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De la haine des profils d’une œuvre

ou des Maladies Textuellement Transmissibles [M.T.T.]

De l’ombre artésienne et non cartésienne des problématiques, de la haine des « profils » pour élèves de classes de premières et de terminales, de l’exécration des « profs » (sur et sous) profilés qui les font ou les utilisent.

(Maladie terrible et sournoise : « la profilite aiguë ». « La profilite aiguë » est un sida mental qui décime chaque année des générations de scolarisés, autrement dit : des générations de lecteurs possibles. Les profils sont un foyer d’infection terrible : les idées qui s’offrent ainsi — qui se vendent même, au plus grand nombre, au prix de gros et de gogos — ont nécessairement traîné partout… : susceptibles de procurer autant de terribles M.T.T. [Maladies Textuellement Transmissibles] ; et, l’on s’étonne, ensuite, que ces jeunes ne liront plus !!!

— Réaction salutaire et salvatrice à laquelle, d’urgence, il faut engager chacune et chacun des scolarisés, …des scolariseurs, des recteurs  [1]… , pour parler des œuvres : plutôt que d’avoir le réflexe « Profil », avoir le profil du réflexe : celui du sens critique.

— Cela existe-t-il encore, Bon Dieu  [2] ?! ?…)

« Préalable » :

— Premier point : Le mot « artésien » […] : le mot « artésien » est celui qui désigne dans les pays de l’Artois des puits d’eau jaillissante.
— Point second : Le mot « cartésien » […] : le mot « cartésien », au sens vulgaire et dévoyé — c’est dire : le plus couramment employé — désigne ce qui est logique et rationnel.
— Troisième point : Les « problématiques » […] : les « problématiques » sont l’essence quintessenciée qu’un lecteur parvient peu à peu à dégager d’une œuvre après l’avoir assidûment côtoyée, profondément explorée, on pourrait dire investie, voire infestée [3]. Mais le sens est toujours mouvant par essence, il le reste, et, sans cesse renouvelé, quand il s’agit d’un vrai livre, régénéré par les courants des époques, les êtres et les événements qui le parcourent, souterrainement y affluent. L’étude des problématiques serait ainsi plutôt l’étude des circulations sémantiques s’opérant dans un texte autour d’un courant majeur qui l’irrigue (toujours mouvant, on l’a dit) vers lequel tout converge, duquel tout rayonne : ce que Jean Cocteau volontiers appelait « la ligne ». Gardons plutôt cette idée de circulation pour nous rappeler que l’essence d’un livre réussi est, quoi qu’on fasse, quoi qu’on dise — à moins de recourir soi-même à la création et au poétique pour le nommer, pour le contenir — : insaisissable, reste indicible, fluide.
— Point quatrième : L’« ombre » […]. L’ombre artésienne est donc une métaphore qui suggérerait que les œuvres sont pour le lecteur vraiment à proprement parler : le « puits » de connaissance rabelaisien, inépuisable (réellement lorsqu’il s’agit d’un chef-d’œuvre) ou en apparence du moins, dont le jaillissement dans l’ombre nous rappelle que chaque lecture opère davantage et plus profondément dans l’inconscient (du moins d’abord) que sur le conscient qui prétend bourgeoisement, avec vanité et souvent une fatuité imbécile, à le réduire à la logique et à la rationalité.

— Premier bilan, une fois ces quatre points énoncés :

— « Artésiennes » et non « cartésiennes » sont les problématiques. N’en déplaise aux auteurs de « profils » en tout genre qui prétendent mettre la littérature en fiches pour mieux la soumettre non à libre examen mais à un examen imposé avec diplôme à la clef.

« DISPUTATIO » :

Dans sa fameuse Lettre aux Recteurs des Universités Européennes, publiée dans le numéro 3, première année, du 15 avril 1925 de La Révolution Surréaliste [4] (principal organe de presse du groupe de 1924 à 1929), le poète et le dramaturge et acteur Antonin Artaud avait déjà tout dit à ce sujet. Il avait beau affirmer (par ailleurs), que « les chefs-d’œuvre du passé ne sont bons que pour le passé, [qu’]ils ne sont pas bons pour nous » : son propos reste valable, du haut en bas de l’échelle de mesure du Kulturel, bref de l’establishment [5] qui prétend que seul par lui doivent passer, passent les œuvres. Soyons concrets : je veux dire du recteur [6] à l’auteur de profil [7] et du professeur au critique [8] : dans la mesure où ces derniers imposeraient une interprétation unique, se disant et se proclamant soi-disant rationnelle, logique.

— Écoutons Artaud dans sa vocifération prophétique : cédant à ce que nous pourrions nommer sans hésiter une sainte colère (les prophètes-poètes y ont droit !). Il faudrait pouvoir dire ces mots avec la voix d’Artaud, sa diction si particulière, si douloureusement soulignée, quasi écartelée, et, sur toute la tessiture, du plus grave au plus suraigu, avec ses grondements quasi marmoréens et tous les sifflements de son persiflage ; car « La poésie ne prend son sexe qu’avec la corde vocale » comme le proclamait à juste cri Léo Ferré (Elle est incarnée, la littérature ! — D’abord là ! — et l’on peut désigner la gorge du doigt [9] —) :

Laissez-nous donc, Messieurs, vous n’êtes que des usurpateurs. De quel droit prétendez-vous canaliser l’intelligence et décerner des brevets d’Esprit ? Vous ne savez rien de l’Esprit, vous ignorez ses ramifications les plus cachées et les plus essentielles, ces empreintes fossiles si proches des sources de nous-mêmes, ces traces que nous parvenons à relever sur les gisements les plus obscurs de nos cerveaux.
Au nom même de votre logique, nous vous disons : la vie pue, Messieurs. Regardez un instant vos faces, considérez vos produits. À travers le crible de vos diplômes, passe une jeunesse efflanquée, perdue. Vous êtes la plaie d’un monde, Messieurs, et c’est tant mieux pour ce monde, mais qu’il se pense un peu moins à la tête de l’humanité.

Artaud avait précédé cette conclusion sans appel d’accusations terribles, d’affirmations formidables — au sens étymologique — (à proférer encore, encore à la Artaud) comme :

Dans la citerne étroite que vous appelez « Pensée », les rayons spirituels pourrissent comme de la paille.

Oui […] Oui !… Oui, oui !!… …Oh ! Oui !!!… : « Pour en finir avec le Jugement [du] Dieu » des « Profils » et des profileurs : pour leur faire adopter enfin (enfin !…) le profil bas (— Ô cons !) :

Il y a à trouver maintenant la grande loi du cœur, la Loi qui ne soit pas une loi, une prison, mais un guide pour l’Esprit perdu dans son propre labyrinthe. […] Dans ce dédale de murailles mouvantes et toujours déplacées, hors de toutes les formes connues de pensée, notre Esprit se meut, épiant ses mouvements les plus secrets et spontanés, ceux qui ont un caractère de révélation […]

Enfin, pour conclure avec Artaud, « Artaud le Mômo » et son propos (sachant bien que c’est impossible, et, que nul ne saurait refermer la boite de Pandore littéraire qu’il a fracassée et laissée béante comme un ventre, ventre qu’il a ouvert méthodiquement, en artiste, en vrai « Jack l’éventreur » poétique qu’il fut) : cette dernière imprécation, avant que de vaticiner — lyrique en diable — à notre tour :

Le plus petit acte de création spontanée est plus complexe et plus révélateur qu’une quelconque métaphysique.

— « Qu’une quelconque métaphysique […] ». Restons sur ce mot. Il faut entendre ici, comme toujours chez Artaud, le terme « métaphysique » au sens strict, avant tout au sens strict, comme quelque chose qui se situerait en dehors du corps (car, on s’en souvient : physique = corps/méta = à côté ). Bref, qui en serait privé, alors que l’art tout entier dans son mouvement correspond pour l’artiste (quoiqu’il affirme) à la volonté de s’incarner : ne serait-ce que dans ce corps de substitution qu’est l’œuvre. La « critique-critique » (seulement bêtement critique) — entendons : la critique qui n’est pas poétique — n’a pas de corps, en effet ; c’est pourquoi, jalouse, elle s’attaque à celui de la poésie (voire du poète) pour se venger. Artaud fut, pour symbole, enfermé et soumis au viol — au viol psychique — de l’électrochoc, dont, disait-il, nul ne se remet. En ex-Union-Soviétique, les écrivains dissidents avaient droit eux-aussi à l’hôpital psychiatrique ou au goulag : son autre forme. Du côté de l’extrême droite — qui, on le sait, se prend toujours pour l’extrême droit — : on sait qu’Hitler avait des camps de vacances très particuliers pour les opposants. Quant aux « libéraux » du Kapitalisme illusoirement triomphant et à tous les disciples de la « libre-entreprise » (pourvu qu’elle soit leur enfant), on sait qu’ils ont pour la vraie pensée, libre, la pire des prisons : la censure par l’indifférence : « Dites la vérité à l’Est [disait, naguère, Soljenitsyne] et l’on vous emprisonne. Dites-là à l’Ouest, et tout le monde s’en fout. » Dans le monde pseudo-libéral — lequel, comme chacun sait n’est avare que de ses libéralités — tout est soumis à examen, à cette forme de censure cachée, à ce test de calibrage où il faut, on le sait, présenter « son meilleur profil » : le plus recensé et le mieux classé, le plus anthropométrique !…

Mettre une œuvre en profil, c’est la parquer. La parquer, c’est déjà avouer qu’on s’apprête à l’exterminer, à en finir avec elle. Le « prêt-à-penser » fait toujours partie des prémices premiers du « prêt-à-déporter » : il en est le signe.

L’idée de mettre une œuvre en profil relève : soit de la plaisanterie la plus pure, soit de l’acte fasciste le plus délibéré ; elle correspond dans la pratique à un acte de censure en imposant une interprétation unique et calibrée, en murant ce qu’Artaud appelle : « le labyrinthe » (parenthèse sans insister : il l’appelait ainsi parce que l’incarnation, même poétique, posait un problème pour lui). La censure opère en comblant ce que nous avons déjà nommé « le puits », en retirant à l’œuvre ce pouvoir qu’elle a de provoquer chez son lecteur ce que Cocteau appelle joliment et tellement justement dirais-je : « l’érection mentale » (« érection » : premier mot ; « mentale » : le second… ). Juste comme s’il existait aussi une parthénogenèse de l’esprit, voire de l’âme, qui régirait la seconde : espace de la psychanalyse […]. « Mystère » de la conception, « érection » qui va pénétrant dans le ventre de l’Œuvre (filons la métaphore, dussions-nous choquer, sans pruderie), qui va dans ce ventre en se rendant fécondant pour lui permettre (paradoxe !) de s’y concevoir, de s’y concevoir soi, de s’y laisser porter et maturer pour s’accoucher au monde ensuite, à soi, à soi enfin, au monde enfin : enfin nouveau ! —Foin des casseurs de coups de tout bord qui ont des principes à défaut d’avoir des idées et prennent leurs préjugés pour des opinions qui se doivent de faire loi […], foin des casseurs donc qui transforment leur morale en ciseaux, en faucille et en marteau (ou en francisque ou autre) pour castrer tout ce qui prétendrait bouger, naître et fomenter un avenir…, foin de ceux-là donc qui entendent tout régenter, tout contrôler, à commencer par l’incontrôlable (entendons ici « toutes les expressions spontanée de la sensibilité ») : il convient d’affirmer en effet (pour mieux les ignorer), que l’œuvre nous rend d’abord fécond et d’abord qu’elle nous émoustille ( — à moi Rabelais ! ). Pour s’en convaincre, pour « se pénétrer » de l’idée : redéfilons (pour ne pas dire : enfilons) une seconde fois la métaphore coctélienne filée, tiens ! Redéfilons-là ! (Trâlalâh !…). Enfilons-là encore et encore — Nâ ! — Ne serait-ce que pour décoincer ceux qu’elle choque mais qu’on aime bien, qu’on aime bien quand même et qu’il faut soigner… : je répète (repète et repouët), pour ceux qui ne l’auraient pas saisie : l’œuvre (L’Œuvre aussi) est un ventre qu’on rencontre où l’on s’oublie soi [Ô Orgasme !…], qui nous porte, se doit de nous porter longtemps. En elle nous nous formons : lentement, nous nous transformons. Elle annule le temps. D’elle nous ne ressortons plus : nous y redevenons enfant, jusqu’à ce qu’elle nous réaccouche au monde, neuf, et vivant. La création que représente l’œuvre nous crée donc, oui, par… : ce que nous y avons projeté, ce que nous avions de plus mystérieux en nous-mêmes : la vie, ce pouvoir, qu’elle possède, aussi. — Foin des casseurs de coups (vraiment !) : toute critique vraie, tout rapport à l’art, est une érotique. Tout auteur de profil est un castrateur, un coupeur de poil de cul et de poil dans la main en quatre pour potache branleur (ne sont-ils pas les mêmes alors ?). Les collections de type « profil », c’est l’État civil des Œuvres : le poétique, la création doit se présenter au guichet, puis le lecteur ensuite… — Alors, forcément, rien ne se passe ! Forcément ! Derrière un guichet ou devant : que pourrait-il se passer ? — « Extasiez-vous dans l’hygiaphone, s’il vous plaît ! Déposez les pièces justificatives ou prenez les documents par le truchement du tourniquet… » — Niquette, oui !… — Ivresse, pour le moins contrôlée ! N’en déplaise aux casseurs de coups de tout poil (allez, répétons-le une ultime fois par plaisir) : nul ne pourra jamais prétendre avoir su mettre « l’indicible » et « l’innommable » d’une œuvre en fiche, à moins d’être un imbécile [10].
Mais je parlais de « puits » tout à l’heure, et je parle de « ventre » soudain : on va me dire que j’ai quitté mon sujet […]. — Eh bien non !… Non [11] ! puisque « puits » signifie en hébreu : la femme, l’épouse. Pour lire une œuvre, il faut accepter de s’y pencher, de s’accouder à la margelle au bord, de s’y mirer d’abord tel Narcisse, de l’épouser enfin, de s’y jeter, d’y disparaître (le philosophe Jacques Derrida [12] dirait de s’y « invaginer », et j’ajouterai, moi : pour naître). À la fois amante et mère, l’œuvre (L’Œuvre) est comme Gaïa, La Terre, la déesse originelle grecque : la déesse-mère. Amante et mère, l’œuvre (L’Œuvre) dans l’intemporalité : qui se laisse approcher par le lecteur, soudain devenu Ouranos, (Le Ciel ), avant que Cronos, (Le Temps ), le voyant, jaloux, ne le castre, traîtreusement, par derrière, d’un coup de faucille critique, en vain ( En vain ? — en vain […]) car de la pensée morte du lecteur tombée dans la mer primitive, de son écume alors, naît Vénus, La Beauté : intemporelle encore, comme un muet reproche qui accuse Le Temps et rend justice au Ciel en quelque sorte […].

— On m’aura compris (j’espère) par-delà la provocation lyrique et la métaphore : de méthode honnête, pour lire, pour prétendre lire, avoir lu vraiment une œuvre (une Œuvre), il n’y en a qu’une : une pensée en désordre jaillissant au contact des œuvres (des Œuvres), mais un jaillissement mâturé avec zèle, exploité, ensuite. On pourrait formuler la chose (« chose » au sens shakespearien du terme : oui, oui, oui, oui…, certes puisque c’est toujours un peu dégoûtant, effrayant, délicieux et effrayant, cet acte de la lecture) on pourrait formuler la chose d’une autre façon et dire qu’il faut un jaillissement spontané né de l’œuvre telle qu’elle « nous pense [13] », et « penser » l’œuvre (L’Œuvre) ensuite. Ainsi, du désordre premier naît un ordre, après classement, qui peut en cacher un second, puis un troisième […], toujours plus parfaits et […], ainsi de suite […], ainsi du reste : selon qu’on entend ou non pousser l’interprétation par définition infinie, variant selon les époques auxquelles l’œuvre sera lue, étudiée ensuite, « connue » (au sens biblique). Car, ne l’oublions pas, l’œuvre (L’Œuvre) comme l’être humain lui-même, toute œuvre (Œuvre), est le produit d’un contexte, et dans l’environnement d’un contexte neuf se modifie comme une sculpture, voire une peinture : avec la lumière (La Lumière ?)…

— Mais, cela, c’est un autre sujet.

(Septembre 1997)

[Cet article est paru une première fois dans la version papier de Polaire aux éditions GabriAndre, à Saint-Jean-de-Valériscle, en 2000]


[1] .— Pas rectums encore !…

[2] .— Mille-Milliards de trougniasses cathéchisées et confirmées : bonnes pour le mariage et pour le service !

[3] .— Car enfin, il est fait appel au désir de création, à la réaction — bon sang ! — au sentiment démonique et volontaire de cet ange sans lumière d’abord qu’est le plus souvent le potache !…

[4] .— La Révolution surréaliste, n°3, 15 avril 1925, p. 11.

[5] .— Ah ! Pauvre Étiemble !…

[6] .— Très rectums, ici !…

[7] .— Pire encore !…

[8] .— Oh ! Là ! : on ne qualifie même plus.

[9] .— Poésie : puissance d’adéquation à une voix donc à un corps.

[10] .— Pour définir la « profilite aiguë » : de fait, j’hésite entre « castration » et « sida mental » (M.T.T. : Maladie Textuellement Transmissible).

[11] .— Pin ! Pon !…

[12] .— Da !…

[13] .— Voir le Rilke (1875-1926)(Autrichien) des Sonnets à Orphée-Die Sonette an Orphéus (1923) & des Elégies de Duino-Duineser Elegien (1921-1922).




Mai 68 : un Biafra de l’utopie

Que reste-t-il de mai 68, et de ce qu’on nomme habituellement sa « Révolution » ?… En ce 22 mars 2008, qui marque le début des célébrations hystériques plus qu’historiques qui ne vont pas manquer de se succéder, à POLAIRE, on choisit de s’interroger nous aussi, et de tenter de répondre un peu à la question…


Mai 68, vu par Henri Cartier-Bresson

MAI 68 : UN BIAFRA

DE L’UTOPIE

Pour Dinu Lipatti, mort à 33 ans, pour le remercier de son interprétation de « Que ma joie demeure » de J.S. Bach, qui devrait être l’hymne international du nouveau monde à construire

[Dans le consensus de célébration général, je crains de n’être — une fois de plus — guère « politiquement correct », et, pour ce faire et pour le dire, à la langue de Paul Valéry, pour une fois, je préférerai « la langue verte » comme un hommage au bon François Villon, notre Maître exorciste et exorciseur devant « L’Éternel Retour » du médiocre… Puis, à vingt ans, sous l’influence de mes brillants Aînés soixanthuitards, je parlais ainsi. Alors !…]

LE POISSON POURRIT PAR LA TÊTE

Les révolutions sont comme le poisson : elles pourrissent toujours par la tête. Après les mouvements beatnik et hippie qui continuaient l’élan de libération romantique et d’internationalisation du rêve d’abolir toute frontière entre les races et les cultures, dans un syncrétisme spirituel certes naïf mais d’une grande fraîcheur, Mai 68 et ses conséquences : l’émergence d’une nouvelle classe d’intellectuels qui se sera emparée peu à peu de bon nombre des postes à pouvoir pour la diffusion et le contrôle du savoir, se sera avéré être un Biafra de l’utopie.
Les slogans mêmes de 68 ont été bafoués à terme et pour tout dire fort vite par cette partie des soixanthuitards qui tirèrent seuls ensuite, cyniquement — nique-nique, — narcissiquement, bénéfices et profits du mouvement en se faisant passer le plus souvent pour des « anciens combattants », alors qu’ils illustrèrent à eux seuls l’incarnation la plus patente et la plus obscène d’un concept qui faisait alors office de mot d’ordre pour focaliser la haine et le mépris : celui de « petit bourgeois [1] ». Car, ceux-là mêmes qui crièrent le plus fort : « Il est interdit d’interdire !… », ceux-là mêmes qui criaient : « C.R.S., S.S. !… », ceux-là mêmes qui prétendaient que « sous les pavés » se trouvait « la plage », se sont mués assez rapidement en dictateurs au petit pied multipliant les interdits, se comportant plus que comme des C.R.S. échauffés en S.S. de la pensée, et, comme les pires bétonneurs sur le plan philosophique, littéraire, poétique, politique et sociologique qui aient jamais existé. Je ne parle pas du spirituel qu’ils avaient — et qu’ils ont toujours d’ailleurs — en “sainte” horreur plus que tout, avec toute forme d’idéalisme et toute idée d’un Dieu possible, et, toute idée de religion, même au sens le plus laïc et le plus républicain du terme.

« Sous les pavés, la plage !… » On a eu droit seulement au désert et au béton. « Arrange-toi avec ça !!!!!!! » comme disait, proférait Ferré…

Leurs lignes Siegfried et Maginot, leur mur de l’Atlantique a-humaniste, a-théologique, anti-religieux, anti-utopique — préparant et autorisant l’ultra-libéral capitalisme d’aujourd’hui par souci de réalisme et de pragmatisme économique sans doute [2] ?… — ne célébrant que la littérature du Mal et le philo-sophisme du nihilisme ou la philo-sophie la plus narcissiquement inféconde et onaniste qui ait jamais été, on mettra encore sans doute plus de cinquante ou de cent ans à en déblayer et à en faire sauter les bunkers ; pour boucher l’horizon, ils nous ont laissé, formidables encore — hélas ! — leurs citadelles mortes.

Dans cinquante ou cent ans : que restera-t-il de Barthes, de Foucault, de Derrida, de Lyotard… des seconds couteaux : Jean-Luc Nancy, Badiou et consort… des postmodernes héritiers auto-proclamés de 68, et, surtout, de la cohorte besogneuse, haineuse et pédante de leurs émules endoctrinés et terroristes ?… Rien. Tous du vent : de la « Mythologie ». La Mythologie de « L’Ère du soupçon », autrement dit : RIEN !!!

Ajoutez à cela dans la pratique, celle de la culture de masse : le nivellement par la parabase et la catabase et la base, et sous la base, la vase… qui a mis sur le même plan Dante, Hölderlin, Novalis, Kleist… Rimbaud… et la B.D., Gainsbourg, les Rolling Stones, Lou Reed… Star Cacadémie… et Mozart ou Stravinski… n’importe quelle image de pub où l’on verrait Carla Bruni ou un carré de bouillon KUB sur le même plan que Léonard ou Raphaël, Dürer ou Schiele… Mais, Andy Warhol en son temps a parlé assez bien de tout cela, en a disserté pour transformer une fois de plus la merde en dollars ; il a démonté le processus somme toute presque aussi bien que les membres de l’Internationale Situationniste et Guy Debord… Après, il y a eu les Sollers, les Millets (et leurs Angélus) et autres zozos et zozottes — moins amusants que les zazous — qui ont étalé leurs problèmes de prostate et de cystite sur le P.A.F. en tentant de se faire passer, depuis déjà pas mal de lustres et de vessies ou d’ovaires-lanternes, pour pape et papesse de la contre-cult… turelure-tirelire !… Mais de cela, ce n’est pas même la peine de parler… Ils ne sont que les manifestations sous-utérines de la « déconstruction » à tout va d’un monde à l’estomac, du jeu de l’ego sur le mode ultra régressif du « caca-boudin » et du « pipi-caca » à tous crins qui se donnait et qui se donne encore des allures de quintessences exquises à la Lyotard, à la Barthes, à la Foucault, ou à la Derrida… et, je ne cite pas tout le conclave !… Point trop ne faut abuser !…

Mais 68 n’est qu’un feu de pailles dans l’œil du voisin. Après le bavassage terroriste dans des A.G. hystériques… qui allaient déjà vers le « No Future » de 1975, de 1985, et au-delà… Les doctrinaires vont avoir raison des utopistes. Il n’est pas bon d’être « poète » au sein de la réalité postmoderne. L’idéal de Mai 68, la partie la meilleure — car elle existait !… — a été fossoyée par ses commissaires politiques, qui ont liquidé les utopistes, comme, lors de la guerre d’Espagne, brouillon de la seconde guerre mondiale, les va-nu-pieds des « Brigades Internationales », anarchistes et communistes flamboyants, ont été liquidés par les commissaires staliniens. On aurait dû se méfier en lisant le slogan : « La Révolution doit cesser d’être pour exister. » Mais bon !…

LA FRANCE RANCIE

L’Histoire l’a mainte fois prouvé : on peut commencer comme un “héros” et finir comme un salaud. Regardez Pétain !… Eh bien, la plupart de nos bons soixanthuitards intellos lui ressemblent ; je dirais même pire : ont très vite fini par ressembler à Mao, à Franco, à Pinochet, à Ceaucescu : « L’Everest de la pensée » comme disait la propagande… et, j’en passe. Comme on le sait, la liste est longue. Enfants de putain… : enfants de Pétain ! France éternelle… : la France rancie du « bon beurre » qui se donne des allures de gauchisme.

