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Maram Al Masri, Les Âmes aux pieds nus

CAR « LES ÂMES AUX PIEDS NUS » NE SONT PAS TOUJOURS MORTES…

[vient de paraître aujourd’hui 24 février 2009 : Maram Al Masri, Les Âmes aux pieds nus, éd. Le Temps des cerises, février 2009.]

On le sait depuis Hugo : tout relevant de la mise en scène en cette vie, toute œuvre d’art est « un point d’optique [1] » ; on le sait aussi depuis Hölderlin : ce qui compte en poésie c’est de trouver le moyen d’« habiter le monde poétiquement », j’ajouterais aussitôt : son propre corps poétiquement ; on le sait depuis Rimbaud : être poète, ce n’est pas écrire des poèmes, c’est une certaine façon d’être au monde [2] ; on le sait depuis Nerval et depuis Rimbaud, dans la mesure où le poète doit toujours dire : « Je suis l’autre [3] », « je est un autre [4] », il faut croire Charles Baudelaire, notre “patron”, le regard poétique relève d’abord de la compassion : avant de trouver « l’autre » en soi — au sens ontologique, — il faut savoir se projeter dans l’autre autour de soi : « [notre] semblable, [notre] frère [5] », imaginer sa vie, voir au-delà comme on regarde du dehors dans une fenêtre, afin de pouvoir se coucher le soir « fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que [soi]-même [6] ».

L’écriture poétique est par essence une écriture « sympathique » ; au sens étymologique d’abord : éprouver de la sympathie, c’est-à-dire : « souffrir avec » ; au sens concret enfin : l’encre sympathique est une encre qui ne se révèle qu’avec la chaleur — ici la chaleur humaine — : elle avoue le « palimpseste » ; l’humain s’écrit sur de l’humain ; pour se voir, l’humain a besoin de se superposer sur l’humain pour se révéler ; c’est ainsi, c’est fatalité. « Qu’est-ce que le cerveau humain, sinon un palimpseste immense et naturel [7] ? » demandait déjà Baudelaire ? Toute œuvre est ainsi « palimpseste » à l’image de son créateur.

Le génie a cela de propre qu’il est universel. Maram Al Masri, poétesse syrienne de langue et de culture arabe, semble parfaitement se retrouver dans ces conceptions poétiques occidentales, qui, il est vrai, ont été nourries à l’époque courtoise par la poésie arabe elle-même, via Guillaume d’Aquitaine et les troubadours, puisque pour nous, en Europe, en matière de poésie lyrique, tout commence véritablement là ; soyons honnêtes et lucides.

Par-delà, en deçà des « fenêtres [8] » de Maram Al Masri, ce qu’il faut voir avec elle, en se projetant en elle jusqu’à parvenir au « non-être » qui mène à l’universel, ce sont des femmes, des femmes battues par la vie… par la vie et par les hommes. Elles ont pour prénoms ou noms : Yasmina, Betty, Awu Pam, Catherine, Françoise, Fatima, Gladis, Hatifa, Jocelyne, Aminata, Anne, Élodie, Sawzan, Madame Charles, Madame Chevrot, Madame Sigard, Marie-Pierre, Marie, Myriam, Nassima, Pascale, Pénélope, Chantal, Georgette, Victoria, Sonia, Zohra, Agnieska, Magda, Leïla, Josette, Khadija, Madeleine, Maria, Khaïra, Tamara, Helena, Ciana, Naïma, Mina, Monica… elles sont orientales ou occidentales — peu nous importe car elles sont femmes — : elles croyaient avoir rendez-vous avec la vie, et n’ont eu rendez-vous qu’avec le ring de l’espoir et du désespoir, qui vous envoie hors des tréteaux, vous met K.O.

Ils ont pour prénoms : Flora, Sef, Sara, Bartosh, Faâdi, Salma, Samir, Clément et Romain, Chloë… ils sont les enfants de ces femmes jetées hors du lit, du ring de la vie… des enfants qui continuent de rêver pour leur mère une vie inaccessible, croyant comme disait le Petit Père Rimbe — notre maître en poésie — qu’« à chaque être, plusieurs autres vies […] sembl[…]ent dues », que chaque être ne peut avoir devant lui qu’« une fatalité de bonheur [9] ».

Et, aux enfants, comme aux femmes, il faut ajouter des lieux, des lieux qui ont une âme, des lieux qui pleurent… qui pleurent et qui rêvent eux aussi ; ils ont nom : cuisine, salle de bain, main courante, frigidaire, miroir, Gaza…

Le message de Maram Al Masri est clair et limpide comme une source claire au cœur d’une oasis et du désert : c’est un message d’amour, de paix… c’est aussi la grande interrogation du monde :

De lui, on attend
tout
Et sur ses épaules, on pose tous les poids
Est-ce qu’il guérit des maladies ?
Est-ce qu’il répare les os cassés ?
Est-ce qu’il traite les rhumatismes ?

De lui, on attend
tout :
changer la couleur de la mer
arrêter les tempêtes
éteindre le feu…
Mais
est-ce que l’amour guérit de l’amour ?

Ah ! Comme si
il était capable de miracle [10].

Oh ! oui, certes : seul le chemin du désert mène à l’oasis. C’est là la vérité première.

— Un bien beau livre !… Oh ! oui !… bien beau…
« Qui chante son mal l’enchante » comme disait Joachim du Bellay.
Pauvres de nous et pauvres femmes !…

— Est-ce ainsi que les femmes vivent [11] ?… Et les hommes, par conséquent ?…

« Il faut réinventer l’amour [12]. »

Quand il n’y a plus d’amour, il faut réinventer l’espoir.
L’espoir. Toujours.
On en revient toujours là.

[Maram Al Masri, Les Âmes aux pieds nus, poèmes, avec une postface de Héléni Fistili, Psychologue Chef de service au foyer Louise Labé, et un mot de Kahdija Nahar, éd. Le Temps des cerises, fév. 2009, 12 euros.]


[1] .— Victor Hugo, préface de Cromwell, 1828.

[2] .— Voir : Arthur Rimbaud, « Aube », in Les Illuminations.

[3] .— La phrase est de celui que Baudelaire appelait toujours le « cher Gérard ».

[4] .— La formule célèbre d’Arthur Rimbaud.

[5] .— Voir : Charles Baudelaire, « Bénédiction », « Spleen et Idéal », I, in Les Fleurs du Mal, 1857.

[6] .— Charles Baudelaire, « Les Fenêtres », in Le Spleen de Paris, XXXV.

[7] .— Charles Baudelaire, « Visions d’Oxford », « Le Palimpseste », in Confessions d’un mangeur d’opium, VIII, in Les Paradis artificiels.

[8] .— Voir : Charles Baudelaire, « Les Fenêtres », in Le Spleen de Paris, XXXV.

[9] .— Arthur Rimbaud, « Alchimie du Verbe », « Délires, II », in Une saison en enfer.

[10] .— Maram Al Masri, « De lui on attend tout », in Les Âmes aux pieds nus, éd. Le Temps des cerises, Paris, fév. 2009, p. 116.

[11] .— Pour paraphraser Aragon : « Est-ce ainsi que les hommes vivent ?… »

[12] .— Le mot d’ordre est on le sait d’Arthur Rimbaud.




La Défense de Narnia

Ce n’est pas la première fois que Durathor nous envoie un article. Réagissant à la fois au cent-dixième anniversaire de la naissance de Clive Staple Lewis, le 29 Novembre 1898, soit dans très peu de temps, mais réagissant également à la parution d’Il était une fois dans le Nord de Philip Pullman, paru le 4 Septembre 2008, une nouvelle qui vient étayer son cycle A la Croisée des Mondes, et notant que cette coïncidence est sûrement fortuite car Pullman méprise et hait l’œuvre de Lewis, il nous soumet ici un article visant à réhabiliter les contes de Lewis, car ces contes de Narnia ont subi de trop nombreuses controverses et il convient de dégager le vrai du faux.

Occulté ces dernières années par le succès de son grand ami J.R.R. Tolkien (1892-1973), considéré comme plus simpliste par le fait qu’il ait écrit des contes et non de véritables épopées à la manière « tolkienienne », C.S. Lewis (1898-1963) était un écrivain et apologiste notoire du XXe siècle. S’il est connu et reconnu pour ses travaux sur la littérature médiévale, et plus particulièrement du XVIe siècle – ses travaux sont encore aujourd’hui une référence sur le sujet – C.S. Lewis est moins connu pour ses Chroniques de Narnia (The Chronicles of Narnia), et surtout moins apprécié. Car avant d’être une série de films à gros budget, ce furent d’abord des livres rédigés dans les années cinquante. Les sept tomes de l’œuvre sont mésestimés par une partie de ses lecteurs, comme étant une aberration littéraire, une œuvre, par les thèmes qu’elle développe, anti-chrétienne. L’un des plus virulents détracteurs de ces Contes est certainement Philip Pullman (1946- ).
Mais il s’agit ici de démontrer que l’œuvre de Lewis demeurait conforme à sa pensée chrétienne et catholique, et que les diverses accusations portées à son encontre étaient soient injustifiées, soient inexactes, soient absurdes. C’est donc bien ici, pour pasticher, Montesquieu, d’une Défense de Narnia dont il s’agit, défense visant à retrouver les symboles au travers de l’œuvre, puis à porter un regard critique sur leur interprétation et tenter de les lire d’une autre manière.

En premier point, c’est à la question religieuse qu’il convient de s’atteler. Car c’est bien de religion qu’il s’agit du début à la fin de l’œuvre.

Tout d’abord, il faut dégager la grande figure religieuse des contes : Aslan ou le Lion. Pour attester de sa nature divine, il suffit de feuilleter les pages de Lewis qui fourmillent de preuves en faveur de cette nature. Car Aslan est avant tout Dieu créateur (Pancréator, Démiurge au sens platonicien, c’est-à-dire qu’il donne une âme au monde). Au commencement, comme il est écrit, Narnia est le néant originel qui se retrouve dans la Bible : « Ceci est un monde vide. Ceci est le Rien » (Le Neveu du Magicien). Puis vient la création, sous la forme d’une voix – on peut ici retrouver le thème de la création par le chant, thème déjà développé par JRR Tolkien avec l’Ainulindaë, ou la Grande Musique des Ainur dans Le Silmarillon – que Lewis note ainsi : « Au cœur des ténèbres, il se passait enfin quelque chose. Une voix s’éleva […] C’était là, au-delà de toute comparaison possible, le son le plus pur […] jamais entendu, d’une telle beauté qu’il était à peine supportable » (Le Neveu du Magicien) ; cela montre bien cette idée de figure divine déjà présente au commencement – car dans ce Néant, Aslan “est” déjà – qui crée le monde. S’ensuit alors un pastiche de la Genèse : se produit « l’illumination subite des ténèbres par une pléiade d’étoiles », puis « le ciel commença à s’éclaircir », « des silhouettes de collines noires se dessinaient dans le ciel », « soudain […] le soleil apparut. » Et ainsi de suite, avec cette idée de création par étapes propre à la chrétienté. « Et la Voix poursuivait son chant ».
Cependant, il faut noter que le Lion n’est pas à proprement parler une figure divine toute puissante, puisqu’il existe une figure divine supérieure, appelée « Empereur d’au-delà les mers » – cela se retrouve au tome sept, La Dernière Bataille, lorsqu’une voix jure « au nom d’Aslan et du père d’Aslan, le grand empereur-d’au-delà-des-mers ». Cette autre figure dominera toujours l’œuvre, tout autant qu’Aslan, qui apparaît plusieurs fois comme inférieur à cet Empereur, déclarant qu’on ne peut enfreindre la puissance de ce Dieu suprême. Là apparaît alors la figure christique d’Aslan, car le Lion va et vient au milieu de Narnia même, tandis que l’Empereur demeure au-delà des mers, au « Bout-du-monde » comme le nomme Lewis (L’Odyssée du Passeur d’Aurore, derniers chapitres, par exemple). Il est possible de voir là l’idée du Christ venant parmi les Hommes sur Terre (Narnia, ici) envoyé d’un Dieu demeurant aux cieux (Bout-du-Monde). On notera que ce Bout-du-Monde est décrit comme étant une immense montagne (symbole divin par excellence) et qu’il est hors d’atteinte de l’Homme – du moins durant sa vie terrestre – car C.S. Lewis écrit : « Aucune falaise de notre monde ne peut être comparée à celle-là ». Cette vision christique du Lion est renforcée au tome deux (Le Lion, la Sorcière Blanche et l’Armoire Magique), où Aslan, après une Passion (« Bientôt, il trébucha et poussa un gémissement sourd ») qui l’amènera à se sacrifier sur une table de pierre à laquelle il est lié (« Ils l’y attachèrent très serré, avec de nouvelles cordes »), rappel de la croix du Christ, après avoir été humilié (« Il faut le tondre ! […] Muselez-le ! »), rappel des railleries essuyées par le Christ. Aslan se livre à la Sorcière Blanche (emblème du mal) pour réparer la trahison d’un des héros de ce livre, Edmund, qui avait aidé la Sorcière (rappel de la trahison de Judas) ; mais le Lion ressuscitera au bout d’un moment, après que son corps aie disparu du lieu du sacrifice (« et Aslan n’était plus là ! ») – encore une référence christique – et la force qui le fera ressusciter sera « La plus puissante magie venue d’avant la nuit des temps », l’amour : « Si une victime consentante, qui n’avait pas commis de trahison, était tuée à la place d’un traître, […] la mort elle même serait vaincue ». Aslan est donc à la fois Père et Fils – on retrouve d’ailleurs ici les convictions de C.S. Lewis sur la nature divine du christ, qui serait plus qu’un Homme.
Dernier argument en faveur de cette nature divine d’Aslan : il est celui qui préside au grand jugement des âmes, lorsque l’Apocalypse survient (La Dernière Bataille), séparant les justes, qui vont à sa droite, des mauvais, qui vont à sa gauche : « Les créatures déboulaient à toute vitesse […]. Mais quand elles arrivaient en face d’Aslan… Toutes le regardaient dans les yeux. » La dimension biblique est encore présente ici.
Il semble important de préciser que c’est ici plus le Dieu du Nouveau-Testament qui peut être retrouvé ; cependant, dans Le Lion, la Sorcière Blanche et l’Armoire Magique, Aslan mène au combat une armée, et attaque lui-même la Sorcière : « Alors, avec un rugissement qui ébranla tout Narnia […] le grand fauve se jeta sur la Sorcière Blanche ». Il est dit après que « la Sorcière Blanche était morte ». Ce Dieu emprunte donc également à l’Ancien Testament, le Dieu vengeur.

Quant aux autres symboles religieux, ce sont des archétypes de nature plus simple : face à Aslan, le Dieu chrétien, se dresse Tash, Dieu des Calormènes du Sud, qui est le symbole même du mal, rien que par sa description : là où Aslan arbore une grande crinière chaude, Tash est un être à quatre bras finis par des serres, et à tête de vautour. Aslan parle ainsi à propos de Tash et de lui-même : « lui et moi sommes d’une espèce si différente qu’aucun culte qui soit vil ne saurait m [Aslan] ’être rendu, et qu’aucun culte qui ne soit pas vil ne peut lui [Tash] être rendu ».
Aslan considéré comme Dieu fait Homme est opposé à une autre figure, qui pourrait être appelée Diable fait Homme : la Sorcière Blanche (tomes un, deux, quatre). Elle est présentée dans un royaume dévasté, Charn, et avait soumis ses habitants : « Leur seule raison d’être était d’accomplir ma volonté ». Plusieurs passages permettent de voir sa dimension noire : « [La Sorcière] jeta un nouveau regard sur la cité déserte [Charn]. Regrettait-elle tout le mal qu’elle avait fait ? En tout cas, elle n’en laissait rien paraître. » (Le Neveu du Magicien). C’est donc bien le diable personnifié, l’Antéchrist.
Pour ce qui est de Eve et d’Adam, ce sont Polly et Digory qui seront les premiers enfants à venir de notre monde vers Narnia, au moment même de sa création. Lewis met en exergue leur dimension d’êtres marqués par le péché originel, car ils font entrer avec eux la Sorcière Blanche dans Narnia au Premier Jour.
Voilà pour les symboles bibliques essentiels.

