provocation, nommé « L’Impossible », une réflexion précisément sur cette impossibilité, et il en cherche, avec la panacée rédemptrice, les raisons et les causes  :

N’est-ce pas parce que nous cultivons la brume ? Nous mangeons la fièvre avec nos légumes aqueux. Et l’ivrognerie ! et le tabac ! et l’ignorance ! et les dévouements ! — Tout cela est-il assez loin de la pensée de la sagesse de l’Orient, la patrie primitive ? Pourquoi un monde moderne, si de pareils poisons s’inventent !

Les gens d’Église diront : C’est compris. Mais vous voulez parler de l’Éden. Rien pour vous dans l’histoire des peuples orientaux. — C’est vrai ; c’est à l’Éden que je songeais ! Qu’est-ce que c’est pour mon rêve, cette pureté des races antiques !

Et voici la raison profonde, et voici sans doute, sans conteste même, le remède à cette malédiction, à cette déréliction désolante :

Les philosophes : Le monde n’a pas d’âge. L’humanité se déplace, simplement. Vous êtes en Occident, mais libre d’habiter dans votre Orient, quelque ancien qu’il vous le faille, — et d’y habiter bien. Ne soyez pas un vaincu. Philosophes, vous êtes de votre Occident.

Sur cette question capitale pour lui de l’Orient, capitale de fait pour tout le mouvement romantique et la littérature occidentale moderne, nous reviendrons au final, en conclusion ; elle est vraiment fondamentale.

Cette osmose, cette communion avec la Nature, la Nature-mère, la Nature-amante, Rimbaud en fait l’élément constitutif de l’expérience poétique en son temps ; et c’est une expérience à ce point à la portée de tous à son époque — foin des possessions matérielles et de la culture, du savoir acquis —, qu’il la veut, ou qu’il la pressent plutôt, universelle. Pour connaître « l’illumination » poétique, il suffit de fait, de se lever avant tout le monde, d’aller « rencontrer » la Nature, « l’Aube », au sens biblique, avant tout le monde ; et c’est bien à la portée de tous.

Dans sa fameuse « Lettre du Voyant » — pour se montrer plus précis, une de ses lettres, puisqu’en vérité il y en a deux —, il écrit :

La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver ; cela semble simple : en tout cerveau s’accomplit un développement naturel ; tant d’égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel ! […]

Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.

Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens.

Dans Une saison en enfer (1873), dans son poème manifeste « Alchimie du Verbe », pour se libérer de sa malédiction native, il précise clairement son projet et sa poétique :

À moi. L’histoire d’une de mes folies.

Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie moderne.

[…]

Et voici concrètement la stratégie qu’il envisage pour s’exorciser, en un premier temps, de ses tourments :

Je m’habituai à l’hallucination simple : je voyais très franchement une mosquée à la place d’une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d’un lac ; les monstres, les mystères ; un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi.

Puis j’expliquai mes sophismes magiques avec l’hallucination des mots !

1°) « L’Hallucination simple »

Phénoménologue avant la lettre, persuadé qu’il est que le regard objectif n’existe pas, qu’il n’est qu’une vue de l’esprit, Rimbaud invite son disciple ou sa disciple en poésie, à faire preuve de la vision la plus créative possible, pour enchanter le monde, le réenchanter avec le regard d’un enfant, d’un enfant qui, sans fin, découvre le monde.  Le premier stade de la vision et de l’expérience poétique est effectivement « l’hallucination simple ». C’est ce que Rimbaud met en œuvre dans son chef d’œuvre « Aube » pour nous en convaincre, plus subtilement nous en persuader : une expérience quasiment accessible, sinon à toutes et à tous, du moins au plus grand nombre.

Vous voulez participer de l’expérience poétique, la connaître intimement ?… Remontez donc à l’origine du monde, jusqu’à la forêt primitive et la première aube. Pour ce faire, c’est tout simple : levez-vous avant l’aube, avant tout le monde, et marchez vers la forêt, votre berceau, pour y voir l’aube se lever, dans une solitude qui, très vite, va se révéler une union avec les forces primordiales, les forces originelles qui vous environnent. Pour tenter l’expérience, pas besoin d’être diplômé de ci ou de ça, pas besoin d’argent, le seul besoin et la seule nécessité : être éveillé… mais, cette réalité-là, cet éveil déjà, va très vite vous faire passer dans une autre dimension.

Le narrateur du poème de Rimbaud invite sa lectrice, son lecteur à la projection, à ne plus faire qu’un, corps et âme, avec lui… avec lui, son narrateur-poète, avec la Nature :

J’ai embrassé l’aube d’été.

De suite, dès l’attaque du texte, c’est de plénitude, d’épanouissement, de plaisir physique, d’extension de l’être et de la conscience, dont il s’agit ; d’emblée le projet et sa réalisation sont enthousiasmants et justifient pleinement le récit, qui va être comme un retour sur la jouissance et même sur l’extase éprouvées. On se souviendra à propos qu’« embrasser » dans une seconde acceptation du terme, signifie également « comprendre » ; Rimbaud fait référence là à l’intelligence trinitaire qui lui est chère, la seule pour lui : intelligence des sens, du cœur, et de l’esprit, « les trois mages de l’esprit » comme il les appelle, sachant qu’il faudrait les citer dans l’ordre inverse pour mieux définir l’intensité du ressenti qui peut leur être associé, plus éclairant, plus térébrant. Chacune et chacun de nous a connu au moins une fois dans sa vie charnelle et spirituelle, cette sensation de plénitude du corps et de l’être que l’on peut ressentir, saisi par elle, se sentant soudain nu sous ses vêtements, rendu à la réalité de son corps, à la perception de l’intégrité et à l’intégralité de son être, corps, âme, esprit.

Natif de Charleville, Rimbaud n’a pas loin à aller pour trouver la forêt, la grande et vénérable forêt des Ardennes aux allures de palais ou de cathédrale archaïque dès qu’on l’approche : la forêt domaniale de la Havetière avec ses prononcés mais pourtant doux dénivelés n’est qu’à une heure trente à pieds de la Place ducale : une paille pour « l’homme [, pour l’enfant, pour l’adolescent] aux semelles de vent » toujours prêt à s’enfuir, à fuguer.

De manière chronologique, la plus simple, Rimbaud va nous faire revivre son expérience :

Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route du bois.

D’abord, se met en place, par le biais de ce que Rimbaud appelle « l’hallucination simple », une temporalité poétique particulière qui existe déjà chez Hölderlin et qu’on retrouvera chez Char, qui, toujours, se revendiquera comme étant un « fils du soleil », fils de Rimbaud en droite ligne ; un esprit libre, intelligent, “poétique“, vit, en effet à plusieurs époques en même temps ; en l’occurrence ici, pour Hölderlin, comme pour Rimbaud et pour Char, à la fois dans l’antiquité grecque, c’est-à-dire dans l’antiquité homérique et mythique, et leur époque contemporaine respective. Dans l’une de ses « Lettres du voyant », celle du 15 mars 1871 envoyée à Paul Demeny à Douai, Rimbaud fait explicitement allusion à la poésie grecque qui occupait alors son esprit, et constituait alors la base de tout enseignement littéraire.

 On ne s’étonnera donc pas que, vue de loin et devinée dans la nuit, la lisière de la forêt, avec son alignement de troncs, de fûts de haute taille, lui apparaisse comme étant la colonnade imposante de palais antiques alignés, gardés par des masses d’ombres opaques comme autant de troupes amassées de gardes prétoriennes, qui vont lui donner l’impression de rentrer dans les édifices, sitôt que le soleil va commencer à se lever. Quant à l’eau, sans même avoir à recourir aux magiques tableaux de Monet à Giverny pour le comprendre, on sait très bien qu’elle ne commence à vivre qu’avec la lumière et le vent.

Le film des événements commence donc d’abord avec un plan fixe qui impose l’idée, pardon : la sensation, d’immobilité et de mort, pour mieux contraster bientôt avec la suite des évènements qui s’échelonnera sur le mode de la gradation croissante du mouvement : par avance elle en assure le contraste, elle les souligne, et en accentuera la gradation, l’intensité. Cette double temporalité d’un présent ponctuel et anecdotique qui coexiste avec un lointain passé se poursuivra, sera filée habilement tout au long du texte, provisionnant en quelque sorte cette réalité cette réalité prosaïque de la promenade, de la fugue, par une réalité seconde mythique, voire allégorique, comme on aura l’occasion plus tard de le voir et de le comprendre. Rimbaud, pardon : le narrateur auquel la lectrice ou le lecteur naturellement s’associe et dans lequel il se projette, poursuit sa progression, d’autant plus mise en valeur par ce décor pour l’heure encore mort, immobile :

J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.

On se souviendra à propos peut-être que la devise de « l’homme aux semelles de vent », comme l’appellera plus tard Verlaine, était « En avant ! » ; on se souviendra également, que, petit paysan ardennais, il portait des godillots cloutés sur toute la surface des semelles, faits pour durer mille ans, et qui sur les chemins pierreux devaient faire un boucan d’enfer. « Les haleines vives et tièdes » sont donc  évidemment celles des animaux qu’il éveille, dont il perçoit les frémissements et la fuite sans pouvoir les distinguer ; quant aux « pierreries » qui « regarde[nt] », et qui préfigurent les métaphores surréalistes par la mise en abyme qu’elle constitue d’une métaphore contenue dans une autre métaphore, elles évoquent les gouttes de rosée suspendues aux végétaux, qui, atteintes par la lumière, semblent s’ouvrir comme des yeux, et chatoyer soudain ainsi que des pierres précieuses.

« Les ailes [qui] se l[èvent] sans bruit » font également allusion à deux choses et jouent possiblement sur deux plans : le premier ponctuel, le second allégorique. Tout d’abord, dès que l’aube apparaît, les oiseaux, qui sont venus par nuées passer la nuit en lisière de la forêt dans les arbres, regagnent les champs pour se sustenter le temps du jour : première interprétation ; d’autre part, dans la mythologie antique, et chez les Égyptiens cette fois, la déesse Nuit était représentée comme une femme ailée qui, à la tombée de la nuit, au crépuscule, refermait ses ailes sur le monde, et les rouvrait le lendemain : seconde interprétation possible. On peut penser qu’à nouveau, Rimbaud, dans son « hallucination simple » invite à vivre cet instant de manière prosaïque, mais également allégorique… et, cela, c’est le commencement de « la poésie » : vivre sur deux plans, voire trois, de même que la jouissance et que le plaisir commencent avec l’association de deux sens, voire de davantage, l’orgasme étant l’union des cinq par le biais du sixième, sur le mode des « correspondances » baudelairiennes.

En gradation croissante, de manière théâtrale et simple, les évènements vont à présent se succéder “en cascade“, jusqu’à nous faire parvenir à l’acmé puis à la chute du poème :

La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.

Il est un très beau tableau d’Auguste Renoir qui représente un nu de jeune femme éclairé par un soleil tamisé par les frondaisons des arbres, dont la chair fraîche et grenue apparait tachée comme celle d’un léopard ; ainsi en est-il du chemin éclairé de manière aléatoire par le soleil qui le tache, filtré par les feuillages mouvants.

S’ouvrant et s’épanouissant aux premiers rayons du soleil, une fleur délivre son parfum au promeneur et ainsi « son nom » ; cela fait penser à deux célèbres pages de la littérature française : d’abord à Rousseau, celui du sixième livre des Confessions, où herborisant avec son ami du Peyrou, Jean-Jacques, envahi par la fragrance du souvenir de Madame de Warens et de sa maison des Charmettes, soudain se réjouit : « Ah ! voilà de la pervenche » ; puis, en un second temps, on songe à Proust, dans La Recherche, lequel note avec sa sagacité sensorielle exacerbée habituelle qu’il faut être toujours le premier à passer dans un paysage, dès l’aube, pour reconnaître rien qu’au parfum les fleurs, parce que très vite, après quelques passages d’humains ou d’autres créatures, ce n’est plus qu’une « compote » d’odeurs.

Rimbaud exalte ainsi avec insistance ce sentiment que l’on peut ressentir à être le premier à passer quelque part, dans un paysage, comme si l’on était revenu aux premiers matins du monde. Il semble dire que, si l’on veut — si on en fait l’effort par l’élan, le courage physique que l’on met dans sa présence au monde —, chaque jour est toujours le premier : le monde recommence chaque jour, chaque jour renaît, pour qui, « voyant », sait le voir et sait l’apprécier, le débusquer.

Je ris au Wasserfall  blond qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée, je reconnus la déesse.

Il manquait à ce paysage onirique qui se caractérisait déjà par son silence, l’intrusion brutale du son, de la sonorisation du texte, et pas n’importe quel son : un rire ! Un rire, comme on le verra plus tard, qu’on pourra considérer comme presque nietzschéen. Et à cette apparition brutale du son correspond l’apparition brutale du mouvement ; en l’occurrence la chute d’eau d’une cascade qui, éclatant au sol, projette le regard de celui qui observe la scène vers le ciel, du bas vers le haut, pour mettre en valeur, avec théâtralité, l’apparition magistrale de l’aube, de la lumière en majesté.

Les choses et les êtres ne commencent à exister qu’en les nommant ; c’est « l’Alchimie du Verbe » : « Dieu dit : que la Lumière soit, et la Lumière fut… » Etc… Et c’est là pourquoi à sa créature, à Adam, Dieu demanda de nommer les êtres et les choses de l’univers qu’il lui donnait. La « Materia Prima » du monde est là, et, quiconque le sait, peut dès lors accomplir « Le Grand Œuvre » et générer ainsi toute transsubstantiation ; du côté du « Verbe », lequel est premier, c’est par là qu’il fallait chercher. Par la grâce de la poésie, les mots ne désignent pas les êtres ou les choses : ils les inventent, ils les métamorphosent, ils les contiennent, ils déterminent, parfois, voire même souvent, leur destin même.

Un poète ne choisit donc pas n’importe quel mot, ne se laisse pas choisir par n’importe quel mot ; et ce mot doit être sonore ou coloré, avoir du relief, voire les trois. Pour Rimbaud, qui est de double culture, latine et germanique à la fois, il est clair que le mot « cascade » sonne un peu plat… que le mot « Wasserfall », par contre, chute dans un chuintement très imitatif, puis éclate de manière sonore, éclatante. Ainsi, le « Wasserfall » « s’échevell[e] » comme une crinière blonde peignée de manière impromptue au passage par la ramure saugrenue des sapins ; la lumière du soleil irisant le sommet de la cascade, tout le fil de l’eau s’est en effet progressivement allumé dans l’ombre où elle chute, et, parvenu dans la cuvette au bas, il rebondit vers le ciel ; le regard du narrateur poète suivant ce mouvement aveuglant se lève alors vers les nues et découvre, par-delà la cime humide des sapins qui rutile d’une lueur métallique, l’aube aveuglante dans sa splendeur : « À la cime argentée, je reconnus la déesse. »

Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras.

 Que sont ces « voiles » ? Rien de mystérieux concrètement ; La différence de température entre un sol humide et l’air frais d’un matin qui naît produit de la brume, un brouillard bas, qui, comme les parfums éclos au matin, va se disperser au premier passage d’un animal ou d’un humain intempestif qui passe. On peut raisonnablement penser que ce que Rimbaud nous raconte ici dans ce texte est ce qu’on appelle en psychanalyse « la scène primitive », l’instant fulgurant, l’épisode fulgurant de sa vie, où, enfant, il s’est découvert « poète » ; au reste, la fin du texte sous forme d’un suspens le confirme : on y trouve le mot « enfant »

Comme un enfant, ou plutôt parce qu’il est encore un enfant, Rimbaud, petit paysan ardennais, court avec exaltation, exultation, dans ce brouillard, dans cette brume, « en agitant les bras », en faisant des moulinets pour la dissiper sur son passage : il est comme le Zarathoustra nietzschéen qui retrouve au terme de ses pérégrinations et de ses tribulations spirituelles le rire de l’enfant, ses jeux… à ceci près qu’il est enfant, qu’il est l’enfant, l’adolescent fugueur de « Charleston », de Charleville. Il court « dans l’allée » faisant l’ascension de la déclivité de la colline avec ses gros souliers cloutés ; et c’est dire qu’il fait un boucan d’enfer qui se propage dans la plaine, dans la vallée, au point qu’il réveille un coq ; un poète se doit d’être éveillé avant les coqs, être celui qui les éveille :

Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq. À la grand’ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.

Voilà donc le narrateur du poème arrivé au sommet de la colline qu’il gravissait en courant. Là, sans doute, tout un layon d’arbres coupés, débités, exploités, dégagé dans un angle, lui permet de lancer, de projeter son regard vers l’horizon et son au-delà, et, dès lors, il voit la lumière d’un soleil toujours montant atteindre « la grand’ville », allumer les clochers recouverts de cuivre neuf — à la mode en ce dernier quart du XIXe s. — et les « dômes » de cuivre également; et, avec ces « dômes », on retrouve ce regard typique de la poésie d’Hölderlin, que l’on retrouvera chez Char : ce regard d’ubiquité temporelle qui vous permet de vivre à deux époques différentes, en l’occurrence ici : l’antiquité et la période contemporaine d’alors, celle des « clochers » ; tous les gens intelligents et sensibles vivent conjointement à deux, voire à trois, voire à davantage d’époques apparemment contradictoires, afin de pouvoir survivre, respirer dans d’autres eaux, dans d’autres airs ; et quiconque ne fait pas cela crève ; on notera donc la simultanéité significative à la fois des « dômes » et des « clochers ».