Qu’y a-t-il de plus laid que de trahir ses rêves ?… Avoir menti sur ceux que l’on a prétendument faits !… Ainsi en est-il de certains de nos soixanthuitards, les seuls à être restés en vie ou en poste encore aujourd’hui : vrais cyniques et faux utopistes qui ont su mener leur barque sur l’Achéron, sur les Styx de l’univers postmoderne de la mort de tout… : de Dieu, de l’Art, de l’homme, de l’humanisme, des utopies, de la littérature, de la poésie… mais pas de la connerie, née du pragmatisme mercantile et du goût du pouvoir et de la gloriole, qui, elle, ne s’est jamais portée aussi bien depuis des millénaires, merci !… L’époque restera gravée dans l’Histoire comme une grande époque d’infamie, de lâcheté et de bassesse, de malhonnêteté intellectuelle et d’affairisme, soyons-en sûr !…

L’écrivain rend l’écrit vain… ce qu’il faut, c’est être poète [3]. Or, cette génération n’a accouché que de commentateurs pour la plupart stériles qui se sont auto-persuadés et ont tenté de persuader le public “intello” — souvent avec succès, car il y a des gogos partout — que leurs commentaires, souvent commentaires de commentaires de commentaires [etc., à l’infini [4]] de textes littéraires étaient vraiment de la littérature, remplaçaient la littérature. Bref, c’est une génération d’eunuques à l’ambition priapique qui n’offre plus aujourd’hui dans leurs jardins à la française — car ils se piquaient d’être apolliniens bien plutôt que dionysiaques, tout en se prétendant furieusement dionysiaques bien sûr : oui, restons simples !… — que des perchoirs, peu fiables d’ailleurs, aux oiseaux de passage, des bites en stuck, pas même les bites en bois d’Aristophane : ça n’a jamais rien fécondé tout ça ; c’est de la stérilité en tube qui s’est passé la pommade plus de trente ans durant et qui n’a pratiqué au mieux — quand elle n’entubait pas les gogos — que l’auto-sodomie même pas sur le mode dalinien, qui en la matière au moins avait du style et du génie.

Léo, un vrai poète, lui !… qui chantait « Soixante-huit qui s’en revient du trottoir… » sans être dupe : n’avait-il pas chanté avant « L’Âge d’or », notre Léo national, dans ses grands messes anarchistes [5], et la poésie à la Rimbe, pas l’anti-poésie et sa merde en pot névrotique !… Léo n’était pas fou : il était resté fidèle au « Temps des cerises » ; il ne disait pas : « Cours, Camarade, le vieux monde est derrière toi ! » ; dans « le vieux monde », pour lui, vieille graine d’« Ananar », il y avait encore trop de gens, trop de choses, trop de sang, trop de larmes, trop de sueur, partagés, qui lui paraissaient indispensables ! Et il ne fallait pas toucher à la mystique de la poésie, au « canto jondo [6] » : cela ne l’empêchait pas d’être moderne, vraiment moderne, lui : le Léo !…Qu’on réécoute ses chansons : pas une qui ne tienne pas la route de l’avenir : on dirait du François Villon !… *

LA RÉVOLUTION NOUVELLE ÉTAIT ARRIVÉE !…

Au début, cela commençait plutôt bien leur affaire… : Mai 68, comme on le sait, commence par le Mouvement anti-impérialiste du 22 mars contre les U.S. et l’absurde et obscène guerre au Vietnam. Comment ne pas être d’accord ?…… Dès l’été 67, dans les pays occidentaux, les étudiants s’étaient engagés contre la guerre au Vietnam et dénonçaient l’impérialisme américain. Avant la manifestation qui donnera naissance au fameux « Mouvement du 22 mars », il y avait eu la manifestation du 21 février 68. Que redire à cela ?… Rien !… Des jeunes qui manifestent contre une certaine Amérique qu’on ne connaît que trop bien : cette putain d’Amérique puritaine et protectionniste, protestante et catholicarde, de fait chrétienne comme mon cul… cette putain d’Amérique dont de Gaulle se défiait tant et qui a fait payer à l’Europe ensuite et au monde au centuple le sang des G.Is tombés, l’aide accordée… l’Amérique, qui, après les boursicotages de 29, nous avait foutu dans la merde avec la guerre pour seule perspective de relance économique, comme elle nous fout dans la merde de même encore aujourd’hui pour les mêmes raisons de rage du profit… l’Amérique qui soutenait la guerre au Vietnam et qui soutient aujourd’hui la guerre en Irak de Bush, épouvantail politique des grands trusts pétroliers… l’Amérique capitaliste et impérialiste, l’Amérique des pétroliers, des trans-nationales, considérant les autres pays que l’Amérique comme des colonies conquises ou des terres à conquérir par tous les moyens et pour qui tous les moyens sont bons, via la CIA — que l’on songe seulement au sort d’Allende — ; bref, cette putain d’Amérique-là, dénoncée en visionnaire par notre Chaman national, Antonin Artaud, décidément fort peu fou mais extra-lucide — N’en déplaise au Docteur Ferdière — dès 1947 :

Et vive la guerre, n’est-ce pas ?
Car n’est-ce pas, ce faisant, la guerre que les Américains ont préparée et qu’ils préparent ainsi pied à pied.
Pour défendre cet usinage insensé contre toutes les concurrences qui ne sauraient manquer de toutes parts de s’élever,
il faut des soldats, des armées, des avions, des cuirassés […]
Car nous avons plus d’un ennemi
et qui nous guette, mon fils,
nous, les capitalistes-nés […] [7].

Comment ne pas être contre cette Amérique-là qui étouffe l’Amérique progressiste qu’on aime, qu’on adore même, et le monde ?… Dylan, Joan Baez, Simon & Garfunkel… [la liste serait longue, s’il fallait citer toute l’intelligensia de la culture pop de l’époque] : tout cela était fort « sympa », « vachement sympa », « super »… n’est-ce pas ? En Europe, c’est sûr, et en France, l’Historique pays des « Droits de l’homme », il fallait faire comme les Américains qui avaient défilé avant nous contre la guerre du Vietnam aux U.S., il fallait imiter les U.S. mythiques, leur prendre le pas !… Et pourquoi pas !… Mais bien sûr !… Solidarité internationale oblige !…

On connaît la suite : le Doyen de Nanterre ayant fermé la faculté suite à une grève, le « Mouvement du 22 mars » appelant à forger un « Front Uni Anti-Impérialiste » d’inspiration libertaire et anti-impérialiste se transféra vers la Sorbonne, et Mai 68 commença. Le 3 mai, la Sorbonne fut occupée par des étudiants pour protester contre l’incendie d’un local par des militants d’extrême-droite et la convocation de Cohn-Bendit et de ses camarades du « Mouvement du 22 mars » devant la commission de discipline prévue le 6 mai. Le 3 mai, les premières barricades s’élevèrent dans le quartier latin, et le 6 mai, Cohn-Bendit se vit dans l’obligation de quitter le territoire français. « Nous sommes tous des Juifs et des Allemands… » : tu parles !…

En matière d’espérance profonde dans des « lendemains qui chantent », ou en tous les cas « qui chantent [mieux et plus en accord] », au départ, pas de différence profonde — quitte à choquer — entre la jeunesse résistante (contre Vichy et les nazis) et les joyeux utopistes héritiers supposés du mouvement baba-cool et hippie. Génération mai 40 ou Génération mai 68… : ce qui manquait à la seconde en somme, c’était pour faire comme ses aînés la légitimité d’un combat, y compris si pour cela, il fallait un peu « tuer le père [8] », même un peu beaucoup.

Non ! pas de doute : au début, cela commençait plutôt bien leur affaire : « Ne me libère pas, je m’en charge » — il y avait du Socrate là-dedans !… — « Jouissez sans entrave », en épicurien et non en pourceau d’hédoniste, pourquoi pas, oui ?… « Plus je fais l’amour, plus j’ai envie de faire la révolution. Plus je fais la révolution, plus j’ai envie de faire l’amour… » ; « Autrefois nous n’avions que le pavot. Aujourd’hui le pavé » : après les outrances psychédéliques et leurs errances mortelles souvent, là, au moins, c’était redevenir dynamique, s’inscrire au cœur de la Cité !… Alors ?…*

— BANDE D’ENC[…] !

« Cours, Camarade, le vieux monde est derrière toi ! » On connaît le slogan, célèbre !… Eh bien ! la génération de 68 s’est fait rattraper et s’est fait enculer jusqu’à l’os, et, pour ses “intellos” plus rapides, qui déjà la devançaient pour prendre la place des vieux qui avaient fui les chaires d’université : elle nous a “niqué” jusqu’à l’os. « Laissons la peur du rouge aux bêtes à cornes. » Le seul héritage objectif de Mai 68, en vérité je vous le dis, mes Frères… Camarades… c’est l’héritage de ses “intellos de service”, l’héritage postmoderne, l’héritage du cimetière universel dont ils furent les gardiens mercantiles et farouches trente cinq ans durant, en se faisant payer l’octroi autant qu’ils le pouvaient puisqu’ils détenaient dans leurs séminaires d’université, ou dans les salles de rédaction et les comités de lecture, les postes-clefs pour la maîtrise du savoir, pour imposer leur doxa autant qu’ils le pouvaient.

« Ceux qui prennent leurs désirs pour des réalités sont ceux qui croient à la réalité de leurs désirs. » Mais oui, bien sûr !… « Ne nous attardons pas au spectacle de la contestation, mais passons à la contestation du spectacle » quand c’est nous que ne le faisons pas, n’est-ce pas ! chaque fois que nous ne touchons pas le prix de la recette !… Eh bien ! le spectacle — Debord l’avait-il prévu ? — va durer trente ans bien sonnés à guichets bouclés dans les facs avec miradors à l’entrée et barbelés, dans les rédactions des magazines dits “branchés”, “up to date”, dans les salles de rédaction de certains journaux, dans les comités de lecture de certaines maisons d’édition ayant pignon, disons plutôt fanal, sur rue. Le nivellement par le bas se fera total : « L’Art, c’est de la merde », « La poésie est inadmissible », « N’allez pas en Grèce cet été, restez à la Sorbonne » pour y admirer les Vénus de Milo et les Praxitèles, les Périclès et les Euripides auto-proclamés ne cessant de répéter à qui voulait les adorer : « L’Art, c’est de la merde », « La Poésie est inadmissible », « La Littérature est morte », « L’Homme est mort », « Dieu est inadmissible », « Toute idée de religion est inadmissible », « Il n’y a de littérature que du Mal, si elle existe », « Toute utopie politique est nécessairement fasciste », « Écrire un poème après Auschwitz est un acte de barbarie », and so one… and so one… and so one… tandis que bien des membres de notre génération à nous, celle d’après, celle qui avait vingt ans en 1975 et qui vivait sous la coupe de la précédente, celle des soixanthuitards précisément, chantait et soliloquait pour elle seule, en repensant au beatnik et aux hippies qui étaient moins cons et surtout plus sincères que cette bande d’”intellos” totalement trash et déjantés, pédants et dandys, qui puaient de la gueule et de la tête : «  I am a poor lonesome cowboy ! and a long way from home… » « J’emmerde la société, mais elle me le rend bien » ; eh bien ! plus aucun doute possible pour nous : la société désormais c’était eux, et ils nous emmerdaient bien à leur tour, après les « vieux cons », les nouveaux « vieux cons » étaient arrivés et ils n’avaient rien à envier aux anciens, bien au contraire !… C’étaient rien moins que les Anciens pour la volonté de puissance, mais avec les bonnes manières en moins, et, souvent — oh ! bien trop souvent !… — la culture !… On aurait eu envie de leur dire nous aussi : « C.R.S. qui visitez en civil, faites attention à la marche en sortant… » mais il se trouve qu’en fac ils étaient chez eux, les vaches, et que c’était nous qui étions les touristes en tenues rayées ou avec des croix sur le dos tracés à la peinture noire ou rouge, menés en visite très guidée, “fliquée” pour tout dire. « Les gens qui travaillent s’ennuient quand ils ne travaillent pas. Les gens qui ne travaillent pas ne s’ennuient jamais. » Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’avec leurs élucubrations, ils ne construisaient pas l’avenir. Ils ne s’ennuyaient donc jamais, non, en pratiquant sans cesse la masturbation intellectuelle en public… mais, nous : qu’est-ce qu’on se faisait chier, sans pouvoir rien leur dire ni leur répondre !… Il était loin le slogan de 68 : « Soyez réaliste, demandez l’impossible ! » Notez bien qu’ils avaient annoncé la couleur, les veaux : ils s’étaient auto-proclamés aussi dans l’avenir qu’ils s’envisageaient après la prise de pouvoir dans les universités : « Il n’y aura plus que deux catégories d’hommes : les veaux et les révolutionnaires. En cas de mariage, ça fera des Réveaulutionnaires. » Des « Réveaulutionnaires » avec des couilles en or, qu’il nous fallait adorer comme le veau d’or… des couilles stériles, qui n’ont jamais rien fécondé : aucun esprit. Mais « Exagérer, c’est commencer d’inventer », n’est-ce pas ?… Et, un Bouddha soixanthuitard ne l’avait-il pas écrit sur les murs de Paris : « Je rêve d’être un imbécile heureux. » Pour le premier projet, c’était gagné !… Si encore, ils l’avaient été heureux, s’ils avaient eu le bonheur communicatif !… mais non !… ils n’avaient que le bourdon à nous refiler et leur merde. Jean Genet le disait : « la poésie, c’est l’art d’utiliser sa merde et de la faire bouffer aux autres » — l’anti-poésie de merde à la Denis Roche ou à la Yves Bonnefoy, oui !… mais, c’est surtout leur anti-idéologie, leur anti-théologie postmoderne qui était « l’art d’utiliser sa merde et de la faire bouffer aux autres » avec l’obligation expresse de la chier de la gueule à l’examen, si l’on voulait prétendre être dûment estampillé, reconnu et autorisé à faire partie du cénacle et à remuer de l’encensoir, en touillant de l’autre main avec la cuillère à pot dans le tronc commun, chasse gardée !… « Attention ! les cons nous cernent ! » Tous leurs slogans, nous, la génération d’après, celle du désespoir, celle des punks — « No Future !…  » — on pouvait les leur retourner dans la gueule : Soixante huit avait eu la connerie sentencieuse !… « Merde au bonheur : vivez ! » Vieux cons !

— OÙ SONT LES GUIDES ?…

Comment peut-on envisager une Révolution qui réussit sans chefs, sans guides ?… sans « Timoniers » qui ne soit pas que des tisonniers, des brosses à chiottes !… Comment envisager une Révolution réussie sans au moins un cerveau qui a compris que le mot même de « Révolution » était à comprendre dans un sens à la fois de retour aux sources et d’élan d’idéal progressiste qui consiste à vouloir une « Ré-évolution » pour le bien de tous ?… Et comment la mener ?… Un vrai chef, c’est celui qui donne à chacun, à l’individu le plus humble, une dignité : celle de servir. C’était par exemple Leclerc, à la tête de la 2e D.B. Le dernier à avoir incarné ce principe à la tête de l’État français — n’en déplaise aux soixanthuitards vraiment attardés — est le général de Gaulle et nul autre : le père psychanalytique, le père à tuer de jadis. Bon nombre de soixanthuitards qui ont évolué et maturé leur pensée l’ont depuis réhabilité. Certains jeunes cons ont fini avec le temps par devenir intelligents et objectifs. De Gaulle dans son genre avait été un authentique Révolutionnaire : Malraux ne s’y est pas trompé ; de Gaulle fut un Révolutionnaire flamboyant le 18 juin 1940, en osant dire : « La France a perdu une bataille, mais elle n’a pas perdu la guerre » Ayez foi en l’Espérance : battez-vous ! Sacrifiez-vous si nécessaire : il faut rebâtir la France. 68, en France — évidemment en Tchécoslovaquie, à Prague, ce fut là-bas tout autre chose, là ils ont eu à la fois des martyrs et de vrais penseurs — fut une révolution de nantis pour beaucoup, qui chassa un authentique combattant.

— QUEL HÉRITAGE ?

Le meilleur de Mai 68, ce sont les femmes qui, en Amérique comme en Europe, l’ont conquis de haute lutte : elles avaient à venger l’assassinat de leur modèle, de leur sainte patronne : la flamboyante et sublime Olympe de Gouge, qui, la première, avait réclamé des « Droits de la femme et de la citoyenne », et n’avait obtenu de messieurs les Révolutionnaires — machistes autant qu’on pouvait l’être tout en étant des esprits libres, paraît-il, — que le droit à la guillotine…

Quelles conquêtes de Mai 68 ?… Quel héritage qui reste ?… Mai 68 n’a donné à chacun sur un pseudo droit démocratique de principe d’égalité que celui d’affirmer son histrionisme ou sa particularité, prétendant l’imposer à tous. En laissant les intellectuels confisquer le mouvement à leur seul profit pour l’instrumentaliser dans les facs, dans les journaux, les magazines, sur les ondes, à la télé, dans les maisons d’édition… dans les ministères parfois même… l’héritage de mai 68 ?… C’est ce monde désacralisé et donc sans déontologie, sans « religion », sans « lien » possible, où tous les coups sont permis, ce monde du narcissisme roi, de l’individualisme forcené, ce monde du spectacle où chacun doit avoir son quart d’heure de célébrité comme jadis dans les A.G. [9], ce monde du nivellement par la base mais en même temps et dans un même mouvement naturel — puisque les extrêmes se touchent — de l’élitisme forcené où seulement quelques-uns prétendent détenir la vérité et entendent l’imposer à tous.

L’héritage de mai 68 ?… Contre toute apparence, et contre toute attente, c’est aussi la pantalonnade sarkozyenne actuelle : Sarkozy qui ne sort jamais sans son tailleur en titre Henri Guaino, qui prétend, moyennant quelques légers ajustements de principe et de façade, lui faire endosser l’uniforme du Général : un uniforme visiblement toujours trop grand pour lui, et, dont il n’a su habiter que la manche ou le képi, pensant ainsi avoir hérité de droit une légitimité par ce biais, en nous faisant quelques tours de magie verbale, en s’affichant comme un people très « libéré », en nous posant des lapins dans les promesses qu’il nous fait sans que rien ne change dans notre porte-monnaie… en laissant courir l’inflation, alors même que la plupart des patrons français viennent selon les sondages d’augmenter leur revenu cette année de quarante pour cent… à commencer sans doute par les patrons d’hypermarchés.
C’est cela aussi l’héritage de mai 68 : « La Frime » comme disait le bon Léo !… « Vote, connard !… »
« Défense de ne pas [s’]afficher. »
« Élections : piège à con. »
« Travailleur, tu as 25 ans, mais ton syndicat est d’un autre siècle. »
« Je suis marxiste tendance groucho. »*

— « À REFAIRE !… »
APPEL À L’INSURRECTION SPIRITUELLE GÉNÉRALE !!!!!

Pour conclure ?… En guise d’épilogue ou d’épitaphe ?
Les derniers soixthantuitards, les premiers, les seconds, les troisièmes, les quatrièmes, les cinquièmes et sixièmes couteaux, jusqu’aux septièmes, oui, des soixhantuitards “intellos” : je n’ai qu’une espérance en ce qui les concerne : les voir convoqués, tous, morts ou vivants, au Tribunal de l’Histoire, et, être sommés de rendre des comptes.
Je suis sûr d’une chose : les générations futures, les jeunes générations, les maudiront, les maudissent déjà, pour ne pas avoir cru en deux choses : en la vie d’abord, et en l’homme, pour n’avoir dispensé, imposé, qu’une culture de mort.

Il y a des époques où l’on peut assumer sa misère la tête haute, parce qu’il y a des bannières politiques ou religieuses qui créent de l’union, qui relient les hommes. Il y a celles où l’on vit sa misère comme des vaincus, et celles-là sont particulièrement dangereuses. Voilà l’héritage objectif de Mai 68.

Pour finir, c’est dire ici, pour commencer le Mai 68 à venir : je nous souhaite de vivre 2008 et les années cruciales qui vont suivre la tête haute… et le reste suivra.

Il nous faut créer à présent une nouvelle « Internationale » :
L’INTERNATIONALE DE L’UTOPIE ET DE L’ESPOIR !…
Un seul mot d’ordre, Camarades :

— « L’Imagination au pouvoir » et l’Espérance, et l’ESPOIR !…
ET NOUS VAINCRONS !!!

jean-louis Cloët
[en ce 22 mars, pieusement célébré dans toutes les chapelles médiatiques par les transnationales de la désinformation qui entendent bien rentabiliser la connerie sous toutes ses formes et la transformer en matière sonnante et trébuchante, afin que la chevillette choit toujours dans l’escarcelle du pragmatisme et du cynisme capitaliste. « Foutre ! » et « Merdre ! » comme disait Jarry !… Aux âmes, citoyennes, aux âmes, citoyens !… Montrez donc ce que vous valez ! Bon sang ne saurait mentir. — DEBOUT !!!!!]


Paris, 1952, par Robert Doisneau


[1] .— héritier direct de l’injure par excellence qu’était le terme « bourgeois » dans la bouche des romantiques ; à savoir : prendre ses principes pour des idées et ses préjugés pour des opinions.

[2] .— Il suffit d’entendre, rond comme un moine, le bon Père Cohn-Bendit aujourd’hui ronronner, avouer qu’ils se sont plantés sur le plan politique et qu’il faut faire une croix dessus : qu’il faut faire avec le libéralisme économique, oui !… oui ! les utopies ont foiré… oui ! oui !… Non ! on ne peut y revenir !… non ! non !… Ce serait de la bêtise, oui ! oui !… Elles ont tout dit : cela menait au goulag et à Auschwitz mon fils !… Le capitalisme ne passera plus… Il faut se résoudre à l’évidence… Allez quand même en paix, mon fils… Contentez-vous d’être écolo, et priez pour l’âme de Mai 68 et de notre Grande Révolution de Potlasch et de potaches… Ben voyons !…

[3] .— Être poète, pour Jean Cocteau : « écrire, sans être écrivain » ; c’est l’excellente définition qu’il donne dans son film Orphée en 1950 par la bouche de Jean Marais.

[4] .— Quoi ?… La revue de Sollers ?… — Oui, aussi !…

[5] .— J’en ai vues sept. J’ai participé à sept messes… en enfant de chœur exalté par le prêcheur proférateur inspiré.

[6] .— Ce « chant profond » qui faisait rêver les poètes de la génération de Pierre Seghers et de Jean Cocteau, et que porte le Flamenco. Ce « Canto Jondo » si bien illustré par une des plus illustres victimes de Franco : Federico Garcia Lorca.

[7] .— Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de Dieu, 1947, in Artaud Œuvres, éd. Gallimard, coll. « Quarto », Paris, 2004, p. 1640-1641, passim.