Il convient maintenant de voir les différentes critiques portées à l’encontre de l’œuvre de C.S. Lewis et de voir en quoi elles se révèlent exactes ou inexactes.

Ainsi donc, il y a bien une figure christique et divine qui domine ces Contes. Mais certains ont vu là paganisme, occultisme ou hérésie, et il convient de discerner en quoi Aslan semble bien être ici l’image exacte du Dieu catholique, le Père et le Fils à la fois.
Tout d’abord, ce Dieu « pancréator » qui se sacrifiera de façon christique (voir plus haut) est considéré, par certains, comme relevant du paganisme, puisque c’est un Dieu à forme de lion, alors que « Dieu s’est fait Homme ». Mais cette critique ne peut être jugée recevable, puisque c’est un lion parlant et doué de pensée ; or « cogito, ergo sum » définit l’Homme, et Aslan y correspond. De même, il respecte et honore son père le grand Empereur (Dieu). C’est donc bien un fidèle religieux, et donc un Homme sur le fond. Cependant, cela va même plus loin, car dans le tome trois, Le Cheval et son Ecuyer, C.S. Lewis livre son interprétation de la nature d’Aslan qu’il rapproche de celle du Christ : dans un dialogue de chevaux parlants – chose banale à Narnia, cela correspond donc à un dialogue d’humains – à la question « Mais est-ce un lion ? », le cheval Bree répond « Non, bien sûr que non[…] Si c’était un lion, cela voudrait dire qu’il n’est qu’une bête comme nous autres, voyons ! » – comprendre ici qu’il n’est qu’un Homme comme les autres, puisque c’est de cela qu’il s’agit – et apparaît alors Aslan qui assure aux chevaux : « voici mes pattes, voici ma queue, ceci, ce sont mes moustaches. Je suis une vraie bête ». Par là, C.S. Lewis montre bien que ce lion anthropomorphique est en vérité de nature divine, mais venu parmi les Hommes et fait à leur semblable – en l’occurrence, semblable aux bêtes, puisque Narnia est peuplé de bêtes – et est donc bien le Christ fait homme. Mais la notion de Lion ne sert qu’à rappeler qu’il est parmi eux le guide, le Roi (symbole royal du Lion) – rappel du Dieu de l’Ancien Testament – mais il a avant tout recours à des valeurs christiques (amour, etc.) ; il est donc ici possible de voir dans le Lion, simplement, l’image du « bon Roi », figure paternelle et aimante, comme il est fréquent dans les contes.
Les critiques portées à l’encontre de cette forme de lion sont donc infondées, car c’est bien ici le thème de Dieu fait Homme, thème biblique.

La deuxième critique virulente jetée sur ces contes est sa dimension sexiste. Cette question est plus délicate car elle mêle le vrai et le faux.
À l’Apocalypse finale (septième tome, La Dernière Bataille) le monde de Narnia est balayé (destruction du Soleil, jugement dernier) et il est dit que les créatures passées à la droite d’Aslan – les justes – reviennent toutes : « Parmi les heureuses créatures qui venaient maintenant […] il y avait toutes celles qu’ils avaient cru mortes ». Reviennent ainsi, par exemple, Digory et Polly, présents au premier tome, soit quelques millénaires plus tôt. Mais sur les quatre enfants Pevensie – présents aux tomes deux, trois, quatre et cinq, puis ici sept – qui sont les personnages principaux donc, seuls trois reviennent : Peter, Edmund, Lucy et non Susan. Certains interprètent cela de façon sexiste, car les garçons reviennent tous (Peter et Edmund) mais pas les deux filles, seule une revient. Il est alors dit : « Oh ! Susan ! […] Tout ce qui l’intéresse à présent, ce sont les bas de Nylon, les rouges à lèvres et les invitations. » Par cela, certains voient Adam et Eve revenant au Paradis après le Jugement Dernier, mais seul Adam revient, Eve demeurant dans le monde terrestre.
La critique est très discutable. Tout d’abord, des quatre enfants, les deux garçons avaient une faiblesse, un défaut : Peter fait preuve d’autoritarisme, Edmund trahit ses amis et peut être comparé à Judas. A l’inverse, Lucy et Susan suivirent Aslan durant sa Passion avant qu’il se sacrifie, prenant la place de Simon de Cyrène (Aslan : « Je suis triste et je me sens seul. Posez vos mains sur ma crinière, pour que je puisse sentir que vous êtes là, et marchons ainsi »). Il faut ajouter à cela l’épreuve de foi du quatrième tome, Le Prince Caspian, ou les enfants doutent sur l’existence réelle d’Aslan et sur son retour à Narnia, et Lucy est la première à apercevoir le Lion. Mais les autres ne la croyant pas, Peter finit par décider qu’ils ne prendront pas le chemin où elle a aperçu Aslan. ; les contes pourraient plutôt être taxés de misandrie, ici !
Ensuite, il existe des figures féminines qui à l’inverse sont acceptées dans le nouveau Narnia après l’Apocalypse (Paradis) : Aravis, fille du peuple Calormène au livre trois, qui cherche à fuir un mariage forcé et devient Reine d’un royaume proche de Narnia ; Polly, l’Eve du début, qui n’est pas la tentatrice, puisque c’est Digory (Adam) qui réveille la Sorcière Blanche dans Charn, et est même subjugué par sa beauté (tentation du mal : « quelque chose en elle le subjuguait ») ; on notera que c’est lui qui force Eve à aussi être frappée par le péché en l’immobilisant : « Il saisit violemment le poignet de Polly et se plaqua contre elle, le dos contre la poitrine. Après avoir neutralisé son autre bras avec son coude, il se pencha, ramassa le marteau et donna un coup sec sur la petite cloche dorée », la cloche étant la pomme, puisqu’elle réveille la Sorcière (le péché originel, le mal). Polly, Aravis et Lucy sont donc trois figures qui pardonnent la Femme dans l’œuvre de Lewis.
De plus, ce n’est pas tant la femme que l’adulte qui est critiqué par cette transformation du personnage de Susan en une jeune femme frivole. C.S. Lewis semblait avoir une aversion toute particulière pour l’âge adulte, préférant l’innocence de l’enfance ou la bonté du troisième âge, qu’il rapprochait d’un retour en enfance. On trouve déjà ce thème dans sa dédicace du tome deux : « Tu es déjà trop âgée pour t’intéresser aux contes de fées […] mais un jour viendra où tu seras suffisamment âgée pour recommencer à lire des contes ». Cette haine du désir de grandir se retrouve dans d’autres phrases à propos de Susan, au tome sept : « Elle a perdu tout son temps passé à l’école à vouloir avoir l’âge qu’elle a maintenant, et elle va gâcher tout le reste de sa vie à essayer d’y rester ». La critique de misogynie ne tient plus, c’est bien la haine de l’âge adulte qui est ici exprimée, ou plutôt la haine du désir de grandir, désir que C.S. Lewis critiquait violemment : « [Susan] a toujours été une belle plante trop impatiente de devenir adulte ».
Cependant, il faut avouer que la critique sexiste peut tenir sur d’autres points : l’Antéchrist, la Sorcière Blanche, qui symbolise également le péché originel, est une femme. Elle se rapproche ainsi de certaines créatures des Enfers comme Lilith, par exemple ; Lewis, dans ses contes, dit qu’elle est fille d’une certaine Lilith, et serait donc fille de l’Enfer. Mais est-ce une femme en apparence ou profondément, car Aslan lui aussi est-il un homme véritable ? En d’autres termes, les divinités peuvent-elles être considérées comme hommes ou femmes ? Car Aslan est un Lion pour le symbole de l’animal (symbole royal du Lion) et non nécessairement pour ce qu’il est un mâle ; de même pour l’Empereur d’au-delà-des-mers, il n’est homme que de par son titre (empereur et non impératrice), mais est-il masculin ou féminin par sa nature, ou n’est-ce que pour la force des symboles et des mots ? La question du sexe des Dieux n’est pas résoluble ici, et la représentation du mal absolu sous la forme d’une femme, en la personne de cette Sorcière Blanche, est discutable.
La critique misogyne n’en demeure pas moins fondée en certains points. Au tome six, il y a bien la présence d’une autre sorcière, qui n’est nullement divine et est donc bien une femme, qui a emprisonné le prince de Narnia, empoisonné sa mère en se transformant en serpent, et tend à soumettre tout Narnia. En outre, il faut noter que dans ce panthéon reconstitué par C.S. Lewis, il y a le Père, le Fils, mais pas la Vierge Marie.
La question sexiste est de toute façon très complexe ici, et peut être en partie excusée par le contexte d’écriture, car les années cinquante se trouvaient encore marquées par un fort sexisme, et les livres ont été écrits entre 1950 et 1957.

Enfin, les contes sont taxés de racisme. Certains voient dans le fait que les Calormènes, peuple du Sud, séparés par un grand désert des contrées de Narnia, au Nord (métaphore possible de l’Afrique équatoriale, le Sahara et l’Europe), ces Calormènes donc sont décrits comme étant barbares, violents, mauvais. Par exemple, l’héritier du Tisroc (le Sultan) tentera de prendre par la force les contrées à la frontière Sud de Narnia, ayant pour but de soumettre Narnia même et d’épouser par la force la Reine. De plus, l’esclavage y est monnaie courante. Cependant, la critique raciste peut être démontée par le seul fait qu’Aravis est une Calormène, mais finira par fuir le Sud, contribuera en partie à l’échec de l’attaque sur Narnia par le fils du Tisroc, et finira Reine d’un Royaume proche de Narnia. C’est donc ici le pardon des Calormènes.
L’autre point est que ces Calormènes sont décrits si mauvais par le simple fait qu’ils vénèrent Tash (le Diable). C’est donc bien en cela qu’ils seraient mauvais ; de même, il faut noter que les Calormènes ne sont pas par nature mauvais et peuvent avoir leur pardon (idée proche de celles de Tolkien) : à l’Apocalypse, Emeth, un Calormène, obtiendra sa grâce d’Aslan pour le fait qu’il ait vénéré Tash, et sera accepté dans le nouveau Narnia (le Paradis).
Cependant, il est à noter qu’il y a peut-être un fond raciste confirmé à ces Contes. C.S. Lewis écrit en effet dans un contexte de décolonisation, et le culte de Tash ne suffit plus à l’excuser. Il y a donc, peut-être, malgré tout un fond raciste. Mais cela est à nuancer avec les idées de pardon possible montrées plus haut, comme quoi ce n’est pas une pensée radicale, puisqu’il existe des saluts possibles. De plus, la culture n’est pas dénigrée dans son ensemble, car le style de conter propre aux Calormènes est loué par l’auteur, par exemple (voir Le Cheval et son Ecuyer : « Chut, madame, chut, dit Bree, complètement pris par le récit. Elle raconte dans le grand style Calormène »)

En conclusion, C.S. Lewis a donc bien écrit ici une série de contes qui respectent sa pensée chrétienne, et les critiques religieuses portées à l’encontre de cela semblent donc être infondées. Quant aux critiques de sexisme et de racisme, elles sont inexactes, et conviennent d’être ramenées à leur justes proportions. Malgré cela, Lewis signe bien ici un vaste apologue illustrant sa pensée de « Christianisme simple » (“mere Christianity”) qu’il aura développé tout au long de sa vie, et les Contes de Narnia sont bien une œuvre chrétienne majeure du siècle passé. Les propos virulents tenus par Monsieur Pullman par rapport à cela sont donc peu probants, lorsqu’il prétend que Lewis veut dire au travers de ces contes : « La mort est meilleure que la vie, les garçons sont meilleurs que les filles, les personnes de couleur blanche sont meilleures que les personnes de couleur noire, et ainsi de suite. N’y a-t-il pas une masse de bêtises écœurantes dans Narnia, si vous pouvez supporter ça ! » (The Darkside of Narnia). Mais faut-il préférer Monsieur Pullman et ses idées, lorsqu’il professe dans son cycle A la Croisée des Mondes que Dieu est inexistant, que l’Eglise est une vaste supercherie ayant pour but le pouvoir et que « la religion chrétienne n’est rien de plus qu’une très puissante et très convaincante erreur » ?




La notion de temps chez Gaston Bachelard

Si l’aspect purement épistémologique de l’œuvre de Gaston Bachelard a fait l’objet de quelques études d’une grande qualité, on peut cependant déplorer l’absence de travaux relatifs à la philosophie bachelardienne du temps. Le présent article s’attache à combler cette lacune.

La notion de temps chez Gaston Bachelard

La critique de la durée métaphysique

Le titre du premier ouvrage de Bachelard consacré à la notion de temps ― l’Intuition de l’instant [1]― rend compte d’une polémique affichée contre les thèses bergsoniennes telles qu’elles sont exposées dans L’Essai sur les données immédiates de la conscience ainsi que dans Durée et simultanéité. Bergson estimait en effet que l’homme pouvait faire « l’intuition de la durée », c’est à dire l’expérience métaphysique d’un temps subjectif, radicalement indivisible et impossible à mesurer, distinct par sa nature du temps homogène et spatialisé des montres et des horloges. Cette mystique de la durée s’accompagne d’une dépréciation du « temps homogène », quantitatif et objectif dans lequel Bergson ne voit qu’une projection de la durée qualitative dans l’espace, qu’une sorte de durée dégradée.

C’est cette argumentation, fondée toute entière sur « l’intuition de la durée », que Bachelard entreprend non seulement de réfuter, mais de renverser. À partir d’une lecture du livre Siloë [2] de son ami Gaston Roupnel, Bachelard va mener une véritable critique de la durée pure. Il reproche d’abord à Bergson d’avoir séparé le temps des hommes du temps des choses, faisant de la durée une nouvelle différence anthropologique. Ce « temps des horloges », Bergson en parle comme d’un temps inhumain littéralement impossible à habiter. L’instant, nous dit Bachelard, n’a pas qu’une réalité objective : il a aussi une réalité subjective. Renouant avec la théorie humienne de l’associationnisme critiquée par Bergson, Bachelard entend montrer que notre esprit, à proprement parler, ne « dure » pas mais qu’il est tout entier investi dans l’instant présent, dans l’instant objectif. Chose dont nous faisons tous l’expérience élémentaire : « Qu’on se rende donc compte que l’expérience immédiate du temps, ce n’est pas l’expérience si fugace, si difficile, si savante, de la durée, mais bien l’expérience nonchalante de l’instant, saisi toujours comme immobile. » [3] À l’intuition si incertaine de la durée, Bachelard oppose l’intuition naturelle de l’instant présent. Il n’y a guère que l’esprit du métaphysicien, dépris du réel, qui puisse vraiment se dire coupé du « temps des choses ».

