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Cimes

Netteté

Qui veut cacher la vérité la place en plein midi
Et pour avoir troublé l’amertume des nuages
Je lirai les blessures certaines
où noyer l’âpreté de toute vertu

Ce bruissement fut-il le chiffre de nos heures ?
Car lorsque vos mains fermeront l’éventail vert
Lorsque le rideau retombera
Son poids si léger s’étendra sur nos vies

Tout nous sera éternel car perdu à jamais

Adresse au mirage

Les reflets n’ont-ils que des questions aux lèvres ?
L’harmonie se disjoint
Les heures ne grincent plus
Mais en un souvenir combien compter de souffles ?
Peut-on défaire ce serment scellé par une plaie ouverte
Dissipé par les anges sous un regard d’épines ?
Et sait-on si la mort elle-même est mirage
Ou bien si le voyage commence avec son terme ?
Saisie de ce nuage une étreinte s’allonge

Tout de toi tinte encore au contour du silence

Suspens

J’ai vécu dans l’écoute claire d’un souffle
Au-delà de l’amour

Au-dessus de la pensée
La clarté m’a saisi

Sous l’ombre de l’indistinct
Je me suis relevé

Abandonné au temps
Je n’existais plus même

À jamais

Lorsque le marcheur s’en revint du sentier d’ombres, du sentier qui tend vers la plus haute cime et borde la mer sans nom, il avait le dos voûté et l’âme chargée d’embruns. Une brise, connue jadis, lui demanda s’il avait bien trouvé la plus profonde vérité, celle qu’il était parti chasser, si loin de son foyer, par-delà sa propre solitude :

« La mer est si grande là-bas, fit-il d’une voix sonore, et les gouffres plus noirs que la plus noire des nuits. Toi, tu n’es qu’un rire léger, tu portes aux voyageurs harassés l’allégement d’un frais printemps. Mais que sais-tu de la mort ? Vois ma peau calcinée, cette patrie qui de moi s’est enfuie, et les vapeurs hagardes qui me suivent, à chaque pas, pour enclore tout souvenir. J’étais l’élan même, le souffle qui faisait rougir les purs éclats… Me voici naufragé de moi-même. Il n’y a plus rien en moi qu’une braise mouillée, et celle-là même pourtant me dévore.

— Modère ton pas ! lui souffla la brise, sois donc patient. N’aie devant toi nulle intrigue, nul drame où jouer ton mauvais rôle. Tourne tes yeux vers l’abondance qui te cerne et dont tu ne mesures plus la force. Les chemins sont nombreux où porter ton fardeau. Qu’une question ou un bienfait anime tes cadences, non la hâte, non cette ardeur inextinguible, non cette soif de vivre qui occulte à tes yeux désormais le monde…

— Qu’ai-je à faire de tes pastels et de cette cupide modération ? Ce qui un jour a vraiment brûlé, jamais ne saurait s’éteindre. Crois-tu qu’un oiseau puisse cesser son chant, une vague renoncer à son désir de rivage ? Crois-tu que le jour puisse ensevelir la nuit ? Ou que l’ombre laisserait sur le sentier sa moisson d’âmes ? Ce qui prit forme de rose en aucun cas ne deviendra cendres. L’or d’un pétale demeurera figé dans le temps, et les épines à jamais entameront la chair. »

Justesse

Dans le stable et dans le mouvant
Accueillez ces heures salutaires
Songes de la nuit

Rives de la nuit
Parlez d’aurore
Au bord des choses

Cordes de la nuit
Vibrez pour celle qui détient
L’écho sensible

Matités

Sans lassitude
Si j’arpente le lieu de la tempête
C’est mu par ce poids chaviré qui s’attarde
C’est fort d’un long danger
D’une croix donnée
Sitôt reprise
Percé par des langues amères

Chaque âpreté commence un souffle
Chaque souffle est caresse du néant

Si je recueille le mystère du temps qui s’affine
C’est de deuil et de peine assiégé
C’est d’une noire vacuité
Vide surgi entre deux vides
Que seul saura recoudre le fil ténu des heures

En leur tamis
Toutes méthodes sont passées
N’ont plus de règne ici
Deviennent nuages ensevelis
Sommeils dépris du sommeil
Où seuls comptent les silences qui dansent vers ta clarté

Cependant
Une lave bouillonne où mon esprit
Si pur si libre
(Un véritable oiseau de neige)
Soudain se retourne en lui-même
Tel un dieu consumé
Une braise qui résonne

Oubli est ton domaine
Dût-il sourdre au cœur des plaines
Ou se hisser sur la cime d’un pur minuit

Nul refuge
Mais l’orage s’appesantit d’autant
Mais la peur
Unique vérité
Porte l’être en son sommet

Finesse du temps

Cristal d’un regard
Présence sans contour
Nuance d’un matin de flamme

Trinité

Gravures calcinées du temps
Élancez-vous

Dispersez-vous
Puretés accostées

Composez-vous
Givres de nuit et d’unité

Discordance

Sur le sommet où tout s’éteint
Où trouver l’au-delà d’un regard ?