[8] .— En l’occurrence de Gaulle, et les quelques vrais Résistants communistes ou chrétiens de gauche, et vrais F.F.L., ou anciens révolutionnaires comme Malraux et les chefs du parti communiste historique, mais encore Aragon… Madeleine et Jean-Louis Barrault… Jean Vilar… : les artistes et gens du spectacle qui faisaient autorité. Qui ne se souvient des rodomontades onanistes de Godard au festival de Cannes.

[9] .— Assemblées Générales, où il n’y avait que des pseudo-Marxs, des pseudo-Lénines, des pseudo-Maos, des pseudo-Lacans, des pseudo-Gramchys, des pseudo-Trotskys… bref, des génies universels et pontifiants sans lesquels le monde n’avait jamais existé avant… personne n’écoutant personne, et chacun exigeant de l’autre qu’il se taise et se convertisse. Il y en avait encore parfois en fac en 1975-76, dans la grande tradition, il semble !




Marion Cotillard, Oscar…

Marion Cotillons vient de recevoir un “OSKAR” — y a-t-il un lien avec le héros de l’ancien S.S. Gunther Grass ? — pour son interprétation dans La Môme. Les tambours de la renommée internationale ont roulé !…
Elle est montée à la tribune, devant ce parterre de roulures hollywoodiennes, de talents et de supposés “génies” de la multiplication des dollars, appointés, et, là… pas un mot !… pas un mot !… pas un mot de remerciements pour « la Môme », pour « la Môme » Édith, pour « la Môme » Édith Giovanna Gassion, pour « la Môme Piaf », la Vraie.
— Non ! elle n’a parlé que de sa tronche, la Cotillon, que de son petit nombril de trente-deux ans.

Mais, pauvre cloche !… quelle que soit la qualité de ta prestation, comment peux-tu être aveugle au point de ne pas voir que celle qui a reçu l’OSCKAR, c’est PIAF, elle-même, et pas ta pomme !…

La première chose qu’ils t’ont demandée, c’est de chanter, pour se laisser croire que tu les avais bluffés, que t’étais bien ELLE. Ton nombril est transparent, ma Poule !… ton nombril oscardisée n’est qu’un trou du temps qui nous mène vers ELLE !…

On est tous orphelins, et veufs, depuis qu’elle est partie, « la Môme » ; même ces cons d’Américains, pour lesquels, en principe, seul le fric compte !…

C’est pas toi qu’on a fêtée !… C’est ELLE, et rien qu’ELLE !… pauvre C… !

Or, dans ta bouche… pas un mot de remerciement pour ELLE !… la copine au Jean, la copine à Cocteau !… Rien !… Rien !… RIEN !!!

— Bonne carrière…

[La Signoret, la Communiste : ça t’avait quand même une autre tronche !…]




André Breton : Nadja, ou le récit d’un prédateur ? (Suite : II)

Les amateurs de Breton ayant fait exploser l’audimat sur notre site — ce qui est d’autant plus méritant que je ne suis guère amène avec le « Pape du surréalisme », — par amitié, je me sens tenu de livrer quelques fragments de la suite, avant de leur donner le cœur du cœur d’ici quelques temps : l’analyse du corpus iconographique, des dessins de Nadja. Encore un texte que les éditeurs n’auront pas !… Mais bon… L’important est qu’ils soient lus, n’est-ce pas ?

LE DOSSIER ICONOGRAPHIQUE DANS NADJA, OU LE STATUT DE L’IMAGE DANS CE QU’IL FAUT NOMMER : LE MUSÉE ICONOGRAPHIQUE [1]
L’image dans le corpus iconographique de Breton a deux missions : rendre compte, voire rendre présents de personnes, de lieux ou d’objets, c’est-à-dire alors se substituer à la réalité : rendre compte d’une réalité phantasmatique plus que d’une réalité objective.
Plutôt que de parler de “dossier iconographique”, de “corpus iconographique”, il nous faudrait parler plus opportunément de Musée iconographique — de « Musée secret » (pour emprunter le mot à André Malraux), plus que dossier, — en outre, de musée pervers. Le Musée secret de Breton se trouvait non seulement aux cimaises privées du 42, rue Fontaine, son domicile — on se souviendra que Nadja fera un détour obligé par ce saint des saints fétichiste pour y admirer ses “estampes japonaises” —, mais aussi sur les cimaises érigées dans le livre Nadja, puis, plus tard, à nouveau dans le livre L’Amour fou.
L’iconographie, qui, dans Nadja, devrait en principe subjectivement baliser le passage du supposé météore Nadja, n’est en réalité rien d’autre objectivement qu’une autre image de Breton, multipliée, proliférante, tendant à devenir légion. Nous sommes avec Breton en pleine continuation du satanisme littéraire dont le point culminant est l’Œuvre d’Isidore Ducasse, alias Comte de Lautrémont dans Les Chants de Maldoror, une des Bibles servant sans cesse de référent et d’argument d’autorité aux comportements, aux agissement et aux poses du groupe surréaliste sous la férule de Breton. Le musée iconographique dans Nadja n’est qu’un dispositif de miroirs destiné à André Breton lui-même afin de pouvoir fixer ses poses et ses contorsions à la manière de son ami Pierre Molinier, qui, plus tard, se travestissant en femme, se photographiera nu, dans toutes les poses, en cherchant si possible à atteindre l’obscénité.
Le dossier iconographique ou Musée iconographique est là pour éclairer l’œuvre. En “éclairant” son œuvre narcissique — Nadja —, Breton s’éclaire soi-même : il se dévoile. Elle “révèle” son inconscient.
Nadja est le miroir de la psychée de Breton. L’Œuvre dans laquelle — sans le vouloir — il s’est le plus dévoilé.
De même le porte-folio des dessins de Nadja au sein même du dossier iconographique ou Musée iconographique est le seul bevédère phénoménologique qui puisse nous permettre de tenter d’entrevoir ontologiquement l’objet réel de Breton, bien au-delà de son sujet et de ce qu’il en croit traiter.
Les dessins de Nadja révèlent-ils Nadja ou Breton ? Faut-il considérer qu’il révèlent Breton en Nadja ou Breton à Breton ? En un mot, sont-ce des dessins distanciés, interrogatifs, voire moqueurs ?
En d’autres termes, les dessins de Nadja sont-ils des dessins mimétiques ou des dessins miroirs ?
Dessiner pour Nadja, c’est tenter d’ouvrir les yeux de Breton. Des dessins aux desseins cachés. Dessins non sans desseins, secrets à décoder.
On voudra bien noter — peut-être est-ce significatif — qu’André Breton est un surréaliste qui ne décrypte pas le surréalisme fait femme. Un comble !…
De quoi donc est constitué le corpus, le musée secret exhibé ?
Photographies de rues, de cafés, de commerces, de lieux ou d’édifices publics, de publicité murale,… portraits photographiques posés de poètes surréalistes, d’une comédienne, d’une voyante, d’un médecin psychiatre, de l’auteur,… instantanés d’une séance d’écriture automatique sous hypnose,… photomontage des yeux de Nadja reproduits horizontalement quatre fois, superposés,… reproduction de dessins, de gravures, de tableaux ou d’un fragment de tableau,… photographie de lettres, de documents,… photographie d’objet divers, dont certains objets d’art : masques ou statues… : comme autant de traces d’une disparition — rien moins que celle de la réalité objective — au profit de la seule subjectivité délirante et souvent aveugle… : voici les miroirs du Narcisse. S’il semble nous les tendre, c’est parce qu’il a peur de s’y voir et d’y lire un autre que celui qu’il rêve, qu’il ne cesse d’attendre, sachant confusément déjà que c’est en vain, sinon à quoi bon cette mascarade onaniste ?

On repère clairement dans le corpus iconographique avec ses quarante-sept pièces, l’existence de quelques grandes “familles”, séries : la présence d’images fétichistes, d’images onanistes. Les images fétichistes ont, elles aussi, une fonction onaniste de toute façon.
Les photos pour éviter les descriptions.
Les images de Panthéonisation.
Les images fétichistes
Les images onanistes.
Dans l’iconographie, partout, se manifestent, se révèlent, s’expriment fêtichisme et onanisme ; cela se rejoint. Qu’est-ce que le fêtichisme ?
Le fêtichisme est une façon d’occulter la sexualité au moyen d’objets substitutifs.

DU VOYEURISME ET DU FÉTICHISME VIS À VIS DE L’ART
Capitale pour comprendre et définir au mieux cet objet dans l’univers mental de Breton, l’évocation émerveillée de la scène de voyeurisme dans un Musée, la nuit :

J’aime beaucoup ces hommes qui se laissent enfermer la nuit dans un musée pour pouvoir contempler à leur aise, en temps illicite, un portrait de femme qu’ils éclairent au moyen d’une lampe sourde. Comment, ensuite, n’en sauraient-ils pas de cette femme beaucoup plus que nous en savons ? Il se peut que la vie demande à être déchiffrée comme un cryptogramme. Des escaliers secrets, des cadres dont les tableaux glissent rapidement et disparaissent pour faire place à un archange portant une épée ou pour faire place à ceux qui doivent avancer toujours, des boutons sur lesquels on fait très indistinctement pression et qui provoquent le déplacement en hauteur, en longueur, de toute une salle et le plus rapide changement de décor : il est permis de concevoir la plus grande aventure de l’esprit comme un voyage de ce genre au paradis des pièges [2].

DOSSIER ICONOGRAPHIQUE : ET FÉTICHISME
On a donc noté un rapport fétichiste à l’image. Pourquoi y-a-t-il des photographies ? — Où est l’âme ? — Parmi les photographies, un « objet pervers ». Il donne la mesure de tout l’ensemble à vrai dire, il fonctionne comme un exergue. La photographie dans Nadja, c’est un « objet pervers », c’est-à-dire un « objet » fétichiste.
Nadja n’est-elle même pour Breton qu’un objet pervers. La perversion d’un objet ne se définit bien sûr que par l’usage que l’on en fait.
Pour corroborer cette interprétation, on voudra bien se souvenir que les surréalistes — pas seulement les plasticiens, Breton en tête — aimaient à créer des objets fétichistes appelés « objets surréalistes », qu’ils aimaient à créer des objets cultes, voire même des déguisements fétichistes.
Que l’on songe à ces bals masqués surréaliste où le « costume de nécrophile » était considéré comme un must. Que l’on se souvienne que Pierre Molinier se vante dans un de ses livres d’avoir violé sa sœur morte, étant resté seul avec le cadavre.
La photographie dans Nadja est-elle ainsi un procédé maïeutique ou démagogique ? La photographie revendiquée comme un biais contre la sacralisation littéraire n’est-elle pas un recours fétichiste ?
L’image photographique, reproductible à l’infini selon Walter benjamin, tue toute notion d’unicité, banalise, prostitue.
Breton prétend que l’utilisation de la photographie dans Nadja est d’ordre révolutionnaire. La photographie, ici, un outil révolutionnaire ? Vraiment ?
Breton dans son rapport fétichiste à l’iconographie s’avère en tous les cas incurable. Pour s’en persuader il suffit d’évoquer la question du rajout tardif d’autres clichés. En 1959, puis en 1962 [il meurt en 66] : il persiste et signe. Il est donc resté aveugle jusqu’au bout.

UN MUSÉE-MIROIR
Par l’iconographie et son choix, Breton se trahit, Breton se révèle tel qu’il est, tel qu’il s’ignore, tel qu’il s’est refoulé, se refoule. L’iconographie se retourne contre lui.
Ainsi, pour exemple le plus probant, Breton ne retient dans les dessins de Nadja que ce qui — du moins le pense-t-il et veut-il le croire — le glorifie ; il occulte le reste : c’est-à-dire ce qui le dévoile : incapable de le “voir”.
« Une patte de lion » — notation légende inventée par Nadja sous son propre dessin — devient sadiquement sous la plume de Breton lorsqu’il s’approprie le dessin comme simple « objet pervers » : « la griffe du lion », la sienne. Il n’y a plus qu’un seul lion possible pour elle et selon lui : Lui. Hélas ! Nadja l’a cru…

NOTE : admettons que Breton puisse parfois user de la photographie sans intention perverse inconsciente (ce que je ne crois pas), on pourrait alors dire ceci :
Pour parler de la fantasmagorie qui habite Nadja, Breton pense pouvoir s’en tirer parfois par le biais de la seule photographie, seulement voilà, les lieux pas plus que les êtres ne sont nécessairement photogéniques et la projection du fantasme ne se saisit pas.

NADJA ET SON CADRE : LA VILLE
La ville : lieu du wanderer « encéphale », lieu des corruptions (on y croise à la fois le fantôme de Rousseau et celui de Sade), lieux des corruptions souhaitées.
Paris : mythe moderne ?
octobre 1926.
L’espace du quotidien comme laboratoire du « hasard objectif ».

CARTOGRAPHIER L’INCONSCIENT
Le dernier univers à cartographier est celui du psychisme.
La ville dans Nadja apparaît comme une projection phantasmatique pour Nadja comme pour Breton.
Parfois, Nadja a peur en certains lieux. Le lieu, miroir de la psyché, lui révélant son angoisse, provoque donc l’angoisse et l’entretient alors jusqu’à l’hystérie dans la schizoïdie, voire la schizophrénie.
Nadja ainsi a peur en passant devant la conciergerie (p. 97), ou, sur les quais de la scène, devant le Louvre (p. 98-100) :

Comme arrive le dessert, Nadja commence à regarder autour d’elle. Elle est certaine que sous nos pieds passe un souterrain qui vient du Palais de Justice […]. Le long des quais je la sens toute tremblante. C’est elle qui a voulu revenir vers la Conciergerie. Elle est très abandonnée et très sûre de moi. Pourtant elle cherche quelque chose, elle tient absolument à ce que nous entrions dans une cour, une cour de commissariat quelconque qu’elle explore rapidement. « Ce n’est pas là… Mais, dis-moi, pourquoi dois-tu aller en prison ? Qu’auras-tu fait ? Moi aussi j’ai été en prison. Qui étais-je ? Il y a des siècles. Et toi, alors, qui étais-tu ? » […] La pensée du souterrain ne l’a pas quittée […] [3].

LA PLACE DAUPHINE : SEXE SUSPECT
Juste après leur premier baiser dont Nadja dira un peu plus tard au cours de l’errance nocturne qui s’en suit avec Breton que c’est « un baiser dans lequel il y a une menace » (p. 98), Breton et Nadja se trouvent — « fait-précipice », « fait-glissade », « hasard objectif » — Place Dauphine. Or, la Place Dauphine, on sait que Breton l’associe à un sexe féminin (Voir : L’Amour fou ) ; mais il se trouve qu’elle a la forme étrange d’un sexe féminin à l’envers, d’un triangle pubien monté à l’envers à l’intersection des jambes : belle figure de l’inversion.

Une courte scène dialoguée, qui se trouve à la fin de « Poison soluble », et qui paraît être tout ce qu’elle a lu du Manifeste, scène à laquelle d’ailleurs, je n’ai jamais su attribuer de sens précis et dont les personnages me sont aussi étrangers, leur agitation aussi ininterprétable que possible, comme s’ils avaient été apportés et remportés par un flot de sable, lui donne l’impression d’y avoir participé vraiment et même d’y avoir joué le rôle, pour le moins obscur, d’Hélène. Le lieu, l’atmosphère, les attitudes respectives des acteurs étaient bien ce que j’ai conçu. Elle voudrait me montrer « où cela se passait » : je propose que nous dinions ensemble. Une certains confusion a dû s’établir dans son esprit car elle nous fait conduire, non dans l’île Saint-Louis, comme elle le croit, mais place Dauphine où se situe, chose curieuse, un autre épisode de « Poison soluble » : « Un baiser est si vite oublié. » (Cette place Dauphine est bien un des lieux les plus profondément retirés que je connaisse, un des pires terrains vagues qui soient à Paris. Chaque fois que je m’y suis trouvé, j’ai senti m’abandonner peu à peu l’envie d’aller ailleurs, il m’a fallu argumenter avec moi-même pour me dégager d’une étreinte très douce, trop agréablement insistante et, à tout prendre, brisante. De plus, j’ai habité quelques temps un hôtel jouxtant cette place, « City Hôtel », où les allées et venues à toute heure, pour qui ne se satisfait pas de solution trop simples sont suspectes. (p. 92-94)

Errant dans la ville-mère : le ventre de Paris, au sens sexuel du terme, Breton et Nadja aboutissent donc place Dauphine, qui est un sexe féminin inversé, un pubis à l’envers : est-ce à dire pour invertis ?

Elle souligne que nous sommes venus de la place Dauphine au “Dauphin”. (Au jeu de l’analogie dans la catégorie animale j’ai souvent été identifié au dauphin.) Mais Nadja s’alarme à la vue d’une bande de mosaïque qui se prolonge du comptoir sur le sol et nous devons partir presque aussitôt [4].

BRETON ICONOCLASTE DE L’ICÔNE NADJA
Rhétorique iconographique, rhétorique d’icône qui vise à piéger le sacré pour mieux l’occulter ? Tuer Dieu en tuant l’image en iconoclaste né et en iconoclaste affiché ?
Nadja, c’est l’élan mystique refoulé de Breton, inconsciemment, il souhaite, il produit la chute.

NADJA : OBJET SURRÉALISTE, OBJET FÉTICHISTE, POUPÉE D’ENVOÛTEMENT POUR EXORCISER L’INHIBITION DE BRETON PROSPECTIVEMENT NÉCROPHILE
Entre le corps prostitué de Nadja et le corps glorieux de Nadja, la femme ici, Breton comme Baudelaire ne sait pas choisir, ni se décider, et invente ce compromis : le corps substitutif de l’œuvre, qu’il a tôt fait de transformer en objet fétichiste, c’est-à-dire en objet lui permettant d’éluder à la fois la nécessité de tenter l’aventure de l’altérité sexuelle et la tentation de la sublimation — la fétichisation n’étant rien d’autre au fond qu’une sublimation perverse —. Il est évident, ainsi, que Breton entend bien ne pas permettre la réalisation de sa relation avec Nadja, sa conclusion, mais qu’il entend la limiter à un leurre, qu’il y a urgence pour lui, aux termes des approches, d’inventer un suspens définitif, qui lui permette de dessiner une porte de sortie pour lui qui va s’avérer une fosse pour Nadja, mais il n’en a cure. Au contraire. L’assassinat est après tout une forme sinon de consommation, du moins de consumation.

À LA RECHERCHE DE LA FEMME SURRÉALISTE
Évidemment, pour tout homme, la première femme c’est la mère, qui souvent prédétermine et prédestine toutes les autres. On connaît des poètes qui se cantonnent dans l’enfantin, l’immaturité — pour une raison ou pour une autre — et qui n’arrivent jamais à dépasser ce stade. Ils végètent au stade buco-anal et au stade sadique anal.
En tout état de cause, la femme surréaliste est une icône qui détermine le destin du poète.
Il faut se souvenir de ce que Baudelaire a dit de la femme. On peut faire confiance à Breton comme à Aragon, à Éluard aussi, à Desnos même, de s’en être souvenu :

À des esprits niais il paraîtra singulier, et même impertinent, qu’un tableau des voluptés artificielles soit dédié à une femme, source la plus ordinaire des voluptés les plus naturelles. Toutefois il est évident que comme le monde naturel pénètre dans le spirituel, lui sert de pâture, et concourt ainsi à opérer cet amalgame indéfinissable que nous nommons notre individualité, la femme est l’être qui projette la plus grande ombre ou la plus grande lumière dans nos rêves. La femme est fatalement suggestive ; elle vit d’une autre vie que la sienne propre ; elle vit spirituellement dans les imaginations qu’elle hante et qu’elle féconde [5].

Il convient pour un poète plus que pour un autre, d’« espérer l’inespéré » dit Héraclithe cité par René Char. Alors, les rencontres sont toujours à la mesure de l’attente.
« Inquiétante étrangeté » d’être au monde. Quelle activité nous le révèlera le plus que l’activité amoureuse ? Se sentir « étranger » comme dirait Baudelaire : désespoir océanique porteur d’espoir.
Chez les surréalistes, le rêve réveille à la vigilance onirique, & érotique. Toute femme surréaliste est ainsi précédée et annoncée par un rêve prémonitoire. L’union est présentée ainsi toujours comme étant une union fatale.
On est dans l’idée de la prédestination romantique, romantique allemande pour être plus précis. La « sylvie » de Nerval, doit beaucoup dans son essence a la « Sophie » de Novalis ; elle en est nourrie, même si Nerval ne la connaissait pas. Les surréalistes, eux, sont hantés par les revenantes du romantisme allemand, anglais, et français dans ce qu’il a de plus allemand. Les surréalistes sont hantés par — mot inventé par Breton dans « Tournesol », superbe mot — les survenantes.
Ils restent cependant très “classiques” dans leur façon d’envisager la femme, d’en parler. On sait que le blason, genre en vogue à l’époque humaniste au XVIe siècle, était un poème à la gloire d’une partie du corps féminin. Chaque surréaliste en matière de blason aura ainsi sa spécialité. On peut dire qu’Éluard blasonna surtout les yeux, et les cheveux ; Aragon, les yeux et les mains.
Flagrant délit de spiritualité enfantine.
Le revenant vient du passé.
Le survenant vient du futur.
La femme est par définition une survenante, fantomatique.
Leur but ?
Réoxyginer le monde par l’amour, par la poésie.
Trouver la circularité du monde : découvrir et montrer par leurs poèmes comment les choses bougent, se revivifient.
Par l’amour, la rencontre mystique.
L’aura.
La femme surréaliste, c’est une aura qui prend corps.
Parce qu’il est de l’ordre de la Révélation, le bonheur pour les surréalistes — un bonheur utopique, relevant d’une conception adolescente, voire enfantine — relève néanmoins de l’idée de Révolution. Le bonheur surréaliste est de l’ordre de l’insurrection : une insurrection contre le néant, la bêtise, la mort.
« Il n’y pas de bonheur, il n’y a qu’une volonté de bonheur » (pour décliner la célèbre formule de Reverdy : « Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour. »
Ce sera là le hic de l’amour pour le surréaliste : la relation.
Entendons la relation réelle, dans le réel.
La relation littéraire ne leur pose par contre aucun problème : elle en est même le substitut le plus souvent.
Nadja, Lénoa Delcour en fit la tragique expérience.

GENÈSE DU LIVRE :
BRETON-NADJA : LA VRAIE NATURE DE LEUR RAPPORT

Une schizoïdie allant vers la schizophrénie rencontre un psychonévrotique à tendance paranoïaque et pervers schizothyme.
Aucune altérité possible. Aucun rapport physique possible médiateur de la rencontre : il y aura toujours, conséquence de l’attitude intrinséquement perverse et infantile de Breton qui défaille devant l’idée même de la sexualité et lui cherche sans cesse un substitut, un orgasme psychique onirique occultant.
André Breton n’a pour issue d’emblée que la perversité. Pour tout dire, André Breton relève assez dans Nadja de la catégorie des délinquants textuels. Nadja n’est jamais pour lui au sens strict, au sens premier qu’une femme pré-texte, une femme écran où projeter à loisir à l’insu de Nadja elle-même, pense-t-il, son cinéma intime.