Bachelard reproche donc à Bergson d’avoir joué l’hypothèse invraisemblable de la durée contre la réalité véritablement intuitive, la réalité présente et incontestable de l’instant : « Nous refusons, ajoute-t-il, cette extrapolation métaphysique qui affirme un continu en soi, alors que nous ne sommes toujours qu’en face du discontinu de notre expérience. » [4] En somme, et pour reprendre la formule platonicienne, Bachelard ne croit pas à cette « image immobile du temps mobile » qu’est la durée bergsonienne. Le renversement s’opère ici sous la forme d’un chiasme : ce n’est pas le temps qui a été inventé à partir de la durée, mais la durée à partir du temps, c’est-à-dire à partir de l’instant. Ainsi « le problème changerait de sens si nous considérions la construction réelle du temps à partir des instants, au lieu de sa division toujours factice à partir de la durée. Nous verrions alors que le temps se multiplie sur le schème des correspondances numériques, loin de se diviser sur le schème du morcelage d’un continu. » [5] Car Bergson pense le temps objectif sur le mode du morcellement : une continuité essentielle (la durée) est parasitée par une division objective (le temps). Pour Bachelard, au contraire, c’est dans la discontinuité radicale que réside l’essence du temps. Le temps ne se remarque que par ses instants car il n’est qu’instant. Ainsi, dès le troisième chapitre de l’Intuition de l’instant, la sentence est définitive : « La durée n’est qu’un nombre dont l’unité est l’instant. » Elle est « poussière d’instants, mieux, un groupe de points qu’un phénomène de perspective solidarise plus ou moins étroitement. »

La physique radicale du temps

Le moment éristique de l’argumentation étant achevé, il s’agit maintenant pour Bachelard d’établir une physique du temps, qui puisse se passer de la représentation abstraite d’une durée non-physique. Pour ce faire, il s’appuie sur la critique einsteinienne de la durée objective. La longueur de temps que Bergson voulait homogène et mesurable se révèle essentiellement relative à la méthode de mesure. C’est sur ce fonds que Bachelard récuse l’idée d’une perception distincte du temps que l’on pourrait abstraire du mouvement et du repos des choses. Le temps n’est pas une donnée métaphysique. Il n’est jamais que « la quatrième dimension de l’espace ». Un philosophe contemporain ne saurait ignorer purement et simplement cet acquis incontestable de la physique moderne. « La relativité du laps de temps [ou : durée] pour les systèmes en mouvement est désormais une donnée scientifique […] Par exemple tout le monde accorde que l’expérience de dissolution d’un morceau de sucre met en jeu la température ? Eh bien, pour la science moderne elle met également en jeu la relativité du temps. On ne fait pas la à la science sa part, il faut la prendre toute entière. » On peut lire dans la même perspective ces lignes extraites de La dialectique de la durée : « La science contemporaine dispose de la variable temps comme de la variable espace ; elle sait rendre le temps efficace ou inefficace à propos de qualités distinguées. Peu à peu, quand la technique des fréquences sera mieux connue, on arrivera à peupler le temps d’une manière discontinue comme l’atomisme a peuplé l’espace. » [6]

L’intuition de l’instant

Bachelard propose en outre de saisir la réalité première et fondamentale de l’instant objectif dans l’expérience intuitive. Il développe pour cela deux exemple bien distincts : l’instant douloureux et l’instant d’attention. « Quand survient l’instant déchirant où un être cher ferme les yeux, immédiatement on sent avec quelle nouveauté hostile l’instant suivant assaille notre cœur. » [7] Le fardeau du Temps se fait insoutenable, « déchirant », proprement discontinu. Il entraine l’homme dans sa chute, comme l’évoque ce tercet de Georges Bataille :Le temps m’oppresse je tombe
Et je glisse sur les genoux
Mes mains tâtent la nuit. [8]

Quant à la singularité intensive de l’instant d’attention, elle nous est révélée par une « Psychologie de la volonté et de l’attention » : « Avec la durée, on ne peut mesurer que l’attente, non pas l’attention elle-même qui reçoit toute sa valeur dans un seul instant. » [9] Dans son opuscule La flamme d’une chandelle, Bachelard développe l’image de l’étudiant qui concentre toute sa volonté sur son objet d’étude :

« Seul, la nuit, avec un livre éclairé par une chandelle ― livre et chandelle, double îlot de lumière, contre les doubles ténèbres de l’esprit et de la nuit.
J’étudie ! Je ne suis que le sujet du verbe étudier.
Penser je n’ose.
Avant de penser, il faut étudier.
Seuls les philosophes pensent avant d’étudier. » [10]

On comprend dès lors ce que Bachelard entend par l’« attention pure » : une tension extrême de l’esprit, qui se traduit presque naturellement par une tension formelle que souligne le retour à la ligne dans le texte original ― on pourrait presque dire que l’écriture bachelardienne emprunte ici la forme du vers.

À cette double expérience de la douleur et de l’attention chargée de nous convaincre de la réalité première de l’instant, Bachelard ajoute la remarque suivante : « Si notre cœur était assez large pour aimer la vie dans son détail, nous verrions que tous les instants sont à la fois des donateurs et des spoliateurs et qu’une nouveauté jeune ou tragique, toujours soudaine, ne cesse d’illustrer la discontinuité essentielle du temps. » [11]

Mais si l’instant demeure une réalité indépassable en termes quantitatifs ― car il ne saurait y avoir de « durée » mais seulement des instants qui se succèdent et s’anéantissent ― est-ce à dire pour autant qu’il n’y a aucune différence qualitative entre les différents instants qui composent une journée ? Certes non. Car c’est seulement l’idée de durée qui égalise et abrase l’instant vécu pour en faire une réalité dégradée. L’intuition de l’instant vécu nous montre, tout au contraire, combien des instants, pour autant qu’ils demeurent étrangers les uns aux autres comme des atomes séparés par du vide, peuvent être différents, combien ils peuvent être plus ou moins riches, plus ou moins denses, lourds ou légers, joyeux ou tristes.

Le phénomène de condensation instantanée

« Cueille l’instant » aurait pu être le titre de ce paragraphe tant la conception bachelardienne du temps rejoint celle des épicuriens. « Le temps infini contient un plaisir égal à celui du temps limité, si de ce plaisir on mesure les limites par la raison », affirmait le sage du Jardin. Voilà une chose bien curieuse. Comment un temps fini pourrait-il contenir autant de plaisir qu’un temps infini ? Grande énigme, et qui ferait froncer les sourcils de plus d’un théologien. Bachelard nous livre une partie de la réponse dans les dernières lignes de L’Intuition de l’instant

« Toute la force du temps se condense dans l’instant novateur où la vue se dessille, près de la fontaine de Siloë, sous le toucher d’un divin rédempteur qui nous donne d’un même geste la joie et la raison, et le moyen d’être éternel par la vérité et la bonté. »

Superbes lignes que ces lignes empreintes de mystère. Chacun des mots employés par Bachelard est pesé avec soin. Il s’agit de connaître « la joie et la raison » ainsi que de devenir éternel. Nul doute que cette dernière proposition a dû en intriguer plus d’un… ceux-là même qui restaient perplexes face aux pages de Spinoza sur la connaissance du troisième genre comme expérience de l’éternité de l’Amour intellectuel de Dieu [12]. Et pourtant la réponse au problème est contenue dans l’énoncé. Le moyen d’être éternel n’est autre que la capacité à faire que « la force du temps se condense ». Vivre « plus » ce n’est pas vivre plus longtemps mais c’est vivre mieux, connaître un supplément d’être. De là l’inversion proposée par Bachelard dans son article « Instant poétique et instant métaphysique » [13] : le temps doit parfois se faire « vertical » et non plus simplement « horizontal ». L’éternité ne sera pas extensive, comme une somme de parties identiques disposées les unes à coté des autres, mais bien plutôt intensive ― au sens où Spinoza parlait de « quantités intensives » dans la célèbre lettre 12 à Meyer dite « Lettre sur l’infini ». Toute l’éthique de l’instant vécu consistera alors à donner à l’instantané les couleurs et le goût de l’éternité. « Condenser » le temps c’est d’abord prêter au présent les résonances du passé, de notre plus lointain passé. C’est faire jouer les « correspondances » dans le temps comme on peut les faire jouer dans l’espace. C’est retrouver« le vert paradis des amours enfantines. »

dont parle Charles Baudelaire. Pour un rêveur d’avenir comme René Char, ce sera aussi « trouver du nouveau », trouver « l’instant novateur » :« À chaque effondrement des preuves, le poète répond par des salves d’avenir. » [14]

La condensation du temps est, tout uniment, une « recherche de la base et du sommet ». Au delà du sens psychanalytique du terme qui n’est pas inintéressant, il faut presque entendre le mot « condensation » dans le sens qu’il prend en chimie ; il s’agit de rendre solide, d’amener à l’être-solide un élément aussi volatil que le temps. Il y faut tout un art du progrès qualitatif de vivre. Il y faut cette alchimie que l’on appelle sagesse. C’est donc bien la densité singulière d’un instant, tout en nuances, tout en « différences », qu’à redécouvert Bachelard. Ce qui fait, en somme, la valeur d’un instant n’est pas son inscription évanescente dans une Durée majuscule mais c’est sa densité qui lui permet de prendre corps et d’être vraiment cueilli à l’arbre de la vie, et goûté dans la richesse nouvelle de son suc ainsi que l’on goûte un fruit défendu. On le comprend : un instant vécu est toujours plus qu’un instant. En ce sens Proust n’est pas si bergsonien qui disait dans Le temps retrouvé :

« Une heure n’est pas qu’une heure. C’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. »

Ce que dit Bachelard c’est qu’il n’appartient qu’à nous de faire d’un instant un tel condensat de réel. Un exemple de temps condensé nous est donné dans un passage de La flamme d’une chandelle. Bachelard y critique le règne de l’ampoule électrique, « l’ère de la lumière administrée » qui « ne nous donnera jamais les rêveries de cette lampe vivante qui, avec de l’huile, faisait de la lumière. » Le geste d’allumer l’interrupteur que nous accomplissons chaque jour ne permet pas que se déploie toute la valeur d’un instant. « Entre les deux univers de ténèbres et de lumières, il n’y a qu’un instant sans réalité, un instant bergsonien, un instant d’intellectuel. L’instant avait plus de drame quand la lampe était plus humaine. » [15] Alors ajoute, sur un ton presque nostalgique auquel il ne nous a pas habitué : « Nous ne sommes plus que le sujet mécanique d’un geste mécanique. Nous ne pouvons pas profiter de cet acte pour nous constituer, en un orgueil légitime comme le sujet du verbe allumer. » C’est là le geste de l’homme moderne qui ne cherche pas, à la différence du poète, à renouer ce contact intime, presque secret, de l’homme avec choses qui l’entourent.

Ainsi, l’éthique bachelardienne de l’instant vécu nous donne les moyens d’habiter le temps poétiquement. Solidifié, condensé, l’instant restera non pas inscrit dans l’être-mémoire bergsonien mais « exinscrit » à l’être-vivant, ou plutôt « co-inscrit à l’être », comme une nuance musicale dans la marge de notre existence. Qu’est-ce donc alors que se souvenir ? C’est « partir à la recherche des instants perdus » [16] nous dit Bachelard ; car une durée ne peut en aucun cas faire l’objet d’une réminiscence. Nous ne nous souvenons pas, à proprement parler, d’une semaine ou d’un mois, mais toujours d’un instant précis dans sa densité plurielle et inépuisable, éternelle.

La dialectique de l’éveil et du repos

Quatre années après la parution de l’Intuition de l’instant, Bachelard publie un autre livre consacré à la notion de temps : La dialectique de la durée. Il entreprend d’y démontrer que l’essence de ce que nous appelons « durée » n’est pas seulement discontinue mais, bien plus, dialectique. C’est-à-dire que, contrairement à ce qu’avançait Bergson, la durée est nécessairement hétérogène : elle comporte des moments négatifs que l’on pourrait appeler « intervalles ». La durée homogène n’est jamais, pour l’être vivant, qu’une abstraction. C’est pourquoi Bachelard soutient qu’une « description temporelle du psychisme comporte la nécessité de poser des lacunes. ». On pourrait, par analogie, décrire la physique bachelardienne du temps comme une théorie atomiste. Lui même n’hésite pas à s’en réclamer. En ce sens, une fois de plus, Bachelard est épicurien.

Dans un article publié en 2002, le spécialiste de philosophie antique Pierre-marie Morel cherche à dégager, à partir de sources pour le moins disparates, une conception épicurienne du temps. Les conclusions qu’il tire ne sont pas sans rappeler, à de nombreux égards, la théorie exposée ci devant. « Mon hypothèse, écrit Pierre-Marie Morel, est que le défaut d’unité du [mode de réalité du temps] n’est pas un problème gnoséologique, la conséquences des difficultés que nous éprouvons à définir le temps, mais bien un défaut réel. » [17] On retrouve ici l’idée de l’hétérogénéité du temps objectif qui répugnait tant à Bergson. Longtemps avant Bachelard, Épicure avait donc mené une critique de l’idée de durée. C’est du moins le constat que fait Pierre-Marie Morel : « Il faut donc prendre à la lettre le pluriel du texte parallèle d’Épicure : les temps observés par la raison sont effectivement multiples et ne sauraient constituer, comme par agrégation, un temps unique qui en serait la synthèse. La somme, illimitée, des temps atomiques ne constituera jamais un unique temps global et le temps ainsi conçu n’a d’unité que générique. Cette dispersion du temps rend en tous cas illusoire la recherche d’un temps de référence susceptible de valoir comme unité de mesure. » Épicure ne s’opposait pas à Bergson mais à celui dont ce dernier tire nombre de ses « intuitions » : nous voulons parler du vieil Aristote. Celui-ci définissait le temps objectif par le mouvement, comme « nombre d’un mouvement selon l’antérieur et le postérieur », c’est-à-dire, pour le traduire à l’aide d’une métaphore bergsonienne, comme le nombre du mouvement d’une aiguille sur le cadran d’une horloge. Contre Aristote, Épicure affirme que le temps est une succession de mouvements et de repos : il confère au repos une réalité temporelle positive. L’aristotélisme de Bergson n’étant plus à prouver, c’est sur le lien entre les deux « physiques du temps » qu’il nous faut concentrer notre analyse. « Sans doute n’est il pas indifférent, poursuit Pierre-Marie Morel, qu’Épicure mette le repos sur le même plan que le mouvement et qu’il rapporte la perception du temps à des couples contraires. Il n’est pas impossible qu’il veuille ainsi suggérer que le temps se caractérise, non pas par une illusoire continuité du mouvement, mais par l’alternance des phases événementielles, éventuellement contraires, et par les ruptures qui marquent leur succession. » Nous sommes ici en présence d’une théorie dialectique de la durée telle qu’elle est défendue par Bachelard dans les ouvrages qui nous intéressent. Comme chez Épicure, la physique du temps a une fin pratique. La discontinuité temporelle fonde une certaine tranquillité : elle possède une vertu prophylactique qui nous libère tout uniment de la crainte de l’avenir et du poids du passé. Elle permet l’« oubli », la vie intempestive, qui est, selon Nietzsche, la faculté première du surhomme, ce danseur d’avenir. Et l’on pourrait dire de Bachelard la même chose que ce que dit Pierre-Marie Morel à propos d’Épicure : « Contre les inquiétudes liées à la temporalité, et en se conformant au langage ordinaire, il invite à s’en tenir à une représentation du temps qui, par son immédiateté, est aussi une promesse de bonheur. »

Mais alors, quel est précisément l’ajout de Bachelard aux vues de la physique épicurienne ? Les notions d’éveil et de repos. Il est remarquable en effet que, dans La dialectique de la durée Bachelard n’ait de cesse de faire jouer ensemble le couple mouvement/repos et le couple éveil/repos. Ce jeu peut nous éclairer sur la nature de ces « lacunes » constitutives de ce qu’est le temps. Les lacunes (ou discontinuités) sont bien des « repos », non au sens militaire, mais au sens grammatical du terme qui nous enseigne qu’un point, qu’une virgule, servent à reposer la voix. De même la ponctuation réalise la dialectique d’une écriture, de même le repos (la sieste, la détente, le farniente… ici, les synonymes ne font pas défaut) réalise la dialectique de la durée. Le repos est tout simplement nécessaire, au même titre que le mouvement, et ce bien qu’il soit la force qui le nie, bien qu’il soit une « vaporisation d’être » plutôt qu’une concentration. Et nous pensons que Bachelard ne veut pas dire autre chose lorsqu’il annonce dans l’avant-propos de La dialectique de la durée sa conviction que « le repos est inscrit au cœur de l’être, que nous devons le sentir au fond même de notre être, intimement mêlé au devenir imparti à notre être, au niveau même de la réalité temporelle sur laquelle s’appuient notre conscience et notre personne. » La dialectique propre à la durée n’est donc pas une dialectique au sens strict qui verrait s’opposer deux déterminations logiques absolues. Il s’agit d’une dialectique de forces subtiles, d’une dialectique héraclitéenne.