En haut de sa colline, en plein cœur de « la campagne », comme tous les petits écoliers de l’époque, voire d’aujourd’hui encore, le narrateur se représente en esprit, par l’imagination, que la lumière de l’aube atteint à présent la mer, car au bout de tout paysage, il y a la mer ; la présence des « quais de marbre » atteste à nouveau que — comme dans les tableaux d’Hubert Robert — nous voilà retournés à l’antique, dans l’antiquité mythique encore ; notre narrateur « mendiant » implorant « l’Aube » de rester, de ne pas l’abandonner, la Lumière de l’aube va, nonobstant ses prières, atteindre la mer, les flots, les survoler, les dépasser, et s’éloigner vers des horizons sans limites !… La quête de l’infini amène en effet et le plus souvent à une frustration sans limites ; et, c’est bien ce qui se passe ici… mais, en apparence… oui, en apparence seulement. Comme un chasseur avide, le narrateur semble bredouille ; toutefois il ne faut jamais s’avouer vaincu, et avec les entités — et surtout les entités féminines — il ne faut jamais, non jamais surtout, se fier aux seules apparences.

Atteignant le sommet du sommet, dépassant la trouée du layon ouvert, où il « chassai[t] » sa proie, le narrateur, soudain, surpris, refermant d’un geste naturel et enfantin ses bras sur lui, à travers, au travers ce qui reste des rouleaux, des « voiles » de brume et de brouillard, va enfin ressentir la présence physique et charnelle du corps de « l’Aube », « senti[r] un peu son immense corps » en sentant son propre corps en osmose soudain, nu et grenu sous la toile, la  « pressentant violemment » — pour reprendre une expression de Rimbaud dans son texte « Les Poètes de sept ans » , l’embrassant.

Alors, dans un geste enfantin encore, encore au bord du layon large, au bord même de son versant, là, près d’« un bois de lauriers », en ultime geste de jeu enfantin, les bras toujours refermés sur soi et sur la sensation physique qu’il a de la jouissance qu’il éprouve de croire la serrer contre lui, il va se laisser tomber, se laisser rouler, tout le long du versant qu’il va dévaler jusqu’« au bas du bois », cédant à l’illusion de l’avoir entraînée avec lui si soudé à elle qu’il croyait être en l’embrassant de si près,… et, là, au comble du plaisir, comme tous les êtres masculins au comble du plaisir, il va s’endormir sur le dos, et ne sera réveillé que par la lumière zénithale du soleil, à « midi » :

En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.

Au réveil il était midi.

Comme on peut le voir, ce qui est raconté ici, l’expérience qui est relatée et contée ici, semble à la portée de toutes et de tous. Il suffit d’avoir une forêt à proximité de chez soi et de se lever avant l’aube. Nul besoin d’argent. Nul besoin de savoir ou de connaissances autres que celles relevant de la connaissance familière et intime de la Nature : savoir reconnaître une fleur par exemple à son seul parfum. Tout le reste apparaît clairement superflu, superfétatoire ; on est ici sommé de dire : « Tout le reste est littérature ! » Ah ! Oui ! vraiment ! — Rimbaud le croit, l’espère — : un jour, un jour, demain, la poésie sera faite par toutes et par tous ! Chacune, chacun d’entre nous, nous sommes « poètes », potentiellement ; il suffit de s’ouvrir à cette potentialité merveilleuse en soi, de la « cultiver », pour pouvoir un jour la voir s’épanouir, nous épanouir, telle « une fleur » qui veut dire « son nom ».

2°) Un poème initiatique

Rimbaud cessant d’écrire sans doute vers 1875, disparaissant des radars qui ne l’avaient guère détecté au reste, pour ne plus écrire qu’avec ses pieds « aux semelles de vent », quête qui le mènera jusqu’au fin fond de l’Éthiopie, au Harar, en Abyssinie d’alors, pour enfin quitter ce monde le 10 novembre 1891 à Marseille après avoir été rapatrié suite à une « carcinose généralisée », il faut attendre des critiques météores et térèbrants comme Roland de Renéville en 1929 [avec Rimbaud le voyant, puis la première édition dans la bibliothèque de la Pléiäde, en 1946] ou Bouillane de Lacoste [avec quatre publications s’échelonnant de 1939 à 1949, dont la première publication exhaustive au Mercure de France des Illuminations] pour qu’on commence à entrevoir la dimension sidérale exceptionnelle et sidérante du poète.

Mais, comme le grand, le coruscant Henri Guillemin se plaisait à le rappeler avec son honnêteté critique incorruptible, son esprit térébrant infaillible, c’est à Claudel, que nous devons d’avoir pu commencer à conceptualiser mais surtout d’abord ressentir la dimension toute mystique des tribulations de l’aventurier radical des Lettres, qui, coup sur coup, mit sur le papier Une saison en enfer en 1873, et en 1874 Les Illuminations ; le jeune athée Claudel, laïcard fieffé par sa famille, impénitent, les découvrit en 1886 dans la confidentielle mais excellente revue La Vogue, et leur lecture provoqua à terme, professa-t-il, sa conversion dans la cathédrale de Paris, le jour de Noël de la même année.

N’en déplaise au « Pape du Surréalisme », le pauvre André Breton, grand inquisiteur qui excommunia à peu près toutes les ouailles de son concile, sauf les légumes extasiés, et qui ne sût considérer l’Œuvre rimbaldien qu’à l’aune de son nombril et de son pauvre « anus » « solaire » qu’il avait déclaré sadien “pour les siècles des siècles, amen !“,  c’est Paul Claudel qui trouva la meilleure formule, inégalée et insurpassée à ce jour pour désigner Arthur Rimbaud et son parcours : Rimbaud est « un mystique en liberté » ; avec cette formule, de fait, tout est dit !… et Henri Guillemin, inlassable, indomptable piéton des chemins littéraires et de l’Histoire, ne manquait pas d’arguments de poids, indubitables, aveuglants voire sidérants, pour le prouver à qui pouvait, surtout à qui voulait l’entendre, à qui gardait encore des oreilles pour entendre, des yeux pour voir et pour lire, en dépit, en-deçà, au-delà des chapelles et des conciles « que dans les cabarets tiennent les imbéciles », comme dans son Cyrano de Bergerac disait Rostand.

 Certes, Claudel, de Rimbaud, de ce qui l’avait mû, fait agir et écrire, avait tout compris intimement — on pourrait dire : charnellement —, comme René Char, plus tard, athée pourtant, pourra le comprendre lui aussi… Mais, pour être spiritualiste, et, même en la matière un Maître, est-il utile pour autant, de se croire embarqué « dans une noce avec Jésus Christ pour beau-père », et de croire en un Dieu ?… — Certes, non ! Il existe un spiritualisme athée aussi, aussi puissant et parfois plus que celui de la croyance, et, pour preuve, le Bouddhisme, lequel est porteur d’un enseignement spirituel libérateur, n’est pas, comme on le sait, une religion, et le revendique. Pour comprendre la poésie, pouvoir « mettre sa nuit au plein jour » — empruntons sa belle formule à Cocteau — et la lire comme un musicien peut lire une partition sans avoir même à la jouer, ne faut-il pas être poète ?… Claudel l’était. Char aussi.

Comme le rappelait Henri Guillemin dans ses écrits comme dans ses conférences, les références que Rimbaud fait à la religion sont non seulement conséquentes, très nombreuses, voire obsessionnelles, mais aussi très éloquentes. Rimbaud, dit-il, est travaillé, constamment, par la question de la transcendance, d’un au-delà, d’un monde parallèle supérieur décelable sans cesse intuitivement, accessible, qui provisionnerait le réel, ce qu’on appelle à défaut de trouver d’inventer d’autres mots : “le réel“. Ainsi, Rimbaud n’a-t-il pas, quasi dès le départ, mis la notion, le concept philosophique mais bien davantage métaphysique de « voyance », au cœur de sa démarche poétique, de son processus de libération de l’esprit et du corps, du destin de fait, pour rien.

Parce qu’à la fin, pour être honnête sur ce point, lucide et objectif, il faut qu’on se souvienne bien :

Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.

Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant ! — Car il arrive à l’inconnu ! —  Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu ; et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé !

— Cela donne quoi ? Dans la pratique, dans la pratique poétique de la gestion du quotidien, de la réalité ?… Ceci :

À moi. L’histoire d’une de mes folies.

Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie moderne.

J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs.

Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n’a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de mœurs, déplacements de races et de continents : je croyais à tous les enchantements.

J’inventai la couleur des voyelles ! — A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. — Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.

Ce fut d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges. […]

La vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe.

Je m’habituai à l’hallucination simple : je voyais très franchement une mosquée à la place d’une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d’un lac ; les monstres, les mystères ; un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi.

Puis j’expliquai mes sophismes magiques avec l’hallucination des mots !

Je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit. J’étais oisif, en proie à une lourde fièvre : j’enviais la félicité des bêtes, — les chenilles, qui représentent l’innocence des limbes, les taupes, le sommeil de la virginité !

Mon caractère s’aigrissait. je disais adieu au monde dans d’espèces de romances […].

J’aimai le désert, les vergers brûlés, les boutiques fanées, les boissons tiédies. Je me traînais dans les ruelles puantes et, les yeux fermés, je m’offrais au soleil, dieu de feu.

“Général, s’il reste un vieux canon sur tes remparts en ruines, bombarde-nous avec des blocs de terre sèche. Aux glaces des magasins splendides ! dans les salons ! Fais manger sa poussière à la ville. Oxyde les gargouilles. Emplis les boudoirs de poudre de rubis brûlante…”

Oh ! le moucheron enivré à la pissotière de l’auberge, amoureux de la bourrache, et que dissout un rayon ! […]

Enfin, ô bonheur, ô raison, j’écartai du ciel l’azur, qui est du noir, et je vécus, étincelle d’or de la lumière nature.

Qu’est-ce que le poème fulgurant d’Une saison en enfer, que sont Les Illuminations, qu’est-ce que le poème « Aube », poème « phare » comme dirait Baudelaire, au sein même de ces Illuminations, sinon un parcours initiatique, une initiation, héritière même du romantisme anglais, du romantisme allemand surtout, du romantisme hugolien, dont elle est la synthèse et la quintessence afin de tenter d’accomplir le rêve d’aller voir ce qui est au-delà « des portes de cornes et d’ivoire » du rêve, porté par  « l’épanchement du rêve dans la vie réelle » comme l’eut dit Nerval ? Les Illuminations d’Arthur Rimbaud en sont le Grand Œuvre, oui, à terme, l’accomplissement.

Le seul romantique qui ait vraiment réussi, c’est Rimbaud. « Hugo a bien du vu dans ses derniers volumes » ; Baudelaire, avant Rimbaud était « le premier voyant, un vrai dieu » comme Rimbaud l’affirme avec ferveur dans sa « Lettre du Voyant », mais son « Voyage » « au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau » aboutit à le dissoudre à l’horizon, à faire de lui un « bateau ivre », un naufragé perdu : « arriv[é] à l’inconnu  […] affolé, [qui a] fini[…]par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! [Certes ! mais il a fini, exsangue, par] cr[e]ve[r] dans son bondissement par les choses inouïes et innommables [ ; et, est venu un] autre[…] horrible[…] travailleur[…] ; [qui a] commenc[é] par les horizons où l’autre s’est affaissé ! » : Rimbaud !…  Tous ont failli. Rimbaud, lui, a réussi à passer. Il est le Galaad de la Quête qui a enterré tous les Lancelots qui ont précédé, qui ont échoué.

Il n’y a que les sourds et les aveugles, il n’y a que les imbéciles, pour penser que l’Œuvre rimbaldien est un échec, qui, à terme, le laisse sans voix, le rend muet. Puisqu’il parlait lui-même d’« Alchimie du Verbe », Rimbaud a accompli le Grand Œuvre, l’a réalisé, est parvenu à la transsubstantiation ultime ; et le Grand Œuvre on ne le réalise pas deux fois ; une fois qu’il est réalisé, on passe à autre chose. On se contente de vivre, et, peut-être de se survivre, oui ; mais, au moins après avoir écrit la poésie dans un brouillon, on essaie de vivre la poésie dans la vie, au quotidien, faisant de la vie même sa quête, ses pérégrinations et ses tribulations. On peut comprendre la vie, en embrasser les mystères, se fondre à eux, mais nul ne peut « changer la vie », ni arrêter le cours du temps. C’est ainsi.

La structure même du poème « Aube », en trois parties, parce qu’évoquant trois épreuves à passer avant d’accéder à la vérité, à l’« illumination » révèle sa dimension toute initiatique. Pour pouvoir accéder à la grâce d’« embrasser » « l’Aube », il faudra passer trois épreuves de plus en plus ardues, absconses.

La première entreprise fut, dans le sentier empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.

Rimbaud disait déjà dans sa fameuse « Lettre du voyant » à Paul Demeny :

La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière. Il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès qu’il la sait, il la doit cultiver : cela semble simple : en tout cerveau s’accomplit un développement naturel ; tant d’égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel ! — Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage.

Dès l’abord, Rimbaud met en garde : s’il doit se connaître soi-même et chercher en soi et découvrir aux deux acceptations du terme son universalité au point de la faire ressentir comme singulière, comme une « inquiétante étrangeté » pour reprendre prospectivement ici l’expression célèbre de Freud, la faire ressentir à son « hypocrite lecteur, [s]on semblable, [s]on frère », aveugle, lui,… il importe également que — se reconnaissant « comme un morceau de la Nature » comme le formulera plus tard le philosophe pré-écologiste Emmanuel Berl — l’apprenti poète connaisse parfaitement la Nature-Mère, mère et amante, dans le moindre détail de toutes ses manifestations. Aux jeunes intellectuels parisiens qui débarquaient dans la communauté paysanne et mystique du Contadour, venus souvent des “grandes écoles“ de Paris ou d’ailleurs, provocateur, comme un maître bouddhiste cherchant à réveiller, à éveiller son disciple, Jean Giono lançait souvent : « Que sais-tu toi, qui ne sais même pas nommer le vent, dire d’où vient le vent ? » Ainsi, à quelle réalité, à quelle vérité pourrait prétendre en effet un poète, qui ne saurait même pas reconnaître une fleur, rien qu’au parfum, rien qu’à l’odeur ?

Mais, cela ne suffirait pas : voici la seconde « entreprise » :

Je ris au Wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse.

Ce n’est pas si difficile de fait à décrypter, pour qui a déjà un peu médité, et sur la vie et sur le monde : derrière les choses, il y a des choses : il faut savoir les reconnaître ! Baudelaire déjà le disait magistralement dans son « Art poétique »,le poème « Correspondances » : « La Nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles / L’homme y passe à travers des forêts de symboles  / Qui l’observent avec des regards familiers. » Nerval, que Baudelaire admirait tant parce qu’il le précédait dans ses intuitions, ne disait pas autre chose, dans « Vers dorés » : « Homme ! libre penseur — te crois-tu seul pensant / Dans ce monde où la vie éclate en toute chose : / Des forces que tu tiens ta liberté dispose, / Mais de tous tes conseils l’univers est absent. // Respecte dans la bête un esprit agissant : / Chaque fleur est une âme à la Nature éclose ; / Un mystère d’amour dans le métal repose : / “Tout est sensible !“ — Et tout sur ton être est puissant ! // Crains dans le mur aveugle un regard qui t’épie / À la matière même un verbe est attaché… / Ne la fait pas servir à quelque usage impie ! // Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché ; / Et comme un œil naissant couvert par ses paupières, / Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres ! »

Ainsi, le narrateur-poète d’« Aube » allait-il « reconnaître » « la déesse », à la « cime argentée » des sapins ?… Allait-il entrevoir au passage sa suivante : l’ondine blonde, qui plongea du sommet de la cascade dans les flots pour tenter d’échapper à son regard ? … … …  Oui !… Et c’est d’un rire pré-nietzschéen qu’il salue sa victoire à cette épreuve seconde qui consistait à vérifier s’il avait ou non en lui l’intuition, le don de double vue, le don de voir ce qui se cache de divinité sous les choses, à vérifier s’il était ou non capable de sentir puis de voir, d’entrevoir les forces cachées, et toutes puissantes sur lui et sur ses « semblables », de la Nature omniprésente, de la Nature qui préexistait et qui peut-être survivra à l’homme, de la Nature à l’œuvre.

La troisième épreuve est évidemment de toutes la plus subtile, la plus inattendue, la plus surprenante, déstabilisante, la plus indétectable, la plus difficile à passer, et c’est pourquoi elle constitue le sésame qui mène à terme à l’« Illumination », à la victoire, à ses « lauriers ». Triompher de la troisième épreuve ne peut évidemment pas se faire sans avoir triomphé de la seconde qui permet déjà de lever des « voiles » ; et dès lors une question se pose : si la déesse est démasquée, découverte à demi, va-t-elle pour autant se donner ?

Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq. À la grand’ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.