L’ORIGINE SLAVE DE NADJA
On sait que le patronyme véritable commence par un D. La référence apparaît à propos de l’affaire de transport de deux kilos de cocaïne (p. 107). À la descente du train, un policier s’approche d’elle, elle raconte : « “Pardon, me dit-il, c’est bien à mademoiselle D… que j’ai l’honneur de parler ? » On sait depuis le livre de Georges Sebbag [6], qu’elle s’appelait Lénoa Delcourt. Toutefois, on ne connaît pas le nom de la mère, ni des grands parents. Je reste persuadé que Nadja doit avoir des origines slaves, le Nord de la France étant un haut-lieu de l’immigration polonaise. Il y a des traces de culture polonaise et slave chez Nadja, dans le comportement de Nadja, voire dans son physique : Breton nous dit clairement qu’elle est blonde.
Nadja est donc par nature sans doute « slave », c’est-à-dire poussée vers l’extraversion, l’extériorisation généreuse, face à un André Breton tout de retenue, introverti.
Ce qui infirmerait cette supposition d’une Nadja d’origine slave ce sont ces autres prénoms à l’État Civil :
23 mai 1902, à Lille.
Leona, Camille, Guilaine, Delcourt
Morte en 1941, internée. Morte sans doute de faim, comme beaucoup d’internée victimes des restrictions alimentaires dûes à la guerre.

BRETON ET NADJA, PLUS PRÉCISÉMENT
Pour tenter d’expliquer l’évidente déresponsabilité de Breton vis à vis de Nadja, on peut se demander si Nadja, fantasmatiquement, ne serait pas simplement pour Breton la matérialisation d’une vision ectoplasmique.

DÉTRUIRE NADJA : REMPLIR LE SUCCUBE PHANTASMATIQUE DE SA VIE VAMPIRISÉE, DE SON SANG, LE FAIRE VIVRE AU PRIX DE LA VIE DE PROSTITUÉE DES RUES
Cocaïnomane, schizophrène à personnalité multiple, conduire Nadja à sa destruction est facile : elle est suicidaire.
Le meurtre rituel surréaliste, le meurtre sadien apothéose de la profanation de l’être, véritable messe noire pratiquée sur le corps dénudé de sa libido consiste à transformer la femme en icone pour mieux pouvoir être iconoclaste d’elle, sur elle, ensuite.
Il s’agit pour Breton de pulvériser la matière psychique et physique de la femme, sa réalité concrète, pour pouvoir remplir de vie volée la silhouette d’un succube qu’il s’est inventé et qu’il lui préfère, rétif à toute altérité.
Parce que pour Breton sa rencontre avec Nadja n’est qu’énonciatrice et préparatoire de la rencontre avec la femme aimée, Nadja n’est qu’un des succubes de Breton.
Au bout du rouleau, déjà, quand Breton la rencontre, elle s’ouvre alors à la pulsion suicidaire (c’est pour cela qu’on l’enferme)
Sirène enfermée dans un monde clos sur la carte postale.
Puis, elle cède à la psychose.

NADJA SUICIDAIRE
Nadja a pleinement conscience assez tôt que Breton écrit sur elle ; de là à sentir qu’elle n’est jamais qu’un pré-texte, il n’y a qu’un pas, qu’elle a sans nul doute franchi ; d’où son désir de mort et sa tentative de suicide partagé pour s’unir à lui dans la mort à défaut qu’il accepte de s’unir à elle dans la vie ; d’où le fait qu’elle anticipe et préfére demander elle-même qu’il écrive un livre sur leur histoire, qu’elle sait n’être jamais qu’une histoire littéraire, pour se donner l’illusion d’avoir pu choisir ; c’est aussi une façon de tenter de rompre avec la fatalité de l’échec relationnel avec les hommes qui la poursuit.

MÉGALOMANIE ET DÉMIURGIE : « L’HOMME-DIEU »
Breton, est « L’Homme-dieu » démiurge exalté qu’évoque Baudelaire dans le chapitre IV du « Poème du Haschisch » dans Les Paradis artificiels.
« Elle, je sais que dans toute la force du terme, il lui est arrivé de me prendre pour un Dieu. »
Machisme de Breton. Machisme d’époque. Machisme de complexé. Goût du pouvoir et de la domination. La domination ici fait office de possession. Voir Nadja soumise à ses désirs, à ses phantasmes, c’est pour lui l’avoir possédée. Elle a évidemment un autre sens du partage.

LES CONDITIONS DU DRAME
Très vite, elle l’agace : « Une assez grande gêne continue à règner entre nous. » « Elle me parle maintenant de mon pouvoir sur elle. » « Elle me supplie de ne rien entreprendre contre elle. » Gène, puis lassitude : il tient le sujet de son livre : elle ne lui sert déjà plus. Or, elle, plus il est détaché, plus elle s’attache. Tous les ingrédients de la tragédie à venir sont là.

UN RAPPORT DE RÉPULSION ET DE TRAHISION
La souffrance l’envahit lorsqu’il se dit qu’il ne pourra plus la voir, or, il l’abandonne à son sort. Il finit le livre sur l’éloge d’une autre femme, après avoir évoqué son internement. Qu’en déduire ?

LE CHANTRE DE L’UNION LIBRE
« L’Union libre » : la perversité du nombre qui nie.

NADJA : LE SURRÉALISME INCARNÉ
Dans le récit plutôt plus que moins tronqué, à pans entiers d’évidence refoulés, voire modifiés — les commentaires fait par Breton du porte-folio des dessins de Nadja sont à cet égard plus que significatifs —, il s’avère assez évident que la seule surréaliste intégrale de la rencontre, de l’aventure, de l’affaire disons plutôt, est Nadja ; même Breton par éclair s’en aperçoit. Génie libre, Puck ou Ariel malchanceux du surréalisme, parce que traité par Breton trop souvent comme un Caliban, Nadja est le surréalisme incarné. Nonobstant, pour Breton, seul Jacques Vaché peut prétendre au titre de surréaliste incarné, et pour cause : la fascination presque naïve de Breton pour Jacques Vaché et sa panthéonisation — qui ne sont pas sans emprunter aux rapport que Jean Cocteau entretint à titre posthume avec l’élève Dargelos ou l’élève Radiguet (deux faces d’un même incube) — est une preuve supplémentaire de l’homosexualité refoulée de Breton. La haine de Breton pour Cocteau relève moins de la lutte des classes comme Breton le prétendait que de l’impossibilité pour lui d’affronter une image décryptée, affichée, de sa propre psyché. Gageons que Breton qui déïfiait Vaché, trouvait obscène la mythification militante et zélée que Cocteau avait fait de Dargelos : l’élève qui l’avait mené sur la voie de la découverte et du dévoilement de sa propre sexuation ; c’est au moyen de cette mythification de Dargelos que Cocteau trouvait le moyen d’avouer au public ce qu’il était réellement. Breton n’a jamais dû penser un seul instant que la mythification et le culte qu’il vouait à Vaché fonctionnaient sur le même mode, exactement, point par point et terme pour terme, et, qu’ils auraient pu, s’il les avait affirmés jusqu’en leurs méandres, lui permettre de s’assumer.
Paul Éluard, Desnos, Péret, sont mis sur le même plan que Jean-Jacques Rousseau, Étienne Dolet ou le dramaturge Henri Becque : c’est-à-dire sont élevés au rang de héros nationaux et d’icônes… qui le justifient. Autant d’« amitiés-passions [7] » pour lui.
Breton aura-t-il jamais décrypté ce que ses amis étaient en réalité pour lui ?…

NADJA-MIROIR
Le “génie libre” de Nadja rejoint celui rêvé par Stendhal ; elle en est l’incarnation inespérée. Nadja est à elle seule une allégorie du surréalisme. Nadja, c’est la femme que Breton aurait rêvé être.
Quel aveu de lucidité de la part de Nadja que de suicidairement lancer à Breton cette phrase miroir destiné à le réveiller : « Si vous voulez, pour vous je ne serai rien ou qu’une trace. »

BRETON, PIÈTRE PSYCHANALYSTE
Breton et la psychanalyse. C’est en soi tout un programme : il y aurait sans conteste une thèse pour tenter de diagnostiquer son état à cet égard à écrire. Drôle de psychanalyste en tous cas, qui dans les dessins de Nadja, se montre incapable de lire, de se lire.
On notera, en outre, que dans Nadja, il prend significativement ses distances avec la psychanalyse. En réalité, parce que d’une part, quelque chose en lui se refuse hystériquement à l’auto-analyse, d’autre part, parce qu’il ne pardonne pas à Freud la condamnation prononcée : « Les surréalistes ne sont fous qu’à 95%, parce que, comme l’alcool, la folie n’est jamais à 100%. »

NADJA PRÉTEXTE
Écrire sur le dos de ses rencontres comme sur un revers d’enveloppe narcissiquement adressé à soi-même. Pour Breton, le but : donner une image de soi. Breton possède Nadja mais pas dans le sens — hélas ! — de l’altérité. Pour Breton, le but : donner une image de soi, sur un fond de réalité qu’il estime — à tort — crédible et fondé.

L’ONANISME DE BRETON
Le rapport sexuel onaniste, narcissique, consiste à prostituer l’autre à soi, à se masturber à lui, bref à le tromper avec soi-même, à n’en faire qu’un objet de plaisir. Il est vraisemblable, pour tenter d’expliquer le nombre des divorces, le nombre des frustrés, des frigides et des inhibés, qui a toujours existé et qui va toujours croissant dans un type de société où l’égoïsme et le narcissisme est la règle, que peu de gens, fort peu, parviennent à établir par le biais du sexe un réel rapport d’échange, de don et d’altérité.
On me permettra de penser que la sexualité de la plupart des surréalistes, telle qu’ils la décrivent dans la fameuse grande « Enquête sur la sexualité » du n°11 de La Révolution surréaliste, est une sexualité adolescente qui n’a le plus souvent pas encore déterminé clairement même pour certains d’entre eux la question même de la sexuation, préalable à toute sexualité réussie. Ils sont dans le meilleur des cas dans le brouillon maladroit, dans le brouillon brouillon, dans le brouillon gourmand,… dans tous les cas dans le bouillon narcissique qu’ils boivent — ils n’ont pas le choix — en fanfaronnant qu’il s’agit pour eux d’un “délice !…”.

LE SADISME DE BRETON
Le sadisme de Breton, “pape du surréalisme”, convaincu que “le surréalisme même” n’est que « la pointe la plus extrême du romantisme » doit nous rappeler que ce sadisme, via Sade, n’est que la résurgence régressive, invaginée en quelque sorte, foetalisée, du satanisme romantique.
Parlant d’André Breton et de ses productions, on aurait grand tort d’oublier la constante référence implicite comme argument d’autorité — par voie de conséquence la constante pertinence critique en tant que référents étalons — de Sade et de Lautréamont : dont les Œuvres sans cesse relues, commentées, parodiées par Breton constituent pour lui de véritables Bibles du sadisme.
Il y a dans le sadisme bretonnien, au revers : le masochisme, et, si l’on peut dire, un constant phénomène de « vases communicants [8] » de l’un à l’autre. Breton est ainsi sadique avec Nadja, masochiste avec Lise Meyer. Une faiblesse excusant l’autre : c’est, on l’a compris, une façon de les annuler.

LA PORNOGRAPHIE
La pornographie, en réalité, est toujours métaphysique pour qui tente de la regarder phénoménologiquement ; n’importe quel psychologue nous dira déjà qu’elle est tout entière soumise à cette subjectivité qu’on appelle la libido. La pornographie ramenant systématiquement le spectateur à son monde phantasmatique, par la violence même du concret le ramène à cet abstrait sans lequel le concret lui-même ne saurait jamais advenir. On le sait, dans ce domaine, quiconque ne rêve plus ne réalise plus, ne crée plus du réel, s’il est vrai que du réel lui-même, c’est toujours de l’abstrait d’abord qui en découle.
Le sexe : le plus vieux spectacle du monde avec la mort. Éros et Thanatos : les Grecs étant tellement conscients de ce fait et tellement persuadés qu’au terme d’une vie, il ne subsistait que des images, qu’il les ont divinisées, mythologisées.
Meurtre rituel : Nadja poupée d’envoûtement où Breton plante ses aiguilles pour dénouer l’aiguillette qui le castre psychiquement et qui l’anhile, le paralyse.

LA NATURE DE BRETON
« Qui êtes-vous ? » = « Qui suis-je ? »
La réponse à cet égard de Nadja est on ne peut plus claire :
« Je suis l’âme errante. »
Le Wanderer surréaliste n’est pas le wanderer rural de l’époque romantique, le « promeneur solitaire », il est le Wanderer urbain baudelairien du Spleen de Paris et surtout le Wanderer de l’errance mentale, ce qu’était déjà Le Lenz (1835) de Büchner, ce qui explique la raison pour laquelle Breton est fasciné par le romantisme allemand.
Être fragile, détenteur d’une vérité étrangère à la rationnalité.
C’est exactement ce qu’est Breton. Mais à cette fragilité, Breton, lui, répond par la perversité. Il est du côté de la rétention, là où Nadja va s’affirmer sans calcul, par nature, par tempérament, du côté du don. Il est du côté de l’opacité et de la manipulation, là où Nadja est du côté de la transparence par souci d’éthique et par grâce métaphysique. Il est du côté du talent besogneux soigneusement, avidement et rapacement — on songe au vautour du chat-pot-vautour — thésaurisé sur autrui, aux dépens d’autrui, là où Nadja est sans se poser de question, sans même s’en apercevoir — et c’est cela la vraie grâce — du côté du génie. Il est introverté, coincé, inhibé jusqu’à l’hystérie, alors que Nadja est une plaie errante, certes, mais vive, généreuse, ouverte à qui saura l’aimer.
Nadja : le génie libre, Puck, Ariel,… : le surréalisme même.
Nadja manipule Breton, mais ne l’instrumentalise pas à sa différence à lui.

NADJA PROVOCATRICE
Breton ne trouve pas en Nadja une reine de la provocation : il est trop obnubilé par soi, trop macho pour le voir.

NADJA PRÉ-TEXTE
Le Premier Manifeste du surréalisme, puis vient Nadja : les travaux pratiques.

LE PRÉALABLE DE LEUR RAPPORT : UN OISEAU POUR LE CHAT
Nadja ? Un oiseau pour le chat ? Bien sûr, pour le chat-pot-vautour.
Nadja est, au départ, avec Breton, clairement, une prostituée, peu satisfaite du métier et de ses aléas, qui s’est trouvée contrainte à le pratiquer, qui espère quitter ce métier — d’où son nom de professionnelle qui dit tout aussi d’elle : Nadeja ou Nadja « parce que c’est le commencement de l’espoir », que ce n’en est « que le commencement » — ; pour elle qui cherche à se caser, à échapper à sa condition misérable, Breton constitue une aubaine inespérée à séduire, à saisir. Le grand problème pour Nadja, c’est qu’à la différence de Breton elle n’est pas cynique : elle ne calcule pas, du moins elle ne va jamais jusqu’au bout de ses calculs, la générosité et la soumission, un subtil mélange des deux, sa névrose de l’échec, sa pulsion de mort, prennent assez rapidement le dessus. Elle se sacrifie à Breton aussi pour des raisons contextuelles : la femme à l’époque — telle que la chanson populaire la chante — est une femme victime dont la raison vacille vite devant cette évidence physique ou intellectuelle ou sociale de la soumission : « C’est mon homme […] Je l’ai tellement dans la peau, j’en suis marteau. »
Breton est coutumier de ce type de rencontre, quoi qu’il le taise. Dans un article repris dans Les Pas perdus, intitulé « Lâchez tout », nous replaçant dans une époque précédant le surréalisme où Breton cherche encore ses maîtres : hésitant entre Picabia et Tzara, et leur trahison pour devenir chef à son tour il écrit : « J’habite depuis deux mois place Blanche [c’est ainsi qu’on appelle aussi en argot la cocaïne]. L’hiver a été des plus doux et, à la terrasse de ce café voué au commerce des stupéfiants, les femmes font des apparitions courtes et charmantes. »
Il est une autre occurrence de ce type dans Les Pas perdus — livre, on voudra bien s’en souvenir que Breton prête à Nadja, au tout début de leur relation —, c’est dans « L’Esprit nouveau » qu’on la trouve. Aragon dans la rue remarque une jeune-fille à l’air perdu qui s’adresse à des inconnus. André Derain, à son tour, va la remarquer aussi : tous trois ont à son égard un regard de concupiscence évident : ayant remarqué, tels des fauves, une fragilité apparente dans son attitude qui laisse présager une capture facile : « Aragon […] semblait surtout avoir été frappé de la beauté de l’inconnue, Breton de sa mise très correcte, ce côté tellement “jeune fille qui sort d’un cours” avec on ne sait quoi dans le maintien d’extraordinairement perdu. Était-elle sous l’effet d’un stupéfiant ? Venait-il de se produire une catastrophe dans sa vie ? Aragon et Breton avaient beaucoup de mal à comprendre l’intérêt passionné qu’ils portaient tous deux à cette aventure manquée. » On reconnaîtra là le côté « vautour » de Breton qui n’échappera pas à Nadja. André Derain, en vieux noceur blasé qui en viendra au suicide comme Pascin, précise quant à lui plus prosaïquement ce qui lui semble être d’évidence le métier réel de la fille, que Breton, “petit bourgeois” pervers entrenant des fantasmes de Détraquées ne s’avoue pas aussi directement à soi-même, préférant rêvasser : « Je suis certain de ne l’avoir jamais vue par ici, et pourtant je connais toutes les filles du quartier. »
On le sait cette scène de « Lâcher tout » est évoquée par Breton dans Nadja :

Nadja observe envers mois certaines distances, se montre même soupçonneuse. C’est ainsi qu’elle retourne mon chapeau, sans doute pour y lire les initiales de la coiffe, bien qu’elle prétende le faire machinalement, par habitude de déterminer à leur insu la nationalité de certains hommes. Elle avoue qu’elle avait l’intention de manquer le rendez-vous dont nous avions convenu. J’ai observé qu’elle tenait à la main l’exemplaire des Pas perdus que je lui ai prêté. Il est maintenant sur la table et , à en apercevoir la tranche, je remarque que quelques feuillets seulement en sont coupés. Voyons : ce sont ceux de l’article intitulé : « L’Esprit nouveau », où est relatée précisément une rencontre frappante, faite un jour, à quelques minutes d’intervalle, par Louis Aragon, par André Derain et par moi. L’indécision dont chacun de nous avait fait preuve en la circonstance, l’embarras où quelques instants plus tard, à la même table, nous mit le souci de comprendre à quoi nous venions d’avoir affaire, l’irrésistible appel qui nous porta, Aragon et moi, à revenir aux points mêmes où nous était apparu de véritable sphinx sous les traits d’une charmante jeune femme allant d’un trottoir à l’autre interroger les passants, ce sphinx qui nous avait épargnés l’un après l’autre et, à sa recherche, de courir le long de toutes les lignes qui, même très capricieusement, peuvent relier ces points — le manque de résultats de cette poursuite que le temps eût dû rendre sans espoir, c’est à cela qu’est allée tout de suite Nadja. Elle est étonnée et déçue du fait que le récit des courts événements de cette journée m’ait paru pouvoir se passer de commentaires. Elle me presse de m’expliquer sur le sens exact que je lui attribue tel quel et, puisque je l’ai publié, sur degré d’objectivité que je lui prête. Je dois répondre que je n’en sais rien, que dans un tel domaine le droit de constater me paraît être tout ce qui est permis, que j’ai été la première victime de cet abus de confiance, si abus de confiance il y a,mais je vois bien qu’elle ne me tient pas quitte, je lis dans son regard l’impatience, puis la consternation. Peut-être s’imagine-t-elle que je mens : une assez grand gêne continue à règner entre nous. Comme elle parle de rentrer chez elle, j’offre de la reconduire. Elle donne au chauffeur l’adresse du Théâtre des Arts qui, me dit-elle, se trouve à quelques pas de la maison qu’elle habite. En chemin, elleme dévisage longuement, en silence. Puis ses yeux se ferment et s’ouvrent très vite […] (p. 88-90)

C’est dans le taxi, que, sans doute touchée par l’attention qui consiste à vouloir la reconduire, elle prend le parti de se “jeter à l’eau” — voir : un peu plus loin, l’évocation de l’hallucination dont elle est est victime ou qu’elle simule : la main de feu qu’elle voit jaillir des eaux sombres de la Seine, lors d’une promenade nocturne — : elle offre ses lèvres, prend le parti de tenter le jeu classique de la séduction : « tout à coup elle s’abandonne, ferme tout à fait les yeux, offre ses lèvres… Elle me parle maintenant de mon pouvoir sur elle, de la faculté que j’ai de lui faire penser et faire ce que je veux, peut-être plus que je crois le vouloir. Elle me supplie, par ce moyen, de ne rien entreprendre contre elle. » (p. 92) D’emblée, elle se montre donc lucide sur la nature vraisemblable de leurs rapports.
Déjà, dans « Lâchez tout », glosant sur la rencontre avec la « jeune-fille qui sort d’un cours », « avec quelque chose dans son maintien d’extraordinairement perdu » et dont il aurait pu profiter, malgré tout, déjà, Breton apparaît comme étant davantage préoccupé de son avenir littéraire, de son destin de « Grand homme » à venir, et qui tarde ; après avoir évoqué la place Blanche, cette terrasse de café où les droguées viennent faire des « apparitions courtes et charmantes » préfigurant celle de Nadja dans sa vie, il poursuit :

Les nuits n’existent guère plus que dans les régions hyperboréennes de la légende. Je ne me souviens pas d’avoir vécu ailleurs ; ceux qui disent m’avoir connu doivent se tromper. Mais non, ils ajoutent même qu’ils m’avaient cru mort. Vous avez raison de me rappeler à l’ordre. Après tout, qui parle ? André Breton, un homme sans grand courage, qui jusqu’ici s’est satisfait tant bien que mal d’une action dérisoire et cela parce que peut-être un jour il s’est senti à jamais trop durement incapable de faire ce qu’il veut. Et il est vrai que j’ai conscience de m’être déjà dévalisé moi-même en plusieurs circonstances ; il est vrai que je me trouve moins qu’un moine, moins qu’un aventurier. N’empêche que je ne désespère point de me reprendre et qu’à l’entrée de 1922, dans ce beau Monmartre en fête, je songe à ce que je puis encore devenir.

BRETON MACHO
Il faudrait noter toutes les références machos du texte, mais il en a trop…

NADJA : MADONE ET PUTAIN, JAMAIS FEMME
Nadja est enfermée par Breton comme Baudelaire fait avec ses femmes aussi dans une verticalité et une horizontalité : celle des correspondances. Madones ou putains, madones et putains, elles ne peuvent être sauvées puisque « la Madeleine [montrant] l’inanité de la vertu » — pour un esprit “petit-bourgeois” comme celui de Baudelaire ou celui de Breton — elle ne peut au mieux que se transformer (putain transformiste ou madone transformiste) en Mater Dolorosa, « vierge aux sept douleurs » torturée par son adorateur même :

Enfin, pour compléter ton rôle de Marie,
Et pour mêler l’amour avec la barbarie,
Volupté noire ! des sept Péchés capitaux,
Bourreau plein de remords, je ferai sept Couteaux
Bien affilés, et, comme un jongleur insensible,
Prenant le plus profond de ton amour pour cible,
Je les planterai tous dans ton Cœur pantelant,
Dans ton Cœur sanglotant, dans ton Cœur ruisselant !
(Charles Baudelaire, « À une Madone, ex-voto dans le goût espagnol », « Spleen et Idéal », LVII, in Les Fleurs du Mal. )

LES DEUX EXTRÊMES DE L’HYSTÉRIE
Madone = putain, victime. Deux moyens qui s’équivalent pour occulter la femme, la rendre inaccessible. On peut dans cette mesure affirmer que l’hystérie baudelairienne ou bretonnienne trouve son expression dans une sublimation hyperbolique de la femme ou dans un avalissement hyperbolique qui ne sont que les deux extrêmes d’un même mouvement, lequel circonscrit assez clairement la tautologie, le cercle vicieux phantasmatique dans lequel il s’enferme frileusement chaque fois qu’il lui prend l’idée d’invoquer et de convoquer le démon femelle, bien protégé de lui par son cercle d’invocation.