Cette dialectique de la différence, Bachelard veut la penser comme un rythme : « Le rythme est vraiment la seule manière de discipliner et de conserver les énergies les plus diverses. Il est la base de la dynamique vitale et de la dynamique psychique. Le rythme ― et non pas la mélodie trop complexe ― peut fournir les véritables métaphores d’une philosophie de la durée. » [18] On comprend, dans ces conditions, l’engouement de Bachelard pour les travaux de Lucio Alberto Pinheiro dos Santos. Ce dernier est l’auteur de traités physiques, biologiques et psychologiques qui proposent une théorie scientifique du rythme : la rythmanalyse. Il nous est impossible d’exposer ici en détail les thèses de Pinheiro dos Santos qui mériteraient un développement indépendant. Nous renvoyons donc notre lecteur aux dernières pages de la Dialectique de la durée en lui assurant qu’il y trouvera matière à penser et à repenser le monde, la vie et l’esprit. Il nous suffira, pour notre présente étude, de retenir l’aspect polémique de cette nouvelle science du rythme qui contredit tous les substantialismes qui veulent faire du temps une donnée métaphysique : « La matière n’est pas étalée dans l’espace, indifférente au temps ; elle ne subsiste pas toute constante, tout inerte, dans une durée uniforme. […] Elle est, non seulement sensible aux rythmes ; elle existe, dans toute la force du terme, sur le plan du rythme, et le temps où elle développe certaines manifestations délicates est un temps ondulant, temps qui n’a qu’une manière d’être uniforme : la régularité de sa fréquence. » [19] Toute l’éthique de l’instant vécu, dont nous n’avons donné jusqu’ici qu’une esquisse, devra donc être une pratique personnelle du rythme de l’éveil et du repos, une libre éthique nos rythmes intérieurs, un travail exigeant de condensation et de dilatation, de tension, de détente, de concentration, et de sublimation de l’être.


[1] Gaston Bachelard, L’Intuition de l’instant, éd. Stock, Paris, 1932

[2] Gaston Roupnel, Siloë, éd. Stock, Paris, 1927

[3] L’Intuition de l’instant, p.34

[4] L’Intuition de l’instant, p.42

[5] L’Intuition de l’instant, p.42

[6] Gaston Bachelard, La dialectique de la durée, éd. P.U.F., coll. « Quadrige », Paris, 1963, p.60

[7] L’Intuition de l’instant, p.15

[8] Georges Bataille, « Le Tombeau », II, in l’Archangélique, éd. Gallimard, coll. « Poésie », Paris, 1967, p. 33

[9] L’Intuition de l’instant, p.35

[10] Gaston Bachelard, La flamme d’une chandelle, éd. P.U.F., coll. « Quadrige », Paris 1961, p. 55

[11] L’Intuition de l’instant, p.15

[12] Proposition XXXIII du dernier livre de l’Ethique : « De la liberté humaine »

[13] « Instant poétique et instant métaphysique » in Le droit de rêver

[14] René Char, Fureur et mystère

[15La flamme d’une chandelle, p. 91

[16] L’Intuition de l’instant, p.47

[17] Morel P.-M., Les ambiguïtés de la conception épicurienne du temps, Revue philosophique de la France et de l’étranger 2002/2, Tome 127 – n° 2, p. 195-211. C’est nous qui soulignons

[18La dialectique de la durée, p.128

[19La dialectique de la durée, p.130




Longue Suite des états

Le Repentir

Celui qui se nettoie dans un soleil de crin connaît, seul, la vraie propreté de l’âme, et, passé à la poudre d’astre, on mesure alors lorsqu’il saigne, s’il a ou non un corps.

Celui-là, seul, déboute les morts qui devancent l’appel de leur droit à l’absence, pour les ramener au détour de tout signe dans la présence, rappel de sentinelles dues à la vigilance, la nuit.

Nulle douleur pour lui alors n’échappe à cet épouillage moral, qui, à toute sueur de sang y associant la cendre referait un corps même au vide.

Lors renaissant dans le remords, c’est une armée qui se lève, celle d’un moi, jadis perdu, magiquement multiplié, qui peuple alors, immédiat, un monde soudain innombrable qui se déploie, Pangée qui se reconstitue… comblant ses mers ou les repoussant pour le moins aux frontières d’un nouveau réel.*

La Fatigue

[Faire parler l’autre ? Prêter des mots pour l’exorcisme ?
Boulot de poète !
Allons-y :]

J’ai une fatigue en surplomb. Pas moyen de lui redonner une assise. Elle est oblique sur le ciel, au point de barrer tout le ciel, au moins d’en donner l’illusion. Je suis sous elle et je tente un rétablissement à vrai dire assez improbable dans l’à-pic et dans l’abrupt où dans l’instant je peux plonger.

Il y a un point où je me sentirai tellement mal que je ne pourrai qu’arrêter et repartir sur des bases saines. — Je crois que ce point est atteint.

En toute chose, il y a un seuil d’intolérabilité qu’il ne faut pas dépasser.

— Comment je vais ?
Fort bien. Je préférerais être à méditer en déambulant dans les rues de Brugge mais je suis là, ici et maintenant.

Je suis content de n’être rien ? « Peut-être »… J’ai conscience de n’être pas grand chose mais je sens plutôt que je ne sais que la « chose » qui est en moi est grand, et cette chose n’est pourtant pas shakespearienne.

Il faudrait que je puisse avouer en moi cette grande fatigue pour me permettre de l’expulser de mon ventre, de mes poumons, de mon thorax et de ma gorge… C’est affaire de souffle : il y quelque chose en moi qui m’interdit, qui se refuse au souffle : quelque chose de tapi dans l’ombre qui m’agit parfois, tente de m’agir en permanence, et, qui, quand il est sans succès se venge : quelque chose à exorciser.

Je suis déjà au-delà de la voix. Il faut que je me pousse (que je « gueule ») et tout ira bien.*

Le Spleen

Jusqu’au plus infime de l’ombre, lentement descendu, demain n’apparaît plus que comme une pavane atroce déjà célébrant l’enfant mort. Pourtant, jusqu’au plus infirme de soi, lentement descendu, de rappel en rappel, dans l’inaudible et sa source souvent tarie, dans la poussière, à remuer les morts et les années perdues, rêve-t-on la fraîcheur encore à cette heure indue des dépits que ne marque aucune heure ? Car, rien n’est dit, quand tout est dit tant qu’il semble, à se rassembler dans la cendre.

Debout. Et tu sais bien ce que parler veut dire, quand, à deux genoux, dans la cendre, on guette la poussée : fût du « ce fut », ce nouvel arbre de Jessé.

Par terre des fleurs, par terre des nuages au ciel célestement posés et déposés, qui passent… : « Tout » est passé. La poussière virevolte au sol avec le vent. Comme un présage inattendu, et, la promesse du passé soudain retrouvé.*

Le Rire

J’aurais au moins besoin du rire, ce détour entre les pierres, de ce ruisseau pour me laver de la poussière de la route. Mais, rien… rien ne se donne ainsi, rien n’est acquis : il faut prendre sur soi le silence pour l’obtenir puisque seul le Silence nomme lorsqu’on est dans la déshérence, et le besoin, et l’oubli.

J’ai passé sur le silence, j’ai donc passé sur le silence et mes routes et mon oubli ; j’ai trempé dans son fil, son cours, l’orbe de mes déroutes pour qu’il rayonne enfin comme un espoir anonyme sur les chemins pour d’autres, inconnus cependant à jamais, pour d’autres, que je ne croiserai jamais, qui ne me croiseront jamais, et qui se croiseront pourtant, comme moi, comme moi jadis, comme d’autres, pour l’Impossible.

Mais quand ils auront besoin du rire, ce détour entre les pierres, ce ruisseau pour se laver de la poussière et de la route, alors, tous nous seront en lui, unis à eux sans qu’ils le sachent.*

La Douleur

Voici que la Douleur s’ébroue comme un chien sale et malheureux qui rêve d’un jour sans vermine, de puits de cendre et de ruisseau pour l’étouffer enfin, pour la noyer.
Voici que la Douleur…*

La Haine

Prodigue, prodige dans la saveur jusqu’à l’explosi-on du sens même de la douceur puisqu’installé dans l’amertume, la Haine se sait profuse. Elle mesure ses attraits en géomètre sortilège : à pas comptés, elle infecte jusqu’aux recoins les plus solaires, car il n’est rien qu’elle ne finit par atteindre pour l’obscurcir.

L’être ainsi proprement gagné devient alors un bloc languide que va pouvoir sculpter la Douleur ou la Cruauté, tel un chef-d’œuvre souvent, toujours vain cependant…*

La Haine

Quand c’est celle des autres : le parfait ferment de la réussite, si l’on y résiste.*

L’Excentricité

Dans une société qui vous nie : le simple fait d’être vivant, c’est déjà être excentrique.*

L’incrédulité

L’incrédulité me galvanise. La méchanceté me rend fort. J’admoneste les âmes passagères de la médiocrité qui triomphe sans modestie comme on bat les mouches d’un coup de queue, quand il convient d’être vache…*

La Folie

— Ce langage toujours tanné : « la folie », comme la peau d’une caisse prête à rouler pour qu’éclate la vérité, toujours au-delà de la comédie, du spectacle, dans le théâtre, dans le cirque.

Avec elle, c’est toujours parade. On ne fait qu’entrer et sortir. Si le spectacle est dans la salle, elle rappelle ainsi qu’il est aussi en marge, qu’il ne cesse jamais de fait, qu’on passe des tréteaux à la scène et de la scène à l’échafaud du « Grand Guignol » qui fait tomber les masques sous des huées que couvre et porte un roulement de caisse sourd comme une pluie propitiatoire de balles de son qui volent puis s’abattent en continu sur des têtes plates qui tombent trop rondes sous ce tir pointu.

Car la folie joue du tambour toujours, et, partout où elle passe, elle réveille Carnaval.

Le sfumato des illusions ayant pu passer comme un souffle plus diffus que bavard sur la rugosité d’un horizon sans perspective et qui ressemblait aux lignes perdues d’un désir sans nom qui murmure : « ravalée… vérolée… », La folie — ce langage toujours tanné, — la folie : comme la peau d’une caisse prête à rouler.*

Déchoir

Enfant, j’étais un Dieu en parfait accord, en parfaite harmonie avec le monde : je voyais juste. Puis, au contact forcé du monde des adultes avec obligation de m’y plier, de m’y soumettre et d’y entrer, tout s’est brouillé et l’harmonie a disparu, autour de moi. Elle persistait en moi, intacte, et je suis devenu poète à seule fin de la recréer pour la protéger avec tous. Voilà mon utopie réelle.

J’ai eu la chance irrémédiable dans mon enfance de côtoyer un être qui ayant le génie du bonheur me fit vivre dans un hors-temps ; j’ai côtoyé aussi son vis à vis puissant qui du bonheur par tout son être affirmait l’inexistence. Je n’ai trahi aucun des deux. — De là vient ma douleur extrême.

Il ne reste qu’à découvrir cette sorte de connivence immédiate que ne peuvent donner que le plaisir ou la souffrance. Craquer, c’est aussi se creuser, se former, être soudain vide, béant, accueillant : se voir offrir la possibilité d’être enfin à nouveau plein, plus sainement, d’être enfin fécond.*

Le Doute

Dans le silence remanié d’un doute pailleté par la honte, et, sa buée, dans sa lessive, quand se découd l’aube battue, l’aube de lin ourlée… : il lui reste de rester parmi les bêtes pétries par la Mort.

Pour lui seul — il croit — la fraîcheur est fade. Il court sur le fil de tout horizon comme sur celui d’un couteau. Tout est désert ; et, seul son sang qui perle toujours du silence rafraîchit son front et ses paumes.*

La Violence

Prendre qu’il n’y a rien à comprendre de la bête humaine qui paît la haine et le dépit dans le pacage des puissances sous l’œil de Mammon et de Baal, sans conscience du Mal, sinon que l’instinct du vivant prédateur et du sang, le sang qui coule, partout où le faible a affaire aux faibles en bandes…*

La Déchéance

Quand on aime quelqu’un, la déchéance n’a aucune importance ; l’amour qu’il nous inspire lui redonne comme sublimée toute la dignité que prétend lui ôter la maladie ou la vieillesse.*

Le Désir

Au fond de tout désir, il y a un manque à perdre qui se doit d’être regagné et sur la vie et sur le vide : tous deux liés, reliés.*

La Tentation

Pesante épiphanie des fêtes du savoir qui trompe et nous disperse aux quatre vents comme le grain réduit en poudre.

— Quel désir ? Quel déni de l’extase aussi que ce désordre dans la cour où se désorbiterait non le soleil, mais pire : l’ombre, l’ombre elle-même et sans recours.*

Les Portes

Il faut imaginer des portes, même à la bêtise, à la cruauté, à l’humiliation gratuite infligée par les impuissants détenteurs d’un pouvoir quelconque — l’un est souvent l’envers de l’autre — qui croient se créer une icône dorée de l’ego, de leur image en souillant d’excréments moraux ou en détruisant celle de l’autre. Il faut imaginer des portes…

S’il faut imaginer des portes même à l’injustice, cependant ce n’est pas pour les emprunter pour s’enfuir mais au contraire pour faire passer du renfort : celui des Anges de nos désirs et de nos espérances qui veillent qui nous indiqueront comment parvenir au sommeil, puis au réveil, puis à l’éveil d’autres témoins qui deviendront frères en combat.

Car on ne combat l’imbécillité qu’avec des victoires, des succès ; on ne combat la méchanceté qu’avec la douceur indifférente des réussites chèrement gagnées, conquises de haute lutte, et, proprement, sans daigner utiliser les basses armes des basses œuvres d’ennemis soudain devenus minuscules, petits soudain au point qu’ils fuient dans le trou de souris de leur remords, ou, incurables, le trou à rat de leur dépit, alors qu’on se permet, soi, de pousser la porte pour aller un peu respirer un air enfin moins vicié.*

Pardonner

Pardonner. Oublier que l’homme est — presque toujours ? — cette vilaine bête prête à voler, prête à mordre, prête à déchirer, prête à égorger, prête à tuer et salement, toujours prête à souiller ce qui passe à portée pour marquer son territoire.

Oublier ? Non, s’en garantir, en rappelant aux bêtes que l’homme existe, qu’il n’est pas une bête, qu’il peut s’il le veut les frapper aussi, mais seulement s’il le veut, et que dans ce vouloir ou non-vouloir réside non seulement le seul vrai pouvoir mais aussi l’humanité — cette humanité qu’ils n’ont pas, — qu’il faut pouvoir parvenir même par le non-vouloir, et, peut-être, surtout par le non-vouloir, presque humblement, à le leur faire, les élevant ainsi à l’humanité, amèrement regretter.

— Mais s’il faut répondre, et s’il faut frapper : qu’on frappe !*

L’Orgueil

Quelque vague douleur d’estime. Assez pour déjuger un dieu.
Dans la caverne de l’être, seul le brin d’orgueil ne cristallisera pas.*

L’Humilité

…Pour moi consiste à prendre les risques de ce que l’on avance, et, à payer de sa personne, en redisant humblement, posément, avec fermeté, ce à quoi l’on croit ; lorsque l’on vient de vous frapper : c’est cela « tendre l’autre joue », rien d’autre. C’est cela l’humilité : elle est toujours celle du courage qui s’ose.*

Les Projets

À point nommé, à pas comptés, je m’indiffère : je m’interpose entre moi et mon passé ; je me future, je m’utopise, penché comme une tour attentive sur cette ombre que j’ironise si bien qu’elle prend la mouche et s’envole.