Position du temps

Que l’ordre des choses s’effondre sur lui-même
Rien ne ternira l’écho des chemins qui se confondent
Rien n’entachera l’or dansant du saule
Rien ses murmures
(Torrents informes où vivent et meurent des mondes)

Comment et pourquoi devenir ?
Matin de givre se fait accueil
Matin d’éclipse cette vitre imperturbable
Souvenir d’un souvenir

Rareté du songe

Ajusté au contour des choses
Mon royaume n’est d’or
Ni de nacre

Jamais donné
Dans l’attente
Il constitue

Non tissé de paroles
Mais d’eau claire et mobile
Mais de vent mêlé au vent

Terre de vide où tout se forme
Désert du non-refuge

Larme avide et sûre
Disparaît-il dans la lumière ?

Chant plus lent que
La plus lente plainte

Le bleu s’y trouve englouti
Son règne est bûcher de silences

Éclat d’une perte qui se trouve

L’aigre songe

Vous ai-je rêvées
Clameurs

N’ai-je été que l’écho dans les mains du néant
Le reflet d’un reflet
L’étincelle d’un jour qui déjà disparaît

La nuit : souvenir de mots endormis
Son murmure roule au détour des volcans
Mais elle réserve (à qui peut les entendre)
La pâleur de ses règnes

Foudres annulées
Lumières bues aux fenêtres
Scandales d’un automne retourné comme un gant

Ai-je pourtant troublé
Le candide infini du givre encore absent
Ai-je ainsi habité
Les lueurs absolues et les terres patientes

Quand nous vous couvrions de nos manteaux de nuit
Votre vin s’aigrissait sous ses ombres cernées

Vous ai-je rêvée
Seul un cri s’est posé
Blême
Sur le matin

Pourpre

Voir un monde s’annuler
Se fondre en or complexe et nu

Lassé d’un jour harassant
Hésiter aux vastes domaines du temps

Mais ces symboles usés
Mais la voix rincée par les heures
Deviendront

Portée par l’ombre vive
Tu hisseras ton regard
Happée par les circulations du ciel
Tu saisiras l’ouvert

Tu questionneras de si haut la lave
Ses méandres avides
Rien que des points à la ligne
Le vague écho d’une cymbale

Au point de crépitement
Tu entreras
Dans le refuge où l’ami abrite tes méditations

Tout au haut de la dune
Il posera ses mains de plume sur la fragilité

Rive après rive
Tu franchiras les cercles de la nuit

Foudroyer

Décisif
Le geste
Souple tissu d’été
Gravé comme une nuit

Qui détient ne possède rien
Qui demeure se déforme
Qui tend ses mains ne saisit pas

Qui oublie le temps ne s’attache plus à ses pas

Sous les conquêtes du jour
Dévastons-nous

Dans la règle de la lente mort
Tout bascule

Morsures

Qui dira les méthodes d’une liqueur percée de nuit ?
Qui le visage absent saura l’ultime refuge ?
Sous sanglots et méandres
Sous un vestige d’astre envolé
J’impose l’ordre du simple hiver

Vous portez l’or et son parfum
Béni de feu et d’un acre destin
Dans les orages d’un temple acquis
Rien ne brûlait sinon vos nuits
Tout s’emplissait d’inaccessible
Nul vide ne cédait à son ombre

Oh voix feutrées qu’un jour entrave
Ordre absolu Tango du temps
La justesse des enfers d’or
Et la chanson du double jour

Mes chères paroles oubliées
Vous surgirez d’un autre songe
Mais sous l’ineffable couleur
De pauvreté recomposée
Par-delà toute âpre fumée

Pour vous par vous sans vous en vous
Tout danse et tout reprend sa course
Tout pantèle en un ciel de nacre
Pourtant opaque et couvert d’indistincts mouvements

La nuit même est un choix d’albâtre
Vivre est révolte d’un songe
Couronnée de peine et de boue

Silence traçant dans l’incertain
La partition d’un autre ciel

Seule amertume

Tout commence par la fin d’un conte

Blés mûris
Où s’attardent les drames
Moisson du beau et des peines

Les souvenirs muets n’auront su se trouver
Qu’ils se prolongent au creux de l’heure
Ô qu’ils s’éteignent

Tout conte est une demeure pour l’homme seul

Mur d’un adieu

Qu’as-tu trouvé sous les vitraux de soie ?
L’attente de la pierre
Les déluges du silence
Ou cette pleine année de nuit ?