Certes, on sait que Rimbaud, selon les témoignages de Paul Verlaine, serait l’auteur d’un recueil, d’un poème génial, voire surhumain, intitulé « La Chasse spirituelle », qui, par les mains de Mathilde Mauté de Fleurville, l’épouse jalouse de Verlaine, finira dans la cheminée avec les lettres envoyées par le jeune Ardennais au « Pauvre Lélian » ; certes, dans une première acception du terme « je la chassais » signifie objectivement et prosaïquement que le narrateur-poète court après « l’Aube » comme un chasseur après sa proie… mais dans un second temps, une seconde acception du terme s’impose, et affirme qu’il la congédie, voyant qu’elle se refuse, qu’il y renonce, en d’autres termes qu’il admet qu’elle ne lui appartient pas, qu’elle ne peut lui appartenir, qu’elle n’appartient à personne, qu’elle n’appartient qu’à elle-même, et qu’un tel être ne se connaît ainsi — au sens biblique — que s’il se donne ; ce qui veut dire qu’au-delà du geste d’orgueil outragé de celui qui congédie, qui « chasse », il faut entendre qu’en vérité c’est un geste d’humilité profonde qui fait le constat, qui avoue que cet “être“ ne peut être conquis, soumis, qu’il ne peut dès lors que se donner, et que s’il y conssent, il convient de considérer cela comme une grâce, comme La Grâce ultime.

La Vérité, l’Illumination, personne ne la possède, personne ne peut la posséder : elle se donne, elle vous échappe en se donnant, elle vous traverse — « un éclair, puis la nuit […] » comme dirait Baudelaire dans son poème « À une passante » — ; ensuite ne reste, ne reste ensuite que le « passage de sa Visitation »  pour reprendre la belle formule du poète André Frénaud… La Vérité, l’Illumination, selon l’esprit des « Béatitudes », ne se donne en somme qu’aux humbles, qu’à ceux qui ont reconnu leur pauvreté absolue : « Heureux ! les pauvres ! », l’Illumination est à eux le temps d’un éclair absolu, une acmé, où la vie se résume, s’accomplit soudain toute entière.

Dans le prologue d’Une saison en enfer, on peut lire : « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux – Et je l’ai trouvée amère. — Et je l’ai injuriée. »  Cela n’est pas sans évoquer immanquablement la toute fin de « Délires II, Alchimie du verbe » :

J’avais été damné par l’arc-en-ciel. Le Bonheur était ma fatalité, mon remords, mon ver : ma vie serait toujours trop immense pour être dévouée à la force et à la beauté.

Le Bonheur ! Sa dent, douce à la mort, m’avertissait au chant du coq, — ad matutinum, au Christus venit, — dans les plus sombres villes :

Ô saisons, ô châteaux !

Quelle âme est sans défauts ? //

J’ai fait la magique étude

Du bonheur, qu’aucun n’élude. //

Salut à lui, chaque fois

Que chante le coq gaulois. //

Ah ! je n’aurai plus d’envie :

Il s’est chargé de ma vie. //

Ce charme a pris âme et corps

Et dispersé les efforts. //

Ô saisons, ô châteaux !

L’heure de sa fuite, hélas !


Sera l’heure du trépas.

Ô saisons, ô châteaux ! //

Cela s’est passé. Je sais aujourd’hui saluer la beauté.

Ici, dans ce poème laconique et faussement obscur en vers le mot « bonheur » laisse momentanément place à cet autre mot plus allégorique : « l’Aube » dans le texte qui nous intéresse ; mais on retrouve pourtant le coq à qui Rimbaud a dénoncé « la déesse » dans « Aube ». En somme, c’est par-delà l’échec, par-delà le sentiment de l’échec que l’accomplissement s’accomplit comme une rédemption, comme une Grâce. Pour que le bonheur se donne un jour à vous, s’éprouve, il faut d’abord avoir su renoncer à lui. Pour qu’une femme se donne, il faut d’abord lui prouver que l’on a renoncé à elle, à la posséder. Pour que la Vérité ou pour que l’Illumination se donne, il faut lui prouver que l’on a renoncé à elle, à la posséder : c’est là l’épreuve ultime. C’est par l’échec, le sentiment de l’échec et son aveu, que le Grand Œuvre en un troisième temps s’accomplit. Sans l’humilité, sans le renoncement, sans le sentiment de l’échec et sa rédemption qui ne vient soudainement que parce qu’elle est inattendue, point de Grâce, de Grâce donnée, reçue !

En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassées, et j’ai senti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.

Au réveil, il était midi.

L’humilité, le renoncement du narrateur-poète trouve enfin là sa récompense : il peut enlacer « L’Aube », malgré les secrets qui demeurent, malgré « ses voiles amassés », il peut la sentir au travers d’eux et l’embrasser, rouler comme la pierre de Sisyphe avec elle au bas de la montagne, de la colline, s’unir à elle, comme les initiés des mystères d’Éleusis s’unissaient aux prêtresses vestales du culte des saints mystères de Cérès et de Dionysos, saints mystères des sucs et des sèves, de l’ivresse de vie, dans une expansion de conscience, une apothéose de connaissances, d’appréhension des mystères du monde et de la vie, dans l’union d’une pensée enfin trinitaire : cœur, sens, esprit. Et tout s’est accompli, en « un éclair », en un éclair… un foudroiement de plénitude et de Lumière.  « Au réveil, il était midi. »  

Trois étapes donc, sur le chemin de la connaissance. Trois épreuves à passer. On ne peut que songer alors aux trois étapes du Grand Œuvre alchimique, puisque Rimbaud lui-même nous y invite avec le titre du texte phare de sa Saison en enfer , qui se présente à lui seul comme un manifeste, celui de son « Art poétique » : « Alchimie du verbe ».

Les trois étapes du Grand Œuvre alchimique sont : premièrement, l’Œuvre au noir ; secondement, l’Œuvre au blanc ; troisièmement, l’Œuvre au jaune — phase intermédiaire — qui amène à l’Œuvre au rouge, réalisation du Grand Œuvre. Dans l’opération alchimique, il s’agit de séparer le souffre du mercure depuis la materia prima, cette mythique matière primitive et universelle, qui a servi à Dieu pour façonner la terre et l’être humain, laquelle, a priori — les chimistes l’ont bien prouvé — n’existe pas.

Dans la phase de « L’Œuvre au noir » (melanosis en grec et nigredo en latin), il y a, sous le signe de Saturne, calcination : il y a mort, dissolution du mercure et coagulation du souffre. Dans L’Œuvre au blanc (leukosis en grec, albedo en latin) il y a sous le signe de la lune, lessivage, purification, lavage. Dans « L’Œuvre au jaune » (xanthosis en grec, citrinitas en latin), il y a, sous le signe de Vénus, sublimation, épuration, transformation en vapeur par la chaleur ; et, dès lors peut s’accomplir naturellement « L’Œuvre au rouge » (iosis en grec, rubedo en latin) : il y a, sous le signe du soleil, incandescence, il y a union du mercure et du souffre, incarnation de l’esprit, au terme. Et l’idée géniale de Rimbaud, c’est que la materia prima, si l’on croit La Genèse dans La Bible, ne pouvait être, ne pourrait être, ne saurait être que « le verbe » ; d’où « l’Alchimie du verbe ». « Au commencement était le Verbe. Et le Verbe s’est fait chair […]. »

Et voici sur par quelle phrase Rimbaud choisit de conclure ou plutôt d’ouvrir son poème « Alchimie du Verbe » :

Cela s’est passé. Je sais aujourd’hui saluer la beauté.

— Rimbaud, couronné de « laurier » !

3°) Le retour à l’Orient, ou quand l’Occident bavard s’efface devant l’Orient, laisse place à « la patrie primitive »

On sait combien le chiffre trois est symbolique, mais l’on croit souvent qu’il ne l’est qu’en Occident ; or, c’est faux : il l’est également en Orient. Dans la pensée bouddhiste, on retrouve les trois étapes de l’initiation alchimique qui mène au Grand Œuvre. Il y a plusieurs versions de la chose qui content qu’il y a trois étapes dans le parcours de l’impétrant vers la sagesse bouddhiste ultime. Pour résumer, il est une première étape, laquelle correspond sans doute à l’enfance, où pour l’impétrant, l’eau est eau, la terre est terre, le feu est feu, l’air est air. Il est une seconde étape, laquelle correspond à l’adolescence sans doute, une période de crise et de mise en doute de tout, où, pour l’impétrant, l’air n’est plus air, le feu n’est plus feu, la terre n’est plus terre, et l’eau n’est plus eau. Il est une troisième étape enfin, laquelle correspond à l’âge adulte, à la maturité où l’on triomphe parfois des embûches pour les âmes fortes et déterminées à se réaliser : l’eau alors redevient eau, mais n’est plus seulement eau ; la terre redevient terre, mais n’est plus seulement terre ; l’air redevient air mais n’est plus seulement air ; le feu redevient feu mais n’est plus seulement feu : car il est apparu au-delà des tribulations, comme une évidence, que derrière les éléments se cachent des forces, des forces supérieures et occultes, qui les animent, les prolongent, les relient à un au-delà toujours présent. C’est bien exactement là ce qui nous est décrit au travers des trois étapes, des trois épreuves que le narrateur-poète doit subir dans notre poème pour pouvoir parvenir enfin à « l’Illumination ».

L’Orient ! … … … L’Orient mythique ! … Le cerveau et l’imaginaire de Rimbaud en sont pleins ! Héritier des romantismes à la fois allemand et français, né littérairement au point exact et médian de leur convergence, Rimbaud n’a certes pas échappé à ce fantasme universel en Europe depuis le milieu du XVIIIe siècle, à savoir l’échappatoire onirique vers l’Orient, la nécessité du « voyage en Orient » ou du retour à l’Orient, qui caractérise la poésie occidentale de la seconde moitié du XVIIIe siècle et de tout le XIXe siècle, en somme le mouvement profond, le mouvement occulte du mouvement romantique en Occident.

Ce qui a sans doute provoqué cet engouement, ce fantasme, ce mirage ou cet idéal, au mitan du XVIIIe siècle, au moment où, en Angleterre le capitalisme naissait avec l’industrialisation qui allait consacrer — les poètes l’ont vite compris ­— le triomphe du matérialisme, au détriment des croyances, de l’univers des légendes, du merveilleux et de l’enchantement, c’est la découverte de l’univers des Contes des Mille et une nuits, qui avaient commencé par être popularisé par la première traduction et réécriture paraphrasée et les compilations surtout du Français Antoine Galland de 1704 à 1717 ; Jacques Cazotte dans le second quart du XVIIIe siècle lui prit le pas, et, dès lors les traductions proliférèrent avec rivalité en Europe vers la fin des années de 1830. Même Voltaire fut atteint de cette “orientalite“ ; après lui, de Chateaubriand à Claudel, les auteurs français — entre autres — voulurent presque tous, quand ils en avaient les moyens, faire leur « voyage en Orient » ; les fantasmes de fuite ou de découverte d’une panacée salvatrice, de Victor Hugo à Segalen, les portant de plus en plus à l’Est, vers l’Extrême-Orient. L’imaginaire littéraire romantique français partit donc de l’Espagne anciennement occupée où circule encore le sang maure pour aller jusqu’au maghreb, puis au machrek, puis en Perse déjà pour Goethe, en Chine déjà pour Baudelaire, enfin, au-delà du mouvement, en Chine pour Claudel et pour Segalen.  Rimbaud, lui, était déjà allé en esprit jusqu’en Extrême-Orient, au Japon, comme on va pouvoir le voir de manière précise et indubitable.

Déjà Goethe rêvait dans son Divân occidental- oriental, West-östlicher Divan, rédigé de 1819 à 1827, à la Perse, à sa grande civilisation.  Toute la grande poésie occidentale à compter de l’époque romantique n’est qu’un grand rêve de retour à l’Orient, à « la patrie primitive » comme dira Rimbaud. Le rêve de l’Orient dans le romantisme est partout présent. Quitter  « l’Europe aux anciens parapets » comme l’annonce Rimbaud dans son poème-phare manifeste : « Le Bateau ivre », voilà la tentation, sinon l’objet de tout projet qui tente de s’affirmer.

S’il avait entrevue la chose et sa nécessité dès « Le Bateau ivre », Rimbaud va préciser le projet et dresser le réquisitoire de l’Occident clairement dans son texte flamboyant météore et volcanique Une saison en enfer, dans le poème « L’Impossible » :

M’étant retrouvé deux sous de raison — ça passe vite ! — je vois que mes malaises viennent de ne m’être pas figuré assez tôt que nous sommes à l’Occident. Les marais occidentaux ! Non que je croie la lumière altérée, la forme exténuée, le mouvement égaré… Bon ! voici que mon esprit veut absolument se charger de tous les développements cruels qu’a subis l’esprit depuis la fin de l’Orient… Il en veut, mon esprit !

… Mes deux sous de raison sont finis ! L’esprit est autorité, il veut que je sois en Occident. Il faudrait le faire taire pour conclure comme je voulais. […]

N’est-ce pas parce que nous cultivons la brume ? Nous mangeons la fièvre avec nos légumes aqueux. Et l’ivrognerie ! et le tabac ! et l’ignorance ! et les dévouements ! — Tout cela est-il assez loin de la pensée de la sagesse de l’Orient, la patrie primitive ? Pourquoi un monde moderne, si de pareils poisons s’inventent !

Les gens d’Église diront : C’est compris. Mais vous voulez parler de l’Éden. Rien pour vous dans l’histoire des peuples orientaux. — C’est vrai ; c’est à l’Éden que je songeais ! Qu’est-ce que c’est pour mon rêve, cette pureté des races antiques !

Les philosophes : Le monde n’a pas d’âge. L’humanité se déplace, simplement. Vous êtes en Occident, mais libre d’habiter dans votre Orient, quelque ancien qu’il vous le faille, — et d’y habiter bien. Ne soyez pas un vaincu. Philosophes, vous êtes de votre Occident.

Le retour à « la patrie primitive » donc ; « vivre dans [notre] Orient, quelque ancien qu’il [n]ous le faille » : tout est donc dit !

Il y a trois étapes vers le chemin de la sagesse dans le bouddhisme avons-nous dit déjà, comme il y a trois étapes dans le chemin alchimique abrupt et exigeant, presque abscons, qui mène au Grand Œuvre. Dans la mystique bouddhiste Zen, il y a trois supports de la méditation qui mènent à l’illumination, au « nirvana », au « satori ». Avec Arthur Rimbaud, avant Claudel et Segalen, nous voici en Extrême-Orient, non pas en Chine, mais au Japon, au-delà donc !

Le premier support de la méditation pour certaines écoles de la mystique Zen, c’est le tir à l’arc ; et l’on cite toujours à ce titre l’exemple du vieux Grand Maître, qui, à l’issue de sa méditation, parvenu à l’illumination, ayant mis sa flèche au cœur de la cible, et, à qui on présentait l’arc qu’on lui avait retiré des mains alors qu’il revenait à la conscience ordinaire, quittant les sphères de la supra conscience donc, demandait toujours avec surprise en regardant l’arc : « Qu’est-ce donc ? ».

Le second support de la méditation dans la mystique Zen, c’est la peinture ; et l’on cite toujours à ce titre l’exemple du vieux Grand Maître, qui, à l’issue de sa méditation, parvenu à l’illumination, dans un état second, en une seconde n’avait tracé à l’encre sur la papier de riz devant lui ou le kakémono, qu’un simple trait courbe, mais qui symbolisait, comme une évidence pour tous, parfaitement l’horizon ; à cet égard il est une anecdote relative à Goethe, qui relie le Maître japonais au Maître allemand ; une nuit, Gœthe, qui comme tous les écrivains avait auprès de son lit de quoi écrire, réveillé par elle est traversé d’une pensée sublime qui devrait pouvoir sauver enfin l’humanité ; trouvant à tâtons l’encrier et le papier, sans rallumer la chandelle, il la note, et se rendort convaincu que toute misère pour les hommes, pour le genre humain, est désormais exorcisée, bannie, chassée ; le lendemain au réveil, il se précipite sur le papier où il a noté cette idée sublime qui ne peut lui avoir été donnée que par la volonté divine, par la Grâce, et ne voit qu’un trait courbe, séparant le papier en deux, dont il ne comprend plus — hélas ! pour nous ! hélas ! pour lui ! — la signification.

Le troisième support de la méditation dans la mystique Zen, c’est la poésie, sous la forme brève et ultra concise du haïkaï, qui ne comprend que dix-sept syllabes souvent divisées en deux vers, parfois en trois. Assis en position du lotus, le poète, avec devant lui, comme pour le peintre, encre et papier de riz, médite d’abord devant un paysage ou face à un être ou un objet, ou face au vide, et, quand l’illumination le saisit, dans un état second, écrit en deux ou trois vers ses dix-sept syllabes qui contiennent à eux seuls le mystère du monde et de l’instant. Si l’illumination s’est produite après une méditation devant un paysage, s’il a ce qu’il faut pour le faire, le méditant, l’illuminé peut alors inscrire ce haïkaï sur une pierre, dans le paysage où l’illumination a eu lieu pour favoriser l’illumination chez l’étranger de passage, le passant de hasard ; c’est ce que le poète Victor Segalen appellera une « stèle ».  Matsuo Bashô, un poète japonais du XVIIe siècle, fut sans doute le plus grand poète de haïkus de l’Histoire de l’humanité :

Brume et pluie.

Fuji caché. Mais maintenant je vais

Content.