L’ESPÉRANCE DE NADJA
Nadja, en russe = commencement du mot « espérance ». Espérance de quoi ? Pour Breton , égoïstement, l’espérance de « la merveille », l’espérance de Suzanne Musard, et, au-delà de Suzanne Musard, d’autres fantômes de femmes, toujours poursuivis, jamais saisis, qui ont servi à Breton à occulter et à refuser sans cesse la rencontre avec soi-même, sa véritable sexuation et la vraie sexualité à laquelle inconsciemment il aspirait.

MANIPULATION
Breton ne dit pas à Nadja qu’il écrit leur rencontre.

PACTE VOYEURISTE AVEC LE LECTEUR
Breton et son lecteur : voyeurs comme la statue regardant le phallus jet d’eau ou le maître pédagogue et son jeune disciple, Philonous et Hylas, personnages grecs. Breton et son lecteur : voyeurs de la lente et irrémédiable descente de Nadja dans la folie : le spectacle le plus fascinant et le plus terrifiant qui soit, le plus jouissif pour un sadique.

NADJA INTRUMENTALISÉE, CONSCIENTE DE L’AVOIR ÉTÉ
Chez Breton, la perversion narcissique — car c’en est une une — est la première, dont découleront toutes les autres.
Breton ne fait que faire semblant de s’effacer devant son sujet. Le sujet — Nadja — n’occulte pas le double objet, qui en vérité n’en est qu’un : « qui suis-je ? », qu’est-ce que la surréalité ? La surréalité n’étant pour André Breton qu’un mode d’emploi de sa vie.
Dans Nadja pour Breton, Nadja « passe[t-elle] » ? Non, seul « André Breton [pour André Breton] passe » dans son ouvrage comme dans le poème « Tournesol » qui se clôt sur ces mots égotistes, dandy, nombrilistes, onanistes pour tout dire :

Je ne suis le jouet d’aucune puissance sensorielle
Et pourtant le grillon qui chantait dans les cheveux de cendre
Un soir près de la statue d’Étienne Marcel
M’a jeté un coup d’œil d’intelligence
André Breton a-t-il dit passe

« Puisque tu existes comme toi seule sait exister, il n’était peut-être pas nécessaire que ce livre existât. J’ai cru pouvoir en décider autrement [9]. »
Nadja, l’être, n’était qu’une prétexte, en réalité.
Pour le pervers, elle ne pouvait du reste pas être autre chose qu’une occasion de substitut fétichiste.
« Qui suis-je ? », « Qui êtes-vous ? »
L’un cache l’autre.
Et Breton de conclure :

Si sophismes c’étaient, du moins c’est à eux que je dois d’avoir pu me jeter à moi-même, à celui qui du plus loin vient à la rencontre de moi-même, le cri, toujours pathétique, de « Qui vive ? » Qui vive ? Est-ce vous, Nadja ? Est-il vrai que l’au-delà, tout l’au-delà soit dans cette vie ? Je ne vous entends pas. Qui vive ? Est-ce moi seul ? Est-ce moi-même [10] ?

Nadja : le titre est prometteur mais il est une fausse promesse. Il ne parle pas de Nadja, il s’en sert comme d’un exemple.
Le pervers est toujours un narcisse qui torture l’altérité par un onanisme égoïte poussé souvent jusqu’au vice.
Si Nadja, lorsqu’elle se rend compte qu’elle a été instrumentalisée demande à Breton d’écrire un livre sur leur histoire, c’est afin de le devancer et de ne pas perdre la face. « “Tu prendras un autre nom. Quel nom veux-tu que je te dise. C’est très important.” » Non, il la met au pilori.
Breton abuse avant tout mentalement, psychiquement et fantasmatiquement de Nadja.
Breton commet sur Nadja un véritable viol psychique.
Nadja est avant tout l’œuvre d’un homme qui ne se connaît pas.
Ne pas connaître Nadja mais tenter de se reconnaître en elle en s’y projettant, en la niant jusqu’à la rendre folle.
1°) Instrumentaliser Nadja est déjà en soi pervers. Il la réïfie ou au mieux la considère comme un cobbaye.
Nadja envisagée non en son humanité mais en sa surréalité manifeste.
Nadja : pont de “fortune” entre réel et surréel.
Breton icône et iconoclaste de Nadja : concurrente de sa psyché, que, paradoxe, il ne trouve pas.

LA NATURE DES RAPPORTS
Un marchepied, une fenêtre entre réel et surréel.

LA NATURE DU LIVRE : NARCISSIQUE
La structure même du livre qui se montre en train de s’écrire est narcissique.
Nadja n’est que la matière de son livre.
Il faut entendre sans cesse le refrain bien connu, trop bien connu, quasi fatal à vrai dire dans ce qu’on nomme pompeusement la relation amoureuse : « Je m’aime à travers vous. »

LE STATUT DU LIVRE
Nadja : brouillon de L’Amour fou.

NADJA : TRAVAUX PRATIQUES DU MANIFESTE
Nadja, la femme, l’être, n’est jamais qu’un des “travaux pratiques” de Breton. Elle incarne à son insu l’Art surréaliste : elle en est possédée, car, à la différence de l’artiste, elle n’est pas distanciée. Elle est trapéziste de l’esprit mais sans filet. Breton admire et attend secrètement la chute comme si elle devait l’exorciser de sa propre peur.
Parmi les “travaux pratiques” surréalistes de Breton, Nadja est sans doute le plus réussi : sa Copélia. Il la fait danser, tourner, toujours, jusqu’à ce que le ressort casse. Elle n’aura été qu’un jouet.

LE STATUT DU TEXTE
Nadja : journal, essai, récit ? On ne sait, l’indistinction du texte correspond assez bien à l’indistinction sexuelle de l’auteur, qui comme tout créateur « crée à son image », ce qui est une fatalité. Dans cette mesure, aucun vrai créateur ne peut mentir. Dans son texte, qu’il le veuille ou non, Breton s’avoue. Il s’avoue d’autant plus que son postulat premier, que son argument d’autorité est précisément la psychanalyse qui vise dans toute la mesure du possible à amener sinon la compréhension par le sujet, du moins l’expression pleine et entière de sa psyché. Libre au lecteur, ensuite, de jouer les psychanalystes. Breton s’allonge sur le divan de son livre : il est sans conteste possible : l’analysé.

BRETON PYGAMALION DÉMIURGE
En Pygmalion démiurge, Breton instrumentalise la folie de Nadja. À la fin, il se détourne de ses productions artistiques, dessins, propos poétiques valant largement les siens, parce qu’elle lui échappe. Il la casse.

LA NATURE DU TEXTE
Le Journal de la rencontre avec Nadja n’est en vérité qu’une autobiographie laudative, un autopanégyrique déguisé.
Le texte commence par un préambule philosophico-syncrétique délirant saturé par l’ego de Breton, précisément parce que cet ego de toute part lui échappe. Il se poursuit avec le préambule analogique où s’exprime selon Breton les « faits glissades », les « faits précipices », donnant la preuve de ce qu’il nomme le « hasard objectfif ».
Si le statut de Nadja peut apparaître au départ pour Breton, pythique, on s’apperçoit assez vite que Nadja qui, en vérité est une incarnation du surréalisme n’en est pour Breton tout au plus que la représentation. Nadja est rapidement muséïfiée, épinglée par Breton tel un papillon par un entomologiste implacable et maniaque, et, ce papillon, symbole de résurrection, n’annonce que la résurrection d’André Breton, qui, de l’échec de l’aventure Lise Meyer va pouvoir passer à celle sur laquelle il peut encore se raconter des histoires : l’aventure avec Suzanne Musard.
Pour Nadja, Breton est une réclame pour le surréalisme, tout au plus. Elle en est l’enseigne, elle n’en est que l’enseigne. Au mieux, elle en est la mascotte, ou la figure allégorique à la proue du vaisseau amiral.
Nadja : figure de proue allégorique. C’est là le statut de Nadja pour les années à venir, la place que Breton lui destine pour cette postérité dans laquelle, très vite, il se croit vivre.
Le vrai statut de Nadja, c’est de s’opposer à toute raison, peut-être, mais certes pas à toute sagesse.
Le goût du bonheur : est-ce sagesse ou déraison ?
Après le préambule analogique précédé de son incipit syncrético-philosophique, après ce préambule qui prétend anticiper les événements, Breton, clairement, n’éprouve pas de sentiments pour Nadja mais il éprouve les sentiments de Nadja.
Le Statut du texte ?
Le journal d’une rencontre relevant du « hasard objectif » ?
Refus d’un temps linéaire. Récit d’apprentissage. Documentaire ?
Non. C’est Nadja qui de bout en bout — vengeance bien méritée, bien naturelle — domine tout le texte, le dossier iconographique et son commentaire, par la parodie de génie qu’elle a pu réaliser pour Breton, son bourreau sans cœur, de ce qu’il appelait « le desssin automatique » ; les dessins de Nadja n’ont rien d’automatique, ils sont savemment et subtilement contrôlés de bout en bout, chaque détail en est pesé, compté, mis au débit de la bêtise, de la muflerie, de l’aveuglement de Breton qui prétend les commenter et est incapable d’y lire, de s’y lire.
Le statut du livre pour les surréalistolâtre, bien sûr, fait de Nadja une œuvre anthologique du surréalisme, une véritable Bible du surréalisme : André Breton, Nadja : “Portrait de l’auteur en surréaliste”, Anthologie du surréalisme, “Livre-Musée” du surréalisme.
Si Nadja se veut le miroir du surréalisme, il s’agit pour nous d’aller au-delà du miroir et d’y voir avant tout une mise en scène perverse orchestrée par Breton, qui doit rendre le surréalisme visible, avec sacrifice à la fin, en apothéose, pour “apothéoser” comme disait Baudelaire à propos de Théodore de Banville, article dans lequel Baudelaire affirme et constate, pour faire le bilan du mouvement romantique dont Breton sait que le surréalisme est « la pointe la plus extrême », que

Beethoven a commencé à remuer les mondes de mélancolie et de désespoir incurable amassés comme des nuages dans le ciel intérieur de l’homme. Maturin dans le roman, Byron dans la poésie, Poe dans la poésie et dans le roman analytique, l’un malgré sa prolicité et son verbiage, si détestablement imités par Alfred de Musset ; l’autre, malgré son irritante concision, ont admirablement exprimé la partie blasphématoire de la passion ; ils ont projeté des rayons splendides, éblouissants, sur le Lucifer latent qui est installé dans tout cœur humain. Je veux dire que l’art moderne a une tendance essentiellement démoniaque. Et il semble que cette part infernale de l’homme, que l’homme prend plaisir à s’expliquer à lui-même, augmente journellement, comme si le Diable s’amusait à la grossir par des procédés artificiels, à l’instar des engraisseurs, empâtant patiemment le genre humain dans ses basses-cours pour se préparer une nourriture plus suculente [11].

La manière qu’a Breton de traiter Nadja ? Il lui consacre soi-disant un livre. Il annonce qu’elle a été enfermée. Il ne va pas la voir. Il dédie l’épilogue de son livre à une autre femme. Nadja n’est pour lui qu’un brouillon. Entre-temps — pensée, dessein, parole, valant action — il la trompe avec Lise Meyer. Nadja n’est jamais que le divan d’une auto-analyse sauvage, et, inutile, ratée, puisque Breton ne démêle pas au terme de l’auto-analyse la question essentielle, la question initiale : « Qui suis-je ? »
Faire de Nadja la matière même de son livre, ou l’inverse ?… Déchiffrer ou défricher le monde ?
Le Journal du 3 au 12 octobre 1926 n’est qu’un alibi.
Sur le mode de la rencontre surréaliste, Nadja est-elle une sorte de succube, Breton rencontre-t-il la femme aimée, d’abord rencontrée dans le rêve comme on le lit chez Desnos dans ses Poèmes à la mystérieuse (1926) ou Paul Éluard dans son poème « L’Amoureuse » écrit avant qu’il ne rencontre Nush et tandis que Gala le rendait alors fort malheureux ?
Si Nadja peut se voir confier parfois le rôle de Pythie, elle n’est pas, pour le reste du temps que Breton lui prête, déesse mais fée : la fée folle, « L’âme errante », la Wanderer urbaine, mais avant tout mentale, la folle.
Grâce à elle, par son biais, par son truchement, comme une voyante lirait dans le marc de café, Breton, « homme-Dieu » — pour emprunter la formule au Baudelaire du Poëme du haschisch — pratique l’auto-déïfication, la béïfication. Par le biais de la femme qu’il instrumentalise, Breton devient un « homme-Dieu » : « il lui est arrivé de me prendre pour un Dieu. » ose-t-il même écrire.
La déïfication passagère de la femme n’est qu’une pétrarquisation.
Les surréalistes féminisent le Wanderer. Le Wanderer devient la Gradiva, mais Breton ne fait que singer ce processus. Il ne se donne pas, en réalité ne s’y adonne pas.
On ne peut évoquer le statut du livre sans se poser la question ou évoquer la question morale — n’en déplaise aux surréalistolâtre et post-modernistes attardés —. Ne parler ni de Sade et de Lautréamont, ni du sadisme et du fétichisme,… ne pas tenir compte de l’allusion largement développée aux Détraquées, ni à La profanation de l’Hostie serait une erreur capitale, à vrai dire déontologiquement impardonnable, toutes confessions confondues, y compris celle, la plus militante, des athéologiques, des laïco-athées.
Le statut du livre nous ramène sans cesse à Breton et à la question — à sa question — : « Qui suis-je ? »
« Il décide de partir en quête de sa propre identité » dira le critique.
Pourquoi ? Où est le problème ? Il ne la connaît donc pas.
« Définition de soi non par une intériorité mais par une extériorité » dira le critique. Mais, s’il se projette ?
« Hasard objectif ? » Est-ce possible s’il y a prétention à la phénoménologie ?
Dali qui a compris que cela ne pouvait aboutir qu’à l’échec préfère parler, lui, de « Méthode paranoïaque critique ».
Le surréalisme, les vrais “têtes” du mouvement, à savoir : Bataille, Queneau et Caillois n’y croient pas puisqu’ils créent Acéphale, revue Nietzschéenne.
Nadja , le texte, avoue la subjectivité sans cesse ; c’est peut-être cette absence de culpabilité vis à vis du triomphe de la subjectivité qui fascine Breton, adepte fanatique et donc hystérique par ailleurs du M. Teste de Valéry.

À LA RECHERCHE DE L’ANDROGYNE PERDU : LE REFUGE DANS LE CORPS SUBSTITUTIF DE L’ŒUVRE
Beaucoup d’artistes des deux sexes, à jamais veuf de leur moitié masculine ou féminine perdue, refoulée, sous le coup du poids moral de culpabilité lié à cette androgynie imposé par la société, ont à l’origine de leur vocation à créer une remise en cause de la corporéïté, dont l’homosexualité serait, sera l’expression la plus radicale dans leur vie privée, voire leur vie publique s’ils osaient, s’ils osent s’affirmer comme rebelles.
L’artiste femme, elle, est à la recherche de son « phallus » perdu ; l’artiste homme, lui, cherchant à retrouver l’utérus de la mère se réfugie dans l’hystérie.
Tout artiste mâle est ainsi dans l’hystérie comme la femme, elle, est dans l’utérus, et, toute œuvre est un corps de substitution qui vise à recréer l’androgyne perdu qui s’aut-suffit à soi-même et rêve d’une altérité de principe, phantasmée, mais qui, elle, traverse le temps et perdure avec les années. L’œuvre rencontre, en effet, connaît son spectateur et son lecteur, le connaît au sens biblique, le féconde, par-delà le temps, par-delà les siècles même, et, seule, se suffit à soi-même et ’nen existe pas moins.

LUCIDITÉ DE NADJA : LES POUPÉES DONT ON RETIRE LES YEUX
Un passage particulièrement significatif de la véritable personnalité de Nadja, telle qu’elle a pu échapper à Breton qui, sur elle, ne faisait que se projeter narcissique, onanistement :

[…] ce n’est pas la première fois qu’elle se trouve à pareille heure dans ce jardin. Cet homme, si c’est lui, s’est offert à l’épouser. Cela la fait penser à sa petite fille, une enfant dont elle m’a appris avec tant de précautions l’existence, et qu’elle adore, surtout parce qu’elle est si peu comme les autres enfants, “avec cette idée de toujours enlever les yeux des poupées pour ce qu’il y a derrière ces yeux”. Elle sait qu’elle attire toujours les enfants : où qu’elle soit, ils ont tendance à se grouper autour d’elle, à venir lui sourire [12].

ALORS, POUR CONCLURE, UNE QUESTION : NADJA, « L’UNION LIBRE » OU “L’UNION-LIVRE” ?
« L’Union libre » de Breton est toute littéraire ; de fait, c’est plutôt “L’Union livre”. Sans céder aux travers d’une critique à la Sainte-Beuve : c’est-à-dire trop biographique, sans prôner pour autant un « Contre Sainte-Beuve » comme Proust, la réalité objective des rapports réels de Breton avec les femmes, à l’époque de Nadja, puis, par la suite, au cours du temps, invite à la paronomase.
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À PROPOS DE LA SEXUALITÉ D’ANDRÉ BRETON

PRÉAMBULE
Breton a occulté dans la version définitive de Nadja le récit de sa nuit passée à l’hôtel à Saint-Germain-en-Laye avec Nadja. Lui qui ne recule pourtant pas devant les provocations de tout type, s’autocensure ici d’une manière qui ne saurait être innocente, anodine. Il y a dans cette nuit quelque chose qui le gène, quelque chose qui le dévoile ; si tel n’était pas le cas, il ne manquerait pas d’afficher sa bonne fortune et sa conquête avec cynisme.
Bon nombre d’hommes et de femmes n’ont de rapport sexuel à l’autre que sur le mode onaniste. L’acte sexuel — cet acte qui peut passer pour un des moyens les plus achevés pour créer et exprimer le rapport d’altérité — n’est souvent, hélas ! pour beaucoup, qu’un rapport avec soi-même. Ainsi, l’acte sexuel dans sa finalité d’altérité serait-il de ne songer qu’au plaisir de l’autre, non au sien. Or, le plus souvent, sans même s’en apercevoir, on prostitue l’autre à l’idée qu’on se fait de son propre plaisir.
Sans porter de jugement de valeur. Le rapport d’André Breton aux femmes a été une longue quête — mais de quoi ? — qui a été jalonnée d’échecs successifs. D’où proviennent ces échecs ? C’est une question qu’il est légitime de poser pour le critique, si l’on songe que Michel Leiris dans son autobiographie L’Âge d’homme, n’élude pas ce genre d’interrogations, pas plus que Jean-Jacques Rousseau de fait dans Les Confessions, même s’il apparaît, bien sûr, que Leiris se montre plus lucide sur ces questions (il n’hésite pas par exemple à parler d’onanisme sans fard ; comme Jean-Jacques à cet égard). Quand on interrogea sur France-culture Alain Jouffroy sur cette question de Breton et des femmes, à l’occasion de la sortie de son ouvrage biographique reparcourant l’aventure surréaliste et intitulé La Vie réinventée, il répondit que « Breton était sans relâche à la recherche d’une femme idéale et [que] le plus souvent il ne la trouvait pas. » J’en déduis, que lorsque, d’aventure, il lui est arrivé de la croiser, comme ce fut le cas avec Nadja, il ne sut pas trouver le terrain favorable dans leurs relations, dans son commerce avec elle — pour user de ce joli terme humaniste qu’aimait Montaigne —, pour se l’attacher.
Le fait que Breton ait été marié et qu’il ait eu une fille ne signifie pas qu’il soit parvenu à ce qu’il souhaitait en matière relationnelle. Après tout, Oscar Wilde lui aussi a été marié, pour n’en citer qu’un.
On est en droit de penser que le rapport d’André Breton aux femmes, comme du reste aux œuvres d’Art, est un rapport essentiellement masturbatoire.
Ce n’est pas un hasard si Dali a présenté — de manière provocatrice, en prenant sans doute Breton pour cible comme il le fera souvent, voire chaque fois lors de sa période surréaliste orthodoxe — un tableau intitulé Le Grand Masturbateur (1929). On y retrouve sous l’aspect de la grande sauterelle faisant face à un couple de succube et d’incube ou la succube s’apprête à pratiquer sur l’incube une fellation, la représentation du fantasme du vieillard-insecte qui penêtre sa bouche et sa gorge de ses pattes velues que Breton relate dans Nadja.

LA QUESTION DE L’ANDROGYNIE
L’androgyne primitif hante bon nombre de mythologie de diverses civilisations, parmi les plus anciennes. On a ainsi un Shiva-Parvati, en Inde, dans la religion hindouiste (elle date de sept mille ans) qui offre le double caractère sexuel. On connaît la version du mythe selon Aristophane : elle est relatée par Platon dans son célèbre Banquet.
Si l’on en croit ses mythes donc, qui se recoupent, l’être humain n’échappe pas à l’androgynie, elle est même constitutive de son être, et, en matière d’homosexualité tout est affaire de proportion.
On sait que dans la version du mythe relatée par les Grecs, à la fin, après avoir scindé l’androgyne en deux, Zeus accepte de ramener les chairs par devant avec l’appareil génital, et, pour les maintenir, il crée le nombril.
Tout être, se regardant le nombril, se pose ou se repose la question fondamentale à vrai dire — de la sexuation. Il tente de repenser le rapport à soi-même et le rapport à l’autre.