Alors, je me tourne le dos ; je me gravis en colimaçon à l’envers et je prophétise, vaticinateur dont je n’aurai à me soucier ni d’Ève, ni d’Adam, ni de Pythagore même, compte tenu qu’il n’est pas compté dans le décompte des jours ouvrables ces projets que l’on fait par esprit de « farniente », les jours chômés.

[Extrait de Le Livre des rencontres, in Pangée et autres mondes, 1999-2000.]




Du « nez » de Cyrano ou du retour d’une fin de siècle

(— Pour ouvrir un débat ?

— À chaque fin de siècle, se repose le problème du corps.)

C’est en 1897 qu’Edmond Rostand (1868-1918) tombant dans les bras du créateur du rôle de Cyrano, le comédien Coquelin, déclare en pleurant : « Pardon !… Ah ! Pardonnez-moi, mon ami, de vous avoir entraîné dans cette désastreuse aventure !… » Quelques heures plus tard, lors de la première, le succès est tel, qu’il est clair alors qu’on ne saurait le comparer qu’à celui de la bataille d’Hernani (1830) gagnée par Hugo, quelques soixante-sept ans plus tôt, exactement cinquante-quatre ans après l’échec cuisant (en 1843) du dernier drame romantique du même Victor : Les Burgraves, …un Victor qui, pour une fois, ne se vit guère victorieux.

— Dernier drame romantique, disais-je ? — Eh bien non, justement ! Voilà : Cyrano en est bien le plus bel avatar tardif [1] ; Claudel, quoiqu’on soit tenté de le croire, même avec sa première version de La Ville (1890) ou son fameux Tête d’or (1889), ne rivalisant pas avec Rostand sur ce plan.
Un tel succès, évidemment, ne saurait être tout à fait le fruit du seul hasard. Bien des éléments de la pièce, des caractéristiques des héros proposés à l’admiration du public, resitués dans leur contexte — historique : celui des mentalités, et, dans le contexte esthétique aussi : celui des contradictions alors insolubles où se débattaient le théâtre et la poésie (en France, j’entends [2]) — suffiraient à l’expliquer en partie.
Un critique de l’époque a salué la pièce comme : « une fanfare de pantalons rouges [3]. » Après l’hécatombe cruelle de 1870, chacun sait que la France connut la montée du nationalisme jusqu’à l’éclatement de 14 ; tout comme l’Allemagne connaîtra la sienne après la défaite, cruelle mais somme toute et somme faite bien méritée, de 18 [4]. Cyrano, héros de type : « vaincu-vainqueur [5] », incarna, sans le vouloir, l’esprit de revanche, celui du Français très moyen, tel qu’il se rêve, s’imagine : hâbleur, anarchiste et frondeur, rimeur et ferrailleur, amateur de femmes et « grand cœur » ; d’emblée, il se reconnut en lui. Ce Français-moyen-là, très daté aujourd’hui, connaissait, on le sait, des problèmes d’identité depuis la défaite et la répression sanglante de la Commune : comme le prouve la très raciste et très honteuse affaire Dreyfus qui éclate en octobre 94 ; Zola ne publiant son fameux article : j’Accuse !… Lettre à M. Félix Faure. que quatre ans plus tard, le 13 janvier 1898 [6].
La poésie en 1897 est dans une impasse historique symbolisée, si l’on peut dire, par ce texte étrange et dernier de Mallarmé (pape alors déclinant du Symbolisme couchant) : Un Coup de dé jamais n’abolira le hasard. Dans ce poème fleuve et prose, en effet, où dans la forme même comme dans le sens, le texte poétique éclate, la Poésie, après « le vertige » inconnu par Hugo « de la page blanche », à vrai dire implose littéralement. Publié cette même année 97, rejeté par tous, incompris, ce texte, marque la fin d’un cycle et d’un héritage impossible : Hugo avec sa poésie du Bien, Baudelaire avec sa poésie du Mal, étaient à ce point encombrants qu’il ne restait aux poètes, — après le refuge illusoire de la surréalité symboliste dans l’arrière-chambre de la forme : refuge déjà du Parnasse suggéré par Gautier (à l’ombre d’Hugo) dès 36, dédicataire non fortuit pour cette raison des Fleurs du Mal de Baudelaire (en 1857) — que la décadence et la fantaisie.
L’état du théâtre alors (en France, j’entends, répétons-le) n’était guère plus réjouissant : guère encore sorti des flonflons d’un Second Empire qui, sur l’exemple de son « chef », n’avait cherché qu’à s’étourdir avec les divertissements d’Offenbach [7] (1819-1880) et de Labiche [8] (1815-1888)… la Troisième République bourgeoise et conformiste suivant comme en répons avec les divertissement de Courteline [9] (1858-1929) et de Feydeau [10] (1862-1921). Bref, à peine sorti du triomphe de l’Opéra-Bouffe : celui du Vaudeville ! — Nuançons : c’était aussi la grande époque (petite : Oh ! très !…) d’un théâtre, qui, se cherchant, passait d’un extrême à l’autre en cédant à la fascination du roman : genre triomphant dans un monde bourgeois commerçant, dans un monde dit « libéral », fasciné par sa propre image… Même s’il préférait, Lui (LE Théâtre), au roman bourgeois « classique » et de consommation déjà le roman à la Zola (le grand de la gauche) : le seul à pouvoir rendre la monnaie de sa pièce à Barrès (la gloire de la droite montante). Ainsi s’étalait un théâtre naturaliste avec Antoine [11] (1858-1943) et son Théâtre-Libre, auquel répondaient les brumes d’un théâtre symboliste avec au Théâtre de l’Œuvre, le métaphysique Lugné-Poe, encore sous l’influence sans doute de la figure néo-précieuse et tutélaire de l’écrivain symboliste [12] belge Maeterlinck (1862-1949) qui avait donné son chlorotique et anémique Pélléas et Mélisande en 1893. Dans ces éreintants atermoiements, cette confusion généralisée que rien ne semblait pouvoir résoudre, la création de Lorenzaccio (1834)(vieille chose géniale écrite soixante-deux ans plus tôt par Musset) fut accueillie par le public comme un soulagement : un retour à la tradition s’amorçait. Sarah Bernhardt, Sphinx sacré qui détint pendant ces années l’oracle du goût du public avait compris ce désir informulé de son grand peuple médusé constitué d’anonymes : d’échapper enfin au « dilemme », de se rassurer d’illusions du moins. Parmi ces anonymes se trouvait un très jeune auteur inconnu : Rostand [13] (1868-1918) qui, plus tard célèbre, proposera à la grande Sarah de créer L’Aiglon, en 1900 ; sans doute parce qu’il se souvenait de l’avoir vue ressusciter le genre du drame romantique en créant le rôle titre de Lorrenzaccio en 1896 : un an avant que le succès ne salue à son tour Cyrano.
On pourrait s’arrêter là, comme l’ont fait tous les critiques et déclarer : voilà un succès expliqué, les raisons d’un succès comprises. Cela ne me satisfait pas. Pas plus que ne me satisfait, du reste, la condescendance, voire le mépris affiché que manifeste une bonne partie de la critique à l’égard du Cyrano de Rostand.

— Cyrano, son succès, me paraissent surtout emblématiques d’un malaise inconscient, propre souvent aux fins de siècle : celui d’un rapport impossible au corps et par conséquent à l’amour. C’est bien de ce côté, je crois, que l’on pourrait trouver le sujet réel qu’évoquait Rostand en pleine période décadentiste où les seules alternatives pour vaincre l’enivrant poison néoplatonicien hypocrite et Saint-Sulpicien (qui avait déjà tué Baudelaire : paravent d’artifices, véritable « opium du peuple » par lequel cette société supra et « stupra » corrompue du XIXe cachait tant mal que bien ses vices…) ne pouvaient être que « l’hystérie » et la « folie », le suicide romantisant, le refuge dans la mystique symbolisante d’un Huysmans, ou dans l’érotomanie exotique et antiquisante d’un Pierre Louys, voire d’un Mallarmé ou d’un Valéry. — Piètres antidotes.
Que l’on songe à présent un peu aux contextes. Le contexte esthétique et philosophique du héros choisi par Rostand n’est pas innocent : le XVIIe siècle (un siècle à pouvoir fort où un apparent ordre règne, où trois principaux courants de pensée s’affrontent : la Pensée Libertine, la Préciosité, et, le Jansénisme dont le Sulpicianisme ne sera que la résurgence) ressemble fort de fait à cette fin du XIXe. Ces deux siècles : trois courants de pensée les dominent. Du dernier, Rostand choisit de ne point parler et on le comprend !… Des deux autres, par contre : quelle importance dans le déroulement de l’intrigue ! — Cyrano, libertin supposé parce qu’affiché, aime une précieuse affichée, donc supposée. Dans la pratique : Cyrano se révèle plutôt précieux, et, Roxane, bien prête à être libertine, si le Destin, c’est-à-dire un prince puissant, jaloux ici, ne s’en mêlait.
Qu’on se rappelle un peu ce qui suscita la préciosité : le refus des choses vulgaires, le refus d’assumer le tragique « bas » de la condition humaine tout entier résumé pour eux dans la pratique de la sexualité rappelant à l’homme…, à la femme…, amoureux…, leur condition animale [14]. Face à ce refus, et, pour mieux combler ce manque par un vide susceptible de contenir toutes les potentialités d’un plaisir jamais assumé : l’exaltation du désir, d’un désir sans cesse exalté, porté plus haut ; l’exaltation quasi sacrée d’une jouissance du désir ; d’un désir qui serait la jouissance moins la souffrance et le dégoût, l’exaltation en somme d’un désir porté jusqu’à l’incandescence ; à l’infini duquel, seule la mort pourra mettre un terme, et, non : la désillusion, la vieillesse des corps, la séparation. On cite, chez ces précieux, l’exemple d’un couple ayant patienté dans l’extase dix-sept années avant d’oser passer ce « Cap de Bonne-Espérance », ce détroit de l’assouvissement après lequel on signale tant de naufrages : toujours ceux d’un désir tué, toujours ceux des amours mortes parce que n’étant plus protégées enfin de l’incuriosité.

— « Et pendant quatorze ans, il a joué ce rôle
D’être le vieil ami qui vient pour être drôle [15] ! »
soupire Roxane après que Cyrano ait avoué son imposture à s’être protégé d’un double, ayant ainsi gardé son amour absolu intact : l’ayant grandi, l’ayant sauvé. Puis, elle demande :
« […] pourquoi laisser ce sublime silence
se briser aujourd’hui [16] ? »

CYRANO, lisant. […]

« Adieu !… […]
Mon Trésor… […] Mon amour !… […]
« Mon cœur ne vous quitta jamais une seconde
« Et je suis et serai jusque dans l’autre monde
« Celui qui vous aima sans mesure [17] […]

— Étrange histoire d’amours croisés, que celle de Cyrano qui, pour un vilain nez (dont on n’ose trop imaginer d’abord ce que psychanalytiquement il pourrait bien symboliser) refuse de saisir sa chance. Pour s’en convaincre mieux, écoutons-le encore, ici, dire à Roxane :

CYRANO

Vous l’aimeriez […] même laid […] affreux […] défiguré […] grotesque ? ROXANE Rien ne peut me le rendre grotesque ! CYRANO Vous l’aimeriez encore ? ROXANE

Et davantage presque [18] !

— Étrange histoire que celle de cette masculinité coupée en deux : Cyrano l’âme, Christian le corps, jaloux l’un de l’autre tous deux — chacun désirant être l’autre — et que cependant lie un pacte face à cette femme, qui, elle (mais seule), échappe à ce cruel divorce ; physiquement spirituelle, lorsqu’elle réclame « un baiser », ce « baiser » durant la scène du balcon duquel on la convainc si vite : elle évolue ensuite comme pour leur donner raison, et, pour résumer ce qu’elle aime en Christian au moment même où elle le perd, ne trouve qu’à dire :

ROXANE

N’est-ce pas que c’était un être exquis, un être
Merveilleux […] un poète inouï, adorable[…] un esprit sublime
[…] un cœur profond, inconnu du profane,
Une âme magnifique et charmante [19] ?

Il est vrai qu’au seuil de la mort, de la séparation, sans qu’elle le sache, mais la craignant, elle venait de lui faire l’aveu suivant :

ROXANE

Je viens te demander pardon (et c’est bien l’heure
De demander pardon, puisqu’il se peut qu’on meure ! )
De t’avoir fait d’abord dans ma frivolité,
L’insulte de t’aimer pour ta seule beauté
[…] Et, plus tard, mon ami, moins frivole,

— Oiseau qui saute avant tout à fait qu’il s’envole, —
Ta beauté m’arrêtant, ton âme m’entraînant,
Je t’aimais pour les deux ensemble !…
CHRISTIAN Et maintenant ? ROXANE

Eh bien ! toi-même enfin l’emporte sur toi-même
Et ce n’est plus que pour ton âme que je t’aime
[…] Car n’être aimé
Que pour ce dont on est un instant costumé,
Doit mettre un cœur avide et noble à la torture ;
Mais ta chère pensée efface ta figure,
Et la beauté par quoi tout d’abord tu me plus,
Maintenant j’y vois mieux… et je ne la vois plus [20] !

Dès alors, Christian — le corps — se révolte fort :

CHRISTIAN

[…] Je ne veux pas de cet amour !
Moi, je veux être aimé plus simplement pour…
ROXANE Pour
Ce qu’en vous elles ont aimé jusqu’à cette heure ?
Laissez-vous donc aimer d’une façon meilleure ! CHRISTIAN Non, c’était mieux avant ! ROXANE

Ah ! tu n’y entends rien !
C’est maintenant que j’aime mieux, que j’aime bien !
C’est ce qui te fait toi, tu m’entends, que j’adore,
Et moins brillant… CHRISTIAN Tais-toi ! ROXANE Je t’aimerai encore !
Si toute ta beauté d’un coup s’envolait… CHRISTIAN Oh ! Ne dis pas cela ! ROXANE Si ! Je le dis ! CHRISTIAN Quoi ? Laid ? ROXANE

Laid ! Je le jure [21] !

— Merveilleux… merveilleux Christian : à jamais ! Parce que jamais possédé. De Guiche ayant empêché la nuit de noce […]. — Merveilleuse… merveilleuse Roxane : à jamais ! Pour De Guiche comme pour Cyrano qui ne l’ont jamais possédée […]. — Merveilleux… merveilleux Cyrano enfin, pour Roxane : puisqu’il meurt, avant que leurs corps s’étreignant n’éprouvent cet amour que Roxane lui offre au bord du tombeau, après quatorze ans de silence. Car Cyrano meurt, oui, puisqu’il le faut. Cyrano au grand nez caché par son panache, qui hait son nez et qui ne reconnaît de soi que son panache !… Un Cyrano dont sont amoureuses aussi (pourtant ?) les petites nonnes du couvent, peut-être pour son nez mais surtout pour son cœur : vierges à jamais ! — Du reste, dans cette histoire d’amour, tous les héros sont et demeurent vierges : Roxane, Christian, et Cyrano.

— Comment diable ce fait pourrait-il être neutre… ?

— Allons ! Le nez de Cyrano fait diablement penser à autre chose : à la virilité que dans l’expression populaire on prête à un homme « bien nez » ; et ne nous moquons pas avec un mépris affiché des « expressions populaires », car enfin (dit Baudelaire) elles sont : des « trous immenses, creusés par des générations de fourmis [22]. »

CYRANO

[…] Dites-moi pourquoi vous regardez mon nez […]
Est-il mol et ballant, monsieur, comme une trompe ?[…]
Et pourquoi, s’il vous plaît, ne pas le regarder ? […]
[…] Il vous dégoûte alors ? […] Malsaine
Vous semble sa couleur ?[…] Sa forme obscène ? […]
LE FÂCHEUX, balbutiant. Je le trouve petit, tout petit, minuscule ! CYRANO

Hein ? Comment ? m’accuser d’un pareil ridicule ?
Petit, mon nez ? Holà ! […] Énorme mon nez !