Gageons que Bashô, embrassant l’esprit du mont Fuji, sentant un peu « son immense corps » par-delà les « voiles amassés » de la Brume, après avoir écrit ce haïkaï, roula avec lui, avec le dieu Fuji, sur son versant, jusqu’à sa base pour s’endormir en l’enlaçant, et qu’« au réveil [pour lui] il était midi. »

Si Rimbaud, au départ, avait trouvé pour titre à son recueil, Painting Plates, il l’a abandonné au profit d’un autre plus que clairement oriental et bouddhiste, même bouddhiste Zen : Les Illuminations. Que l’on observe la mise en page du poème « Aube », et l’on verra clairement et assez rapidement qu’Arthur Rimbaud a inséré un poème de type occidental explicatif à l’intérieur d’un haïkaï :

J’ai embrassé l’aube d’été.

[…]

Au réveil il était midi.

Avec ce haïkaï, tout est dit, mais pour que le public occidental le comprenne et puisse recevoir le message spirituel, philosophique, il convenait de l’aider de manière pédagogique, en insérant un poème occidental, en somme explicatif, à l’intérieur du haïkaï.

Certes, Rimbaud aurait pu garder son illumination pour lui, pour lui seul, et ne pas chercher à la partager ; il l’a fait au reste pour bon nombre des autres poèmes des Illuminations, que l’on n’a pas fini de vouloir tenter de commenter, et, le plus souvent, sans succès ; mais c’est mal connaître Rimbaud que de le prendre pour un poète prof fonctionnaire bourgeois à la Mallarmé, qui se satisfait de l’hermétisme, et se drape dans sa toge d’être supposé supérieur avant de s’offrir aux lecteurs, aux lecteurs et aux critiques. Parmi ses « Illuminations », Rimbaud a voulu mettre, pour favoriser la lecture de tous ses autres poèmes, une sorte de “mode d’emploi“, en un mot, un « Art poétique ».

Il est deux types de bouddhas : ceux qui gardent le secret du chemin qui les a menés à l’illumination pour eux, et il est aussi les boddhisatvas, les bouddhas compatissants, qui prennent le temps d’expliquer à leurs frères et sœurs comment on parvient au nirvana, au satori, bref en un mot un seul à l’illumination. C’est ce que Rimbaud a fait dans son poème « Aube », il a pris le temps d’écrire là un « Art poétique », communiste et fraternel, pour partager son savoir avec ses frères, ses camarades et ses sœurs — car, enfin, n’oublions pas sa prédiction dans sa « Lettre du Voyant » : « Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme — jusqu’ici abominable, —  lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? — Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons » — ; il a pris le temps de montrer “comment il faut faire“ pour devenir « poète », pour « embrasse[r] l’aube d’été », pour s’éveiller enfin, se réveiller et connaître le « midi » de la pensée, de la conscience de soi, d’être au monde, le « midi » de la pensée en expansion de conscience. Sur ce concept de « midi », d’un « midi » allégorique d’un accomplissement, d’une plénitude, Nietzsche, Valéry, Char, feront écho.

Il y a des artistes qui choisissent l’hermétisme et d’autres la vulgarisation pour favoriser le partage ; ceux qui choisissent de vulgariser leur savoir, de le partager, sont évidemment les plus grands, parce que les plus indispensables ; les œuvres des autres, si supposées “grandes“ soient-elles ne sont jamais de fait que de tristes « abolis bibelots d’inanités sonores » mallarméens, qui, en vérité, ne servent à rien, ni à personne ; quand il écrit « Aube », c’est le ressenti de Rimbaud ; en pleine rédaction, conception de ses Illuminations, il ressent soudain le goût du partage.

Cependant, ne croyez pas pour autant que Rimbaud s’en conte sur ce qu’il écrit, que Rimbaud est dupe sur ce rôle qu’il accepte de jouer, ponctuellement, que Rimbaud extrapole et se méprend sur le rôle que pourrait jouer la littérature et sur l’influence qu’elle pourrait avoir sur le réel, sur les destins. La littérature ne fut pour lui qu’un brouillon, et qu’une expérience, qu’un tremplin, à la recherche qu’il était plutôt d’une planche de salut.

Il demeure que le soleil se lève à l’Est et se couche à l’Ouest ; la civilisation s’éveille à l’Orient et s’endort à l’Occident, apparaît à l’Orient, puis disparaît à l’Occident… Qui pourrait le nier ?…

— Trouver la source, y retourner !

Que reste-t-il du poème « Aube » une fois qu’on a tout oublié ?… Un éblouissant haïkaï où tout est dit et qui nous ouvre sur le mystère de notre être mis en abyme avec le monde :

J’ai embrassé l’aube d’été.

Au réveil, il était midi.

Dans le monde étriqué, ânonnant et carriériste de la critique universitaire, qui ne cesse de répéter à l’infini, par veulerie servile, complaisante, baveuse et intéressée, par souci obnubilé de promotion, les conneries parfois “Hénaurmes“ édictées par les directeurs de thèse, on a quand même fini par comprendre avec le temps quoique timidement que l’impressionnisme existait également en littérature avec Verlaine et Maupassant. On n’a pas encore compris par contre que le japonisme, qui se manifesta en peinture en France entre autres tableaux  avec Le Portrait de Zola en 1868 et La Dame aux éventails d’Édouard Manet en 1873, également chez Monet et chez Van Gogh, collectionneurs éblouis d’estampes japonaises d’Utamaro, d’Hokusaï, d’Hiroshige, avec le goût pour le jaune impérial qui fut affirmé obsessionnellement — entre autres chefs-d’œuvre du pauvre Vincent —  dans les tableaux des Tournesols,a également des représentants en littérature, et que Rimbaud est en bonne place dans l’application de cette esthétique japonaise à la poésie de son temps ; même si les occurrences de la chose sont fugitives dans son Œuvre complet, elles n’en sont pas moins fulgurantes et déterminantes. Rimbaud a bien atteint « [son] Orient », et nous invite à l’y rejoindre.

—> En suspens conclusif : Après 1875, le « silence » de Rimbaud est-il la preuve d’un échec ou la preuve d’un héroïsme ?

Le poète René Char, qui, toute sa vie, s’est revendiqué comme étant un héritier de l’Œuvre de Rimbaud, fils spirituel, « fils du soleil » indéfectible, a composé un livre d’heures qui rend compte de son parcours de piéton, aventurier radical et de l’âme et de la pensée, de sa quête inlassable au cours des années, un livre qui rend hommage aux compagnons Wanderer comme lui qui l’ont accompagné, et dont le titre à lui seul résume toute l’épopée humble, inflexible et déterminée de sa vie : Recherche de la base et du sommet. René Char fait paraître ce livre-somme en 1955, soit approximativement cent ans après la naissance de ce « passant considérable » — comme le qualifia Mallarmé —, résolument déterminant, inoubliable, que fut Rimbaud dans son Œuvre, son parcours, sa trajectoire, dans sa vie.

« La base » et le « sommet » : l’illumination et la simple vie, la vie comme tout le monde, exactement comme tout le monde, oui, souvent en pire… On ne peut se faire une idée de la valeur d’un grenier, si l’on ne visite pas aussi la cave — Bachelard aurait à dire là-dessus — ; elle est l’équivalent objectivement de la cale pour la passerelle de coupée d’un navire ; et, pour connaître, pour savoir la valeur du navire, il faut incontestablement avoir visité les deux, avoir pu les comparer, comprendre à quel point ces deux espaces se répondaient, comment ils se répondent. Un poète, dans son parcours, ça passe ainsi, au fil du temps, selon son rythme propre et son destin, du grenier à la cave, de la cave au grenier, de « la base » au « sommet », du « sommet » à « la base »,  jusqu’au moment où la mort semble venir le fixer… mais, en vérité, elle ne le fixe jamais ni au grenier, ni à la cave, ni à la « base », ni au « sommet », ni dans la cale, ni sur la passerelle de coupée : non, elle le fixe dans l’amplitude qu’il a su donner au mouvement de va et vient, entre l’une et l’autre, l’autre et l’une. Un vrai poète se définit par le grenier et par la cave, par « la base » et par « le sommet », les deux étant indissociables.  

Avant même d’écrire Les Illuminations, et ce sublime « Art poétique » qu’est « Aube », Rimbaud avait déjà pris ses distances vis à vis de la littérature, de la poésie, s’en était même déjà distancié radicalement. Dans Une saison en enfer, écrit dans le grenier de la ferme familiale de Roche d’où Rimbaud fouilla ses abysses, dans le poème « L’Impossible », dès l’attaque du texte, comme s’il revenait par avance sur ce qu’il allait conter, relater dans « Aube », il s’exclame :

Ah ! cette vie de mon enfance, la grande route par tous les temps, sobre surnaturellement, plus désintéressé que le meilleur des mendiants, fier de n’avoir ni pays, ni amis, quelle sottise c’était. — Et je m’en aperçois seulement !

Comme on le remarque, on retrouve là — en situation, faudrait-il dire — le « mendiant » mis en scène dans « Aube », mais autrement situé, qui, sous la forme d’un monologue ou d’un dialogue intérieur, se fait à soi-même des aveux ; et, à la toute fin du texte, comme en écho, comme pour corroborer le propos, attester de cette distance déjà prise, on lit également non sans un vague sentiment, une vague sensation de désillusion qui le mord :

O pureté ! pureté !

C’est cette minute d’éveil qui m’a donné la vision de la pureté ! — Par l’esprit on va à Dieu !

Déchirante infortune !

— Est-ce à dire, là, qu’un poète ayant atteint son apogée — son « apothéose » aurait dit Baudelaire — se survit toujours à soi-même ?

Ce qui dans la culture orientale se nomme « illumination », dans la culture occidentale judéo-chrétienne se nomme « extase » ; par « l’extase », « on va à Dieu », par « l’illumination » on accède au cœur du Mystère de vie qu’on ne nommera pas, mais Rimbaud a la sensation que Dieu reste Dieu, le Mystère mystère, et soi, qu’on reste soi, soi désespérément, avec la dure « réalité à étreindre » ; ce qu’il ne manque pas de dire, plutôt de crier, dans « Adieu », poème par lequel se clôt Une saison en enfer, pour lequel le recueil s’ouvre au final :

— Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joies. Un grand vaisseau d’or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. J’ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J’ai essayé d’inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J’ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d’artiste et de conteur emportée !

Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher et la réalité à étreindre ! Paysan !

Suis-je trompé ? la charité serait-elle sœur de la mort, pour moi ? Enfin, je demanderai pardon pour m’être nourri de mensonge. Et allons.

Mais pas une main amie ! et où puiser le secours ?

Déchirante infortune. Cuisante frustration. Où puiser le secours, en effet ?… Au seuil de la mort, peut-être, sans qu’on l’ait jamais écrit à ce jour, a-t-il, contre toute attente, à la fin, trouvé la réponse… Mais, pour l’heure, il lui faut se battre ! Et il commente ce constat d’abandon, de désarroi, d’aporie, de déréliction même, dans le même texte, amèrement peut-être, mais positivement nonobstant, en se secouant, en se dépouillant de sa poussière d’étoiles, en s’admonestant, car, en dépit de tout, il espère, il espère encore ; il se bat ! Il se bat ! Il se bat !… même s’il sait que le combat à terme sera « inutile », comme il le pressent. Il en sera ainsi d’autant « plus beau », comme le dira plus tard Rostand dans son Cyrano.

Il faut être absolument moderne.

Point de cantique : tenir le pas gagné. Dure nuit ! le sang séché fume sur ma face, et je n’ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau !… Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’homme ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul.

Cependant c’est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et, à l’aurore, armé d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.

Entrer dans la Cité, s’inscrire dans la Cité. Voilà, oui voilà en effet le but, le but nouveau !

Que parlais-je de main amie ! Un bel avantage, c’est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs, — j’ai vu l’enfer des femmes là-bas ; — et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps

Une fois « l’illumination » “connue“ — on peut le penser : au sens biblique ; on peut le penser : avant même de la connaître — Rimbaud a fait très vite un constat : on ne s’installe pas dans « l’illumination », puisqu’elle est « une Grâce » ; elle ne peut être que traversée ; c’est là que réside le tragique du cas rimbaldien.  Pour lui, si posséder l’instant, c’est posséder l’éternité un instant, on ne peut s’installer dans cette éternité, jamais. Aucune ni aucun mystique n’a pu s’installer dans l’extase : elle ne peut être qu’un « passage », celui d’une « visitation » qu’on ne peut maîtriser, contrôler ; elle est en effet aléatoire, un don, une « Grâce ». Reste alors pour qui l’a connue, a reçu la « Grâce » rare, inouïe, de la sentir, de la ressentir charnellement et spirituellement à la fois, à choisir entre la méditation ou bien l’action : soit une vie de méditation, soit une vie de combats, d’action. C’est « irrémédiable » pour reprendre un mot baudelairien.  Rimbaud, « l’homme aux semelles de vent » dont la devise était gaillardement « En avant ! » ne pouvait que choisir l’action, l’aventure, et c’est elle qu’il choisit, oui !… même s’il savait qu’elle ne serait jamais triomphe, « apothéose » comme eut dit Baudelaire, acmé, mais qu’au contraire même elle ne pouvait être que « tribulations », voire tribulations tragiques, dérisoires.

L’illumination fait « sortir du monde », tout en donnant l’illusion de vous installer en son cœur ; mais une fois retourné au monde, le réveil accompli, reste la dure « réalité à étreindre » comme Rimbaud la nomme dans ce poème « Adieu », décidément fondamental, qui le replace dans la problématique qu’il évoque déjà dans « Alchimie du verbe » : attendre, attendre, attendre, attendre qu’à nouveau se produise « l’illumination », ce serait dans les faits en effet « [être] oisif, en proie à une lourde fièvre : [envier] la félicité des bêtes, — les chenilles, qui représentent l’innocence des limbes, les taupes, le sommeil de la virginité !

Et s’il faisait ce choix,

[s]on caractère s’aigri[r]ait. [Il continuerait à écrire, et n’en finirait pas de] di[re] adieu au monde dans d’espèces de romances [sans queues ni tête, même “sans paroles“]. »

C’est ça, ce serait ça, l’« enfer » !…

—  Des « romances » sans paroles, sans queue ni tête, sans message, « abolis bibelots d’inanités sonores » comme eut dit Mallarmé ?…À quoi bon !… À quoi bon, vraiment !… …  Devenir comme Verlaine, en somme, « un chapelet aux pinces » « main à plume » encore, comme à une « charrue » ?… Non ! Non ! Non ! Oh ! que non ! Que non !… « Main à plume vaut main à charrue » se répète Rimbaud que ce dilemme enrage. Et il tranche ! Il tranche : — Taïau ! Taïau ! Basta ! Basta ! « En avant ! » : « main à » « chapelet » ? …  « — quel siècle à mains ! je n’aurai jamais ma main. Après la domesticité mène trop loin. L’honnêteté de la mendicité me navre. Les criminels dégoûtent comme des châtrés ; moi, je suis intact, et ça m’est égal. » se sermonne-t-il. Il y a certes « l’illumination », « l’extase », mais il y a « la vie à étreindre », « la bataille d’homme » !… La « bataille », oui, est devant soi… Ne plus attendre ! Ne pas attendre donc, mais partir, trancher, partir, « fuir », « là-bas, fuir », « [sentir] que les oiseaux sont ivres d’être parmi l’écume inconnue et les cieux. [Dire, se dire :] Je partirais, steamer balançant ta mâture, lève l’ancre pour une exotique nature », comme rêvait, fantasmait plutôt déjà Mallarmé en héritier de Baudelaire, dans « Brise marine », et dès 1866, mais rongé par sa procrastination névrotique. Se secouer, trancher. Définir le cap, une direction : tout est là. Tout est là, vraiment ! Agir !

Rester le sage « en prière sur la terrasse » comme dans « Enfance IV », Rimbaud, s’imaginant « plusieurs vies », parce qu’ayant eu plusieurs « enfance[s] », Rimbaud l’a bien envisagé, un temps ; mais on peut dire qu’il a fait le tour de la question avec lucidité, réalisme, et qu’il a bien compris, très vite, ce à quoi cela pouvait le mener. Avant que de s’éloigner de ce pensum de dévotion asthmatique et tétanisante, prospectivement, il se la décrit, il s’en détaille par le menu l’état, pour bien, pour mieux s’en dégoûter :

   Je suis le saint, en prière sur la terrasse, — comme les bêtes

pacifiques paissent jusqu’à la mer de Palestine.

   Je suis le savant au fauteuil sombre. Les branches et la pluie se jettent à la croisée de la bibliothèque.

   Je suis le piéton de la grand’route par les bois nains ; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d’or du couchant.

   Je serais bien l’enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet suivant l’allée dont le front touche le ciel.

   Les sentiers sont âpres. Les monticules se couvrent de genêts. L’air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin ! Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant.

— Oh ! certes, Rimbaud se souvient dans Les Illuminations, dans « Phrases », qu’il a un temps, aux heures où il connaissait ses extases, couru au-dessus de la réalité, au-dessus de la mêlée des hommes et des êtres, dansé :

J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse.