LES LIMITES DE LA SEXUALITÉ : LA NAISSANCE DE LA PERVERSION ET DU SADISME
Là où finit physiologiquement la sexualité hétérosexuelle dans ce qu’elle peut donner, commence la perversion qui mène assez rapidement au sadisme ou au masochisme. Sans la transcendance de l’amour et du sentiment, l’être humain a tôt fait de constater que l’amour physique est sans issue. Des types d’amour, il n’y en a de fait que deux : l’amour spiritualisé, sentimental, qui rejoint la spiritualité et lui permet de s’accomplir, l’amour-perversion qui rejoint l’idée de destruction, d’anéantissement et d’auto-destruction, et qui permet à l’être de s’annuler ou d’annuler l’autre. La première voie amène à ce qu’on peut appeler la véritable communion de deux êtres, au-delà déjà de la chair et de sa prison, que l’on soit gnostique ou pas ; la seconde voie amène à ce qu’on peut appeler la destruction, le reniement de la création — si Dieu existe —, du moins de la réalité, par le biais de cette folie qu’on nomme perversion. Sublimation ou perversion, on a le choix. On est aussi en droit de penser que, comme toujours en ce monde, les extrêmes se touchent, et que la perversion peut être l’aboutissement d’un désir de sublimation mal compris, comme la sublimation peut être l’aboutissement, le remède naturel, la rédemption d’un parcours pervers qui cherche à se dépasser, n’étant pas satisfait dans sa quête. Marie-Madeleine, prostituée, tombe ainsi amoureuse du Christ.
Jacques Lacan avait bien compris que le désir d’altérité contenait à lui seul toutes les contradictions humaines en affirmant que « l’amour, c’est vouloir donner ce qu’on a pas à quelqu’un qui n’en veut pas. » Il formulait le paradoxe à sa manière.
Si l’on ne se sert du sexe que comme moyen afin de tenter d’exprimer l’amour que l’on porte à un être, et que l’on demande au sexe « ce qu’il ne peut donner », c’est-à-dire : plus « que ce qu’il a » — sachant qu’il n’est porteur que d’un désir, c’est-à-dire d’un vide, d’un manque à combler — très vite on bascule dans la perversion. Perversion voyeuriste d’abord. Perversion sadomasochiste ensuite. Perversion qui, par une rapide et irrémédiable gradation bien décrite par Sade, ne peut très vite mener par-delà le viol, par-delà l’avilissement de l’autre et de soi, par-delà la dégradation de l’autre et de soi, à son sacrifice sur l’autel de son onanisme. La victime alors appelle la victime, et c’est alors une chaîne sacrificielle sans fin sur l’autel de son propre désir qui entraîne quasiment aussitôt dans la folie, le meurtre et, ou, le suicide. Ainsi Dom Juan. Le sang appelle le sang. Le sexe qui au départ n’était qu’un moyen médiateur pour se fondre à l’autre, devient, paradoxalement et diaboliquement l’exact inverse : sa négation progressive, cruelle, gratuite parce qu’égoïste, et, à terme, sa destruction.
L’amour est un appel des corps qui, par delà la satisfaction, vise à l’oubli des corps à seule fin de ne conserver que la quintessence d’un désir qui est un désir de voir l’autre “se réaliser”. Aimer, c’est aider l’autre à être. Il n’y a pas d’autre amour que celui-là. « Il n’y a pas d’amour » disait le poète Pierre Reverdy, « il n’y a que des preuves d’amour. »

LA FEMME OU L’ÉNIGME DE LA SPHYNGE
Combien de femmes qui souhaitent « faire quelque chose » de leur conjoint, l’aider à se réaliser ? Beaucoup. On les cantonne le plus souvent dans nombre de civilisations machistes à ce simple rôle, au reste. Combien d’hommes porteurs des mêmes intentions pour leur compagne ? Très peu. La femme, elle, fait cela naturellement quand elle aime. Les femmes sont généreuses par nature et seraient en droit d’exiger un peu de réciprocité.
Toute femme accouche deux fois : une première fois de son amant, ensuite des enfants qu’elle lui donne. C’est pourquoi elle est bien comme Courbet le pensait poétiquement, mais réalistement aussi, L’Origine du monde. Toute vie vient de là, sans cesse y retourne. La femme a deux sexes : son sexe physique, et son sexe protecteur, affectif. Toute entière, la femme est matrice dans la manière qu’elle a d’aimer ; sans cesse elle porte et elle accouche, dans la douleur : une douleur dont elle fait sa joie, le sens, le but même de son existence.
Il est vraisemblable que les femmes sont avant tout mères, qu’elles le sont intrinséquement. Contrairement à l’idée commune, lorsqu’elles se sont assumées dans leur sexuation, lorsqu’elles ont réussi à camper leur être dans sa pleinitude au cœur de la réalité, elles ne cherchent sans doute pas à réaliser le phantasme d’un désir de protection pour elles mais bien plutôt à protéger. Lorsqu’elles sont parvenues à se réaliser en tant que personnes, ainsi, ce qui séduit sans doute chez les homme les femmes épanouies n’est-il pas la virilité affichée, mais la faille, en un mot la féminité, cette faille par laquelle, elles savent, que, par cette voie seule, elles peuvent les atteindre en osant affirmer leur part de masculinité.
C’est sans doute de cette façon que l’androgyne perdu dont nous rêvons tous, dont rêvent toutes les mythologies, se reconstitue — naturellement, dirons-nous — au sein du couple. Pour ce faire, il convient bien sûr d’avoir affaire à des femmes n’ayant pas renié leur part de masculinité et à des hommes n’ayant pas refoulé leur part de féminité, quelles que soient les pressions psychiques, les injonctions et les incitations que les sociétés modernes peuvent faire peser sur les individus des deux sexes pour tenter de les dissocier psychiquement, pour tenter de les faire vivre en contrat de séparation de bien avec l’autre moitié d’eux-mêmes, pour le seul profit d’une société mercantile ou policière qui entend alors ainsi les régir, leur dicter leur conduite, leurs codes comportementaux : « Diviser pour mieux régner », diviser l’être au cœur de l’être, au cœur du couple d’abord, en agitant le tigre de papier et de pellicule d’un sexe illusoire, d’une fable. Ce genre de société pousse en effet sans cesse au culte de la vaporisation de l’être plutôt qu’à cette concentration du moi, qui, de deux moitiés naturellement constitutives de l’être : une moitié masculine, une autre féminine, l’une dominante, l’autre refoulée, tendent enfin à faire un, en deça de toute culpabilité imposée.

ÉCRITURE ET NÉVROSE, POÉSIE ET HYSTÉRIE
Beaucoup d’écrivants, peu d’écrivains, c’est-à-dire de “sages” qui — Boddisatvas, Bouddha compatissants — se mettent dans la position pédagogique du don. La plupart écrivent pour tenter de coucher leur névrose sur le papier dans l’espoir de la voir mourir. Beaucoup d’hommes couchent ainsi aussi la femme qu’ils auraient tendance à idéaliser dans un lit pour la même raison,… et il faut admettre qu’assez souvent : « mort s’en suit ».
Beaucoup d’écrivants couchant leur névrose sur le papier, la déguisent en Biondetta [13] alors même qu’ils la savent diabolique ; chameau diabolique et monstrueux ayant pris les traits d’une créature de rêve, les traits d’un succube délicieux — comme dans Le Diable amoureux de Cazotte, écrivain tant aimé de ce grand névrosé que fut Baudelaire —, ils souhaitent alors, en pervers, voir leur lecteur tomber dans le leurre et commettre l’irréparable illusion, connaître l’horreur comme eux. L’écrivant alors se fait voyeur prospectif de la désillusion du lecteur ; c’est ainsi au plaisir sadique alors qu’il se livre, laissant croire au premier lecteur venu qu’il propose un exorcisme, alors même qu’il provoque un envoûtement, qu’il souhaite la possession à celui-là-même à qui il semble offrir une relation d’altérité.

L’ŒUVRE D’ART, CORPS SUBSTITUTIF. L’OBSESSIONNELLE QUESTION DU CORPS
Déjà, par principe, l’œuvre d’Art pour l’artiste — le livre pour l’écrivain — est un corps substitutif qui palie fantasmatiquement les carences liées à l’autre : ne seraient-ce que celles de la fragilité et de la fugacité.

PSYCHÉ DE SECOURS OU PYSCHÉ PIÈGE
La plupart des gens ne vivent que par intuition : ils sentent ; très peu prennent le risque de se connaître ; souvent, ils comptent au nombre de ceux-là que le Destin a sommé par instinct de survie de la faire, a contraint à cette connaissance, à cette confrontation avec soi-même.
Beaucoup de gens qui s’ignorent, disposant d’une joliesse naturelle ou savemment artificielle et d’un charme, rayonnent sans savoir pourquoi et font le désastre autour d’eux. Semblables à « La Beauté » baudelairienne : ils « gouverne[nt] tout et ne répond[ent] de rien ».

MADONE ET PUTAIN
« Le grand drame dans l’amour, c’est le sexe !… » suggérait Kafka. Il fut fiancé plusieurs fois à des jeunes filles, toutes plus “superbes” ou “sublimes” les unes que les autres… mais, chaque fois, l’union ne s’opérait pas, alors même que Kafka fréquentait “sans problème” les prostituées. C’est ce qu’on peut appeler : le syndrome de la Madone ; le syndrome de la Madone ne peut exister sans son contraire, son envers, sans sa base pour ce sommet : la putain. Dans cette conception névrotique binaire de la femme, en effet, la Madone ne va jamais sans la putain.
Tous les désirs les plus subtils tendent vers la Madone : seulement voilà : par définition, par nature si l’on veut, la Madone est intouchable. D’où l’éventualité, d’où le cas fréquent, dans un second temps, par voie de frustration, d’une pulsion sadique qui vient compenser la pulsion masochiste première de l’adorateur face à son idole : l’anéantissement. C’est alors qu’intervient la putain pour servir de bouc émissaire à la pulsion dévastatrice, à la pulsion sacrilège : on commet le sacrilège sur la putain pour garder la Madone intacte, pouvoir continuer à l’adorer, pouvoir continuer de se damner pour elle.
Dans ce cas : Baudelaire, Kafka, Kierkegaard, Nietzsche… et tant d’autres !…
Dans ce cas : Breton ?… Pourquoi pas ?…
À terme, le sexe, l’acte sexuel : l’idéal, c’est de faire faire cela par un autre ; ainsi Baudelaire, ainsi Maupassant, qui se campaient souvent dans le rôle de voyeurs en demandant à deux femmes de faire le travail entre elles, comme on fait dresser d’abord, puis débarasser la table par les domestiques.

LA PSYCHÉ-WANDERER DE SECOURS
La projection d’une psyché sur une psyché qui s’offre sans savoir qu’elle n’est qu’une psyché de secours, qu’une psyché-miroir, peut donner bien évidemment l’illusion d’un éblouissement, d’une “révélation” ; mais alors, l’ébloui égostiste, égoïste — le Narcisse — ne tombe amoureux que de soi-même. Il est foudroyé un instant par l’illusion tenace qu’il se fait de soi-même, dont cette passade n’est qu’une passagère pour lui, et aveuglante, et fugitive, déflagration.

ENQUÊTE SUR LA SEXUALITÉ : LA “POSITION” DE BRETON
Le problème de l’incapacité qu’a Breton d’assumer pleinement la sexuation et par conséquent la corporéïté est à l’origine de l’incarnation de substitution qu’est pour lui la littérature, le recours à l’Art et aux Arts, et de son homosexualité refoulée.
Breton exclut significativement de son jugement moral sans appel sur la « pédérastie » : Sade, de droit, et Lorrain, parce qu’il était dandy.
Sade, on le sait, pronait, vantait la sodomie. La position phantasmatique de Sade pour son propre compte est d’avoir une femme par devant et en même temps un homme par derrière. Il est à noter que dans les traités de sorcellerie et les manuels des inquisiteurs comme le fameux Marteau des sorcières, la sodomie — punie de mort, et, valant immanquablement le bûcher à l’impétrante ou à l’impétrant — est le mode de relation sexuelle du Diable quand il pratique avec les humains.
Lorrain est un dandy. Il est en quelque sorte l’Oscar Wilde français.
Breton ne peut le condamner ? Pourquoi ?…
C’est ma foi fort simple, tout simple : parce que Lorrain, comme dirait Baudelaire (« Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frère ! ») lui ressemble comme « un frère », ni plus, ni moins.

Les membres du groupe surréaliste présents lors de la soirée d’enquête portant sur la sexualité et ayant décidé de s’amuser de Breton en le mettant en colère, l’attaquent sur deux terrains : l’homosexualité d’abord, puis l’onanisme. Ici, l’homosexualité ramène à l’onanisme, comme l’onanisme mène à l’homosexualité. C’est bien de toute façon une altérité qui mène au même, donc à une image de soi dont on ne peut ni ne sait surtout sortir. On notera que si Breton condamne vivement mais en termes équivoques l’homosexualité, il justifie par contre l’onanisme comme étant « une consolotation légitime à certaines tristesses de la vie ». Cédant à cette proatique (mot hybride étant né de la relation subreptice et honteuse entre les mots : prostate et poétique), l’avouant explicitement comme Michel Leiris dans son autobiographie L’Âge d’homme, on peut penser qu’il n’est pas encore sorti de son problème adolescent d’identité sexuelle, qu’il n’a pas réglé encore l’angoissante question de la nature réelle de sa sexuation.

L’HOMOSEXUALITÉ REFOULÉE ET LES PERVERSIONS QUI EN DÉCOULENT
Si l’on cherche à remonter dans les ascendants de Breton pour mieux comprendre de quelle hérédité il est accablé, via Valéry, Breton par sa formation poétique est rattachée à Mallarmé, et, via Mallarmé à Baudelaire, via Baudelaire aux romantiques, via les romantiques à Jean-Jacques Rousseau, à Jean-Jacques, auquel il n’est pas sans emprunter humainement quelques traits significatifs. Une telle filiation ne peut exister sans laisser quelques tares liées à l’hérédité : « La chair est triste hélas et j’ai lu tous les livres » s’écriera Stéphane Mallarmé. On connaît les déboires de Jean-Jacques, ils nous sont relatés dans Les Confessions. On sait ce qu’en pensent certains critiques qui n’hésitent à fouiller dans les biographies et à lire entre les lignes derrière les rodomontades et les vantardises des auteurs, même célèbre, même mythiques, même s’ils ont déclarés comme « Jean-Jacque » avec une apparente bonne foi, qu’ils ont « Peu possédé, beaucoup joui. »

ROMANTISME ET INHIBITION
Le rapport de Baudelaire a la sexualité est inhibé et refoulé ; celui de Breton aussi. Il rappelle que tous deux sont issus du romantisme noir dans ce qu’il a de plus sataniste et qu’ils ont tous deux infusés dans le symbolisme comme dans un poison vénéneux qui paralyse.
Comme pour permettre d’effectuer au plus près le diagnostic, d’après les manifestations premières et secondaires du mal : « Plus un homme cultive les arts, moins il bande. » affirmait Baudelaire dans Mon cœur mis à nu

NARCISSISME DE BRETON
Par définition, par nature, un égocentrique est toujours un ego sans trique (par avance pardon au lecteur !…). Tout son rapport à autrui se résume pour lui à un mot portant à cet autre jeu de mots salace : paniqué, surtout paniqué.

L’INDISTINCTION BRETONNIENNE
Comme pour bien marquer l’indistinction de Breton à l’égard de sa propre psyché, à l’égard de sa sexuation, le texte débute par un très significatif : « Qui suis-je ? » Mais, y a-t-il réellement aveu de l’indistinction sexuelle ? On peut raisonnablement penser que la réponse est : oui. « Qui suis-je ? » « Évidemment, il fait allusion à ce qu’il a fallu que je cessasse d’être par être qui je suis. » En disant cela, en l’avouant : à quoi fait-il inconsciemment référence, voire révérence ?
Insdistinction sexuelle, homosexualité refoulée. Breton n’assume pas sa sexuation. Breton est potentiellement une drag-queen.. J’use volontiers de cette analogie sachant que les surréalistes de la seconde puis de la troisième génération autour du pape Breton adoraient se déguiser comme des garnements qu’ils étaient.
Inhibition, perversion et sadisme. La sexuation impossible de Breton, fait de lui un esprit stratège et manipulateur.
Refoulant sa sexualité à sa vraie sexuation, Breton ne s’assumant pas est violent, pervers. Il reporte sa violence sur autrui.
C’est par impossibilité d’assumer sa propre auto-castration qu’il pratique le meurtre rituel sur autrui à des fins d’exorcisme propitiatoire.

L’ORIGINE DE L’HOMOSEXUALITÉ DE BRETON
L’origine de l’homosexualité refoulée de Breton est d’une part la figure paternelle castratrice telle qu’elle apparaît dans le fantasme du vieillard-sauterelle qui impose à Breton une fellation symbolique de sa soumission ; d’autre part, elle correspond au malaise “fin de siècle” lié à la corporéïté se traduisant par la récurence de la névrose gnostique et la difficulté à assumer la corporéïté — car Breton reste profondément influencé par les miasmes de l’univers symboliste et par ses inhibitions : « la chair est triste hélas et j’ai lu tous les livres » (Mallarmé : « Brise marine », 1866) —. Comme Mallarmé qui pense qu’il va pouvoir résoudre et exorciser toutes les inhibitions fin de siècle dans lesquelles les siennes peuvent être mise en abyme, et inversement, Breton rêve avec son livre Nadja d’une panacée qui l’exorciserait de son hystérie et de ses blocages. Il est significatif qu’à la fin du livre, il pousse un péan de victoire et un chant d’amour à la gloire d’une autre femme, comme si l’aventure avec Nadja avait été curative de quelque problème innommable. S’exorcisant de l’innommable — croit-il — par l’aventure Nadja et la rédaction du livre éponyme, il croit pouvoir avoir ainsi droit d’accès à l’indicible.
Beaucoup d’écrivains, d’artistes, ne s’accomodent pas de la corporéïté et du mode de génération qui nous est imposé (le Maupassant de « Un cas de divorce », et Baudelaire, comptant parmi les plus beaux exemples). La littérature romantique n’est ainsi qu’une immense lettre de réclamation adressée à Dieu, ne l’oublions pas. Baudelaire, Maupassant ont écrit à l’issue du mouvement romantique de terribles professions de foi concernant l’horreur qu’ils éprouvent de la corporéïté. L’homosexualité refoulée ou non n’est jamais qu’une des voies, qu’un des recours jugés possibles pour tenter sinon d’y échapper, d’y remédier. Pour l’artiste la voie première est l’incarnation de substitution dans le corps de l’art, ce corps « un » possible : du moins croient-ils dans ce qui n’est peut-être qu’une illusion. Même s’ils savent se contenter du biais de la sexualité telle qu’elle est pour tenter d’exprimer leur désir d’altérité, partant du principe que l’amour de toute façon transcende tout, il y a la trahison que le temps impose, qui fait qu’ils éprouvent la nécessité, l’urgence de s’incarner dans un support plus durable que leur corps : l’œuvre, qui est cet autre biais pour permettre l’altérité des âmes, par le biais de ce corps nouveau qu’offre et que crée l’Art, qu’il soit peinture, musique, poésie, roman, essai, littérature, danse, sculpture,… etc.
Breton n’échappe bien sûr pas à ce désir de s’incarner — tout créateur ne tente-t-il pas toujours de créer à son image — dans le corps subsitutif qu’est l’œuvre, laquelle permet, croit-il (a-t-il tort, a-t-il raison ?) le rapport amoureux, le rapport d’altérité, par-delà le temps, par délégation.

HOMOSEXUALITÉ REFOULÉE
En abordant cette question de la sexualité, il convient de rappeler deux choses, deux points : premier point, c’est que cette question de la sexuation et de la sexualité est incontournable dans la double mesure où tout artiste s’incarne dans son œuvre, s’invente un corps de substitution, et, où les surréalistes invoquant les théories de Freud comme argument d’autorité pour justifier et situer leurs productions indiquent clairement par là que pour eux l’activité artistique, l’activité de création, relève de la sublimation de la pulsion sexuelle. Second point qu’il convient de rappeler au lecteur, c’est que la sexualité n’est pas perverse en soi : c’est le regard qu’on porte sur elle, qui, éventuellement, peut l’être ; ainsi Breton porte-t-il un regard coupable, pervers, sur l’homosexualité. Si l’on convient par prudence de séparer les notions de perversion et d’homosexualité, en partant du principe qu’il faut également séparer les notions de perversion et d’hétérosexualité, on admettra quand même l’existence patente de pervers dans les deux pratiques. On pourra admettre aussi que le pervers est celui qui ne parvient pas à s’assumer et qui s’invente ainsi un comportement parallèle, que l’on peut appeler comportement déviant. Breton ne s’assumant pas, on pourra constater et parler de la perversion de Breton dans son homosexualité. Or, le pervers partage sa perversité comme le drogué sa drogue afin de se sentir moins seul. En vérité, il n’a de cesse de la faire partager. C’est pour lui une angoisse que de rester seul avec elle. Provocation, perversion, sadisme. La gradation croissante naturelle est là.

HOMOSEXUALITÉ REFOULÉE ET ESPRIT “PETIT BOURGEOIS”
Vouloir briser les tabous, comme on fait de manière si ostensible et si puérile à vrai dire parfois, Messieurs les surréalistes, c’est aussi une façon de les affirmer, de les reconnaître comme tels. Les briseurs de tabou professionnels ne peuvent donc se recruter que chez des esprits “petits bourgeois”.

LA FEMME DE NANTES
Elle n’est comme Nadja qu’un alibi, comme les succubes qu’on peut inventer d’un jour, d’une nuit sur l’autre, peuvent être aussi des alibis pour des homosexuels refoulés, comme Breton ou comme Aragon. “Et si j’avais suivi cette femme […]”, tente de nous faire croire Breton, “Si je m’étais arrêté pour la femme de Nantes […]” : Eh bien ! quoi ? Que ne l’avez-vous fait, cher Ami !… Problèmes de temps ? Non. Problème d’inhibition.
Il y a chez Breton, patent, le dégoût de la féminité. Une preuve ? Le sang de Nadja le dégoûte.

HOMOSEXUALITÉ REFOULÉE
Un aphorisme d’importance :
On se choisit homme ou femme selon Lacan.

HOMOSEXUALITÉ REFOULÉE
Si Nadja avoue clairement sans désir, elle comprend aussi que leur relation serait plus facile si elle était un homme.
Breton, le poète de « L’Union libre » a peur des femmes et « ne sa[it] même pas baiser » pour emprunter le lazzi de Kiki de Montparnasse à l’encontre de presque l’ensemble des intellectuels du groupe surréaliste.
Il y a là, dans Nadja, dans la relation partielle et partiale de sa relation avec Nadja, pour Breton, dans son livre comme pour soi, un secret qu’il ne veut pas se dévoiler.
Breton prétend avoir écrit un livre… En vérité, si on le lit entre les lignes — si on le lit vraiment, quoi ! — il s’avère clairement qu’il en a écrit un autre. Cela arrive, même aux plus “grands” : dans certains textes de Victor Hugo, on a aussi cela.
Bref, en littérature, en Art, comme dans la vie, on n’est jamais tout à fait, voire pas du tout, ce que l’on prétend être.

AMITIÉS PASSIONS
Qu’on veuille bien se souvenir toujours du propos que Breton tint à la veuve de son ami le peintre Yves Tanguy en guise d’épitaphe amicale : « Je l’aimais comme une femme. »

HOMOSEXUALITÉ REFOULÉE : LE LIEN BRETON-ARAGON
À l’époque de Nadja, la présence dans leur psychisme d’une homosexualité refoulée — et par conséquent inconsciente — est sans doute une des raisons profondes des affinités affichées de Louis Aragon — qui tout au long de sa vie évolue lentement vers la reconnaissance en soi d’une homosexualité traumatique qu’après la mort d’Elsa, sans vergogne, il assumera — et d’André Breton qui, toute sa vie, restera sur cette question inhibé et crispé. Au début du mouvement surréaliste, c’est clairement Breton et Louis Aragon qui sont les meneurs du groupe, qui font un numéro de duettiste et se partagent le pouvoir, même si l’on peut admettre que Breton en confisque la plus grande part à son seul profit. Le lourdaud et caricaturalement masculin Breton (dans l’apparence du moins) et le très, le trop féminin Aragon, sont liés. Pour Suzanne Musard, aujourd’hui, en 2004, l’Aragon de ces années-là, était « pédéraste [14] ». L’homosexualité d’Aragon provient vraisemblablement de l’absence de père et du traumatisme irrémédiable que causa en lui l’annonce de la vérité famiale : à savoir que celle que jusqu’à ce qu’il atteigne l’âge de dix huit ans on lui avait passer pour sa sœur. L’homosexualité refoulée de Breton provient vraisemblablement d’un père gendarme sans doute trop autoritaire.
On notera aussi la grande différence physique de Breton et d’Aragon à l’époque — si l’on en croit les documents iconographiques : Breton est lourd et massif, pateux et pataud, masculin jusqu’à la caricature ; Aragon est fin et racé, avec des traits très fins et quasi féminins. Il paraît évident que l’un et l’autre devaient trouver l’un dans l’autre une image phantasmatique sans pour autant la décoder.