— Vil camus, sot camard, tête plate, apprenez
Que je m’enorgueillis d’un pareil appendice,
Attendu qu’un grand nez est proprement l’indice
D’un homme affable, bon, courtois, spirituel,
Libéral, courageux, tel que je suis, et tel
Qu’il vous est interdit à jamais de vous croire,
Déplorable maraud ! Car la face sans gloire
Que va chercher ma main en haut de votre col,
Est aussi dénuée… […] de fierté et d’envol,
De lyrisme, de pittoresque, d’étincelle,
De somptuosité, de Nez enfin, que celle…
Que va chercher ma botte au bas de votre dos [23] !

Le lien entre le nez et le sexe : le vrai Cyrano [24] lui-même (1619-1655), dans son Histoire comique des États et Empires de la Lune (1657) le proclame avec une vantardise suspecte, suggérant qu’il faudrait laisser aux mains des prêtres tous les enfants camus ce afin qu’ils les castrent ; car enfin « des camus ont bâtit les eunuques [25] ». On croit entendre, ici, comme un écho prophétique du Baron de la Brède, Charles-Louis de Secondat, dit : Monsieur de Montesquieu (— Or çà, ici, est-ce antiphrase, ironie ?). L’« impeccable [26] » Théophile Gautier — non sans péché — ne manque pas de se faire largement écho à ce propos d’Hector Savinien (et non Hercule) : ce dans son livre de 1844 : Les Grotesques, tout juste au début du chapitre VI [27]. Cependant, dans le fil de ces références, bien en deçà des vantardises et fanfaronnade viriles, ce qui complexe Cyrano, c’est moins son nez (à mon avis) que la sexualité masculine. Cyrano : c’est l’éternel adolescent, honteux de son sexe et idéalisant à ce point l’amour, qu’il ne sait combiner le corps et l’âme. C’est pourquoi, ne pouvant exulter dans l’amour, il cherche un exutoire dans l’héroïsme : celui du duel et de la poésie d’escrime, alliant — dans la célèbre scène de « L’Hôtel de Bourgogne » où il tue le mignon auquel De Guiche par dépit destinait Roxane — les deux pointes assassines. Le Panache de l’héroïsme doit, l’espère-t-il, cacher son nez : lui permettre d’oser avancer vers l’objet de son amour. On est donc héros, écrivain, (c’est clair, ici) à défaut de savoir aimer, à défaut d’oser s’assumer corps-esprit dans l’amour, à défaut d’oser s’incarner. Aussi, et par défaut peut-on dire, s’incarne-t-il dans les mots. Entendons bien aussi qu’ici l’auteur se confond à son personnage éponyme. On le distingue bien en observant de près ce Rostand-Cyrano dans cette scène du balcon [28] où Cyrano-Rostand hésite entre la préciosité et l’épicurisme, déchiré jusqu’à la folie, de plus en plus qu’il avance, entre la tentation d’une incarnation passionnée et l’idéalisme le plus chaste de son désir :

ROXANE

[…] L’esprit ?… CYRANO

J’en ai fait pour vous faire rester
D’abord ; mais maintenant ce serait insulter
Cette nuit, ces parfums, cette heure, la Nature,
Que de parler comme un billet doux de Voiture !
Laissons d’un seul regard de ses astres, le ciel
Nous désarmer de tout notre artificiel :
Je crains tant que parmi notre alchimie exquise
Le vrai du sentiment ne se volatilise,
Que l’âme ne se vide à ces passe-temps vains,
Et que le fin du fin ne soit la fin des fins !
[…] C’est un crime,
Lorsqu’on aime de trop prolonger cette escrime !
Le moment vient d’ailleurs inévitablement,

— Et je plains ceux pour qui ne vient pas ce moment [29] !

— Mais, Cyrano n’agit pas, et, seul le langage prend corps :

ROXANE

Aujourd’hui…
Vos mots sont hésitants. Pourquoi ?
CYRANO, parlant à mi-voix, comme Christian.

C’est qu’il fait nuit.
Dans cette ombre à tâtons, ils cherchent votre oreille. […]
[…] Vous me tueriez si de cette hauteur
Vous me laissiez tomber un mot dur sur le cœur [30] !

Car, qu’on y songe enfin : dans la scène du balcon, dès la huitième réplique, Roxane, qui n’est d’abord précieuse que par jeu (ce afin d’efficacement écarter les imbéciles, les importuns) se laisse vaincre… convaincre de passer aux gestes, à peine à la huitième réplique :

ROXANE

Je descends ! CYRANO, vivement.

Non ! ROXANE, lui montrant le banc qui est sous le balcon.

Grimpez sur le banc, alors, vite ! CYRANO, reculant avec effroi dans la nuit. Non ! ROXANE Comment… non ? CYRANO, que l’émotion gagne de plus en plus. Laissez un peu que l’on profite…
De cette occasion qui s’offre… de pouvoir
Se parler doucement sans se voir. ROXANE Sans se voir ? CYRANO

Mais, oui, c’est adorable. On se devine à peine.
Vous voyez la noirceur d’un long manteau qui traîne,
J’aperçois la blancheur d’une robe d’été :
Moi je ne suis qu’une ombre, et vous qu’une clarté [31] !

— Et voici, que reprenant le thème très Ruy Blasien du « ver de terre amoureux d’une étoile » (ver de terre faisant des vers), Cyrano, plus royaliste que la reine, devient un vrai précieux. Il poursuit par, si l’on veut ce qu’on peut nommer : “l’aveu des aveux” :

[…] dans la nuit qui me protège
J’ose être enfin moi-même, et j’ose…
[la tentation épicurienne le prend] Où en étais-je ?
Je ne sais… tout ceci — Pardonnez mon émoi, —
C’est si délicieux… c’est si nouveau pour moi !

ROXANE

Si nouveau [32] ?

— Cyrano, « bouleversé » dit la didascalie « et essayant toujours de rattraper ses mots » poursuit, après s’être déjà « rapproch[é] avec fièvre » et s’être « arrêt[é] et, avec égarement » :

Si nouveau… mais oui… d’être sincère :
La peur d’être raillé, toujours au cœur me serre…

ROXANE Raillé de quoi ? CYRANO Mais de… d’un élan !… Oui, mon cœur,
Toujours de mon esprit s’habille, par pudeur :
Je pars pour décrocher l’étoile, et je m’arrête
Par peur du ridicule, à cueillir la fleurette ! ROXANE La fleurette a du bon. CYRANO Ce soir dédaignons-là ! ROXANE

Vous ne m’aviez jamais parlé comme cela [33] !

— Enfin, comme repris par la tentation épicurienne mais sachant qu’il ne saura pas y céder, qu’il ne voudra pas y céder —comme on le verra — pour conclure, il ajoute (et, en quelque-sorte, par suite) :

Ah ! si, loin des carquois, des torches et des flèches,
On se sauvait un peu vers des choses… plus fraîches !
Au lieu de boire goutte à goutte, en un mignon
Dé à coudre d’or fin, l’eau fade du Lignon,
Si l’on tentait de voir comment l’âme s’abreuve
En buvant largement à même le grand fleuve [34] !

Résumons : le mouvement est le même chez nos deux héros :
1°) D’épicurienne cachée derrière la précieuse, Roxane va devenir une vraie précieuse avouant à Christian juste avant qu’il ne meure qu’elle ne l’aime que pour son âme, lui demandant même pardon de l’avoir aimé pour son corps […].
2°) D’épicurien qu’il se voudrait mais de précieux dans les faits, Cyrano va finir par choisir la préciosité, par s’assumer, même si chez lui, un regret subsiste, un doute majeur et douloureux : celui de s’être trompé.

— Bilan, chère lectrice, sous forme de thèse qui resterait à développer :
Il se peut que dans ce refus implicite et partout affirmé du corps gise la source (la source la plus « profonde ») du pathos du public d’alors comme du public d’aujourdh’ui encore. Là, il faut (peut-être) chercher l’une des raisons du massif « consentement des foules [35] » à cette œuvre dont les héros ont acquis très vite un statut quasi mythique ; il faut y voir une des raisons du succès troublant qu’a reçu, que reçoit la pièce : en constatant que ce succès, depuis un siècle déjà, régulièrement, cycliquement même, ne se dément pas.

(Juin 1990) [Cet article est paru une première fois dans la version papier de Polaire aux éditions GabriAndre en 2000.]


[1] .— Suivront, on le sait, L’Aiglon (1900), Chantecler (1910). Le succès de Cyrano de Bergerac vaudra à son auteur l’entrée à l’Académie Française, dès 1901. Ni Henri de Bornier, ni François Coppée, ni Jean Richepin ne sauront égaler, par des tentatives similaires, le succès obtenu par l’ermite basque de Cambo-les-Bains. On regrette que la maladie n’ait pas laissé à Rostand le temps de réaliser son projet ultime : La Dernière Nuit de Dom Juan.

[2] .— La figure mythique du suédois Johan August Strindberg (1849-1912) venant immédiatement à l’esprit, d’autant qu’à l’époque il est à Paris, où il médite son récit autobiographique Inferno (1897), la grande relation de ses délires alchimico-occultistes, pimentés par surcroît de délire de persécution et schizophrène.

[3] .— Cité par Jean-Paul Sartre, in Les Mots, éd. Gallimard, Paris, 1964, p. 35-36.

[4] .— Même s’il faut admettre avec Giraudoux par exemple, que les conditions infamantes qui furent faites à l’Allemage alors, après l’Armistice de 18, créèrent de toute pièce les conditions d’un terrible et nouveau conflit. Ce péril fasciste, Artaud l’annonce dans Le Théâtre de la Cruauté, dès 1933, et, Giraudoux avec son Électre dès 1937, révélant par le personnage éponyme toutes les perversions et tous les dangers de la séduction fasciste.

[5] .— Comme l’Antigone de Jean Anouilh (Antigone, 1944), pour ne citer qu’un seul exemple moderne, ou, le Prométhée d’Eschyle (525-456 av. J.C) pour citer un exemple antique tiré du corpus-même du « Père de la Tragédie » (Prométhée enchaîné ).

[6] .— Publié dans L’Aurore, et repris dans Le Siècle, le 14 janvier.

[7] .— Jacques Offenbach : Orphée aux Enfers (1858), Geneviève de Brabant (1859), Daphnis et Chloé (1860), La Chanson de Fortunio (1861), La Belle Hélène (1864), Barbe-Bleue (1866), La Vie parisienne (1866), Robinson Crusoë (1867), La Grande Duchesse De Gérolstein (1867), La Périchole (1868), Fantasio (1872), La Fille du tambour-major (1879), Les Contes d’Hoffmann (en collab.)(1881).

[8] .— Eugène Labiche : Embrassons-nous Folleville (en collab.)(1850), Un chapeau de paille d’Italie (en collab.)(1851), Le Misanthrope et l’Auvergnat (en collab.)(1852), L’Affaire de la rue Lourcine (en collab.)(1857), Le Voyage de Monsieur Perrichon (en collab.)(1860), La Poudre aux yeux (en collab.)(1861), La Cagnotte (en collab.)(1864).

[9] .— Courteline, ce Molière sans Tartuffe et sans Dom Juan, qui, pour courtiser le bourgeois triomphant issu du Second Empire et de la Troisième République, caricature jusqu’à l’ennui, la future classe montante, la classe à venir : celle des fonctionnaires, qui ne manquera pas de remplacer la grande bourgeoisie, quand celle-ci aura dévalé, comme la noblesse l’avait fait, selon le phénomène connu du creeping, toute la dune sociale, sans cesse remodelée par les vents de l’Histoire. Georges Courteline : Les Gaietés de l’escadron (1886), Les Femmes d’amis (1888), Le Train de 8h 47 (1888), Lidoire (1891), Boubouroche (1892), Messieurs les Ronds-de-cuir (1893), La Peur des coups (1894), La Cinquantaine (1895), Un client sérieux (1896), Le Droit aux étrennes (1896), Gros Chagrins (1897), Hortense, couche-toi ! (1897), Le Gendarme est sans pitié et autres pièces brèves (1897), Théodore cherche des allumettes (1897), Les Boulingrins (1898), Le Commissaire est bon enfant (1899), L’Article 330 (1900), Les Balances (1901), La Paix chez soi (1903), La Conversion d’Alceste (1909), La Cruche (1909).

[10] .— Georges Feydeau : Champignol malgré lui (en collab.)(1892), La Dame de chez Maxim (1899), Feu la mère de Madame (1908), Occupe-toi d’Amélie (1908).

[11] .— Voir : André Antoine, in Mes souvenirs sur le Théâtre-Libre, Paris, 1921.

[12] .— Car enfin, le symbolisme est une néo-préciosité.

[13] .— Edmond Rostand : Ode à la musique (1890), Cyrano de Bergerac (1897), L’Aiglon (1900), Chantecler (1910). Les projets : La Dernière nuit de Dom Juan, ainsi qu’une Jeanne d’Arc, restèrent — hélas ! — à l’état d’ébauches.

[14] .— La pensée janséniste, résurgence de la pensée cathare, est difuse dans la préciosité, triomphante dans le sulpicianisme doloriste du XIXe. Nietzsche à la fin du même siècle exposera sa même défiance vis à vis du corps : ce qui empêche l’homme de se prendre pour un Dieu, dira-t-il, c’est le bas-ventre !

[15] .— Cyrano de Bergerac, Acte V, sc 5, v. 219-220.

[16] .— Ibid., v. 235-236.

[17] .— Ibid., v.212-217, passim.

[18] .— Ibid., Acte IV, sc 1O, v. 481-484, passim.

[19] .— Ibid., v. 504-508, passim.

[20] .— Ibid., Acte IV, sc 8, v. 414-429, passim.

[21] .— Ibid., v. 433-444.

[22] .— In Fusées, I : « Profondeur immense de pensée dans les locutions vulgaires, trous creusés par des générations de fourmis. »

[23] .—Ibid., Acte I, sc 4, v. 276-303, passim.

[24] .— Hector Savinien de Cyrano de Bergerac : La Mort d’Agrippine (1653), Le Pédant joué (1654), Lettres (1654), Histoire comique des États et Empires de la Lune (1657), Histoire comique des États et Empires du Soleil (1662).

[25] .— « Maintenant, afin que vous sachiez pourquoi tout le monde en ce pays a le nez grand, apprenez qu’aussitôt qu’une femme est accouchée, la matrone porte l’enfant au prieur du séminaire ; et justement au bout de l’an les experts étant assemblés, si son nez est trouvé plus court qu’une certaine mesure que tient le syndic, il est censé camus, et mis entre les mains des prêtres qui le châtrent. Vous me demanderez possible la cause de cette barbarie, comment se peut-il faire que nous, chez qui la virginité est un crime, établissions des continents par force ? Sachez que nous le faisons après observé depuis trente siècles qu’un grand nez est à la porte de chez nous une enseigne qui dit : Céans loge un homme spirituel, prudent, courtois, affable, généreux et libéral, et qu’un petit est le bouchon des vices opposés. C’est pourquoi des camus on bâtit les eunuques, parce que la République aime mieux n’avoir point d’enfants d’eux, que d’en avoir de semblables à eux. »
Cyrano de Bergerac, in Voyage dans la lune, éd. Garnier-Flammarion, Paris, 1970, p. 107.

[26] .— Selon le Baudelaire de la dédicace des Fleurs du Mal (1857)(deux siècles plus tard). — Faut-il entendre : sans péché ?