Mais tresser « des cordes de clocher à clocher » et « danser » comme Zarathoustra, être un « danseur de corde » sans fin qui vit sur son fil au-dessus des hommes, c’est une illusion, au pire une activité de danseur de foire, au mieux l’ascèse d’un stylite : « c’est mal ». Ce qu’il faut à terme, c’est rejoindre le monde des hommes, s’y inscrire, « Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’homme », mais ayant mené à terme « le combat spirituel » autant qu’il l’a fait,c’est sans nul doute, c’est à présent « la bataille d’hommes » qu’il faut tenter d’affronter. « En avant ! » En vérité, en vérité on peut le dire, pour Rimbaud — tous comptes faits, toute honte bue aussi — « Il faut être absolument moderne. » : c’est-à-dire s’inscrire au cœur d’un réel, au cœur d’une « ville », d’une « Cité », la forcer au besoin, si lointaine que vous puissiez la choisir ; et, quand Rimbaud aura une bonne fois pour toute pris la décision de s’inscrire dans son époque, dans son temps, avec une vie à gagner… quand on lui reparlera d’un temps d’« oisive jeunesse », où, « oisif », il ne songeait qu’à écrire, qu’à rêver, « les poings dans ses poches crevées », il conclura, il commentera sèchement, repensant à ce passé sans regrets et sans nostalgie : « C’était mal ! » Une fois redescendu sur terre, la vie, elle est à vivre, à vivre âprement, à gagner.  

— Non ! la destinée d’un Zarathoustra pour un homme moderne n’est pas une destinée « à étreindre » ; elle ne peut « s’étreindre » et que vous éteindre ; c’est celle d’un mythe, une illusion ! Baudelaire — « le premier voyant, un vrai dieu » comme le Rimbe le proclamait dans sa « Lettre du voyant » adressée à Paul Demeny — avait déjà tout dit sur le sujet, fait le bilan dans son texte prémonitoire, « Les Plaintes d’un Icare », repris dans « Spleen et idéal », la première partie qui ouvre ses Fleurs du Mal, recherche, s’il en fut avant Char, et de « la base » et du « sommet » :

Les amants des prostituées

Sont heureux, dispos et repus ;

Quant à moi, mes bras sont rompus

Pour avoir étreint des nuées.

C’est grâce aux astres nonpareils,

Qui tout au fond du ciel flamboient,

Que mes yeux consumés ne voient

Que des souvenirs de soleils.

En vain j’ai voulu de l’espace

Trouver la fin et le milieu ;

Sous je ne sais quel œil de feu

Je sens mon aile qui se casse ;

Et brûlé par l’amour du beau,

Je n’aurai pas l’honneur sublime

De donner mon nom à l’abîme

Qui me servira de tombeau.

« Partir » d’abord ou « fuir », donc s’extraire, « quitter » — qu’importe le vocable ! — ; de fait, c’est une question de point de vue, et chacun nommera la chose comme il l’entend. Nonobstant, il doit, il doit cependant exister une demie mesure, un biais : sortir du monde, quitter au moins « l’Europe aux anciens parapets », mais pour rejoindre l’Orient, « la patrie primitive ». Voilà ! Après avoir embrassé « L’Aube », affronter, affronter la dure « réalité à étreindre », mais au moins l’affronter dans l’espace d’une autre culture, l’affronter en devenant un « étranger », comme disait encore Baudelaire, y retrouver une sorte de légitimité primitive : celle d’un homme qui choisit de se réaccoucher au monde, tel un “homme nouveau“, mais parmi des hommes “primitifs“, “purs“, primordiaux, non gangrenés par la civilisation pourrie que l’on fuit ! Gauguin sentira cet appel aussi, cette nécessité, au moment où Rimbaud quittera ce monde, en 1891. Gauguin sera son héritier.

« Partir ! » « Quitter ». « Partir ». « quitter », s’extraire, s’extraire définitivement donc. Oh ! Oui ! « Partir ! »… se répète comme une litanie Rimbaud. Ah ! pauvre Mallarmé, si mal armé ! Baudelaire, là encore semble souffler à l’Ardennais fugueur fonceur et aventurier : « Certes, je sortirai quant à moi satisfait / D’un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve » ; c’est un extrait de son poème iconoclaste « Le Reniement de Saint Pierre », où l’on retrouve les « répugnances » et la distance qu’Arthur Rimbaud éprouvait vis à vis de toute religion. Le départ, la rupture se doivent d’être iconoclastes, iconoclastes en diable, oui, pour être ! Rimbaud l’avait déjà écrit en filigrane dans ses textes d’adolescent, comme « Les Poètes de sept ans », ou « Accroupissements ».

« Le Voyage », poème avec lequel Baudelaire clôt en un suspens ses Fleurs du Mal, et « Le Bateau ivre » de Rimbaud qui lui répond en écho ne disent pas autre chose : « Any where out of » l’Occident : s’échapper, se faire la belle, « Partir ». Si même Mallarmé l’a compris, alors ! … Eh ! bien : faut le faire ! Il faut !… C’est un devoir.

Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,

Lève l’ancre pour une exotique nature !

Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,

Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs !

Et, peut-être, les mâts, invitant les orages,

Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages

Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots…

Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots !

— Eh ! Oui !… Mallarmé ayant hérité de toutes les névroses baudelairiennes, Mallarmé ne sachant s’arracher à son immobilisme, à sa procrastination, vaincu, lui finira par pourrir sans recours, « irrémédiable[ment] », « irréparable[ment] » — pour reprendre sous forme d’adverbes deux adjectifs baudelairiens — dans la vase en fermentation du symbolisme, seul, «—sous les yeux horribles des pontons » ; « Brise marine » en 1866, préfigurait déjà la fin du poème manifeste et magistral de cent vers que Rimbaud écrirait quatre ans plus tard. Baudelaire déjà trop usé, « âme fatiguée des luttes de la vie […] qui n'[avait déjà] plus ni curiosité ni ambition, [sinon celles de] contempler, couché dans le belvédère ou accoudé sur le môle [d’un port], tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la force de vouloir, le désir de voyager ou de s’enrichir » comme il l’avoue dans son beau poème du Spleen de Paris, « Le Port », lui non plus ne l’a pas fait, ne s’est pas “arraché“, jamais. De fait, pour Baudelaire comme pour Mallarmé, ce désir du départ, cette « invitation au voyage » n’était pas sans cacher un désir plus profond sans conteste : un désir de mort ; qu’on relise l’attaque du célèbre poème pour s’en convaincre : la chose est dite en toutes lettres, et dès les premiers vers :

Mon enfant, ma sœur,

Songe à la douceur

D’aller là-bas vivre ensemble !

Aimer à loisir,

Aimer et mourir

Au pays qui te ressemble !

[…]

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,

Luxe, calme et volupté.

« Il n’y a que la mort qui me rend parfaite », comme l’écrit en poète la peintre persane Firoozeh Radji.

Baudelaire, Mallarmé, sont vaincus. Rimbaud n’est pas vaincu, lui. Rimbaud a l’énergie du désespoir. Toute sa poésie exprime le plus profond élan vital. Rimbaud, c’est “une nature“ ; Rimbaud, c’est un colosse ! Rimbaud dans « Mauvais sang », comme dans un « De profondis clamavi », s’exclame, proclame sur le même sujet, pour exprimer la même pulsion à la fois de mort et vitale, mais avec quelle fougue et quels autres tons et registres, bon sang !

     Le sang païen revient ! L’Esprit est proche, pourquoi Christ ne m’aide-t-il pas, en donnant à mon âme noblesse et liberté. Hélas ! l’Évangile a passé ! l’Évangile ! l’Évangile.
     J’attends Dieu avec gourmandise. Je suis de race inférieure de toute éternité.

Et tout à la préméditation du départ, prospectivement il commente avec une sordide mais si solide exultation :

     Me voici sur la plage armoricaine. Que les villes s’allument dans le soir. Ma journée est faite ; je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l’herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant, — comme faisaient ces chers ancêtres autour des feux.

Une fois cette nouvelle épreuve, cette initiation qui sera victorieusement passée, il le pressent, il prophétise :
     Je reviendrai, avec des membres de fer, la peau sombre, l’œil furieux : sur mon masque, on me jugera d’une race forte. J’aurai de l’or : je serai oisif et brutal. Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des pays chauds. Je serai mêlé aux affaires politiques. Sauvé.

Pour bien marquer sa détermination, il termine par ce constat qui gueule que les ponts sont rompus, qu’il ne lui sera plus loisible, jamais, non jamais, de reculer :

     Maintenant je suis maudit, j’ai horreur de la patrie. Le meilleur, c’est un sommeil bien ivre, sur la grève.

Cette sensation de malédiction, Rimbaud, plusieurs fois l’exprimera encore dans la correspondance qu’il enverra du Harar :

« Il m’est tout à fait impossible de quitter mes affaires, avant un délai indéfini. Quand on est engagé dans les affaires de ces satanés pays, on n’en sort plus. Je me porte bien, mais il me blanchit un cheveu par minute.  » (lettre à sa mère du 21 avril 1890).

Est-ce à dire là qu’il revient sur le bien-fondé de sa décision de rupture avec la poésie ? Non. Certes, non ! Il se plaint, mais regarde les choses en face. Il lutte de toutes ses forces. Il ira jusqu’au bout de ses forces, inlassable !… Inébranlable dans sa détermination, même amputé après son retour du Harar, il persiste et signe dans son choix désormais arrêté pour « l’éternité » — puisque « l’éternité » est « retrouvée » —,  d’être un Wanderer aventurier, après avoir été le Wanderer spirituel qu’on sait. Ce simple extrait de la lettre 15 juillet 1891, envoyée de Marseille par un homme crucifié dans sa chair, écartelé, suffirait à le prouver :

« Je passe la nuit et le jour à réfléchir à des moyens de circulation : c’est un vrai supplice ! Je voudrais faire ceci et cela, aller ici et là, voir, vivre, partir : impossible, impossible au moins pour longtemps, sinon pour toujours ! Je ne vois à côté de moi que ces maudites béquilles : sans ces bâtons, je ne puis faire un pas, je ne puis exister. Sans la plus atroce gymnastique, je ne puis même m’habiller ; je suis arrivé à courir presque avec mes béquilles, mais je ne puis monter ou descendre des escaliers, et, si le terrain est accidenté, le ressaut d’une épaule à l’autre fatigue beaucoup. J’ai une douleur névralgique très forte dans le bras et l’épaule droite, et avec cela la béquille qui scie l’aisselle, — une névralgie encore dans la jambe gauche, et avec tout cela il faut faire l’acrobate tout le jour pour avoir l’air d’exister. »

La correspondance de Rimbaud, d’après 1875, rémanence de fait de toute sa production littéraire et poétique passée selon l’intuition du térébrant Henri Guillemin, s’achève sur ces phrases ultimes adressées au Directeur des Messageries Maritimes dans cette lettre écrite au bord de la mort, le 9 novembre 1891 :

« Envoyez-moi donc le prix des services d’Aphinar à Suez. Je suis complètement paralysé : donc je désire me trouver de bonne heure à bord. Dites-moi à quelle heure je dois être transporté à bord… »

« Je suis complètement paralysé : donc […]. » On est loin des torpeurs de Baudelaire et de Mallarmé !… Rimbaud, une fois qu’il a cessé d’écrire, choisi de cesser d’écrire, Rimbaud, c’est « une force qui va », un ouragan.

Brisé, cassé en plein élan, Rimbaud meurt le 10 novembre 1891, et entre “ dans sa gloire“.

Avant de mourir, il n’aura pas manqué de rendre justice à sa mère, à « la Mère Rimbe ». Oh ! certes discrètement, avec toute la pudeur et la distance qu’on lui connaît ; mais il faut en comprendre les raisons. Cette mère, jadis exécrée, maudite — du moins adolescent en faisait-il auprès de ses compagnons potaches, d’infortune et de rêves, un sujet de plaisanterie récurent, s’inventant là une pose qu’on ne saurait qualifier de dandy, mais presque —, lui, passé dans l’âge adulte enfin, avec une vie à gagner, avec en amont  une belle gloire d’artiste et de conteur emportée ! », lui, lui « qui [s’était] dit mage ou ange, dispensé de toute morale, [soudain] rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! [Il se sent soudain :] Paysan ! » comme il l’écrit rageusement dans le poème « Adieu » qui clôt, plutôt qui ouvre Une saison en enfer. En « paysan », c’est une mère qu’il reconnaît paysanne, paysanne, oui comme lui ; il la revendique comme s’il était atteint soudain de « conscience de classe » : ils sont tous deux de la race maudite, marquée, « Race de Caïn [qui] monte au ciel » parfois pour  demander des comptes, même s’il sait sa vieille mère confite dans la religion. Ne notait-il pas dans « Mauvais sang » : « Je suis né de race inférieure de toute éternité » ? Quand Rimbaud retourne à sa mère pour la dernière fois, la dernière, oui, et qu’il le sait, qu’il le craint, cela a à la vérité quelque chose d’absolument, d’intrinséquement et de résolument, christique.  Dans sa déréliction, son désarroi et sa détresse, il semble dire muettement : « — Mère ! Voici ton fils ! » C’est bouleversant. 

Pas une main amie ! […] où puiser le secours ?  » s’écriait-il dans « Adieu » ; en vérité, en vérité pour lui, il n’est qu’une main et qu’un secours passager avant de retourner comme il l’espère à son « enfer », puisqu’il espère se rétablir pour repartir dès qu’il le pourra : sa mère, sa mère, sa vieille mère trimardeuse, paysanne et austère, qui a tant souffert et trimé, trimé comme une damnée comme lui, oui, sa vieille mère, Vitalie. Qu’on l’observe et le note : Rimbaud est toujours revenu, magnétiquement attiré la ferme familiale, le dur berceau, l’âpre berceau familial, à Roche, après toutes ses pérégrinations, après toutes ses tribulations, après tous ses déboires, la ferme où Vitalie est née ; il doit bien avoir une raison à cela. Pourquoi ne pas s’accommoder, se satisfaire de la plus simple ? Je la reformule : il n’est qu’un seul être, il n’en est qu’une seule « parmi toutes les femmes » qui pouvait le comprendre un peu à la fin : sa propre mère jadis honnie. Oh ! ce n’est là qu’une conjecture, certes !…  Elle est certes fondée. Est-elle pour autant la vérité ?… Nul n’aura jamais la réponse. Nul n’aura jamais le fin mot de ce mystère.

Pour bien inscrire sa trajectoire dans l’Histoire littéraire, il demeure que jusqu’à son dernier souffle, Jean-Nicolas Arthur Rimbaud reste et restera l’héritier Wanderer de ses prédécesseurs Wanderer comme lui, comme il reste au reste l’héritier aussi du plus ambitieux rêve romantique : bien plus que d’écrire des œuvres, tenter de faire de sa vie un chef d’œuvre ; ce dépassement de l’œuvre d’Art au profit de la tentative de faire de sa propre vie une Œuvre, se retrouvera chez les situationnistes, qui s’en proclameront héritiers.

Puisque nous arrivons à une conclusion suspensive après notre assez long parcours, notre balade, notre fugue rimbaldienne, en présence, je l’espère humblement, du Rimbe, résumons-nous : après Les Illuminations, qu’écrire d’autre et de plus alchimique, de plus chaud ?… Était-il possible en esprit d’aller plus loin, plus haut ? On le sait, la réponse est non. Pour autant, une fois qu’il a décidé de cesser d’écrire, pas question de s’installer quelque-part en sédentaire pour Rimbaud. Pas question de méditer comme un sage, un « saint » assis sur une « terrasse », de se camper, d’adopter la pose d’un pseudo sage qui prétend dominer le monde et surplomber le monde des hommes. Pas question non plus de devenir un homme des bois, comme le Henri David Thoreau du Walden ou la vie dans les bois de 1854, ou un homme des champs, « on the road » saisonnier, comme le Walt Withman de Feuilles d’herbes, plus tard, en 1891.

Rimbaud fut, reste et fut un Wanderer. Le plus pur des Wanderer qui ait jamais existé, je pense, l’exemple absolu et insurpassable du type. Il est « l’homme aux semelles de vent » comme l’a dit le Pauvre Lélian resté à jamais ébloui par ce météore. Dans la lignée du Wanderer rural joyeux d’Eichendorf, bâti sur le mode du « promeneur solitaire » de Rousseau, et dont les beatniks et surtout les hippies seront des héritiers,  lequel devient assez vite un « Juif errant », un maudit… dans la lignée du Wanderer urbain inventé par Baudelaire sur le mode de « l’homme des foules » d’Edgar Alan Poe, Rimbaud a de fait inventé deux nouveaux types, deux nouvelles typologies : celle du Wanderer spirituel, « mystique en liberté » ainsi que le commentera Claudel, puis, dans la foulée pourrait-on dire, celle du Wanderer aventurier qui écrit avec ses pieds, auquel il se tiendra, jusqu’à sa mort ; de ce dernier type, le Henry de Monfreid des Secrets de la mer rouge (1931), et le Kessel des Cavaliers (1967) sont les héritiers directs. Gageons que Rimbaud, une fois cousu d’or, une fois rentré au pays, devenu rentier, marié, père de famille — car tel était son projet, une fois sa pelote faite ; il l’a écrit, même répété dans sa correspondance — se serait peut-être lancé dans des récits du type de ceux de ces deux-là, de ces deux fils ; il est mort à trente-sept ans, en plein effort, alors qu’il se consacrait entièrement à l’établissement de sa fortune à l’exclusion de tout le reste ; qui nous dit ce qu’il aurait fait de sa vie, une fois rendu à l’oisiveté, une fois rentier, après le combat pour la survie, pour la vie, disons après la cinquantaine ?…

Guy Debord, chef de file des situationnistes, définira l’horizon de sa révolution qui avait pour but la libération de l’être humain, la possibilité de lui permettre d’échapper à l’aliénation de la « société du spectacle » instaurée par le capitalisme — capitalisme que combattaient dès leur apparition les romantiques, puisque le romantisme fut une réaction au capitalisme naissant, au désenchantement du monde — en affirmant, entre autres directions à suivre, à creuser, qu’il fallait, en marge de « la Société du spectacle », faire de sa vie un chef-d’œuvre. — Sa stratégie pour y parvenir ?… Très simple : dépasser l’œuvre d’Art pour faire de sa vie un chef d’œuvre, ce qui constituait déjà depuis longtemps, voire originellement, l’idéal du rêve romantique.