SURRÉALISME ET HOMOSEXUALITÉ
On a clairement défini les origines romantiques du mouvement surréaliste qui n’en est jamais que la résurgence accentuée privilégiant par goût de la provocation et par névrose le côté noir et gothique — bref le côté anglais — du mouvement, même s’il prétend s’inspirer davantage du romantisme allemand. Célébrant l’hystérie parce qu’hystérique soi-même — Baudelaire se revendiquait aussi hystérique, toujours pas sorti de l’utérus —, le surréalisme producteur d’une littérature surréaliste pornographique et d’une iconographie surréaliste pornographique (Cf. : Pierre Molinier se photographiant soi-même nu en se travestissant) vante comme le satanisme classique dont le surréalisme comme le romantisme se réfère par esprit de provocation, vante d’autres voies que les “voies naturelles”, copie en somme le Diable et ses modes de copulation.
Très baudelairien, à vrai dire baudelairien “en diable”, le film du très provocateur mais très profond toujours Serge Gainsbourg : Je t’aime moi non plus en dit long sur la question [15]. On se souvient de l’argument du film : un camionneur éboueur homosexuel est poursuivi par les avances d’une jeune femme qu’il contraint à des pratiques homosexuelles, si elle entend avoir une relation sexuelle avec lui.
Le culte affiché de l’androgynie demeure un must, un cri de ralliement chez tous les attardés du romantisme : David Bowie, en est est un exemple, Marylin Manson aujourd’hui.
L’homosexualité de René Crevel sera emblématique des rapports qu’il faut trouver entre surréalisme et homosexualité. On sait que c’est la culpabilité refoulée de Breton, projetée par Breton sur Crevel, qui provoquera en grande partie le suicide de René Crevel. Crevel se suicide au gaz et en guise de testament-raison épingle sur le revers de sa veste un papier avec ce simple mot : « dégoûté. »

NADJA : UN LIVRE ÉCRAN
Non, on le répétera jamais assez : Breton cherche sans cesse à donner une image satisfaisante de soi et il ne sait pas qui il est ; il cherche précisément à donner de soi une image satisfaisante parce qu’il ne sait pas qui il est. Breton est en quête d’identité. Nadja n’est guère pour lui, quoi qu’il pense et quoi qu’il dise, qu’une psyché de passage — immédiatement occultée — et qui lui sert d’alibi.
S’il est vrai que pour beaucoup de poètes la formule « tout le poète est dans l’hystérie » pourrait s’avérer « productive », Breton est clairement hystérique. Il n’assume pas sa sexuation, d’où son homosexualité refoulée. Dans son univers « détraqué », images et fêtichisme entretiennent un rapport profond. Le Musée iconographique affiche le fétichisme de Breton. Il dessine par ses cimaises une géographie posthume de la perversion. On voudra bien noter qu’il s’agit de documents choisis par Breton « automatiquement » : il est loin d’avoir ainsi décrypté toute leur portée symbolique. Ce sont autant d’énigmes pour lui et de figures qu’il croit totemiques et qu’il ne sait pas être plutôt pour certaines d’entre elles à valeur d’envoûtement.
C’est comme si le refoulement hystérique de la vérité de la sexuation nouait chez Breton l’aiguillette du regard [alors précisément que chez Baudelaire, il semblerait qu’il la dénoue].

PERVERSION DE BRETON
On en revient toujours à cela, à cette réalité de « l’objet » absent du livre : à cette formule emblématique de ce vide : « “Objet pervers” enfin au sens où je l’entends. » C’est la meilleure définition du livre Nadja. « Objet pervers » au sens où l’entend Breton, comme un écho seulement, parce qu’au sens second (de comprendre) : il ne l’entend pas.

PERVERSION AFFICHÉE
Le surréalisme cultive la provocation par le goût de la perversion affichée. De manière récurrente, Breton mettra un soin tout particulier à mettre en valeur et à soutenir des artistes pervers tels que Bellmer ou Molinier…
Sexualité et intellectualité étant indissolublement liées, chez Breton, la perversion de la vanité — on sait qu’il entend à tout prix devenir un « grand homme » — s’ajoute à la perversion.
La perversion surréaliste est un calicot revendicatif.
L’onanisme intellectuel de Breton est d’essence perverse et hystérique. On observe ainsi chez Breton, preuve de son immaturité, une obsession compulsive des symboles phalliques qui se fait clairement jour, par exemple, dans le corpus iconographique qui accompagne Nadja.
Comparons un peu pour comprendre : la perversion pour Baudelaire “va de soi” : elle est clairement métaphysique et revendiquée comme telle obsessionnellement. Chez Breton, au contraire, elle n’est tout au plus que littéraire ; elle est argument d’autorité, référence. Vous avez des références, Monsieur Breton, en matière de perversité ? Vous pouvez donc vous justifier ? Oui, répond sans cesse Breton à qui veut et à qui mieux mieux : Sade, Lautréamont,… Baudelaire,… le satanisme romantique, le romantisme noir et le romantisme gothique anglais : Beckford, Lewis, le roman noir… On voit bien la nécessité d’user pour s’afficher d’arguments d’autorité. Il n’ose pas s’afficher seul.
La perversion commence avec l’absence d’amour, l’absence d’amour en est le terrain. Breton dit Jouffroy dans une interview « était à la recherche d’une femme et il ne la trouvait jamais. » De cette absence d’amour naît un dégoût de soi qui s’exprime par un amour de soi affiché démesurément, démesuré et hystérique, les extrêmes se touchant. L’expression de l’amour de soi est obscène quand le plaisir de l’autre est supplanté par le plaisir de soi auquel on prostitue l’autre.

QU’EST-CE QU’UN PERVERS ?
Par définition, le pervers est un être qui n’assume pas la sexualité dans l’immédiateté, parce qu’il ne la contrôle pas. Il entend la contrôler et la mettre en scène. Il entend disposer pour ce faire de tout le temps qu’il souhaite consacrer à sa mise en scène. En quelque sorte, c’est un jouisseur mais c’est un jouisseur calculateur, froid, distancié et sadique, lequel entend faire l’économie du plaisir auquel de toute façon il sait intuitivement qu’il ne peut arriver. Il réduit ainsi l’acte sexuel, qui se doit d’être en soi un acte d’altérité, à la mise en scène, à des préliminaires dont il est le seul à contrôler le déroulement et l’ordre qui se fait à l’insu de celle ou celui qui n’est plus, qui n’est pas, n’a jamais été en vérité un partenaire, mais une victime qui s’ignore et se découvre peu à peu victime Le pervers suit une stratégie, manipule, met en scène et c’est là tout son plaisir. La découverte par la victime au terme de la mise en scène de son statut de victime, le dévoilement implicite le plus souvent sous la forme d’un Deus ex machina maïeutique — car il importe que la victime collabore à sa destruction psychique, voire aboutisse au constat qu’elle l’a accomplie toute seule — constitue pour le pervers un ersatz d’orgasme, le seul, qui, ne le laissant jamais satisfait implique la recherche aussitôt d’une autre victime.
Tout créateur créant à son image, Nadja étant l’œuvre d’un pervers, l’œuvre est de nature perverse à son tour. De cette perversité (pour paraphraser la célèbre phrase de Louis Jouvet : « Un chef d’œuvre est une pièce d’or dont on ne finira jamais de rendre la monnaie »), on ne pourra jamais finir de rendre la monnaie : tant psycbanalytiquement, pour la meilleure connaissance du psychisme humain et de son fonctionnement, il s’avère qu’elle est productive.
L’œuvre ne se veut pas perverse — sauf l’épisode des Détraquées —, mais elle est à l’image de son auteur, c’est-à-dire perverse d’un bout à l’autre.

PERVERSION ET SADISME ANAL
Le stade sadique anal est un des stades de l’évolution de l’enfant selon les psychanalystes du monde entier. À ce stade, l’enfant utilise la déféquation pour prendre la mère (ou le père) en otage et pour se venger d’elle (d’eux). La perversion peut-être considérée comme une régression vers le stade sadique anal ou l’impossibilité de franchir ce cap pour parvenir à la maturité.

QU’EST-CE QU’UN PERVERS ?
Un pervers étant un individu n’assumant pas sa sexuation et par conséquent sa sexualité, le pervers est dissimulateur par nature.

INHIBITION, PERVERSION ET SADISME
L’innommable est toujours celui de la sexuation ou de la mort. Éros et Thanathos. Deux faces d’une même chose. Refusant sa sexuation et donc la sexualité, il se réfugie dans la dissimulation et dans le sadisme, c’est-à-dire qu’il occulte inconsciemment comme Sade la sexualité par la mort ; c’était là on le sait le grand phantasme de Sade, celui pour lequel il a été embastillé, emprisonné : occulter la petite mort à terme par la mort véritable. S’il prétend que c’est par volonté de les faire se rejoindre, il n’en est pas moins vrai qu’il opère bien dans la pratique un phénomène d’annulation d’un corps par la mort, inventeur, précurseur de ce phantasme pour pervers-voyeurs — inhibés absolus — : le “snuff-movie”, qui, vendu sous le manteau dans le monde occidental, représente on le sait des actes de viols réels qui se finissent pas l’assassinat de la victime ainsi filmée en vidéo.

LA PERVERSION
Le pervers voyeur est voyeur de soi-même : il jouit de se voir en train de regarder.
Le pervers établit sans cesse des mises en scène à l’insu de sa victime en la faisant participer activement. Plus c’est à son insu, plus il jouit. Il instrumentalise sa victime et l’amène à opérer le travail de sa propre destruction ou de sa perte, seule. Le plaisir ultime, pour le pervers, est de pouvoir — hypocrisie suprême — se dédouaner aux yeux de tous la destruction pourtant par lui savemment programmée de sa victime ; c’est ainsi que Dom Juan procède. Tout autre interprétation du personnage de Dom juan ne saurait que correspondre à un affadissement de la monstruosité voulue par Molière de son personnage.

PERVERSION ET VOYEURISME
Tout voyeur est un pervers qui se voit d’abord en train de regarder ; ce qu’il voit n’est jamais — comme pour le fêtichiste l’objet — qu’un moyen de détourner la pulsion sexuelle de sa finalité naturelle d’altérité vers une pseudo finalité artificielle onaniste qui n’est que l’expression manifeste d’une inhibition, d’un refoulement, d’un désir irrépressible d’occultation du fait sexuel dans ce qu’il a de plus concret, de plus incarné, qui s’exprime par la déviance du concret vers l’abstrait, de la consommation féconde du réel vers la consumation stérile dans le psychique, le fantasme.

VOLONTÉ DE PUISSANCE DE BRETON : EXPRESSION DE SON IMPUISSANCE. INDISTINCTION ET MÉGALOMANIE
Être un « grand homme » pour Breton, c’est pouvoir échapper à la vie. Passer sa vie comme une statue, ou, mieux : un buste, puisqu’un buste n’a pas de corps et que c’est là “sa nature”. Il n’existe que pour être admiré, que pour servir de référent : c’est un symbole vivant mais abstrait totalement, une manière de maître à penser mais qui n’agit pas, qui, surtout, n’est pas sexué. Salvador Dali a joué avec cette idée d’absence de sexuation et a forciori de sexualité du chef iconique et charismatique incarné alors pour lui par Hitler pour créer chez Breton des crises d’hystérie récurentes qui le faisaient hurler de rire, lui, Salvador, et l’exorcisaient un peu de ses propres inhibitions. La chair concrète de Hitler telle que la conçoit Dali, telle qu’il l’entrevoit, la devine sous le masque hystérique de l’asexuation est clairement de nature homosexuelle, et, bien sûr, vouée toute entière au sadomasochisme et à la domination. Hitler pour Dali n’est qu’une métaphore de Breton. Dali a compris qu’il y avait deux mouvements chez Breton qui n’étaient que l’expression explicite d’une même nature : un mouvement d’affirmation totalitaire sur autrui destiné à cacher un désir de soumission absolue de nature homosexuelle tel qu’il s’est exprimé avec Jacques Vaché, Léon Trostsky, Sigmund Freud… (la liste serait longue). Breton passant d’admiration iconique en admiration iconique, jusqu’à ce qu’elles se réduisent en cendre ou en résidus entre ses doigts, la remplaçant aussitôt alors, chaque fois, par une autre, comme un fumeur réallume une cigarette, ou un opiumane une pipe. Drogué à l’admiration homosexuelle sublimée, Breton entendait, comme tout drogué qui n’a de cesse de droguer tout son entourage pour ne plus culpabiliser, qu’on se comporte de la même manière avec lui. Fumant ses sublimations, les consumant, afin de se stupéfier, il entendait être fumé, consumé aussi par autrui. C’est ainsi qu’il devait concevoir la communion, « en silence [16] !… » L’évanescence de la fumée convenait bien à son désir de décorporéïfication, de vaporisation de la corporéïté haïe. Rencontrant la cocaïnomane Nadja, plus concrète, plus immédiate, plus portée vers le flash de la rencontre, voire le clash, il n’est pas habitué à ce genre de pratique, et, en quelque sorte, il refuse d’être par elle “sniffé”. Il est “fumée”, l’extase c’est qu’il ne subsiste rien ensuite. Elle est poudre, d’un élément vaporisé : elle tente de reconstituer une unité. Breton aime à la disperser tout au contraire aux quatre vents de l’esprit.

BRETON, UNE DES FIGURES DU NARCISSE
Breton est un Narcisse, or, Narcisse est toujours un pervers onaniste. On peut sans vergogne aucune affirmer que le narcissisme relève, lorsqu’il est récurrent au point de devenir pathologique, de ce qu’on appelle d’un terme générique : la perversion.
La perversion, n’est-ce pas toujours l’expression d’une prévention : d’une prévention contre autrui, en réalité contre soi ?
La perversion aime et use de la mise en scène.
Pervers démiurge, sa perversion Breton va la transformer en livre.

VOLONTÉ DE POUVOIR, DÉMAGOGIE DE BRETON
Parmi les surréalistes, de tous les surréalistes… : Breton […] parmi eux […] à leur tête. Il se veut “totalement” surréaliste. « Totalement » est un totalitarisme à éviter. Breton est un chef totalitaire. Pouvoir et inhibition. Liens subtils et puissants, toujours, quoi qu’on dise, quoi qu’on pense du pouvoir et de l’inhibition, de l’inhibition et du goût du pouvoir, du goût du pouvoir toujours hystérique. Les grands hommes de pouvoir ont toujours subi le pouvoir, ils l’ont assumé : ils ne l’ont jamais cherché. Ce n’est pas le cas de Monsieur Breton.
Inhibé, impuissant, refoulé… donc “homme de pouvoir”, Breton est bien “homme de pouvoir” et non pas de rayonnement qui seul provisionne le pouvoir authentique et démocratique.

VOLONTÉ DE PUISSANCE ET NARCISSISME
De même que le narcissisme est l’envers de la haine de soi, la volonté de puissance n’est jamais que l’envers de l’inhibition.
Breton se caractérise par sa vision onaniste ou fétichiste des êtres et des choses, par une soif de pouvoir et de reconnaissance — soif maladive et chronique — par une mégalomanie incurable. Il se prostitue avec dévotion — « prostitution sacrée » dirait Baudelaire — à l’idée qu’il se fait de soi-même. Dans son apparent rapport à autrui, à l’alter ego féminin, l’objet n’est pas la femme en soi mais seulement sa domination, c’est-à-dire son annulation, ni pure, ni simple.

INHIBITON ET VOLONTÉ DE PUISSANCE ENCORE
Si Breton veut être chef et qu’il entend le rester de manière aussi dictatoriale, c’est qu’il n’a pas réglé son complexe d’Œdipe.
Deux voies peuvent mener à l’homosexualité :
1°) Un mère castratrice.
2°) Un père autoritaire qui place le modèle de la virilité trop haut pour que le fils puisse assumer la sienne en référence.
Si Breton veut être chef, chef à tout prix, s’il exerce de fait une dictature, c’est qu’il n’est pas assuré de soi, c’est qu’il ne s’assume pas. Il y a une faille en lui qui empêche toute altérité sereine et réussie.

RELIGION DU SADISME : MESSE NOIRE. BRETON : PAPE NOIR DU SURRÉALISME
Religion du sadisme. Livres comme autant de « messes noires » pour reprendre le vieux phantasme huysmansien (Là-bas, 1891) mâtiné de rêverie mallarméenne : « fuir, là-bas, fuir, je sens que les oiseaux sont ivres d’être parmi l’écume inconnue et les cieux. » Là-bas étant le satanisme, l’écume étant celle née de la castration d’Ouranos ; les cieux étant ceux de la chute. On reste là ni plus ni moins dans l’héritage romantique, dont Breton avoue clairement que le surréalisme n’est que « la pointe la plus extrême », donc la plus héritière. Et, de fait, dans cette religion satanique qu’est le surréalisme, dont le “pape noir” auto-proclamé n’est autre que le « convulsif », l’hystérique, André Breton, les figures pieuses et sulpiciennes “en diable” sont fournies par Saint Lautréamont et Saint Sade, pour bien marquer, bien souligner si nécessaire, la filiation. Breton est “pape du surréalisme” diront les détracteurs — il n’y a pas de fumée sans feu — : c’est donc que le surréalisme est bien pour lui une religion. Breton se mythifie et se mystifie. Le surréalisme comme religion, ce n’est pas une supposition, un postulat critique : c’est un fait. Quand Benjamin Péret insulte un prêtre, c’est une manière pour lui d’affirmer qu’il exerce là une concurrence déloyale et que le pavé, le pavé de Paris pour racoler, appartient désormais à la secte nouvelle qui va sauver le monde — ce monde où « Dieu est mort » —, ce monde où il conviendrait de rassembler « les États Généraux de l’Intelligence » pour définir « L’Esprit Nouveau » — l’« Ordre Nouveau » par conséquent — : ce surréalisme, dont Breton est à la fois le prophète et le Messie.
Amen. La messe est dite. Heureusement.
Le mystique se passe de l’Église chaque fois qu’elle ment par intérêt temporel ou quand elle se trompe. On ne s’étonnera pas que Breton aura maille à partir avec les vrais mystiques du groupe : Antonin Artaud, Georges Bataille aussi dans le genre athéologique… On ne s’étonnera pas que les jeunes du Grand Jeu n’aient pu s’entendre durablement avec “le Pape du Surréalisme” ; pas plus que Stanislas Rodanski, plus tard.

ESTHÉTIQUE DU SADISME
Comme il y a chez les romantiques une esthétique du caïnisme puis du satanisme, il y a chez Breton une esthétique du sadisme ; il l’impose aux surréalistes par la révérence obligée à Sade et à Lautréamont. On se souvient que Nadja se termine au fond sur un mot d’ordre abscons : « La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas » ; or, que faut-il entendre par « convulsive » — si on entend bien la connotation clairement hystérique du terme et vaguement érotique qui nous met du côté de la pose hystérique et de la contracture — faut-il comprendre : en pamoison, ou comme Baudelaire face à ce qu’il appelle la « jouissance du supplicié » : notion sur laquelle le très baudelairien Georges Bataille s’interrogera aussi, et, longuement, et profondément, lui ?
S’il y a connotation sexuelle dans le choix de l’adjectif « convulsive », elle est aussi clairement sadique. On peut y entendre comme une rémanence et une mise en pratique du célèbre aphorisme rimbaldien : « Un soir j’ai assis la Beauté sur mes genoux et je l’ai trouvée amère et je l’ai injuriée. » Si « La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas », de même, la « Beauté explosante fixe » dont parle Breton, n’est pas sans évoquer l’explosion de la tour-pigeonnier-phallus du Manoir d’Ango. Il y aurait donc aussi une esthétique de la castration.

BRETON ET LA SCHIZOPHRÉNIE
Breton a sans nul doute affaire aussi sinon à la schizophrénie, du moins à la schizoïdie qui en est le frémissement et l’aveu. Guetté sans cesse, comme Goethe, Nerval, ou tant d’autres… par ce que Baudelaire appelait — empruntant le mot (1862) au transcendentaliste américain Emerson — : la « vaporisation », une « vaporisation » du moi tenté par le recours comme Nadja aux masques des « personnalités multiples ». La fascination pour L’Étreinte de la pieuvre en est l’aveu.
Une phrase comme « La Beauté sera convulsive ou ne sera pas » est l’aveu même de son « hystérie », de son goût et de son recours à la pose et aux contractures. Toutes les statues qui parsèment l’ouvrage qu’est Nadja, dont la plupart provoquent chez Breton un malaise : celle de Rousseau, celle d’Étienne Dolet pour exemples, révèlent chez Breton l’imminence chez lui toujours de la crise hystérique, la tentation de la pose et, en même temps, la peur de la contracture : une fois ayant pris la pose pourra-t-il alors la quitter, pris au propre piège de sa théâtralité ?
« That is the question », Mister Hamlet !…

NADJA ET LA SCHIZOPHRÉNIE
Nadja est toujours en avant. Nadja est toujours plus avant. Elle est le risque. Elle est le courage. Elle est la sincérité. Elle est le don. Sa schizophrénie à elle n’est pas une demi-mesure, schizoïde : c’est une schizophrénie en bonne et due forme à identités multiples. Elle n’est pas encore déclarée, mais cela ne saurait tarder ; elle est déjà avérée. Entre Mélusine, Léona, Léna, Nadja, Satan, Méduse… Nadja ne va bientôt plus s’y retrouver.