Si je vacille à ta rencontre
C’est de vivre et mourir à chaque instant du songe

Seule claire incertitude
Nulle pensée n’est refuge

Gravure

Trouver en soi la nuit
Qui voile de son encre toute raison
Y puiser cette eau-mère insondable
Tenir la coupe sans frémir

Par longues lampées de mort et de soleil
Devenir cette flamme qui passe
(Poison qui dénude l’inaperçu)

La porter à ses lèvres
Boire l’obscur
Brasier d’idées célestes

Ne plus quitter ce navire funambule
Être là où se mêlent le rouge avec le bleu
La vie avec la vie

L’éclipse

Peut-on tracer le point où l’ombre n’est plus ombre ?
Peut-on savoir l’ampleur de ce qui n’a plus forme ?
Au sommet de ce mont où la neige a son règne
En cette nuit nouvelle je porterai ton âme
Les plis du fleuve s’y mêleront si étroitement
Qu’il n’en restera plus que le grain d’un regard

Peut-on aimer vraiment au-delà de soi-même ?

Tout se déploie

Étends ton règne
Repose tes cimes engourdies
Toute marche cette nuit est un détour de feu
Pose sur mon épaule ton souffle de cristal

Cadence muette cernée de risques
Vagues de quais où nait un corps
Le bois craquèle
Le vent s’attarde en son mystère
Seule une liqueur scelle nos lèvres

Étends le ciel
Les mots sont feuilles déclinées
Il n’y a plus d’effet
Principe et profonde fondation

Ta main au creux d’une couronne grande comme la nuit
Ta braise au fond d’un brasier bleu comme le jour
Ton eau mêlée d’eau pure
C’est la vie blanche et d’ombre

Tu es d’un long matin
Désir de l’éternel épi

Empare-toi de l’immense

Électrocardiogramme

À peine un drame et le soleil autour

Bruyantes et lasses
Dehors
Les pierres surgissent
Les branches étendent leur souffle
Cette vérité que tu cherches en moi
Je la livre comme chargée du monde
Tandis que l’eau s’amasse au bord des heures
Tandis que tout se fige en ces révoltes

Muet quand tout s’exprime
Debout quand tout s’éteint

Vivre à contre-temps

Trois notes

L’une de soleil
Elle déliera le souffle

L’une de blancheur
Serons-nous pureté ?

D’absence la dernière
Tout sommeil s’y dévore

Ce que l’on ne saurait nommer

Volute impeccable
Suspens décisif
Sois mon impossible et vaste Danube
Pour qu’à travers toi j’arpente la rive
Du dernier déluge où tout s’abolit
Rien n’est plus certain sinon cette nuit
Sinon ce refrain du souffle qui passe

Ce qui nous traversa

Murmure sans sommeil
Esquif amer
Balancement des feuilles lasses

— Que sont encore nos vies ?
Des barques sur un fleuve sans ordre
Un peu de cire au bord d’un songe

Ce qui n’a plus de nom

Manquer la cible
Être tout proche

Comprendre
Ne plus comprendre

Joindre les rives
Se déserter

Vos bourrasques

Sous un repli du soir
Minuit est un hiver de sable
Un soleil dispersé

S’évadent les convives et leur règne de feu
S’évasent les idées dans un demain de neige

Loin de vos déserts je me soustrais
Si loin d’un impeccable jour
Je nous disperse

Jour tenu
Mort d’un grenat que l’on retient
Sanguine nuit surgie sans flamme
Au détour des combats de sable

Pour des pas posés sur le jour
Les rayons d’ombres coagulent
Et l’amie même est endormie

Mon ineffable

Là où tu fus, j’inscris mes pas de vent, de lumière.
Là où tu fuis, je lirai les cris noirs d’horizon.
Là où tu te blottis, je considère ce qui n’a plus de nom.
Là où tu deviens, je serai sans crainte,
Après la traversée de la mort,
Plus glorieux qu’un songe mouvant,
Dévoré par le deuil de ta beauté.

Seul critère

Éveils où vous allez perdre vos altitudes, éveils de souffle et d’ocre où s’attardent les drames… je dénoue le matin si lointain qui vous lie, je brandis vers le vent l’envers de votre aurore. Un refuge se dresse aux confins du chemin, quand l’ancre s’éternise aux ombres absolues. Nul coffret n’annonça ce qui soudain advint… et pourtant votre voix germait au petit jour.