[27] .— « Certains physiologistes prétendent que la longueur du nez est le diagnostic de l’esprit, de la valeur et de toutes les belles qualités, et qu’on ne peut être un grand homme si l’on n’a un grand nez. — Beaucoup de physiologistes femelles tirent aussi de la dimension de cette honnête partie du visage un augure on ne peut pas plus avantageux. […] Les éléphants qui ont de l’intelligence à faire rougir bien des poètes, ne doivent cet esprit qu’on leur voit qu’à la prodigieuse extension de leur nez ; — car leur trompe est un véritable nez de cinq ou six pieds de long. — Excusez du peu ! / Cette nasologie pourra fort bien ne pas paraître à sa place au commencement d’un article de critique littéraire ; — mais en ouvrant le premier volume de Bergerac, où se voit son portrait en taille douce, la dimension gigantesque et la forme singulière de son nez m’ont tellement sauté aux yeux que je m’y suis arrêté plus longtemps que la chose ne valait, et que je me suis laissé aller à ces profondes réflexions que l’on vient de lire et à beaucoup d’autres dont je fais grâce au lecteur. »
Théophile Gautier, in Les Grotesques, début du chapitre VI consacré à Cyrano de Bergerac, passim.

[28] .— Où les mots substituts enfin, ayant la pesanteur des corps, s’étreignent dans le ciel-même d’une nuit, quand les corps, eux, restent en place : (R) : « Aujourd’hui/Vos mots sont hésitants. Pourquoi ? (C) : C’est qu’il fait nuit,/Dans cette ombre, à tâtons, ils cherchent votre oreille./ (R) : Les miens n’éprouvent pas difficulté pareille./ (C) : Ils trouvent tout de suite ? Oh ! cela va de soi,/Puisque c’est dans mon cœur, eux, que je les reçois ;/Or, moi j’ai le cœur grand, vous, l’oreille petite./D’ailleurs vos mots à vous descendent : ils vont vite,/Les miens montent, Madame : il leur faut plus de temps !/(R) : Mais ils montent bien mieux depuis quelques instants./(C) : De cette gymnastique, ils ont pris l’habitude !/(R) : Je vous parle, en effet, d’une vraie altitude !/(C) : Certes, et vous me tueriez si de cette hauteur/Vous me laissiez tomber un mot dur sur le cœur ! » Acte III, scène 7, v. 1378-1389.

[29] .— Edmond Rostand, in Cyrano de Bergerac, Acte II, sc 7, v. 252-264, passim.

[30] .— Ibid., v. 204-216, passim.

[31] .— Ibid., v. 216-224.

[32] .— Ibid., v. 233-237.

[33] .— Ibid., v. 237-244.

[34] .— Ibid., v. 245-250.

[35] .— Pour paraphraser l’Antonin Artaud du livre majeur du Théâtre au XXe : Le Théâtre de la Cruauté (1933) repris in Le Théâtre et son double (1938).




De l’acte créateur en peinture

Un peintre peint avec de la lumière, et non avec des couleurs. C’est même là ce qui fait toute la différence entre un peintre et un illustrateur.

Le véritable artiste dissout à proprement parler la matière pour la transformer en ondes de vie.

Si le peintre — comme le sculpteur — ne parvient pas à transformer les traits, les lignes et les courbes, en mouvement, l’œuvre n’est pas advenue, elle n’est pas.

Si le peintre ne parvient pas à transformer les taches ou points ou traits de couleur en autant de foyers de lumière, qui explose ou implose, éclatante ou sourde, l’œuvre ne vibre pas.

Ce qui caractérise la vie, c’est le mouvement, la vibration et la chaleur. Or, la chaleur n’existe que par contraste. Un bon artiste doit donc dans son œuvre, où traits et taches s’annulent entre elles, se dissolvent… jouer sur les contrastes pour situer son spectateur, susciter sa projection au cœur de l’œuvre, entre la vie et la mort.

Une œuvre réussie, aboutie, bien conçue au fil des années et portée, puis accouchée au fil des mois, des semaines ou des heures, voire des minutes, voire des secondes, une œuvre est et n’est pas… tout à la fois, comme tout ce qui vit en ce monde. Il faut qu’elle apparaisse — d’emblée — à la fois comme une hésitation et comme un choix, comme une question radicale et en même temps une affirmation péremptoire de vie. Il faut que cette question-réponse, qui se questionne encore et se répond à l’infini, apparaisse au premier regard comme une évidence, c’est-à-dire comme un évidemment qui crée un espace de vie supplémentaire pour faire vivre et bouger l’esprit, notre esprit, pour nous permettre enfin de concevoir notre être propre et le porter, pour l’accoucher ensuite… : « autre ».

Une œuvre n’est en somme que si elle parvient à épouser — jusqu’à se confondre à lui — le principe de vie… jusqu’à se confondre au principe de vie… jusqu’à devenir en ce monde « l’origine du monde ».

Une œuvre n’est au monde, n’habite ce monde poétiquement et ne permet d’habiter ce monde poétiquement que si elle est ce vide, ce qui évide, ramène tout à l’essentiel… que si elle est cette oreille, ce sexe, qui suscite le désir de dire et de féconder, le désir de concevoir, de se concevoir… de voir enfin un monde naître, le monde, ce monde renaître… : enfin « nouveau » !

[30 juin 2008]




La Pensée et l’architecture

« La phrase poëtique peut imiter (et par là elle touche à l’art musical et à la science mathématique) la ligne horizontale, la ligne droite ascendante, la ligne droite descendante ; […] elle peut monter à pic vers le ciel, sans essoufflement, ou descendre perpendiculairement vers l’enfer avec la vélocité de toute pesanteur ; […] elle peut suivre la spirale, décrire la parabole, ou le zigzag figurant une série d’angles superposés […]. »
Charles Baudelaire, second projet de préface aux Fleurs du Mal, 1861.

Tout ce qui pense, tout ce qui est vraiment pensé et qui vous pense, qui fait penser, s’architecture dans l’espace. Ce n’est pas le propre de la sculpture, de l’architecture ou de la danse seules, mais également de la musique, de la peinture et de la littérature.

Toute pensée incarnée s’étage et s’étend, et tourne sur elle-même pour ce faire comme une vis sans fin qui creuse jusqu’à l’infini et de l’espace et du temps, comme une spirale d’A.D.N. Ainsi, un seul point d’une œuvre contient-il tous les points d’une œuvre et inversement. Ainsi, une seule œuvre — et, partant, un seul point d’une œuvre — éveille-t-il également toutes celles qui l’ont précédée pour qu’elle soit et toutes celles qui la perpétueront, pour l’ouvrir davantage au monde qu’à elle seule elle contient.

Il y a des orchestrations musicales qui sont des architectures parfaites qui se perçoivent dans l’espace et nous contiennent en nous démultipliant, en nous clonant à l’infini de l’espace et du temps sur tout l’ensemble de leurs points.

Il y a des œuvres picturales qui, par le tournoiement subtil de l’annulation des couleurs et des traits, des lignes et des courbes, par le jeu des contrastes, lequel nous aspire et nous dispose en chaque point de leurs combats, de leurs luttes où se vivent à la fois sans cesse et mort et aussitôt renaissance, nous confèrent la toute puissance d’un démiurge en train de concevoir un monde, non fini surtout, un work in progress exaltant.

Il y a des œuvres littéraires et poétiques qui, telle une partition aux multiples portées sémantiques — par leur orchestration de correspondances, de synesthésies, de sentiments, de sensations, puis de polysémies de sens — suscitent à ce point nos cinq sens en les reliant dans une circulation infinie par le biais du fameux sixième, qu’elles concurrencent ce monde au point d’y réinsuffler précisément l’air qui lui manque toujours, le souffle qui manque.

— La pensée est architecture.

Elle s’étage, elle s’étend, elle étend au monde.

Elle crée cette circulation infinie et indéfinie qui nous fait habiter ce monde, qui nous permet enfin de nous fondre à lui en s’y projetant, de ne faire plus qu’un avec lui, pour enfin créer l’espace réel, nécessaire, d’un autre monde, en son envers… pour lui donner enfin sa profondeur et sa couleur, son son, son écho et son sens.

[30 / VI / 08]




Petite Suite des dieux perdus

Osiris :

Sans doute faudrait-il toujours parler du corps comme d’une « chose » qui ne nous est pas propre.

Homme d’ombre ou ombre d’homme : la mort serait la seule étoile pour éclairer notre horizon ?

Quand la souffrance nous étampe d’un poinçon sûr ou hasardeux et qu’on aimerait être deux pour mieux oublier sa morsure. Oui. Sans doute. Avancer jusqu’au risque le plus extrême ; jusqu’au risque nié par tous ; jusqu’au mépris ou plus. Quoi faire ?… Oh ! quoi faire d’autre surtout ?…

— Vivre.
Si tant est qu’il nous faille nous rebâtir dans le démembrement. Osiris déchiqueté.
Dans le dénombrement trouverais-je l’astreinte où toute angoisse se résout ?*

Icare :

Il regarde. Il est seul. Il vacille mais comme au faîte ébloui de son effondrement. Il ne sera jamais ni tout à fait à terre, ni tout à fait perdu dans la mer, puisqu’il n’est que le naufragé d’un rêve. Il ne le sait pas cependant.

Il se devance. Il espérait se devancer ; et, il trouve la nonchalance : un jour, on est comme débordé, pas débarqué, non, mais passé par dessus bord, voué désormais à mourir ou à flotter entre deux eaux. Alors, on glisse ; on est une algue ; on danse ; on rêve ; ou l’on rêve qu’on rêve encore — mais à quoi ? — On ne saurait dire. La vague qui devrait vous tuer vous déploît translucide et sensible à tous les courants ; on méduse, et l’on se dévoie ; on se dévoue à la fascination du vide ; on se pèse pour mieux sentir l’immatérielle joie de l’apesanteur de tout corps plongé dans un liquide occurrent, là, dans le néant ; on s’enivre de n’être rien, rien et vivant. Vivant pour quoi ? On s’interroge pour savoir si l’on espère encore, et quoi ? On ne cherche pas. On ne cherche plus. On constate — c’est tout — qu’on n’a pas de réponse, qu’il n’y en a pas — pas ou plus, —qu’on a plus de réponse pour rien, pour rien au reste. On s’arrange de ce qui reste : simplement vivre, pas grand chose, presque rien, à quoi pourtant il semble, il semblerait qu’on tient.

— Pourquoi ?…

À ce « pourquoi ? », tout recommence.
Icare n’est qu’une alouette. La mer, le ciel : son miroir.*

L’Acrobate :

Perpétuellement le mot comme un tremplin ou un obstacle. La parentèle pour choisir : celle des Anges et du saut.

Voilé, ce qui demeure inviolé passe sans qu’on l’arrête : il nous fait signe de le suivre au-delà, toujours au-delà…

Et le hérissement de la berge sur ce qui meurt et passe en suivant le fil du courant, scrupuleusement projeté, reproduit au ciel, s’affaisse… Et les mirages des lions inquiétants, terrifiants, rugissants, dérisoires, sur l’autre rive, disparaissent comme d’où venus, comme par enchantement.

— Dès lors, dès lors on s’aventure… et l’on s’équilibre… et l’on passe : angélique, Prince du saut à son insu sans avoir jamais rien compris… sans avoir jamais rien compris que la vérité : « Il faut croire ».

Pont de l’épée.*

Le Taureau :

Il déboule ; le terrasser, c’est terrasser la Terre en son mitan. Mais il déboule… comme s’il était le moyeu du Soleil et la Lune noire enchâssée sur lui, empalée qui rit, tout ensemble, heureuse de jouir, démone, de ce rut énorme, et, d’accoucher de ce fils noir, par sa bouche, comme un crachat dans l’arène, sur ce sable où il va mourir en roi.

Car, lui aussi, semble fixé soudain au haut d’un bâton, d’une hampe : là, céleste et mugissant, porteur de sa semence et de son sang.

Tel qu’il semble d’or, altier et indomptable comme les marées en furies, les marées blanches sur la mer léchant le côtes de l’Europe avant de finir sur le sable, mousse écarlate aux nasaux morts.

On sent qu’élancé vers le ciel, il traverserait toute mer pour s’unir, perpétrer cette noce et se perpétuer, cosmique, confondu à l’ardeur chaleureuse de tout vivant : Indra, Çiva, Nandî, Dharma, Vrishabha, védique : insondable !… tant, que tout à l’heure, lorsqu’il sera mort, les assises du monde peut-être seront détruites, peut-être, lorsqu’il sera mort, tout à l’heure, bientôt, dans l’arène…

Cosmophore, ne portait-il pas, hier encore, la mer de bronze, l’eau lustrale avec ses frères, comme pour se laver par avance de cette mort, fils du tonnerre et de la foudre ? Qui ne le craindrait pas ?

Son frère le cheval, autre fils de la Lune, l’affronte, porteur d’un être ingambe porteur de pique, d’une lance. Dans l’arène, taureau seul, il rêve alors de la douceur du fond des lacs, puis l’encorne d’un croissant de Lune au bas-ventre tant que le cheval ressuscite et meurt, que l’homme plonge alors son fer en son cœur pour un baptême de sang qui l’égorge, lui, et recrée le monde pourtant : solaire… solaire, solaire enfin… enfin fécond.*

Le Saut & L’Ange :

S’arranger pour rendre loisible en soi, toujours, le plus souvent une pensée hors du rang.

On ne devient ange que dans et que par le saut à vrai dire. À vrai dire, L’Ange, toujours, se définit par le saut !…

[…].*

La Diane :

Inaugurée par la parole, le Dédale, et sa perdition au-dessus du Temps qui se transmet par la Parole.

Nul ne l’entend pourtant ; nul n’attend son passage : il est vrai que le vol des grues d’Apollon, il n’est plus ici personne pour le déchiffrer, le rendre au monde clair et tintant parmi les signes quand « le cuivre s’éveille clairon ».

— Où le chantre ? qui saurait pousser l’aile encore de son chant pour le frotter aux schistes rudes des aurores de mort, aux schistes bleu du Levant ?

Le sable emplit les dunes de sable et leur mouvement est muet quand les ombres glissant sur le ciel sur elles, languides, passe. Dans les casernes désertées mangées par le désert, il n’est plus de veilleur au couchant pour donner le réveil, quand passe l’ombre des oiseaux vers Le Levant.*

Le Maudit :

Éperdu et le cœur en friches, détourant les regards croisés — des regards vides — pour s’inventer quelque soleil pour croire à la fertilité encore. Perdu, perdu parmi les morts comme un grain trop sec, un sel éventé qu’on disperse.

Fils de Caïn, poursuivi par l’ombre d’Abel, jusque dans les tombes inventées, orphelines, les tombes veuves pour les soirs errants d’un désastre qui se connaît, toujours plus humble dans les soirs…*

La Soif :

Peut-être que le ciel se fait dans l’ébréchure et consacre la coupe où le regard hésite au bord des yeux, pour boire ; car le bleu ne dévore jamais la soif mais l’affame jusqu’au désir, celui du « Rien », jusqu’au déni, jusqu’au désir de « l’ombre » éperdue perdue sous le nombre, perdue nombre perdu sous l’ombre, comme si la seule, l’unique et l’absolue nécessité pour l’être ne résidait jamais — parfait — que dans le recommencement, que dans l’appel, celui du “quelque chose” enfoui sous ou dans ce « bleu » : c’est là, là, la saveur toujours distante à peine devinée sous la soif et du bout des yeux, que cette éclipse permanente, ce « soleil noir » « irrémédiable » qui, cependant, donne le goût, ce goût — oh ! oui ! — de l’ineffable, comme on donne un coup de couteau.