Pour Debord, comme pour ses disciples, l’aventure, l’esprit d’aventure, se consacrer à l’aventure, s’y dévouer voire s’y sacrifier sciemment, était la seule panacée, du moins la seule voie… Elle devait être considérée en soi comme une esthétique, la seule qui ne puisse être suspectée de perversion nombriliste, dégoûtante, dégradante, aliénante, dandy… « bourgeoise » pour lâcher le mot, si l’on se réfère bien sûr à la vision de Guy Debord et à sa terminologie. Rimbaud est ainsi clairement, magistralement même ! éloquemment, l’un des précurseurs, sinon le premier, voire le tout premier, des situationnistes.

Quarante années que je milite, pour mon humble part, pour un situationnisme rimbaldien ou un rimbaldisme situationniste, lequel devrait nous permettre de résoudre nos contradictions intrinsèques, nos querelles idéologiques, et de surfer sur les abominations cyniques et délétères présentes des temps capitalistes finissant, et cela pour nous en sauver, mieux pour nous en exorciser. Je prêche bien sûr dans le désert, depuis près de quarante années, davantage, mais, à force de catastrophes, à force de déconvenues, peut-être finira-t-on pas m’entendre !…

« Faire de sa vie un chef-d’œuvre » : rien de bien neuf en vérité, diront aussitôt les niais et les salauds de mauvaise foi, car enfin on objectera — pour ne citer que deux exemples, lesquels ne sont certes pas les moins parlants — : c’est bien ce qu’ont fait et Byron, et Chateaubriand… mais ce ne furent là, ces deux-là, que des dandies, dandies qui ne songeaient qu’à bâtir leur légende : ils se sont mis en scène sur fond d’Orient mythique, soit ! mais ils n’ont fait que des selfies. L’aventure réelle ne saurait se contenter d’être la simple illustration d’un dandysme, une simple propagande sciemment manipulée ; ainsi, on sait bien que Byron n’est pas mort au combat aux côtés des combattants grecs à Missolonghi, en avril 1823, mais des conséquences de ses excès de table, de boisson et de lit, en un lit ; quant à Chateaubriand, son « voyage en Orient » n’est qu’une succession de poses prises pour la postérité, souvent grotesques et pathétiques, des selfies « d’outre-tombe »… Ah ! l’on pourrait en citer d’autres…

Il n’y a aucun dandysme chez Rimbaud, simplement la volonté simple de vivre son aventure, sa propre aventure, âpre — ô combien ! — héroïque modeste, impeccable, totale, admirable, qui l’inscrit dans nos mémoires et notre imaginaire comme un modèle ; pas n’importe lequel : un modèle à suivre, pour le coup, indéniablement. Ce qu’il y a de bouleversant en somme et qui le rend insurpassable, c’est la sincérité rimbaldienne qui rend compte sans fard et sans pose aucune de l’expérience intégrale d’un homme total, qui « a mis sa peau sur la table », pour reprendre l’expression de Céline : « On n’obtient rien, tant qu’on n’a pas mis sa peau sur la table. » Rimbaud ne frime pas, lui ! Jamais ! Il n’a jamais, jamais frimé !… Il est simplement soi, nu et total, fondamental, écorché. Aucune mise en scène, pas de pose : son aventure à lui se vit dans le plus strict anonymat, la sincérité la plus concrète, la plus radicale, absolue.  Il y a quelques rares écrivains qui incarnent à eux seuls l’adhésion totale assumée à l’expérience fondamentale de la condition humaine : Rimbaud, Céline [quoi qu’on puisse en dire, et quelque écœurement ponctuellement plus que légitime qu’il puisse inspirer], Artaud… Bref, ceux que j’appelle pour ma part les écrivains, les artistes, de l’expérience intégrale.

— Alors, abandon de la poésie ? Échec ou pas ?

L’Art n’est qu’un tremplin ; l’Art n’est qu’un brouillon ; l’Art n’est jamais une fin en soi ; il n’est qu’un enseignement avant d’« entrer dans le fleuve », un enseignement austère, sévère et enchanteur pourtant, qui nous donne le courage d’y entrer  comme dirait Peter Handke aujourd’hui, et disait Héraclite d’Éphèse, bien avant lui.

Est-ce à dire qu’un poète ayant atteint son apogée se survit toujours à soi-même ?

— Non ! Après qu’il a prouvé ce qu’il avait à se prouver et à donner au monde, simplement, il assume d’autres combats. Comme l’Hernani de Hugo, pour justifier son combat, le plus simple : celui d’être au monde, Rimbaud peut arguer pour répondre à toute question, justifier l’existence, la présence au monde de son être, plus prosaïquement de son « être-là » : « Je suis une force qui va. »

La sagesse bouddhiste nous dit ceci : ce qu’il y a d’extraordinaire pour un homme ordinaire, c’est de faire quelque chose d’extraordinaire ; mais ce qu’il y a d’extraordinaire pour un homme extraordinaire, c’est de faire quelque chose d’ordinaire. L’un des plus grands génies que la terre ait jamais compté, Rimbaud, a fini ainsi dans la peau d’un commerçant souvent malheureux, parfois franchement calamiteux, mais qui s’est battu jusqu’au bout : un modèle de courage et de persévérance, on dirait aujourd’hui : de résilience. — Grâce lui en soit rendue !

Certes, il ne se voyait pas « embarqué dans une noce avec Jésus Christ pour beau-père », mais il apparaît de jour en jour, de seconde en seconde, que le crucifié le plus moderne et le plus durable dans le monde des Arts et de la pensée, de la philosophie et de la spiritualité « moderne » en Occident, c’est sans doute, c’est peut-être, lui !

Gloire à celui qui fut, qui demeure à jamais notre frère, pour ce qu’il nous reste d’avenir, en l’homme.

Son supposé échec — qui reste à définir : d’où se campe-t-on arbitrairement et totalitairement pour le voir et pour en juger ? — loin de le diminuer, cette naturelle empathie, sympathie, qu’il a manifestée sans faille à l’égard de notre commune condition humaine, nous le rend à jamais, pour toujours, plus proche.

— Rimbaud, notre frère à jamais !

En somme qu’est ce poème « Aube », outre la flèche de l’édifice que constituent Les Illuminations d’Arthur Rimbaud ? — Un poème sur les pouvoirs mirifiques de la poésie et sur ses limites décevantes. Dans ce poème, tout est dit !

Jean Cocteau aimait à dire : « L’Art est une grande vibration, où personne ne dépasse personne. » Certes, mais chaque artiste a sa vibration particulière, et il est indubitable que certaines œuvres vibrent plus que d’autres… ; et, lorsqu’une œuvre vibre et respire d’un souffle à la fois propre et universel ?… Eh ! Bien ! c’est ce qu’on appelle : « un chef d’œuvre ».

« Aube » d’Arthur Rimbaud, poème-phare de son recueil des Illuminations, « Art poétique » fraternel, est pour moi le plus beau poème du monde : celui dont je me souviendrai, quand je passerai dans l’autre monde, pour me rappeler les beautés âpres, douces et amères, de ce monde-ci.

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Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud !

René CHAR

Recueil : Fureur et mystère (1948)

Tes dix-huit ans réfractaires à l’amitié, à la malveillance, à la sottise des poètes de Paris ainsi qu’au ronronnement d’abeille stérile de ta famille ardennaise un peu folle, tu as bien fait de les éparpiller aux vents du large, de les jeter sous le couteau de leur précoce guillotine. Tu as eu raison d’abandonner le boulevard des paresseux, les estaminets des pisse-lyres, pour l’enfer des bêtes, pour le commerce des rusés et le bonjour des simples.

Cet élan absurde du corps et de l’âme, ce boulet de canon qui atteint sa cible en la faisant éclater, oui, c’est bien là la vie d’un homme ! On ne peut pas, au sortir de l’enfance, indéfiniment étrangler son prochain. Si les volcans changent peu de place, leur lave parcourt le grand vide du monde et lui apporte des vertus qui chantent dans ses plaies.

Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! Nous sommes quelques-uns à croire sans preuve le bonheur possible avec toi.

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—> EN OUVERTURE  le

DIVAN ORIENTAL-OCCIDENTAL

de Johan Wolfgang von Goethe

EN DOUZE LIVRES


LIVRE I

MOGANNI NAMEH.

LIVRE DU CHANTEUR

J’ai laissé s’écouler vingt années, et j’ai joui de ce qui me fut donné en partage : période parfaitement heureuse, comme le temps des Barmécides.

[Texte liminaire :]

« Hégire »

Le nord et l’ouest et le sud volent en éclats, les trônes se brisent, les royaumes tremblent : sauve-toi, va dans le pur orient respirer l’air des patriarches ; au milieu des amours, des festins et des chants, la source de Chiser te rajeunira.

Là, dans la pureté et la justice, je veux pénétrer jusqu’à l’origine première des races humaines, jusqu’à ces temps où elles recevaient encore de Dieu la céleste doctrine dans les langues terrestres et ne se creusaient pas l’esprit ;

Ces temps où elles vénéraient les ancêtres et défendaient tout culte étranger ; je veux me complaire dans l’étroit horizon du premier âge : une foi vaste, une pensée restreinte, était alors importante comme la parole, parce qu’elle était une parole prononcée.

Je veux me mêler aux bergers, me rafraîchir dans les oasis, voyageant avec les caravanes et faisant commerce de châles, de café et de musc ; je veux fouler chaque sentier du désert jusqu’aux villes.

À la montée et à la descente, tes chants, Hafiz, charment le pénible chemin de rochers, quand le guide, avec ravissement, sur la haute croupe du mulet, chante pour éveiller les étoiles et pour effrayer les brigands.

Dans les bains et les tavernes, saint Hafiz, je veux penser à toi, quand ma bien-aimée soulève son voile et, secouant sa chevelure ambrée, exhale de doux parfums. Oui, que l’amoureux chuchotement du poëte fasse naître le désir même chez les houris !

Si vous voulez lui envier cette joie ou même la troubler, sachez que les paroles du poëte voltigent sans cesse aux portes du paradis, et frappent doucement, implorant la vie éternelle.

— Vous vous souvenez, Amies, Amis, de ce que disait, de que nous disait le Rimbe ? :

Le monde n’a pas d’âge. L’humanité se déplace, simplement. Vous êtes en Occident, mais libre d’habiter dans votre Orient, quelque ancien qu’il vous le faille, – et d’y habiter bien. Ne soyez pas un vaincu. Philosophes, vous êtes de votre Occident.

Pour une ouverture et une nouvelle aventure, c’est ce qu’on appelle une ouverture-aventure, non ? …

On va se quitter sur les mots d’or de cette bouche d’or, en un suspens, Camarades !…

— Bons combats !…

Nous nous retrouverons à la Victoire ! Mais souvenons-nous, et chaque jour, à chaque heure, à chaque minute, à chaque seconde, qu’elle est d’abord personnelle, et quotidienne, et humble, dans le secret des âmes, des esprits, des cœurs, et du quotidien.

Souvenons-nous aussi, inlassablement, indéfectiblement du camarade Arthur Rimbaud, de sa geste héroïque en diable, et de tout ce que nous lui devons.

In medias res.

In Memoriam.

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Article rédigé du samedi 26 août au dimanche 10 septembre 2023.




Avec un seul …

Un petit poème pour « La Fête des mères »… Avec un jour de retard, pour ne pas mêler les Mères avec le Maréchal Putain à l’origine de cette fête, comme chacun sait [on dit Pétain, peut-être ?…].

Avec le seul souvenir de ma Mère, je referai la terre : la terre ronde avec ses mers, ses océans.

Avec un seul cheveu de ma Mère, je referai l’horizon qui sépare la terre du ciel et les mers du firmament.

Avec un seul rire de ma Mère, je referai la pluie qui rit… je referai les cascades et les torrents… Avec un seul sourire, les sources, qui affleurent parmi les mousses et qui poussent sous les racines, renaîtraient immanquablement.

Avec une seule de ses pensées, je pourrais refaire les forêts profondes : faire revivre biches et cerfs, ramiers, chouettes et hiboux, écureuils, coucous et piverts.

Car l’amour est ainsi que quiconque quitte la terre nous laisse la terre en partage…

Car l’amour est ainsi que quiconque quitte la vie nous laisse la vie et revit, partout où on le cherche, où qu’on regarde.

[26 / V / 08]




Ode à Khayyâm

— Où que tu sois, Khayyâm, poussière éparpillée depuis neuf siècles bientôt, reconcentre-toi, recompose-toi… : Lève ta coupe, vieux Khayyâm, et bois à mon Aimée et à moi-même, à ma Houri, à notre amour.

Vois ! je trinque avec toi !

Si le rossignol et les fleurs me disent qu’il faut la boire, « mon Aimée aux charmantes couleurs… », ma maîtresse n’est pas une coupe de vin : elle est source et fontaine, et combien plus inépuisable et fraîche, et désaltérante… oh ! Khayyâm, tout en entretenant ma soif.

Si elle est coupe, si elle est celle que les mains du potier divin évase jusqu’à l’infini, jusqu’aux étoiles, pour contenir mon ivresse et mon amour de la vie, l’amour des mots et l’amour de mes morts aussi… : avec elle, vieux Khayyâm, le jour n’est pas une coupe !… « Houri des jours derniers » déjà dans cette vie, « pincer la harpe et boire du vin doux » ne lui suffit pas : elle est jouvence.
« La vie est brève ! »

Au jardin de l’Amour, elle est aussi la rose, le coquelicot qui refleurit — « secret formidable » — ; elle est le bouquet de la vie, et ses paroles sont du vent qui souffle dans le corps comme en une tente et l’aère.

Et pourtant, elle est femme : « un peu d’argile » et rien de plus, ô échanson sublime !
Et, même morte, je le sais, Khayyâm, je le sais déjà : elle ne sera pas cet « amas de poussière emporté par le vent » que tu croyais être un corps : elle sera le vent, le vent lui-même !

Si « l’existence pareille au vif argent s’enfuit », à Balk comme à Bagdad, à mille farsakhs, n’en cherche pas une autre pour m’éprouver, Khayyâm : tu ne la trouverais pas.

La main du Dieu potier sur le tour du monde l’a faite parfaite, et la toucher, c’est retrouver les gestes du Potier Divin, la réinventer chaque fois, du bout des lèvres, du bout des doigts …

Je suis comme toi, Khayyâm, mon frère : « tant que je ne suis pas ivre, mon bonheur est incomplet » ; mais, si « le vin enflamme la jeunesse », l’eau de sa source enflamme mon âge d’homme, Khayyâm, mon frère, et je suis avec elle comme Le Prophète lorsqu’il aborda Aïcha après un long temps de jeûne au désert du célibat.

Tu rêvais « un état au-dessus de l’ivresse » : elle l’offre !… Elle est cet élixir qui fait dire : « Laisse à Mahmoud son empire ! » « La coupe de Djamchyd au reflet smaragdin » ne lui est pas comparable !… Elle surpasse en parfums « les fleurs d’Iram » ; mon Aimée est « comme un jardin et ses roses », à l’heure de l’éveil, à l’heure du matin, à l’aube… Mais elle est aussi « cet oiseau de gaieté dont la jeunesse est le nora » que tu rêvais, dont le chant est « plus doux qu’un vin depuis que Dieu créa le firmament, crois-le » !…
« Fini le ramazan ! » Avec elle vient « le mois de Chawwal »… « Près d’un minois plus frais qu’une rose au matin », « nul ne revient au monde après l’avoir quitté[e] » pareil.

« Ô Cœur, puisqu’en ce monde au fond tout est chimère », puisque « le ciel est lui-même [parfois] plus impuissant que nous à trouver son chemin », je dis qu’elle est le monde et le chemin… Et je ris quand tu dis, vieux Khayyâm : « On a fixé d’avance tes actes de demain… » car je les choisis avec elle, « trésors de sa subtilité », comme on va « dans le mehrab prier ».

Pour elle, par elle, j’ai fait mes ablutions : j’ai « versé le sang clair de [ma] vigne »… pour elle !

Grâce à elle, Khayyâm, « cent mille Djem et Key disparurent sous terre », car ma Houri des cieux est un tambour aussi qui sait sonner la guerre quand elle le veut, envoie ses Anges !…

Elle fait parler la rose…
Elle fait chercher en soi l’Eden ; et, l’enfer n’est bientôt plus qu’une étincelle qui s’éteint…

Grâce à elle, Khayyâm, dans mon tournoiement de derviche, « la nuit ne passe pas, pas même au point du jour ».
Elle est pourtant le jour et l’aube…
— Expliquerais-tu ce prodige ?