Méthode pour partir et rester

Le jour grelottera sous un rêve
Tous vos symboles
Sont arrimés

Qu’un thème absent règne en nos heures
Qu’un Nil surgisse au fond de nous

Rives appelées
Distances lasses

Trois étoiles

À la splendeur du maître
Vous tomberez sans bruit

À la plus dure roche
Vous chanterez vos nuits

Aux immenses aurores
Vous goûterez encore

L’envers des glaciers

Votre insolence
Ouvre un règne de neige

Vos dissonances
Sans autre refuge qu’un méandre sur la cime
Composent toute question.

Langue d’airain
Langue de pluie et de clarté
À quels nuages adressez-vous l’affront
Des longues traversées au bord du fleuve seul ?

À quel orage adressez-vous ce souffle
Qui n’a qu’une coquille
Celle de votre nom ?

Renaître

Tout de toi se dérobe à chaque mouvement. Fuite est ton devenir : pure esquive d’un silence composant neiges, vers l’horizon noir. Ton être est de n’être plus — parole qui pose et place au seuil du sanglot. Le foudroiement des neiges griffe un fouillis de mots, où sur la trame abolie l’on voit poindre la seule enfance. Ta fuite a décrit les quatre reflets. Ta fuite où se compose l’aurore.

Écharpe d’or

La vie peut-elle être aussi rouge que votre ciel ?
Sous vos rayures de braise un silence m’emporte
J’y lis ce filigrane étrange
J’y tiens l’unique absence du pur baiser donné

Sous vos rayures de nuit vous volez loin des rues
Que transpercent les heures et toute ombre commune

La vie peut-elle être aussi rouge que votre ciel ?
La vie sans fard
La vie bruyante et nue
La vie pur oiseau sur la toile

J’ai divulgué ce qui était
Vous dénouez ce qui viendra

Lorsque la mémoire se penche sur la mer et vacille

Le reflet de ta peau sur l’écorce du fleuve
Comprenait toute nuit de livres dispersés
Les rires transpercés Les climats assourdis
Et la blancheur-soupir d’un lys que l’on avive

D’hiver ton seul été surgi sur le pavé
Les lacs sûrs Les tournois L’étoffe un peu froissée
D’une hâleur perdue au calice des vagues
Les parfums sans refuge Les ors que l’on troublait
Et qui dans ces vigueurs laissaient voir leurs roseaux

Le noir Le noir encore Et l’insondable noir

Tout flottait sur nos vies comme un pur présent d’ombre
Un abîme oublié au détour du sentier
Ces regards que l’on traîne sur la moire étourdie
La main que l’on caresse alors qu’elle s’est enfuie.

Passage

L’orbe de juin est choix de basse épine. J’y promène l’incertitude, tandis que le fleuve, plus étroit qu’au temps de sécheresse, partage ses longs lambeaux de flamme avec le fouillis des nuages. Traversées, oh traversées d’une ombre à l’autre, liens tenus et présents, je salue votre souffle ! J’embarque en ces chorales, en ces notes déposées sur le tain du miroir. Mon royaume est de lassitude — où va le vent quand silence se retrouve.

Constituer

Par nul détour
J’atteins l’ombre de la rose

Par larmes abolies
Je vais au gré des fleuves
Batelier de la nuit-monde
De la seule nuit qui ait résidence
De celle qui sourd encore au cœur du songe

De l’absence un rehaut

Non de la vérité
Mais nocher du scandale
Nocher désormais seul

Alors je traverse ces glaces pour la voir
Ne serait-ce qu’une seconde
Pour la voir
Dans l’eau d’étoiles
Je m’oublie
J’y écorche l’errance
Et mes prénoms rompus

C’est que ta glace me cerne
mue
s’arroge un règne
un temps surgit
me griffe
disparaît encore
me laboure
et plus seul encor qu’un dormant
elle m’efface.

Mais j’avance
Le regard planté dans celui de la mort
Je ne suis que tension vers la médaille de lune
La médaille de plomb
Celle qui honore le fard du jour
Qui de sa lave signe toute loyauté

Par-dessus chaque mur transpercé
Par-dessus chaque rue traversée
Blême son souffle s’attarde
Dans la méditation des heures

Ses lances
Ses lianes
Ses vagues clartés
C’est mon hypnose cristallisée

C’est sous la coque d’un lys secret
Ce morose demain que tu as

Idole de nacre
Quels chemins poursuis-tu ?
Idole désir
Ma douce épée
Quels néants rejoins-tu ?