Dès lors ; dès lors, voici qu’Œdipe pose — dais d’or — sa main sur l’épaule fille de sa soif noire qui le guide par-delà ce qu’il croyait être, sous la portée du coup donné, du coup porté, le renoncement ultime ; et, voici que la fille noire de sa soif — son guide — le guide vers L’Aurore… vers enfin — sa fin ? — enfin, L’Aube !…*

Le Kobold :


[esprit lutin, familier dans les contes allemands]

*

La Quête :

Dieu : l’hypothèse révérée.
Car tout s’inaugure au paraphe, entre l’exigence et le reniement.*

L’Ego :

L’ego se lègue, tout de go, au rien au vide, comme on se débarrasse, comme on vide ses poches, comme on débande et qu’on déballe ce que l’on débaptise dans la désillusion lorsque l’amour n’est plus présent.

— L’homme ?…

— La rencontre d’un Ange et d’un démon. Une lutte. Une lutte à mort.
Quiconque croit qu’il est autre chose est mort. Quiconque croit échapper au combat est un lâche, mais surtout, surtout, un idiot.

Répondre à la diabolisation en prouvant que l’on est un ange, donner ses preuves d’angélisme, voire d’archangélisme — d’ange armé donc, — s’ils insistent, persistent dans leurs erreurs.

— L’homme ?…

— La rencontre d’un Ange et d’un démon. Une lutte, une lutte à mort.*

[Extrait de Le Livre des rencontres, 1999]




Petite Suite des mots amis

Les Mots :

Les mots, ce sont les yeux du monde. Qu’ils vous aiment, qu’ils vous haïssent, par eux le monde nous regarde alors droit dans les yeux, et, grâce à eux, nous nous voyons tels qu’en soi, quand ceux des hommes voient tels qu’en eux : eux nous renvoient toujours meilleurs, meilleurs ou pire.

Seuls les yeux des mots ne mentent pas. *

Les Mots usés :

Les mots usés sont ceux-là seuls qui savent se poser comme un insecte sur les choses, l’osent, presque sans bruit, les mots de reste […]. Ils seraient la légèreté, s’ils ne comblaient d’abord une vacuité : celle des choses de « ce monde ». Sans eux, rien n’est, puisque nommer, c’est faire naître et posséder, posséder ou exorciser ; mais eux, poverellos de la langue, nomment la chose « en soi », pour elle !… et la libèrent, pour mieux alors la courtiser légèrement, l’investir d’un frémissement fécondant, d’où peut naître, à terme, une infinité de réalités, autres, nouvelles !

Zélés, ailés… les mots usés sont ceux-là seuls qui savent délier le sexe des choses, les aimer. Ils sont alors père, fils et amants. Ils fondent délicieusement le grand inceste de la langue, la terrible transgression qui rend l’homme libre, et le monde alentours de lui : « vivant ».

Les mots usés sont les grands violeurs du vide ; l’usant, ils en usent à leur aise avec lui, jusqu’à le confondre, jusqu’à s’y fondre au-delà de toute présence au monde, réinstaurant le « Grand Royaume » : et du « Silence », et, de « l’Absence », où tout est permis, même Dieu.*

Le Livre :

Comme la veine d’un flamboiement froid qui nous gagne et nous propulse jusqu’au ciel, la page semble appeler le sang comme s’il était un sang au Silence ; parce qu’il est un sang au silence… et, que, de phosphore invisible, il bat.

Le livre est toujours un corps qu’on feuillette amoureusement, un corps plus sensible en ce sens que la chair que l’auteur y a déposée, amoureux, parmi les mots couchés, y est impalpable et cependant plus frémissante : puisqu’elle est, puisqu’elle éveille, le désir même de toucher, au-delà de l’embrassement des mains tenant du vide, cette plénitude épanouie, à la fois offerte et inaccessible.

Le livre qu’on ouvre est ainsi, toujours, quand il fut fait avec amour, dans un élan patient d’amour, comme une femme, fidèle, qui vous attendait, et qui vous ouvre des bras chargés d’odeurs légères, ou lourdes au contraire, lesquelles vous étaient destinées, se vouaient à vous seul, parfum qui se libère dans le bruissement frais et furtif des pages d’un tissu qu’on froisse, déjà mû par l’envie du déduit née des retrouvailles.

Bientôt, dans la célébration sereine, sage et cachée de cet amour retrouvé, qui trouve et prend le temps de s’inventer encore — de s’inventer un corps ? — elle vous offrira les trésors à jamais secrets parce qu’à jamais renouvelés de son intimité, plus capiteuse encore.

Et vous roulerez avec elle, au-delà du réel, quel que soit l’âge : toujours jeune avec elle, toujours plus beau, toujours aimé, prêt au partage…

Vous lui direz alors, peut-être : « Je t’apporte l’enfant d’une nuit d’Idumée […] » ou autre chose encore, ou simplement : « merci… ». Et, vous endormant avec elle, las, soudain là, d’aimer, le lendemain, comme surgissant d’une mer étale, vous renaîtrez, étonné.*

L’Écriture :

au « Vieux Saltimbanque »

On pourrait croire — trop souvent — qu’elle n’est qu’un petit théâtre de nos frustrations intimes, qui nous intime nommément de faire l’histrion pour le divertir, lui faire oublier : et l’obscurité, et le temps qui passe, et la mort, sous les lumières passagères, dans les éclairs fallacieux, fuligineux de « l’hystérie »… ; mais le génie de ce théâtre doit davantage aux sylves irisées d’un air irisé d’arcs-en-ciel mineurs — minutieuses apparitions des divinités minuscules qui les habitent, là… — et à la profondeur humide des bois premiers, qu’à la poussière des planches et des tréteaux de foire.

Arrière, arrière, arrière, arrière-petit-fils du Puck ou de l’Ariel de Shakespeare, il importe alors de se trouver quelque génie parmi ses ascendants, de se les inventer du moins, d’y croire… si l’on prétend durer un peu, un peu dans la famille, dans la famille et sur les planches.*

Le Savoir :

Un bruissement, le bruissement de pages qui ne bougent pas, m’environne, comme un chuchotement de conscrits autour d’un futur évadé. Légèreté. Légèreté qui vous écrase ; j’étais comme écrasé par la légèreté d’un matin pâle, pâle et léger : celui des pages.

Nuages blancs, grands transhumants, les voici volant vers Numance où l’enfant Viriate attend l’écrivain Miguel de Cervantès Saavédra sans doute, pour se jeter des tours. Dans cet enfant qui meurt, rebelle, Cervantès voyait-il, « Cervante » mettait-il et y lisait-il un symbole, lui aussi de l’acte d’écrire : témoigner de ce qui est mort ou de ce qui va mourir ?… de ce qui va rester intact surtout… intact, indéfectible ?

— Lire : au-delà d’un « lâcher-prise » : sérénité de la fatigue qui peut se traduire en sérénité du renoncement. Lire ou écrire, c’est créer : pratique de la Haute École du « saut de L’Ange » sous la règle, sous la férule — voire même sous le fouet — de La Pensée. Lire, écrire… : marcher au pas de la pensée rebelle qui se jette du haut des tours en son temps, et, apprendre avant à faire ses tours, dans la carrière, sur Pégase. Dans les livres, toujours j’ai lu l’espérance. Avais-je tort ? L’espérance ?… C’est la vérité dans le doute. Qu’est-ce que lire ? C’est dire que la vérité, c’est le doute qui se connaît et qui ne cesse d’avancer dans le silence qui lâchera sensiblement tout ce qu’il sait, à l’aventure. Oui, le Quichotte n’est jamais que l’enfant Viriate qui, réincarné, saute… saute sur les moulins… parce que les tours sont des ogres…

— Et si lire, non pas concurrençait la vie, mais singulièrement l’augmentait ? Comment dire : par dilatation, par engrossement successif de notre nuit qui s’accouche pour s’ouvrir à l’altérité, enfin, dans la folie, la folie du saut et du vide ?… C’est une grande chose… Oh ! c’est une grande chose d’apprendre que les hommes sont mauvais ; c’en est une plus grande encore que de découvrir et d’admettre qu’ils peuvent aussi parfois être bons. Ô ne pas être enceinte, puisque toute enceinte est prison, même si elle peut-être aussi refuge, mais plutôt être enceint du monde, et du goût du saut : porter L’Ange ! Porter L’Ange en soi, et sa faim !…

Lire, à vrai dire, quand L’Œuvre est bon, distend le cœur, distend l’âme, car L’Œuvre enfin nous pénètre — souffrance délicieuse mais souffrance ; il nous pénètre et nous travaille, comme la vie brutale, mais l’œuvre le fait, elle, seule, amoureusement. Plus le cœur est gros, plus le cœur est grand. Seuls les cœurs gros sont habitables. Dans les autres qui logerait ? On n’y tient à peine. Si bien qu’écrasés, trop à l’étroit, au premier geste, ils nous expulsent. Le savoir de l’humain par l’humain nous rend habitable. Plus le cœur est gros, plus le cœur est grand.

Un bruissement… le bruissement de pages qui ne bougent pas m’environne, comme un chuchotement de conscrits autour d’un futur évadé…*

La Ponctuation :

Après le raccord à la langue, ce raccroc qu’on croit un recours, après ce réaccord de soi à soi, de soi à l’autre, à cet autre qui rêve en nous, « en soi »… comme un coup de pédale, qui, sur un piano, fait sonner la note ou l’étouffe, la ponctuation opère à demi-note, à demi-mot.*

Écrire :

Tout entier ramassé dans la parturition et le dénombrement, « vaporisé » à vrai dire, je songe au « rude prix de santé » que nous devons payer pour dire ce qui ne se nomme jamais mais qui nous somme, incessamment nous assomme et nous emmure, nous emprisonne en soi dans cet ego dilapidé qui s’effondre sur soi sans parvenir à s’ériger « pour les siècles des siècles ».
Je me tais. Je cherche la faille. Je mesure la puissance fatale de l’ennemi, qui, je le sais, peut cependant être vaincu quoi qu’il paraisse. Je me rassemble alors dans l’immuable.*

[1999]




Tolkien en géographie

Voici l’introduction à une analyse géographique de cette épopée moderne qu’est Le Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien. Il s’agissait de montrer, contre les théoriciens d’une littérature qui ne parlerait jamais que d’elle-même, qu’il est possible d’étudier géographiquement un espace littéraire. L’intégralité de notre travail est disponible plus bas, en format PDF.

« Les mythes que nous tissons, même s’ils renferment des erreurs,
reflètent inévitablement un fragment de la vraie lumière […] »
J.R.R. Tolkien

« Fournir une Mythologie à l’Angleterre ». Tel était le projet de John Ronald Reuel Tolkien lorsque, reclus dans son bureau de linguiste à l’université d’Oxford, il faisait surgir, sous sa plume, les nombreux personnages destinés à peupler l’univers qu’il avait inventé, et qu’il simulait une mythologie rêvée, fondant par là le genre de la fantasy. C’est ce que confesse Tolkien en 1951 dans une lettre adressée à Milton Wadman :

« J’ai été très tôt attristé par la pauvreté de mon propre pays bien-aimé : il n’avait aucune histoire propre (étroitement liée à sa langue et à son sol), en tout cas pas de la nature que je recherchais et trouvais (comme ingrédient) dans les légendes d’autres contrées. »

Ainsi donc, bien avant d’être nourri par des représentations historiques datées, le monde créé par Tolkien s’enracine dans un terreau mythique dense et pluriel, au point qu’il porte en lui-même sa propre temporalité, comme en témoigne la longue chronologie fournie par l’auteur en appendice du Seigneur des Anneaux. Cet univers qui n’est pas seulement historique ou mythologique mais aussi géographique, cet espace physique, avec ses montagnes, ses fleuves, ses forêts, ses vastes plaines, il l’appelle : la Terre du Milieu. La toponymie de cet espace est elle aussi construite de toute pièce et repose sur une vaste entreprise philologique, qui tisse des résonances complexes sur un canevas de dialectes imaginaires. Il n’est donc pas jusqu’au nom même des villes et des lieux-dits que traversent, tout au long du livre, les personnages tolkieniens, qui ne participe à un certain « dépaysement ».

Pour toutes ces raisons, la Terre du Milieu est un espace fictif et imaginaire ; et sa spatialité demeure toute littéraire. Peut-on dire pour autant que l’univers du Seigneur des Anneaux, en sa qualité d’« espace mythique », résiste à toute approche géographique frontale ? L’important travail géographique mené par Tolkien lui-même, qui désirait, en véritable pionnier, proposer un support cartographique à son récit, nous interdit de le penser. Le professeur de linguistique et de littérature anglaise ne pouvait ignorer les contingences liées à l’organisation de l’espace, et, plus particulièrement, celles liées à l’organisation de l’espace urbain. Bien plus, son scrupule en matière de cartographie était aussi grand qu’en matière de philologie ou d’écriture. Il tenait à ce que ses récits, bien que fantastiques, soient marqués du sceau du réalisme, et que cette fiction ait, dans ses aspects quotidiens et familiers, l’air de la réalité. Dans une lettre de 1955 adressée à Rayner Unwin, son éditeur, avant la publication de l’ouvrage, il écrit dans l’urgence :

« The map is a hell ! I have not been careful as I should in keeping track of distances. I think a large scale map simply reveals all the chinks in the armour – besides being obliged to differ somewhat from the printed small scale version, which was semi-pictorial. May have to abandon it for this trip ! [1] » (c’est nous qui soulignons.)

C’est donc l’hypothèse de l’existence d’un contenu géographique réel dans l’Œuvre de Tolkien que nous chercherons à approfondir tout au long de notre étude, qui sera consacrée aux réalités urbaines de l’espace mythique mis en récit dans le Seigneur des Anneaux. La Communauté de l’Anneau, qui parcourt la Terre du Milieu avec pour objectif la destruction de l’anneau au Mordor, est d’ailleurs composée de membres dont la diversité est à l’image de ce vaste espace géographique. Quand l’Elfe Legolas côtoie le Nain Gimli, ce sont deux approches culturelles mais aussi géographiques qui se rencontrent : l’un vit dans des « villes-forêts », l’autre au sein de villes creusées dans les profondeurs rocheuses de la terre. Chaque race possède une organisation spatiale différente, et au sein même de ces espaces, des différences peuvent surgir. Les réalités urbaines multiples de cet espace géographique suscitent d’ailleurs la comparaison quand des d’individus aux identités diverses se rencontrent. Peut-on dire qu’un regroupement de population dans une forêt (la Lorien), sous terre (la Moria), ou dans le bocage (la Comté) constitue à une ville à part entière ? Quels autres éléments permettent de la constituer, voire de la reconstituer après la guerre ?

Dans un souci de précision, nous avons pris le parti de resserrer notre analyse autour de deux figures explicitement distinctes de la ville : la ville hobbite d’une part, principalement décrite dans le Prologue ainsi que dans le Livre Premier, et la ville humaine d’autre part, qui trouve sa plus large expression au début du livre V à travers la découverte de Minas Tirith par le Hobbit Pippin (Peregrïn Touque). L’analyse successive de ces deux formes de territorialisation urbaine sera l’occasion d’employer, dans un contexte nouveau, les outils multiscalaires de l’analyse géographique. Un ensemble cartographique viendra appuyer ce travail de comparaison des formes d’organisation de l’espace. Après avoir décrit les différentes formes de territorialisation urbaine ainsi que les deux identités raciales ― au sens le plus neutre du terme ― auxquelles elles renvoient dans la géographie imaginée par Tolkien, nous étudierons la confrontation entre deux manières différentes d’habiter la ville ― la citadinité hobbite et la citadinité humaine ― afin de dégager ce qui pourrait être une pratique de la rencontre et une invitation au nomadisme citadin.


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Documents joints


[1] « Cette carte est un enfer ! Je n’ai pas été attentif comme j’aurais dû l’être dans le report des distances. Je crois qu’une grande carte révèle tout simplement les failles de l’armure – en plus d’être légèrement infidèle à la petite version imprimée, qui était à moitié dessinée. Je risque de devoir y renoncer à cause de ce faux pas ! » (c’est nous qui traduisons.)