Ô Khayyâm,
« l’oxus n’est qu’une trace infime de nos larmes », quand je la vois de loin comme une tente sombre et le ciel bleu, « le ciel bleu comme une tente sombre »… : je vois dans ses cheveux, j’entends dans ses cheveux « les harpes qui apaisent »… Je pense à tous ceux qui « dans l’Être et le Néant qu’ils cherchent sont perdus ». Je me dis avec toi, Khayyâm : « dis-toi que tu n’es plus ; puisque tu vis, sois gai », et, tout près de « la fille aux lèvres de carmin », « j’imite la tulipe et prends sa coupe en main » pour boire sa source, ô vieux Khayyâm !…

Quand je la vois, je repense à tes Rubâ’iyyât : exalte mon « âme éthérée » car je cite tes vers divins de vieil ivrogne : « Ô mon cœur, jette au loin l’habit matériel. Deviens l’âme éthérée et monte, monte au ciel. »

Quand je la vois, le « visage sans visage » du « Bien Aimé » et de Roumi m’accompagnent…

Regarde-la, Khayyâm, et vois comme elle est belle !…
Toi, qui aimais les belles, les jolis minois aux joues fraîches, aux beaux appâts.

Vieil ivrogne qui ne fut jamais ivre que de Dieu et du monde, que de la beauté des femmes, que de la bonté si rare des hommes : je sais que tu me comprends et que tu nous bénis, mon frère, pour le meilleur et pour le pire, quoi qu’il advienne…

— Oh ! mon frère en poésie, frère :
Advienne que pourra !…

[30 / IV & 1 / V / 08]




Aimé Césaire est mort.

Lève-toi, Nègre ! Mets-toi debout ! Fais claquer ton sang comme une bannière !… parce qu’Aimé Césaire est mort.

Lève tes bras, Nègre, bien haut ! Fais résonner le bruit des chaînes dont on a chargé tes aïeux ! Écarte l’horizon de tes bras comme deux érignes pour les invoquer, les faire revenir du passé, toutes et tous — Peuples bafoués — sanglants, vaincus et magnifiques… accouche-les comme d’un sexe !… parce qu’Aimé Césaire est mort.

Réveille de la nuit des tam-tams les chants antiques ! Fais danser tous les pieds, recompose les corps depuis longtemps réduits en poudre. Recompose-les par la force de ton esprit guidé par ton père sorcier !… parce qu’Aimé Césaire est mort.

Montre ta peau, Nègre ! Mets-toi nu, habillé par les coups des blancs que tu es pour des millénaires : deux fois noir, par la peau, par le sang caillé ; et danse !… parce qu’Aimé Césaire est mort.

Mets nue la femme noire aussi au sexe d’antilope, et copule avec les étoiles, avec la Lune, avec la Mer et l’Océan, avec les Îles, les Volcans… parce qu’Aimé Césaire est mort.

— Pleure, Nègre : tu n’as plus de père…
et, ris ! car il te rend plus fort.

[17 / IV / 08]




« I have a dream ! … »

Comment ne pas célébrer, en ce 4 avril 2008, Saint Martin Luther King, héros et martyr, pour montrer la brûlante actualité de son exemple à suivre ?…

«  I HAVE A DREAM !…  »

J’ai un rêve : le rêve que ceux qui rêvent reviennent, le rêve que ceux qui rêvent encore fassent enfin taire un peu ceux qui ne rêvent jamais et interdisent de rêver sous peine d’exclusion sociale, ou, même, souvent, sous peine de mort.

J’ai un rêve chevillé au corps et à l’âme : celui que les utopies qu’on nous a dit mortes — pour tenter par un subterfuge grossier d’en finir à jamais avec elles — relèvent la tête de la poussière du temps, des décombres de l’Occident, se déganguent de la boue de l’opprobre et du “politiquement correct”, se dégagent du béton du prêt-à-penser et du pragmatisme froid du capitalisme sans âme, cynique, où on les a noyées… en invoquant comme arguments d’autorité des raisons tellement “valables” “historiquement” qu’elles ne manquent pas de faire penser qu’il s’agit là avant tout de les discréditer par un tour de passe-passe idéologique qui fait lui-même penser à la phrase du Docteur Goebbels : « Ce sont les plus gros mensonges qui prennent le mieux. »

Sans rêve, l’homme n’est rien qu’une machine à compter, à produire et à exploiter, un monstre froid qui repousse l’humanité qui est en soi comme une vieillerie obsolète, parce qu’il s’imagine avoir inventé l’univers avec sa rationalité, parce qu’il croit que le monde a commencé avec lui et qu’il pense pouvoir le soumettre, ou, s’il est du mauvais côté, qu’il se persuade qu’il est né depuis toujours « de race inférieure » et qu’il est inutile désormais de se révolter.

Très bientôt, on découvrira — l’inflation, liée à la crise financière américaine née de l’hystérie du profit à tout crin, aidant — que la mondialisation en place, sans en avoir l’air, est la pire forme de dictature qui ait jamais existé, la plus perverse : une dictature sans têtes, sans têtes à viser, à abattre, aux têtes cachées : la dictature la plus parfaite qui ait jamais été pensée et installée « de mains de maîtres » pour exploiter l’individu, le réifier et le ramener au servage le plus archaïque, comme si vingt siècles et plus de civilisations conjointes et complémentaires n’avaient jamais existé.

Quand, dans leur majorité, les peuples auront compris, auront vu comme une évidence dans leur vie la plus concrète, vers quoi on les mène, vers quoi on les tire doucement depuis ces dernières années, alors les temps seront mûrs pour qu’à deux battants se rouvrent les portes de l’Histoire qu’on disait fermées à jamais, pour qu’entrent à nouveau sur le théâtre du monde les rêveurs, pour contrer ou contrarier les démiurges.

Les errements monstrueux de l’entre-deux guerres, de la seconde guerre mondiale et du stalinisme, ont été le plus grand fonds de commerce idéologique pour les affairistes capitalistes qui ont vu là l’opportunité d’éradiquer toute contestation sociale, toute revendication radicale, toute idée de Révolution. Ils ont “tenté le coup” depuis les quarante dernières années — en accélérant le processus dernièrement, — avec l’aide d’intellectuels verreux, inconscients, idiots ou complices, professant le nihilisme idéologique et la toute puissance objective d’un capitalisme insurpassable, sous couvert d’empirisme pragmatique et de « real politic ». Le Bloc soviétique s’étant effondré et dissout — non sans justice, — ils ont cru le champ ouvert pour imposer au monde leurs oukases et leurs dictats, en se disant que désormais personne ne pourrait plus contrer leur main mise sur le monde, ni même la contester, d’autant plus qu’ils avaient perverti déjà depuis de nombreuses années, étape par étape, le monde culturel pour n’en faire plus qu’un marché.

Contrairement à ce que tous s’entendent à clamer, proclamer pour la seule sauvegarde de leurs seuls profits — puisqu’ils ont intérêts à ce que « L’Espoir » ainsi que l’appelait Malraux, « L’Espérance » ainsi que l’appelait Péguy, restent coulés dans le cercueil de béton, la chape de béton de la postmodernité — l’utopie est une idée neuve en Europe et en Occident.

Penser que l’utopie égalitaire, fraternitaire et libertaire, est à jamais fossoyée, est à peu près aussi absurde, aussi crétin, que d’avoir prétendu au premier, second et troisième siècles après Jésus-Christ, que le catholicisme n’avait aucun avenir, aucune chance de prospérer et de s’étendre, alors même que seize siècles durant l’Occident put se fonder sur lui pour se bâtir en partie, s’interroger.

Jamais le monde n’a eu autant besoin de rêveurs qu’aujourd’hui pour « faire face [1] » à ce qui nous attend, auprès de quoi — comme le disait Jean-Toussaint Desanti avant de mourir — « les horreurs du XXe siècle apparaîtront comme une joyeuse kermesse ».

Il nous faut des rêveurs pour inventer l’avenir et conjurer un destin sinon à venir et terrible. Le réel n’est jamais, quand il est progrès, invention… : que de l’irréel réalisé !…

Qui rêve bien sauve le monde, et porte l’humanité.

— Honneur aux Martin Luther-Kings !
On les attend ! On les espère !…
Soyons-en sûrs : il reviennent, ou, sinon, nous disparaîtrons.




Le Seul trésor

Pour mon père, qui a 85 ans aujourd’hui.

Je peux posséder des trésors,
répandre l’or et les bijoux
ou les enterrer dans des coffres,
pouvoir acheter sans compter :
terres, provinces, paysages
et les gens qui triment dessus ;
me payer tout : corps et consciences,
titres et gloires fabriquées…

— Je ne suis rien,
si je n’ai pas l’amour.

Je peux commander aux armées,
demander qu’on meure pour moi,
faire trembler les destinées des peuples,
tenir des pays tout entier
dans la main comme fétus de paille,
pouvoir les broyer à ma volonté,
pouvoir les brûler à ma fantaisie,
pouvoir les disperser aux vents si c’est bien là ce qui me plaît…

— Je ne suis rien,
si je n’ai pas l’amour.

Je peux savoir parler aux foules,
les mener à mon bon plaisir ;
je peux briller par mes œuvres et par mes dires,
par l’aisance de mon esprit,
par ma faconde érudite,
par mon génie astronomique,
par mes opérations “magiques”,
par ma virtuosité « fantastique et inégalée… »

— Je ne suis rien,
si je n’ai pas l’amour.

Le plus humble ouvrier,
le plus humble berger,
le plus pauvre pêcheur,
le plus fruste des paysans
qui a su se faire aimer
avec passion et patience
a plus de puissance en lui,
vaut mieux, que tous ces pauvres gens
qu’on appelle « riches » et « puissants »,

car l’amour est le seul trésor.

[15 / III / 08]




Oncle Max

Le 5 mars 1944, dans le camp de concentration français de transit de Drancy — antichambre d’Auschwitz — par lequel est passée une bonne partie des 75.000 Juifs de France assassinés, mourait le poète Max Jacob.

5 mars 1944.
Tu souries Max :
la « J’ai ta peau » l’a dans le cul !
“Max le Juif” s’est fait la belle
et lui a faussé compagnie
à Drancy, à Drancy-sur-Seine…

À Drancy-sur-peine,
désormais un Ange,
en peignoir jaune canari
avec des ailes d’organdi et de flanelle,
veille sur les petits Jésus juifs
et les petites Maries-Madeleines
qui n’auront pas temps de grandir…

Il leur raconte dans la nuit
les histoires de Frère Matorel :
ce Cafougnette un peu “youpin”
qui fait des pieds de nez au Diable
et qui pète au nez des crétins
surtout s’ils sont en vert-de-gris !…

Et, en s’endormant, les petits… rient, rient, rient, rient…
les petits dorment, dorment enfin,
n’entendent plus les cris des malades
ou des mourants,
oublient le bruit des autocars,
les bruits que font les coups de crosses
sur les nuques ou les dos juifs…
parce que l’Oncle Max

— tel Jacob devenu son Ange
ne faisant plus qu’un avec lui
pour mieux s’envoler jusqu’au Ciel —
sur leur tête agite ses ailes
et fait tomber des pluies d’étoiles !

[5 / III / 08]




Modi le Maudit

Un autre volet de l’ensemble poétique consacré à L’École de Paris : Modi le Maudit ; trente-six tableaux d’Amédéo Modigliani, trente-six poèmes qui les éclairent. Le recueil date de 1984 ; jamais publié, il avait été salué par Pierre Seghers à qui je l’avais présenté : « Modigliani est là debout devant moi. »

[Corrélats : Soutine soûl ; Jean-Marie Drot le Magnifique]

PORTRAIT DE CHAIM SOUTINE

Il a l’air d’un jeune mort dans
sa veste couleur de terre ;
s’il est né d’avant-hier, le re-
gard dit le contraire. On lit dans

la bouche ou le dégoût ou la
colère de ceux dont on se
fout. Il a, bien à plat, sur ce
qu’il n’a pas dans ses poches, la

paume de chaque main, comme
s’il y cachait la misère,
son tout, son bien. On peut croire

qu’il les tend, ces mains, tout comme
voleur : montrant bien qu’il n’a rien
pris d’ici, qu’il n’emporte rien.

*

PORTRAIT DE CHAÏM SOUTINE

Un verre sur la table est vi-
de. Fibreux, les yeux sont remplis
de cheveux filasse, de vi-
de. L’une à l’autre nouées, les

mains, sur le pantalon taché,
respirent, les veines gonflées
bleuies par l’angoisse. Il est assis,
un oeil refermé à demi,

seul, il semble révolvéri-
sé sur sa chaise dans ce ca-
fé-bar. La bouche et la cravat-

te sont dénouées de l’avant-
veille. Il essuie, des bras, souvent,
un nez qui goutte obstinément.

*

MADAM POMPADOUR

Mousquetaire, l’amazone a le cha-
peau belliqueux comme un cul de coq. Né-
gresse de par l’ombre, cuivrée, son pla-
teau ne lui distend plus la lèvre, mais,

plus encombré que l’étal d’un rôtis-
seur de foire, il écrase son chignon
aussi clouté d’épingles qu’un féti-
che, qu’un poupée vaudou. Dessus, son

oreille, fripée comme celle des
choux, est rouge-vif. Sa bouche, fendue
d’une entaille à la verticale, a l’air

d’un trou de tirelire mignarde et
libertine. — Des volets clos, la rue,
puis elle… A son cou, pend un coeur de pierre.

*

ALMAÏSA

La belle étrangère moukè-
re, en un bistrot de Montparnas-
se, est assise sous une gla-
ce où son prénom, Almaïsa,

est écrit comme au rouge à lè-
vres. C’est Almaïsa, la prin-
cesse chaste, Almaïsa l’in-
touchable, qui ne craint plus rien.

Sur sa robe, elle étend la main
comme pour se cacher le se-
se ; un serpent lui monte le bras.

Pour demi malgré son dédain
la bouche rie ; ses beaux yeux secs
brillent des larmes d’autrefois.

*

NU DEBOUT. ELVIRE

Le linge qu’elle tient devant
son ventre avec ses mains, c’est un
nuage. De face, ainsi, dans
sa nudité nue, si simple en

fait et chaste même, elle a un
corps de jarre d’argile dont
les bras fortement arqués, fins,
sont les anses fragiles. Bien

en face, presqu’un défi : son
regard doublé par celui des
seins. Une tige, c’est le cou,

supporte une pivoine, c’est
la bouche. Elle a du cheval les
crins, comme lui rêve debout.

*

FILLETTE EN ROBE JAUNE

Jeune fille au long corps dressé
comme une gerbe, avant
que le vent l’ait couchée, avant
qu’une main te moissonne, l’é-

té finissant déjà sous l’au-
tomne, avant qu’on te jette sur
l’aire où tu seras battue mûre,
et foulée, puis secouée aux

quatre vents quand on voudra sé-
parer ta jeunesse de toi
pour ne garder que ce qui peut

être broyé. Ton destin, c’est
d’être farine. Et l’air, perdra
le chant du vent dans tes cheveux.

*

PORTRAIT DE LUNIA CZECHOWSKA

Des yeux vides, si bleus, si verts,
comme une mer qu’on rêve à deux.
Que regarde-t-elle au revers
du monde, perdue, dans le jeu

d’ombre et de soleils de son coeur ?
Il bat, sous la blouse blanche
qui semble une voile aux blondeurs
de l’aube carguée. Se cachent

dessous les deux seins, jamais tou-
chés. Un camée semble sceller
le rabat du col à jamais.

Fins, les deux bras pendent, longs, tout
comme des rames, le long de
la coque d’un corps de vierge.

*

NU COUCHÉ, LES BRAS OUVERTS

Elle est dénouée comme un noeud s’il coule, et cor-
de neuve de fakir, prête à se lever jus-
qu’au ciel, magique, elle n’attend qu’une mu-

sique pour bouger. Corde, qui monte à ce corps,
jusqu’au ciel bleu de nuit d’été du coussin, jus-
qu’aux étoiles éloignées dans les deux nu-

ages des seins, jusqu’à la lune de la bou-
che au deuxième quartier : l’infini le regar-
dera par deux trous noirs ; au delà, le regard
d’une femme le rendra au monde, mais dou-

ble de cet autre monde, et de ses bras. Comme au-
tant de soleils qui roulent, ces dessins, murex
solaires du couvre-lit, c’est la mer. Le sex-
tant ce son sexe est réglé aux chemins d’en haut.

*

PORTRAIT DE BÉATRICE HASTINGS

Epinglée, grosse comme un sou, rouge, la
bouche, broche, à même la soie du visa-
ge, fait pendant au camée brun du corsa-
ge et sans doute aux deux fraises des seins dessous.

Avec son petit chapeau rond sans bord d’où
ne passe pas une mèche, avec ce cou
si long, ce teint si pâle aussi, l’ovale ou-
tré de cette tête, on jurerait un ré-

verbère, réverbère oublié qu’on aurait
oublié d’éteindre, et, qui, seul, brillerait
depuis lors, sur l’éminence labourée

des épaules de drap rayé, fanal so-
litaire au bout d’un piquet. De par cette au-
ra, insectes, la noctambule a ses sots.

*

NU ASSIS

Larges, les hanches comme un bollard où s’amarrer, où
se nouer. Ses deux seins : deux bouées, petites. Le va-
rech des cheveux glissant contre son cou cerne le ga-
let d’une joue (l’autre jouxte, en équilibre sur le Fou-

ji-Yama de l’épaule, ces coquillages célestes fermés, que sont
les paupières baissées). Elle est nue (toute nue rigou-
reusement), s’appuie à l’un des montants du lit, et, tou-
te à l’impudeur de sa pose, elle sent ses seins se gon-

fler, durcir. La coquille Saint-Jacques de son mont-de-
vénus lui semble s’écailler ; elle sent frissonner
dedans des lèvres roses, les sent comme glacées par

l’air se rétracter de tous leurs muscles, mais, proches de
se relacher d’un coup, comme s’ouvre, nerf sectionné,
le coquillage où quelque couteau s’immisce avec art.