Aujourd’hui fut de flamme et d’ocre
Passée par mille chemins de larmes
Et dans cette pure solitude
Je connais l’astre du seul feu.

Passage II

Je dispose en moi ce vent contraire qui souffle aux quatre coins de mon être. Cette eau, cette boue, ce torrent de moi-même qui survient et s’épand, ou demain se délivre, ou se minéralise. Le temps disparaît puis soudain n’est plus que l’ombre de lui-même. Devenir une tempête, un souffle perdu sur le sable noir.

Loin de l’austère fadeur

Sur quelle cime enfin
Hisserai-je
Ce glaive de cristal ?

Aux forêts du temps d’or
Surgit votre voix nue

Aux satins de la nuit
Des volutes brodées
Composeront les pièces
D’un pur château absent

Un pur château absent
D’où s’élevait l’aurore
De vos chairs enlacées
Par les fils de ma nuit

Sous l’ordre vous ployez
Sous la langue de marbre
Vous lancez vos eaux d’ombre

J’y fais entrer les voix véritables du souffle
J’y saisis la rocaille qui ouvre la lumière

La lumière soudain parue de votre vide

Brisure

Si j’ajourne le connu, afin qu’il amasse des lambeaux de clarté, c’est une rugosité d’albâtre qui s’abat telle foudre bue sur nos regards. L’archet des heures s’attarde avec sa lamentation d’eau grise et muable. J’y nage désormais, au gré du courant, comme la feinte contingence me l’ordonne. Les offres données ne sont plus nouvelles : elles parlent d’un ailleurs dès longtemps épars sur nos peaux.

Accomplir

J’ai diminué mon regard jusqu’à atteindre le point
Où le bouleau délie sa dentelure
J’ai trouvé dans le fouillis des brumes
L’abri léger

Quelques notes encore
Ô quelques notes
Quelques refuges encore

Fugace tout gravite
Si les nuages ne résonnent plus

Par le pétale d’un souffle
Dressé le cœur
Ranime les vitres de l’ordre

Désert et rive

L’émotion contenue
Tandis que l’orage s’annule

Défait par l’incertain
Tu liras hors des livres

Soumis à l’aube
Tu vaincras par ta perte

Le plus haut nuage

Gravir
Rêver ailleurs

D’un mortel
Éphémère salut

Refroidi par un feu d’absence
Fumée d’un vide que rien ne comble
Je suis revenu près du seul fleuve vivant

De faux drames et de vraies peines mues
Torrents

Plein d’une sagesse crue
Un vieil homme sur la barque

Lis dans son regard cette question
Pourquoi être encore ce que nous ne sommes déjà plus ?

*

Poussière : ton nom

La vie
Autre chose qu’un
vent sauvage bordant
les ombres de la ville ?

Souffle du temps
Trajet de nuit
Solitude où fermentent nos peines

Effeuillée par leur perte
Ardeurs des corps perdus
L’amertume longtemps chassée

Tout germera pour s’abolir

Scandale

Flammes tues et mornes
Nos vies
Silences entrecoupés d’orages

Le sable projette ses bourrasques d’or

Ô contempler la chute des couleurs
Buée sur le tain d’un miroir
Point sous ton regard

Je n’ai plus aucune existence

Triste chanson
Prière éteinte et disparue

Toutefois braise

*

Après la cendre

Dans ton fleuve d’étoiles peintes
S’invente l’ennui du ciel

Trois nuages surprennent l’obscur
Trois soupirs à la dérive
Sur ces balcons quel ange se lèvera ?

Rameau de flamme
Le lac où triomphent des neiges absentes
Rameau de pierre
Ces gravures mues par nos dissonances

Au creux du vent trouverai-je le vent
L’astre devenu gemme
La plainte faite chant de flammes
Le chant de pauvreté

L’impatience n’a plus de passé
Elle se projette en ses demains

Ne préservant rien
Elle devient tout




D’ailleurs, de quelque-part

D’ailleurs,
de quelque part –
au-delà des volutes de fumée bleue
envahissant tant ma gorge que d’autres espaces reculés
de ces continents inconnus m’apparaissant uniquement
dans des rêves –
surgissent des voix au tendre parfum de souvenir.

Il n’y a pas de lieu
sans doute
n’y a t-il pas d’heure non plus.

Il n’y a que la vie qui fait apparaître de la plus
évidente
façon qui soit
des grenouilles à bâtons rompus
et des poissons rouges.

La nuit dernière,
j’ai emprunté un vaisseau au pavillon en forme de couleur.
Tandis que l’on s’approchait
de la fin des mers,
un Juif éthiopien a distinctement déclaré au milieu d’un soupir :
C’est Sophocle qui a inventé Essaouira !

Peu m’importait,
car aucun port ne pouvait plus alors
signifier quoi que ce soit.
Au cœur de mon sommeil,
je cherchai le secret empoisonné qui se cache derrière
les mensonges.

Après un dernier verre de bourbon,
en me plongeant dans la courbes de tes seins,
j’ai compris qu’il valait mieux ne pas trop chercher…




Trois poèmes de rupture & de l’abandon

Efface les arbres, les oiseaux…
Assèche les sources, les cours d’eau…
Rends les animaux à la glaise
dont ils furent tirés et pétris,
redonne-les à la poussière…

Retire l’horizon ;
ferme-le comme un éventail :
ramène-le à un point unique
de lumière, et éteins-le.

Démonte la mer,
les vagues
et l’horloge du temps ;
range les secondes :
je n’en ai plus besoin
puisque tu ne m’aimes plus,
puisque tu ne m’aimes pas,
ô mon Cœur,
ma Petite Étoile !

Retire l’air

— à quoi sert-il ? —
Retire le vent, la fraîcheur,
et le soleil et la chaleur.

Puisque tu n’y es plus,
puisque je n’y suis plus pour toi,
retire le monde,
emporte-le,
remporte-le avec toi,
et laisse-moi.

Laisse-moi.

Laisse-moi seul
avec ce qui reste.

*

Éteins mes yeux
qui ne te verront plus
vivante et debout près de moi
comme une tour agile
partant à l’assaut du ciel vide.

Ferme mes paupières en partant.

Ferme ma bouche
qui ne pourra plus rien :
ni te dire, ni t’embrasser.
Efface ma bouche d’un revers…

Retire mes mains de tes hanches,
jette-les au loin,
laisse-les aller en partance
puisqu’elles n’ont plus rien
désormais pour s’attacher,
pour s’arrimer à la terre ;
laisse-les dériver avec le reste
vers la mer, le grand large,
pour qu’elles n’y soient plus qu’un point
qui disparaît,
qui s’efface…

Jette tout : la tête et la lyre,
puisque ma tête chante encore…

Je n’ai plus besoin de corps.
Je n’ai plus ni corps ni sexe
puisque tu ne m’aimes plus,
que je ne m’inscris plus
dans l’espace pour toi,
quand tu me croises,
quand je suis en ta présence.

De ce corps, je n’ai plus besoin
puisqu’il ne t’est plus rien,
qu’il n’est plus pour toi
qu’un fantôme
que tu traverses sans le voir
en passant d’une pièce à l’autre.

Libère-moi.
Libère-m’en.

Il me pèse tant !

Il me pèse tant…

Laisse-moi dans ce corridor glacé du Temps
qu’est l’absence
pour au moins y rêver
parfois que je dors,
que je dors encore
avec toi,
pour que je croie que le silence,
ce silence,
c’est encore toi.

*

Retire-moi
ma raison d’être.
Le bonheur, reprends-le.
Ôte-moi ma confiance
en moi,
ma fierté d’être aimé
et rayonnant parmi les hommes.
Reprends la bonté que me donnait ton amour,
cette bonté qui se donnait
au premier venu qui passait.

Reprends ma force.
Reprends l’avenir,
les lendemains qui font chanter,
ces nuits où l’on regarde l’autre rêver
puis s’éveiller au bord de l’aube,
où je te regardais rêver,
somnambule au bord de toi.

Je tombe.

Je tombe.

Le sol, le monde se dérobe sous moi
puisque tu te dérobes à moi.

Reprends tout.
Reprends tout. Reprends-toi. Va-t’en.

Laisse-moi seulement
le courage et la foi
d’y croire,
encore…




Être mort

Il faudrait pour être mort,
mort à soi-même,
ouvert au monde…
il faudrait un effort encore.

La mort ne s’improvise pas.

Il faut du vrai talent pour « être »… :
pour n’être plus,
pour n’être pas en étant là,
pour admettre que, quoi qu’on fasse,
on n’« est » vraiment qu’en étant ce vide accueillant qui écoute,
fait place à l’autre,
et se désencombre de soi.

Il faudrait pour être vivant,
mort à soi-même,
ouvert aux autres…
il faudrait un effort encore.

L’amour ne s’improvise pas.

Le premier pas vers soi,
le premier pas vers l’autre…
est ce pas vers l’effacement.

[12-15 / VII / 09]




« Tu es poussière »

Pour apprendre l’humilité, j’écoute la poussière.

Pour étendre en moi la persévérance comme une terre chaque jour gagnée sur la mer, je m’investis tranquillement de la leçon du sable.