*

NU COUCHÉ, LES MAINS DERRIÈRE LA TÊTE

Béatrice sur le lit, ce sont les falaises de
Douvres dans un océan de rouge ; ses seins sont deux
petits bastions gardant le port. Les arabesques sur
le couvre-lit ( des hippocampes montés sur

des serpents de mer fort gentils ) croisent au large, l’en-
vironnent, qui la rejoignent. Béatrice rougit ;
ou en dépit, est-ce le rouge de la mer que ré-

verbèrent ses joues ? Une vague lèche la plage en
contrebas de la plus belle des falaises, celle hy-
aline de sa cuisse et de cette fesse à qui ré-

pondent l’autre cuisse, une autre fesse, dessous, qui font
cette plage insoupçonnée où accoster de nuit. Son
aisselle est un bouquet de buissons maigres et ras où
se cacher ; près, la bouche : ouverte !… et le port est à nous.

*

MADAME REYNOUARD

Sur la moitié de son visa-
ge, elle est restée jeune fille ;
l’autre moitié le dément. À
trente ans pour demi le visa-

ge ment, il se masque du mieux
qu’il peut, mais l’autre moitié le
trahit. Chez elle, c’est tout le
corps qui obéit à cette

loi. Statue d’un côté, et de
l’autre putain plutôt, elle a,
élégante, du haut du creux

du dossier, la main qui pend ; à
elle l’autre se raccroche à
ce qu’elle a été, cru être.

*

LES DEUX FILLETTES

Tout habillée de noir comme
les mariées pauvres des campa-
gnes jadis, elle est veuve de
son enfance, du gars qui a

quitté sa mère ou d’un père
qui n’est plus là, qui n’aura ja-
mais été là ; il est l’ombre
sur le mur. Tout contre elle, sa

jeune soeur en blanc, s’étant blot-
tie, prend toute la chaise ; elle est
laide à faire peur, quoique la

grande l’ait peignée, lavée aus-
si bien que la mère l’eut fait ;
mère, aucun ne la lui prendra.

*

NU ASSIS SUR UN DIVAN

Les banderilles de ses yeux : de quoi
l’avoir dans la peau ! Nue, assise con-
tre un mur rouge, elle torée avec sa
bouche, avec le soleil de son sein con-

stellé de grains de pourpre en sa géo-
de ; pour moitié levé à flanc d’avant-
bras, disque contre collé il s’aube. O-
dalisque, elle a fait glisser jusqu’aux han-

ches sa combinaison blanche d’un cô-
té ; il lui faut un temps infini pour
dégager de sa bretelle un beau bras

autre, où faire monter un autre so-
leil. En habit de lumière enfin, pour
ce combat, le taureau l’encornera.

*

LA PETITE SERVANTE

Quand on est servante, on n’a pas
droit au visage, aussi n’en a-
t-elle pas : rien qu’un brouillon sur

un corps de petite fille.
Son tablier est rayé sur
fond blanc de barreaux noirs, grille,

son ventre est en prison — Monsieur
doit en avoir la clef. — Elle a
des mains comme des godets à
draguer le canal des jours : deux

godets à curer la vaissel-
le ,le linge sale, la sa-
leté des autres, bref, la cras-
se. Dans ses grands yeux, plus de ciel.

*

NU COUCHÉ ACCOUDÉ

Petite et potelée, couchée sur des cous-
sins, l’un noir, l’autre bleu, l’autre blanc, sur le
divan rouge-sang, elle un coussin de
chair chaude ,épais ,une serre chaude où pous-

ser. Avec des airs de plante grasse et la
saveur de sa chaleur qu’exacerbe la
pourpre du mur, où, juste au dessus de sa
hanche ,un triangle noir, grossièrement tra-

cé au fusain, est l’écho d’un autre plus
clair, elle s’accoude, elle sourie, son au-
tre bras est replié, et une main con-

tre son cou, son coude contre un lourd sein nu
jumeau d’un autre sein plus lourd est gémeau
des seins. Louve ,au loup ( s’il vient ), elle fait front.

*

MARGUERITE ASSISE

Son corps est un épouvantail. Sa
trentaine aux seins fatigués la fait
sourire et rêver ; elle ne sait
plus trop à quoi. Absente, elle est as-

sise dans un coin et tourne la
tête à une porte qui ne com-
porte ni poignée, ni loquet, con-
damnée. Elle a l’air d’une qui at-

tendrait encore sur le quai d’u-
ne gare, là, longtemps après que
le tout dernier voyageur soit des-

cendu, que le train ait disparu.
Incrédule, elle ne veut pas, que
la vie soit ce rendez-vous manqué.

*

LA FILLETTE AU BÉRET

Cabossé comme ses rêves,
son vieux chapeau a roulé au-
tant qu’elle roulera. Hâve,
sa petite gueule sage, au

front semble griffée de quatre
mèches ; d’un côté un bout de
tresse pend et sous le feutre
noir où elle l’a fourrée, de

l’autre, ne dépasse qu’un ru-
ban sale. Elle montre de lon-
gues dents dans ce qu’elle croit un

sourire ; elle a un air battu
et d’aguicheuse ; elle en fait son
rôle, et croit, qu’un, y croira bien.

*

PORTRAIT DE LUNIA CZECHOWSKA

Cette charpente maL bâtie
de femme sur fond rouge, aussi
tordue que le meuble où elle
s’appuie ; ce visage émaci-

é de tant d’années, trop mâle,
trop mal vécue. Elle porte
sa robe comme un valet de
nuit et n’a de vivant que le

nu des bras. Pierrot mal à l’ai-
se aux yeux las et vides — Quel hom-
me les aura remplis ? Elle a ,

grand ouvert, un éventail : trei-
ze volets de papier blanc, com-
me pour s’excuser, d’être là.

*

PORTRAIT DE LÉOPOLD ZBOROWSKI

Des airs de prince florentin
qu’on s’apprête à décapiter ;
le sourcil haussé, l’air hautain,
la morgue rogue qui ne tient

qu’à peine aux lèvres duvetées%3




SOUTINE SOÛL

Ami[e]s de Polaire
[sans avoir l’esprit “pingouin”, si communément répandu, par ces temps qui courent et qui puent… non pas le camembert, le livaro ou le munster… mais le Kadhafi…],

laissez-moi vous présenter une aventure picturale et poétique qui me tient à cœur : celle de ma rencontre avec Chaïm SOUTINE, celle de ma rencontre avec les merveilleux peintres bohèmes de L’École de Paris des années 1910-1920. J’ai mis ainsi en poèmes une bonne partie de l’Œuvre des peintres de cette École au début des années 80.

Faites-moi l’amitié de tenter d’entrer dans le monde mirifique de ces “clochards célestes”, guidés par votre serviteur dévoué.

Allez dans « Voix. Poèmes », sélectionnez « SOUTINE SOÛL » : et cliquez sur la bande son.
Grâce aux fameux « Tableaux d’une exposition » de modeste Moussorgski, à leur scansion inimitable, c’est seulement là que vous comprendrez ce que j’ai tenté de réaliser pour parvenir au cœur du mystère Chaïm SOUTINE.

L’enregistrement vaut ce qu’il vaut : c’est un enregistrement amateur qui date du 23 mai 1988. Le texte lui date de 1985. Tout de cœur avec Soutine, j’étais alors “un enfant” encore… enfin presque… pas « de chœur » en tous les cas.

Autre chose : si vous ne connaissez pas encore l’Œuvre du peintre, précipitez-vous à la Pinacothèque de Paris qui l’expose jusqu’au 27 janvier. Un bel article pour vous en parler :http://www.nouvelle-europe.eu/index.php?option=com_content&task=view&id=359&Itemid=71




Maurice Béjart : le Danseur d’Espoir

Après plus de cinquante années de carrière flamboyante, Maurice Béjart est mort ce matin avant l’aube à Lausanne, où il travaillait depuis vingt ans…

« L’Illustre Théâtre » de Maurice-Jean Berger, dit Maurice Béjart, fait désormais partie de la mythologie : « Maurice Béjart est mort », mort à Lausanne, au petit matin, ce jeudi, jour de la sainte Cécile, patronne de tous les musiciens.

Il est mort après « une belle vie », selon ses propres termes, riche de rencontres et de projets menés à bien ; une belle vie de combats incessants, de combats menés en « troupe ». De 1955 à 2007, cent quarante chorégraphies créées, dont une bonne vingtaine inscrites à jamais dans l’Histoire de la chorégraphie mondiale, parce qu’offrant une image — jusque-là jamais osée — de l’incarnation d’un danseur sur scène : une chorégraphie de Béjart par rapport aux chorégraphies classiques, c’est toute la différence en effet entre un nu de Cabanel ou de Bouguereau et L’Olympia d’Édouard Manet.

Portant le corps souvent du danseur ou de la danseuse jusqu’à la transcendance de l’orgasme ou de la transe, il le faisait rayonner dans toute la liberté de son accomplissement, réconciliant si besoin était le public avec la corporalité en offrant une image de la corporéité sereinement assumée qui se justifiait par le don, le don total, le don cosmique, l’accord total de l’être et du monde, de l’être et de sa condition, de l’être et de l’autre — public — caressé, modelé, démiurgiquement accouché à soi-même et à l’autre, par la chorégraphie. C’est très exactement ce que tout artiste — quel que soit le médium emprunté — se devrait de risquer de faire avec son public : oser « faire corps », le « rencontrer » pour que naisse quelque « autre » futur, d’abord longtemps porté par l’œuvre, et plus propre à l’altérité.

En voyant une chorégraphie de Béjart, on pensait souvent au vers de Rimbaud : « Le beau corps de vingt ans qui devrait aller nu [1] ». Béjart fut un dionysiaque puissant, libérateur, et heureux, puisque sa chorégraphie, jamais onaniste, jamais intellectuelle [2], inventait une altérité immédiate, accessible au plus grand nombre, le touchant jusqu’au plus profond de sa fibre, de sa pulpe, de son âme enfin indissociable du corps soudain, corps-esprit dans le “Tout-Un” conquis ; il « donnait corps » ; dès 1955, avec sa première grande chorégraphie intitulée paradoxalement, de manière provocatrice : Symphonie pour un homme seul, sur une musique de Pierre Henry et de Pierre Shaeffert, c’est ce qu’il voulut : « dénoncer un art coupé des masses ».

Honneur à Béjart, qui, au tournant des années cinquante, au début des années soixante, réconcilia le peuple avec la danse, et sut exalter un large public avec son Sacre du Printemps (1959), son Boléro (1961), sa Messe pour un temps présent (1967) — qui synthétise à elle seule, de manière prophétique, ce que 68 eut de meilleur, au point d’en rester le symbole, — son Oiseau de feu (1970), pour ne citer-là que le début flamboyant d’une longue série de rencontres amoureuses de ses danseuses, de ses danseurs, et du public.

Une belle vie d’artiste, oui : de 1952 à sa mort, il n’aura jamais cessé de créer. Après sept opérations de la hanche et du genou depuis ces dernières années, malgré un corps usé dont le cœur et les reins le trahissaient, jusqu’au bout, il créa pour « être », éternel enfant, toujours émerveillé par ce qui sortait de l’imagination amoureuse qu’il avait du geste et des corps. Dans peu de jours — comme un hommage, et comme une promesse d’avenir : celle de sa postérité — sera créé à Lausanne Le Tour du monde en 80 minutes, sa dernière chorégraphie, son dernier cadeau au public.

C’est aussi un cadeau qu’il faisait à ses jeunes danseuses, à ses danseurs, chacune de ses créations tout au long de cinquante années. Comme Cocteau, Béjart fut toujours entouré de « jeunesses successives » admiratives, qu’il forma. Ils furent ses enfants. Lui qui avait eu la chance d’avoir un père mirifique en la personne du philosophe Gaston Berger — dont, philosophe de formation lui-même [3], il ne trahit jamais l’idéal d’espérance, le goût de la « prospective [4] », — il se fit un honneur de porter les désirs d’« être » et de devenir soi de jeunes gens talentueux et attentifs à ses conseils ; sans nul doute savait-il aussi qu’on ne reçoit que ce qu’on donne, et c’est cela qui était beau à voir : cet homme dont la première troupe créée en 1954 à Paris doit émigrer à Bruxelles en 1960, parce que le Gouvernement Français refuse de lui accorder le moindre subside ; cet homme qui repart de zéro à Bruxelles et fonde le « Ballet du XXe siècle » qu’il anime de main de maître mais avec une « main amie » — comme eut dit le poète Supervielle — pendant vingt sept ans ; cet homme enfin, qui, en 1987, à soixante ans, recommence une nouvelle vie à Lausanne, que seule la Mort a pu interrompre ce matin, vers l’aube. Mais « ô Mort, où est ta victoire [5] ? » puisque Béjart continuera à vivre dans tant de cœurs qu’il continuera à pouvoir dire, même mort : « J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse [6] !… » Danseur de corde nietzschéen, Maurice Béjart ?… bien plus que cela : Danseur d’Espoir !

Comment ne pas penser à la belle phrase de Baudelaire, en ce jour de deuil : « Il y a dans un grand deuil national un affaissement de vitalité générale, un obscurcissement de l’intellect qui ressemble à une éclipse solaire, imitation momentanée de fin du monde [7] […] » même s’il nous gronde de le penser ?… Car il ne veut que le « gai savoir » de la joie, de l’exultation, notre danseur : c’est cela l’héritage moral qu’il laisse.

Avec Maurice Béjart, c’est un peu du meilleur de 68 — pour le peu qui en restait, que les postmodernes n’avaient pas réussi à réduire ni à occulter — qui s’en va. Avec sa Messe pour le temps présent, auquel pour l’homme du peuple il restera associé : prophétiquement, prospectivement, Béjart, à quarante et un ans, en pleine maturité triomphante, s’est fait la quintessence du 68 utopiste, dont, lui mort, il ne reste rien aujourd’hui. Utopiste ?… certes oui, il le fut, car ce fils de Gaston Berger était indubitablement un humaniste, un incorrigible rêveur d’avenir, et surtout d’avenir meilleur. Sa rêverie, son espérance, son utopie, sa foi en l’homme, étaient d’autant plus belles qu’elles étaient provisionnées par la mort… : car l’éternel « jeune homme », très vite cerné par « Elle », dès l’enfance, dansait sans cesse avec elle, environné de morts chers qu’il était, autour desquels, inlassable, on peut le penser, il orchestrait savamment ses chorégraphies pour en circonscrire l’absence, « expert en phénixologie [8] », au point d’en redessiner la présence afin de la rendre eucharistique.

Gloire au fils de Gaston Berger, parti rejoindre son père aimé, sa mère enfin, les siens. Gloire à ce fils qui ne sombra jamais dans aucun nihilisme, dans aucune facilité dogmatique, et maintint toujours haut, vaille que vaille, l’étendard de son Art pour appeler jusqu’au bout nos pauvres contemporains au devoir d’Espérance, à revendiquer leur Droit à l’Espérance, à la Beauté. Béjart « fut au monde » — combien peuvent le dire au seuil de la mort ? — parce qu’il se fit corps, eucharistique. Mû par son sens de la mystique, de la mystique universelle, ce goût de la transconfessionnalité qui le fit se convertir à l’Islam Soufi, derviche tourneur de génie, il menait cette extraordinaire école de la solidarité qu’on appelle un « corps de ballet », en le pétrissant comme une chair, en lui donnant le souffle, tel Prométhée : un souffle enfin pour oser marcher vers l’avenir, un rêve d’avenir, qui pourrait devenir un jour « réalité ».

Aujourd’hui, parce qu’il vient de mourir, ce corps c’est nous.

L’« avenir » ? C’est de l’irréel réalisé.

Adieu, Maurice !… Merci pour tout… pour toutes, pour tous… À Dieu !… Peut… « être ».
L’avenir peut être, oui !… : c’est ton message.

Bonjour aux morts. Dis-leur qu’ils ne nous oublient pas, dans l’avenir.

[Corrélat : sur la question de l’incarnation et du « corps de l’Art », cet éditorial : « Corps de l’Art : corps “Un” possible » : http://utopiktulkas.free.fr/polaire/spip.php?article40]


[1] .— Arthur Rimbaud, « Les Sœurs de Charité », in Poésies, in Œuvres, éd. Garnier frères, Paris, 1960, p. 108.

[2] .— dans la Naissance de la tragédie d’une Histoire à jamais troublée

[3] .— Ayant passé une licence de philosophie, il opta pour la danse, tout en restant fidèle à Nietzsche.

[4] .— Terme dont le philosophe Gaston Berger (1896-1960), père de Maurice Béjart, est l’inventeur.

[5] .— Voir : Deutéronome, 18-11, Luc, 22-53, Exode 20-5-6. Voir aussi la méditation sur le sujet par Henri Daniel Rops.

[6] .¬— Arthur Rimbaud, in « Phrases », in Illuminations, in Œuvres, op. cit., p. 271.

[7] .— Charles Baudelaire, in « L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix », VIII, in Œuvres complètes établies par Marcel A. Ruff, éd. du seuil, Paris, 1968, p. 541.

[8] .— Pour emprunter l’expression opportunément au Cocteau du Testament d’Orphée (1961).