Pour m’appliquer à ressembler à ce qui est fécond, à devenir fécond moi-même, j’aime la terre grasse ou aride où le végétal fleuronne ou s’obstine à pousser chichement, à survivre, plus dense, plus dur et plus noueux, si plus petit, mais plus fort, se pensant, se poussant dans l’éternité même.

Pour tenter d’être bon encore, aimant, je m’abouche et m’abstrais au frémissement frais des sources qui n’affleurent qu’à peine, moussent dans l’herbe, imperceptibles, ne scintillent que lorsque le soleil les débusque, oblique, à la passée du soir ou du matin, quand elles chantent, ténues, muettes ou quasi, avec les oiseaux invisibles qui soliloquent.

Je m’efface un instant toujours au passage du premier vent :

j’entends le grand prêche prophétique qui frissonne comme un ressac d’un flamboiement humide élargissant l’espace, quand s’agitent les frondaisons formidablement hautes dans le ciel, comme aspirées, mais aussi jusqu’au plus humble feuillage au raz de l’herbe…

et je m’exalte d’être,
de ne pas être à la fois…

« car là est tout l’homme. »

[12 / VII / 09]




Neda, La Voix, L’Appel

(à notre sœur d’Iran martyre)

Neda,
« La Voix », « L’Appel »… :

— Ton père est là,
ton père […].

Neda,
« La Voix », « L’Appel » :

— Ton peuple est là,
ton peuple.

Neda,
« La Voix, « L’Appel » :

— Au ciel d’Iran,
au ciel du monde,
fais entendre ta voix,
LA VOIX.

[20 / VI / 09]




Tempête de poussière sur l’Iran

À Khvoy, Namin, Tabriz, Orumiyeh…

À Ardabil… à Mianeh… à Maragheh…
À Mahabad, Bandar-e Anzali et Zanjan…
À Sanandaj, à Lahijan :
…de la poussière…

À Rasht, Qazvin, à Hamadan…
À Bakhtaran…
À Amol, Karaj et Tajrish…
À Malayer et Borujerd… comme à Khorramabad aussi :
de la poussière… de la poussière…

À Babol, Sari, Qa’emshahr…
À Tehran, Qom, à Arak…
À Dezful, Shushtar et Ahvaz…
À Gorgan, Semnan et Kashan…
À Najafabad et à Masjed Soleyman…
À Khorramashar et Gonbad Quabus…
À Emamshar, Homayunshar…
À Esfahan :
de la poussière…

À Behdehan :
de la poussière…

À Abadan, à Aschabad, Bojnurd…
À Yazd et à Marv Dasht
À Shiraz, Kazerun et Busher… Quchan, Sabzevar et Jahron
À Mashhad et à Neyshabur
À Kerman et Bandar ’Abbas
À Birjand comme à Zahedan… du Nord au Sud… : de la poussière… de la poussière… de la poussière…
La poussière encore et toujours…
La poussière en corps et encore…

— De l’Ouest vers l’Est,
toujours plus loin, toujours plus haut, toujours plus fort, toujours plus dense,
un vent de poussière balaye l’Iran…

Un Vent de poussière puissant, au parfum de sang et de pluie, l’érode ou le nettoie, le met à nu jusqu’à l’os ou le dégangue de sa gangue…
Et l’on voit peu à peu reparaître la Perse sous l’Iran qui se dissout, sous l’Iran qui se reforme : un grand corps vivant et tout palpitant de jeunesse, si beau qu’il n’hésite pas à marcher en se montrant nu…

[19 / VI / 09]




Aux Martyrs

[à nos sœurs & à frères d’Iran]

Les morts pèsent le poids des morts quand ils vivent,
quand ils vivent encore.

On ne les disperse pas
aux quatre vents de l’oubli
d’un revers de manche ou de turban :

Ils sont dans l’air
comme des murs de pierre dure
qui montent vers le ciel…
vers le Ciel !

— Ils sont la voie du Vent.

[18 / VI / 09]




Trois poèmes du suspens

LÉGÈRE

Possiblement,
les nuages s’étirent
au ciel…
nous ressemblent
comme des chats.

Possiblement,
l’oiseau, qui dort
et vole,
est notre rêve […].

Possiblement,
la pluie, le vent
et ce tourbillon délicat
qui fait battre la vitre
est ton cœur, ouvert
à la nuit…

— Et ta main fine,
passagère,
s’étend vers moi,
vers nous …légère,
pour effeuiller
notre silence.

[6 / VI / 09]

*

SUSPENS

Belle,
dans le suspens,
la vie danse, légère,
tournoie,
descend.

Telle,
dans le suspens,
tu vis, danses, légère,
te noies…
te rends
à l’évidence
de l’instant.

Et, moi, qui te regarde,
te vois si sage,
j’enrage :

— Oh !
de n’être pas aussi sage ;
de vouloir
arrêter
le temps.

[7 / VI / 09]

*

NÉ À NÉE

À l’angle doux
de ton profil
et de ton nez,
je vois le monde.

Né à née,
je suis nez à nez,
au bord de ton nez
retroussé,
au long d’un ciel
dont je ne sonde
ni la profondeur,
ni la lente immobilité
qui remue de bleu
comme un ventre…

— mais, depuis que tu es,
là,
près de moi,
pour m’offrir ton profil
comme un frais reposoir
de soie
à la vague teinte olivâtre,
je sais bien que la terre est ronde
et qu’il n’est que toi seule au monde
pour l’enfanter,
pour la tirer de ton côté.

Je suis grâce à toi
désormais
face au mystère,
nez à nez,
d’être né de toi
né à née
pour n’être plus,
pour être toi,
et pour me fondre
au vaste monde,
qui, entier, se résume
en toi.

[7 / VI / 09]




Trois poèmes du clair & de l’ouvert

LE LIÈVRE

Je suis le lièvre à l’arrêt,
oreilles dressées, immobile…
celui dont les chasseurs disent :

— J’ai rencontré un homme.
Je suis le lièvre à l’arrêt.

Je suis le lièvre,
oreilles dressées, tout éveil,
chassé de son gîte où il songeait vain
pour penser le monde, pour en être
l’âme errante rapide comme l’éclair,
l’éclair bondissant.

J’habite le vent,
les frémissements de l’air et des sons…
Je suis trop rapide encore pour
le chasseur qui promène sa digestion mêlée à
son désir de mort.

Je suis nerfs et os. Je suis élan.
Je suis ressort de viande sauvage
qui oublie son corps pour n’être que du sang qui bat.

Je suis vitesse arrêtée qui se libère
au premier geste de la Mort
pour habiter l’éternité
tangible.

[12-13 / V / 09]

*

LE CLAIR & L’OUVERT

Partout, j’habite.
Partout, je trouve demeure et
passage.
Il n’est pour moi rien de fermé ni d’obscur
que je ne veuille qu’il le soit.

Je n’ai pas le goût du malheur.
Si j’ai du talent pour durer sous le malheur, sous la rude loi du malheur, je n’ai pas goût pour le malheur : j’y suis rebelle. Je suis frondeur, et ma révolte, ma rébellion est toujours celle du bonheur, de son insurrection qui installe…
la paix au cœur de la guerre,
l’ordre calme au cœur du chaos,
le silence au cœur du bruit,
et, le jour au cœur de la nuit.

Je suis un bâtisseur de vitre avec des mots.
J’ai toujours du soleil dans mes vitraux pour faire flamber les couleurs
dont je me délecte,
et dont je veux parer la vie.

On ne peut me priver d’élever vers le ciel, murs de lumière, ces fenêtres élancées, ces ogives de feu, tel un orgue, d’en ouvrir les vantaux quand il me plaît, dès qu’il me plaît, pour faire courant d’air entre l’ici-bas et l’en-haut…
d’en ouvrir les vantaux flamboyants pour marier la musique des sphères que je perçois avec la musique des mots que je reçois.

Le désordre ne m’atteint pas.
J’y bâtis ma nef, inlassable :

— Dieu est toujours à l’œuvre dans les agissements du Diable,
passé un certain seuil.

[17 / V / 09]

*

L’INATTEIGNABLE

Ne cherchez pas à me nuire : vous n’y parviendrez pas.

J’ai trop de morts autour de moi qui vous dissolvent, vous dissipent.
C’est un rideau d’amour qui m’environne, dilué d’air et de soleil, qui repousse la nuit sans cesse pour recréer la vie, plus belle.

Vous n’entrerez pas dans ce cercle : il faut vous avouer vaincus, vaincus d’avance.

J’ai mille ans, désormais, une éternité de bonheur d’avance sur tout ce qui pourrait me faire mal, ô mal encore !

Plus rien ne me détruit, et tout me construit à la longue.
Mon bonheur est un chantier merveilleux et inatteignable.
Ma forteresse est bâtie des cœurs de pierre jadis croisés, jointoyés, cimentés par la haine qu’ils m’ont vouée : vous ne glisseriez pas la moindre lame entre eux car leur nombre aujourd’hui fait unité parfaite…
et, j’ai ouvert ces murs de fenêtres, de fenêtre hautes, béantes sur le ciel, que rien ne saurait occulter.

[17 / V / 09]