NADJA, LE LIVRE SACRÉ D’UNE NOUVELLE RELIGION
Pour invoquer le démon, il convient d’être protégé par un livre. Nadja est ce livre pour Breton ; il apparaît comme étant phantasmatiquement pour lui — comme pour Rousseau Les Confessions, ou Mon cœur mis à nu pour Baudelaire — une Nouvelle Bible. Il ne faut jamais oublier lorsqu’on aborde les productions d’André Breton qu’il est un homme du XIXe siècle : né en 1896, sa personnalité se forme en effet avant 1915, avant l’apparition de la guerre de matériel, avant l’industrialisation de la mort, avant la naissance du XXe siècle, de fait. Il a dix neuf ans lorsqu’il aborde le XXe siècle ou lorsque le XXe siècle l’aborde, de la façon pour le moins interlope qu’on sait. S’il affirme que la découverte de l’écriture automatique en 1919, et, quelques mois auparavant des théories de Freud ont constitué pour lui une seconde naissance, il n’en est pas moins intellectuellement né avant : il a dix neuf ans déjà lorsqu’il entre dans le XXe siècle ; habitué de la libraire d’Adrienne Mounnier, rue de l’Odéon, il fréquente l’héritier du symbolisme, l’héritier de Mallarmé, Paul Valéry, qui sera le parrain de sa fille. Il ne faut jamais oublier l’influence qu’exerça sur lui Mallarmé, laquelle en fait un écrivain porteur d’une part d’un dandysme hermétique et d’autre part du phantasme du Livre panacée, du Livre « Pharmakon népenthès [17] » qui doit résoudre sa névrose et celle de son siècle : de ce phantasme, dont Mallarmé finira par mourir d’ailleurs, d’un spasme de la glotte en tentant d’écrire à nouveau son Hérodiade ; de cet hermétisme dandy et de ce phantasme du “Livre Universel” à quoi le monde se résumerait, Breton ne se départira jamais. Nadja (1928) en somme, c’est le rêve d’Hérodiade (1897) qui se poursuit, dont le brouillon fut Clair de terre (1923), dont la nouvelle tentative sera L’Amour fou (1937), et l’on peut continuer la chaîne ainsi… ; seulement voilà, la névrose, l’hystérie ne se résout pas dans un livre, au mieux elle s’y livre et elle s’y expose, elle s’y exhibe, c’est tout : charge au critique, ensuite, d’en démonter avec rigueur et méthode les mécanismes d’horlogerie pour tenter d’arrêter la machine infernale, éviter l’implosion psychique fatale et finale d’« Un coup de dé [qui] jamais n’abolit le hasard » (1897). Breton est de ces hommes qui tentent ainsi de résoudre l’énigme qui les presse, sur le tapis littéraire, d’« Un coup de dé [18] », dans un va-tout.
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DOSSIER DALI

SALVADOR DALI : LE SAUVEUR DU SURRÉALISME !…
DALI, LE PARODISTE GÉNIAL DE BRETON ; SON MEILLEUR CRITIQUE

LE GRAND MASTURBATEUR (1929) OU LA FIGURE DU PÈRE
Juste après l’épisode consacré aux Détraquées dans le préambule analogique, Breton nous relate un étrange phantasme, rigoureusement fondateur de son hystérie :

(En finissant hier soir de conter ce qui précède, je m’abandonnais encore aux conjectures qui pour moi ont été de mise chaque fois que j’ai revu cette pièce, soit à deux ou trois reprises, ou que je me la suis moi-même représentée. Le manque d’indices suffisants sur ce qui se passe après la chute du ballon, sur ce dont Solange et sa partenaire peuvent exactement être la proie pour devenir de superbes bêtes de proie, demeure par excellence ce qui me confond. En m’éveillant ce matin j’avais plus de peine que de coutume à me débarasser d’un rêve assez infâme que je n’éprouve pas le besoin de transcrire ici, parce qu’il procède pour une grande part de conversations que j’ai eues hier, tout à fait extérieurement à ce sujet. Ce rêve m’a paru intéressant dans la mesure où il était symptomatique de la répercussion que de tels souvenirs, pour peu qu’on s’y adonne avec violence, peuvent avoir sur le cours de la pensée. Il est remarquable, d’abord, d’observer que le rêve dont il s’agit n’accusait que le côté pénible, répugant, voire atroce, des considérations auxquelles je m’étais livré, qu’il dérobait avec soin tout ce qui de semblables considérations fait pour moi le prix fabuleux, comme d’un extrait d’ambre ou de rose par-delà tous les siècles. D’autre part, il faut bien avouer que si je m’éveille, voyant avec une extrême lucidité ce qui en dernier lieu vient de se passer : un insecte couleur mousse, d’une cinquantaine de centimètres, qui s’est substitué à un vieillard, vient de se diriger vers une sorte d’appareil automatique ; il a glissé un sou dans la fente, au lieu de deux, ce qui m’a paru constituer une fraude particulièrement répréhensible, au point que, comme par mégarde, je l’ai frappé d’un coup de canne et l’ai senti me tomber sur la tête — j’ai eu le temps d’apercevoir les boules de ses yeux briller sur le bord de mon chapeau, puis j’ai étouffé et c’est à grand-peine qu’on m’a retiré de la gorge deux de ses grandes pattes velues tandis que j’éprouvais un dégoût inexprimable — il est clair que, superficiellement, ceci est surtout en relation avec le fait qu’au plafond de la loggia où je me suis tenu ces derniers jours se trouve un nid autour duquel tourne un oiseau que ma présence effarouche un peu, chaque fois que des champs il rapporte en criant quelque chose comme une grosse sauterelle verte, mais est indicutable qu’à la transposition, qu’à l’intense fixation, qu’au passage autrement inexplicable d’une image de ce genre du plan de la remarque sans intérêt au plan émotif concourent au premier chef l’évocation de certains épisodes des Détraquées et le retour à ces conjectures dont je parlais. La production des images de rêve dépendant toujours au moins de ce double jeu de glaces, il y a là l’indication du rôle très spécial, sans doute éminemment révélateur, au plus haut degré « surdéterminant » au sens freudien ; que sont appelées à jouer certaines impressions très fortes, nullement contaminables de moralité, vraiment ressenties « par-delà le bien et le mal » dans le rêve et, par suite, dans ce qu’on lui oppose très sommairement sous le nom de réalité.) (p. 55-59)

La figure du vieillard évoquée dans Nadja est clairement une figure du père, et, si elle se transforme en insecte imposant la pénétration bucale jusqu’à symboliser par la même occasion la censure par la poire d’angoisse de l’inhibition, elle nous révèle l’origine de l’homosexualité refoulée d’André Breton : la figure paternelle, l’autoritarisme de son père gendarme.
Il convient de mettre la scène du vieillard en rapport avec la toile surréaliste “Manifeste” de Dali : Le Grand Masturbateur (1929) — soit un an après la publication du livre Bible, du livre Phare Nadja — Tableau où une forme ectoplasmique féminine, un succube, fait face au bas ventre d’une forme ectoplasmique masculine ,un incube. Dali choisit de représenter cette apparition sacrilège à droite, sachant bien quelle signification on accorde dans l’univers judéo-chrétien à cette place. Sous le couple, au premier plan : une gigantesque sauterelle copulatrice.
Le père gendarme (l’oiseau-père-vieillard et le phantasme de la fellation imposée) : Nadja va payer pour lui, ce vieillard-sauterelle qui impose la fellation à son fils, la fellation sacrilège : “ceci est mon corps”.

DALI OU LE PARFAIT MIROIR, LA PSYCHÉ PARODIQUE DE LA PART FÉMININE REFOULÉE DE BRETON
Dali était à même de répérer comme Nadja l’homosexualité refoulée de Breton car il avait eu sa phase d’indécision dans son adolescence d’artiste en fréquentant le poète Fédérico Garcia Lorca — homosexuel notoire — et Luis Bunuël, le cinéaste. Le trio est légendaire !… Toute sa vie, Dali jouera avec cette indécision, restera à la frange, au point de jonction entre sexuation et sexualité, cultivant à plaisir l’indécision androgyne comme une nostalgie de quelque paradis perdu. C’est sans doute un des éléments clefs qui donnent cette éternelle jeunesse à son œuvre, cette puissance inaltérable de provocation, et, d’autre part, provoquent chez certains un sentiment d’infantilisation et d’exaspération.

DALI, PARODISTE GÉNIAL DE BRETON : LA « MÉTHODE PARANOÏA CRITIQUE » DALINIENNE ET LE CONCEPT DE « L’AUTO-SODOMIE » PARODIQUE
Le succube Nadja n’est autre que le masque fantasmatique de l’incube Breton pour Breton-Narcisse. Nadja n’est tout au plus, au mieux, qu’un leurre qu’il s’est inventé, destiné à le piéger, à faire qu’il ne s’échappe pas une fois de plus par peur d’une rencontre interlope. Dis-moi qui tu hantes, je te dirais qui tu es. Or, ici, pas d’altérité, elle n’est que de façade. La formule oraculaire se devrait ici d’être ainsi plutôt : dis-moi qui te hante et je te dirai qui tu es. Mais Breton n’avouera jamais que vis à vis de la sexuation, de son expression et de sa finalité : la sexualité, il se hante soi-même hystériquement, voué au vertige onaniste et au seul vertige onaniste, car s’il l’outrepassait alors sa morale “petite bourgeoise” (Gala Éluard dixit ) provoquerait chez lui un rejet qui ne pourrait aboutir à terme qu’à la schizophrénie. Ce n’est sans doute pas un hasard si le premier et le plus grand parodiste du surréalisme et surtout du Pape du surréalisme — à savoir Salvador Dali — parle parfois d’« auto-sodomie » ; pour se faire, il représente sa sœur de dos, « auto-sodomisée » dans la vaporisation de son être par précisément la recomposition de son être. La sœur de Dali n’est alors que la part féminine de sa psyché que Dali sent en soi. “Mon Breton, ma sœur, songe à la douceur d’aller à […] ensemble”. Vis à vis de Breton, Dali empruntera toujours la voie de la mimesis parodique, dans l’espoir de provoquer chez lui quelque catharsis salutaire, voire, dans le seul espoir du rire : le sachant, le sentant, le croyant incurable.
Fondamentalement, Dali singe aussi avec la délectation de la mythification-déïfication-mystification, le culte sacrificatoire et propitiatoire que Breton voue à Jacques Vaché et impose à tous les membres du groupe ; pour ce faire, il fait mine ostentatoirement d’adorer Breton et de ne procéder que de lui, jusque dans sa sexuation, laissant entendre sans doute qu’il pourrait aimer ne procéder que de lui jusque dans la sexualité. La chose ira tellement loin — sur une toile célèbre qui avait provoqué la fureur outragée de Breton et qui représentait Hitler, la fesse d’Hitler n’étant rien moins que la fesse phantasmatique projetée d’un Breton hitlérisé —, la chose ira tellement loin que Breton finissant confusément par comprendre à quoi le Catalan voulait le faire aboutir comme conclusion sur la réalité de sa propre pysché, excluera Dali au moins dans sa tête à l’issu d’un procès qu’il voulait fracassant et que Dali rendra burlesque à souhait : le mode de procès dont il avait hystériquement pris l’habitude et dans lequel il jouait, lui, le mangeur de curé, entendons le rôle du Grand Inquisiteur, regrettant sans doute que le parturiant ne fut pas soumis à la question avant l’éjection-exécution, substitut ni plus ni moins psychanalytiquement que d’une érection et d’une éjaculation phantasmées (pour parler psychanalytiquement, qu’on veuille bien m’en excuser). On peut suggérer, dans cette mesure, en recourant comme Salvador Dali à l’image sexuelle, provocatrice ici, que, Breton, en excluant, un à un les membres du groupe surréaliste qui lui étaient les plus chers, qu’il jalousait le plus, en lesquels il s’était le plus reconnu, investi, projeté, phantasmé dans sa recherche désespérée de sexuation acceptable et son phantasme d’altérité sexuelle possible, enfin possible : il les « sodomisait », « s’auto-sodomisait » de fait pour reprendre l’expression volontairement iconoclaste mais profondément analysée de Dali, qui affirme, une fois de plus, à l’égard de Breton, une intuition géniale.
Salvador Dali, de crise successives en crise successives, sera définitivement exclu du groupe en 1934.

L’ORIGINE DE LA VOCATION LITTÉRAIRE CHEZ BRETON : UNE ACTIVITÉ DE SUBSTITUTION PLUTÔT QUE DE SUBLIMATION
On trouve dans Nadja de Breton une écriture de substitution et non de sublimation comme on pourrait s’y attendre de la part d’un écrivain se revendiquant de la psychanalyse. Chez Breton, dans Nadja, l’écriture est une écriture de type onaniste à ranger parmi ce que Breton appelle dans l’Enquête sur la sexualité paru dans La Révolution surréaliste : les « consolations légitimes de la vie ».

DANS LE PREMIER MANIFESTE DU SURRÉALISME (1924), UN AVEU MANIFESTE À CET ÉGARD
Dans Le Premier manifeste du surréalisme (1924), Breton racontant la génèse de l’écriture automatique en lui, confie une anecdote littéralement fondatrice de son rapport à l’écriture. Dans Nadja, par ailleurs, véritables “travaux pratiques” liés au travail manifeste et destiné à corroborer son bien-fondé, n’écrit-il pas explicitement que l’écriture n’est pour lui qu’une activité de substitution, un exutoire à son inhibition : « J’ai toujours incroyablement souhaité de rencontrer la nuit, dans un bois, une femme belle et nue, ou plutôt un tel souhait une fois exprimé ne signifiant plus rien, je regrette impitoyablement de ne pas l’avoir rencontrée. » — on appréciera au passage le choix de l’adverbe « impitoyablement » qui sent le masochisme à plein nez et qui sous-entend sadiquement que quelqu’une, un jour, va payer. — « Supposer une telle rencontre n’est pas si délirant, somme toute : il se pourrait. » (Au bois de Boulogne, par exemple, où les prostituées montrent toujours un peu de la marchandise aux clients.) « Il me semble que tout […] » — en italiques : ce « tout » rendu évanescent par le choix des italiques relevant de l’innommable et indicible à la fois, drôle de façon de parler de l’acte littéraire qui dès lors n’est plus qu’un « ça » psychanalytique qui s’avoue, un espace du refoulement — « il me semble que tout [poursuit Breton] se fut arrêté net, ah ! je n’en serais pas écrire ce que j’écris. »
Écrivain, pardon écrivant, par défaut, voilà ce qu’il est donc ; l’aveu est clair, net, médusant. Le commentaire de Breton est éclairant, lui aussi, puisque la colère qui l’accompagne avoue clairement à la fois l’inhibition, déjà diagnostiquée prospectivement, et le sentiment d’impuissance qui habite l’auteur, le dégoûte de soi-même ; on y lit aussi clairement le refuge dans le phantasme comme seule issue trouvée pour l’heure à son problème : évoquant cette opportunité somme toute possible de découvrir un jour, ou, plutôt, d’être découvent un jour par surprise, par une femme nue, ici à valeur de fée amante comme Mélusine, dans une forêt très symbolique de la forêt primitive et du monde des légendes, de la croyance, bref le monde ancien où planait encore sur tout l’enchantement depuis perdu comme l’enfance — les dieux sont morts —, il ajoute : « J’adore cette situation qui est, entre toutes, celles où il probable que j’eusse le plus manqué de présence d’esprit. » À nouveau dans les italiques, et l’on ne s’en étonnera pas de la part d’un hyper-romantique à tendance symbolisante, on peut entrevoir la notion, décidément récurrente, d’innommable et d’indicible : Écrire, en somme, serait-ce manifester une « présence d’esprit » par défaut, là où il n’y a pas de corps, où il ne peut y avoir de corps ? Comme pour répondre, Breton conclut : « Je n’aurais même pas eu, je crois celle de fuir. (Ceux qui rient de cette dernière phrase sont des porcs.) » (p. 44-45). Colère bien significative d’un malaise à cacher, d’un manque, d’une aporie.
Un peu plus loin, Breton analyse un peu plus avant la pulsion qui en découle : « Mais, pour moi, descendre vraiment dans les bas-fonds de l’esprit, là où il n’est plus question que la nuit tombe et se relève (c’est donc le jour ?) c’est revenir rue Fontaine, au “Théâtre des deux Masques” qui depuis lors a fait place à un cabaret. » On y joue Les Détraquées, où Breton va avoir la révélation de la pulsion sadienne et sadique en lui. Le stade bucco-anal et sadique anal, ici, ne sont guère dépassés. On notera aussi que rue Fontaine, à Paris, il est un autre théâtre, un autre cabaret, très “privé”, lui : le domicile-atelier de notre poète où, se livrant sans relâche à la débauche du rêve et du phantasme débridé, comme Diderot, notre poète pourrait dire — comme Sade aussi, qui, emprisonné, après des actes sadiques commis sur des prostituées a rêvé plus qu’il n’a commis (« peu possédé, beaucoup joui » dirait Rousseau ?) — : « Mes pensées, ce sont mes catins. »
D’où provient ce rapport, disons plutôt : ce recours à la fois rousseauiste et sadien à l’écriture ? Quoi ? Breton : un Rousseau-sadien ? Rousseau l’homme aux cinq enfants et qui n’en a peut-être eu aucun [19] ? Un puissant mystificateur, dont la puissance phantasmatique — par un subtil et très pervers principe de « vases communicants » — n’a d’égale que l’impuissance ? Le rapprochement est-il si hardi, somme toute ? Rousseau n’était-il pas après tout exhibitionniste, et, paranoïaque comme Breton, sans être pour autant “critique” ?
Cet extrait du Premier manifeste répond, qui commence par une inquiétante hallucination sonore, symptome patent d’un état sinon de schizophrénie du moins de schizoïdie avancée [n’oublions pas que les surréalistes ont décidé de cesser les expériences d’écriture automatique parce qu’ils sentaient qu’ils étaient en train, tous, de perdre la raison] :

Un soir donc, avant de m’endormir, je perçus, nettement articulée au point qu’il était impossible d’y changer un mot, mais distraite cependant du bruit de toute voix, une assez bizarre phrase qui me parvenait sans porter trace des événements auxquels, de l’aveu de ma conscience, je me trouvais mêlé à cet instant-là, phrase qui me parut insistante, phrase oserai-je dire qui cognait à la vitre. J’en pris rapidement notion et me disposais à passer outre quand son caractère organique me retint [20]. En vérité cette phrase m’étonnait ; je ne l’ai malheureusement pas retenue jusqu’à ce jour, c’était quelque chose comme : « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre » mais elle ne pouvait souffrir d’équivoque, accompagnée qu’elle était de la faible représentation visuelle d’un homme marchant et tronçonné à mi-hauteur par une fenêtre perpendiculaire à l’axe de son corps. À n’en pas douter il s’agissait du simple redressement dans l’espace d’un homme qui se tient penché à la fenêtre. Mais cette fenêtre ayant suivi le déplacement de l’homme, je me rendis compte que j’avais affaire à une image d’un type assez rare et je n’eus vite d’autre idée que de l’incorporer à mon matériel de construction poétique. Je ne lui eus pas plus tôt accordé ce crédit que d’ailleurs elle fit place à une succession à peine intermittente de phrases qui me surprirent guère moins et me laissèrent sous l’impression d’une gratuité telle que l’empire que j’avais pris jusque là sur moi-même me parut illusoire et que je ne songeai plus qu’à mettre fin à l’interminable querelle qui a lieu en moi.

Dans la mesure où Breton ne parvient pas à retenir la phrase qu’il considère toutefois d’emblée comme une clef susceptible de lui ouvrir ou de lui révéler un monde, on peut donc suggérer à la fois qu’il s’y reconnaît, qu’elle résonne comme un sésame de son “en-soi”, sa vérité ontologique, et qu’en même temps il l’occulte. Elle devient ainsi indissociablement l’emblème à la fois de sa production littéraire qui se désinhibe et en même temps d’un refoulement. La note que Breton adjoint à la dernière phrase : « l’empire que j’avais jusque là sur moi-même me parut illusoire et […] je ne songeai plus qu’à mettre fin à l’interminable querelle qui a lieu en moi. » — aveu sur le mode rousseauïste — est particulièrement significative : « Knut Hamsun » écrit-il, citant le fameux écrivain norvégien qui, confié à l’âge de quatre ans à un oncle, pasteur sur les îles Lofoten dans l’Océan arctique au-delà du cercle polaire, connut une enfance étrange près de cet être autoritaire qu’il surnomma plus tard dans une nouvelle « Et spökelse, Le Fantôme » (1918) :

Knut Hamsun place sous la dépendance de la faim cette sorte de révélation à laquelle j’ai été en proie, et il n’a peut-être pas tort. (Le fait est que je ne mangeais pas tous les jours à cette époque.) À coup sûr ce sont bien les mêmes manifestations qu’il relate en ces termes : « Le lendemain je m’éveillai de bonne heure. Il faisait encore nuit. Mes yeux étaient ouverts depuis longtemps, quand j’entendis la pendule de l’appartement au-dessous sonner cinq heures. Je voulus me rendormir, mais je n’y parvins pas, j’étais complètement éveillé et mille choses me trottaient en tête. / Tout d’un coup, il me vint quelques bons morceaux, très propres à être utilisés dans une esquisse, dans un feuilleton ; je trouvai subitement, par hasard, de très belles phrases, des phrases comme je n’en avais jamais écrit. Je me le répétai lentement, mot pour mot, elles étaient excellentes. Et il en venait toujours. Je me levai, je pris du papier et un crayon sur la table qui était derrière mon lit. C’était comme si une veine se fût brisée en moi, un mot suivait l’autre, se mettait à sa place, s’adaptait à la situation, les scènes s’accumulaient, l’action se déroulait, les répliques surgissaient dans mon cerveau, je jouissais [21] prodigieusement. les pensées me venaient si rapidement et continuaient à couler [22] si abondamment que je perdais une foule de détails délicats, parce que mon crayon ne pouvait pas aller assez vite, et cependant je me hâtais, la main toujours en mouvement, je ne perdais pas une minute. Les phrases continuaient à pousser [23] en moi, j’étais plein [24] de mon sujet. »

Comme dans l’Orphée ou Le Testament d’Orphée de Cocteau « on va de tribunal en tribunal », on va de texte en texte, et de référence littéraire en référence littéraire [25]. Là encore, on observera chez Breton quelque chose de significatif, de révélateur : la nécessité de s’identifier à quelqu’un d’autre, à une figure tutélaire, exclusivement masculine, à la fois amante et bizarrement paternelle, exactement comme il l’a fait au seuil de sa “vocation” littéraire avec Jacques Vaché, qui le dominait intellectuellement. Il y a chez Breton l’impossibilité de s’assumer, seul : il lui faut toujours un autre homme comme argument d’autorité, comme écran pour projeter la réprésentation qu’il se fait de sa psychée, que, de fait il ne décode pas, dont il ne décode pas les signes. De quel type de faim parle Breton ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’une faim sexuelle, d’une faim d’altérité non assouvie et qui provoquerait le flot compensatoire de l’écriture automatique, la glossolalie onaniste qui prétendrait à la transe, à l’extase, à l’exorcisme par invocation, donc à la guérison possible. Cyrano opère ainsi par défaut, ne pouvant approcher Roxane, ne pouvant assumer son long nez à dire vrai pychanalytiquement connoté, pour tout dire en deux mots à la fois sa sexuation et la sexualité. Breton ne serait-il pas une des figures sadiennes de Cyrano ?
Cet homme coupé en deux par une fenêtre, en effet : « Il y a un homme coupé en deux pas une fenêtre », phrase, qui, dit-il, rajoute-t-il, quand elle lui vînt, « ne pouvait souffrir d’équivoque, accompagnée qu’elle était de la faible représentation visuelle d’un homme marchant et tronçonné à mi-hauteur par une fenêtre perpendiculaire à l’axe de son corps. » : n’est-elle pas à mettre en abyme avec l’image qui précède dans Nadja, dans son univers, l’entrée du succube Nadja : à savoir l’allégorique explosion du pigeonnier-phallus du Manoir d’Ango où Breton s’était fantasmatiquement, iconographiquement, réfugié pour écrire [26] : « Enfin voici que la tour du Manoir d’Ango saute, et que toute une neige de plumes, qui tombe des ses colombes, fond en touchant le sol de la grande cour naguère empierrée de débris de tuiles et maintenant couverte de vrai sang ! » (p. 69) ? N’est-elle pas à mettre en abyme avec la question récurrente, leitmotiv, obsessionnelle dans Nadja : « Qui suis-je ? » Faut-il plutôt entendre : « Que suis-je ? » Et ce questionnement ne ramène-t-il pas à l’indistinction sexuelle qui travaille Breton : qu’en est-il, en effet, de sa sexuation ?
À cette « Angoissant[e] [question] », « Angoissant Voyage », une image dans Nadja répond qui est le texte en vis à vis de la reproduction en quatre exemplaires, les banalisant, les exorcisant, des « yeux de fougère » de Nadja, évoquant à nouveau la « femme nue » synecdotiquement, la forêt primitive des sortilèges où les fées amantes peuvent apparaître nues soudain aux chevaliers qui « passent » (Cf. : « André Breton passe » in « Tournesol », in Clair de terre ) mais s’il peut supporter le corps nu de la « femme nue » dans « la forêt », il ne peut supporter son regard, ce qui fait qu’en définitive : il « ne voit pas », entendons : il ne peut pas voir « la femme nue cachée dans la forêt » ; cette image est emblématiquement celle d’un mur. Pour Proust le petit pan de mur est celui de la Vue de Delft de Wermeer de Delft ; il est « jaune », « jaune impérial » ; on peut y lire une libération de soleil dans le fait de pouvoir s’abîmer dans l’Art, sa merveille, dans sa sublimation… : Proust, homosexuel honteux [27], aura eu du moins sur lui cet empire que lui redonnait soudain l’Art. Chez Breton, le pan de mur est un écran comme le mur du fond de la caverne de Platon : s’y projettent des ombres, plus spécifiquement un type d’ombres bien précis celles « de cheminées, des immeubles en démolition », de cheminées phalliques, on l’a compris, puisque le “Musée iconographique” dans Nadja est quasi saturé de symboles phalliques, de « cheminées » érigées encore mais frappées d’alignement et qui sont destinées d’imminence à tomber, dressées qu’elles sont encore illusoirement comme dans « L’Angoissant Voyage », tableau fétiche pour Breton, signé du très métaphysique Giorgo de Chirico, que Breton va bientôt se mettre à haïr : pourquoi ? Ne hait-on pas tout spécialement, fidèlement, ceux qui ont osé vous dire la vérité sur vous-même ? Dans la suite de ce fragment de Nadja, après nous avoir fait apparaître ces « cheminées » condamnées, il commente :

Se peut-il qu’ici cette poursuite éperdue prenne fin ? Poursuite de quoi, je ne sais, mais poursuite, pour mettre ainsi en œuvre tous les artifices de la séduction mentale [28]. Rien, ni le brillant, quand on les coupe, de métaux inusuels comme le sodium — ni la phosphorescence, dans certaines régions, des carrières [29] — ni l’éclat du lustre admirable qui monte des puits [figure phallique inversée, invaginée, figure vaginale, d’utérus] — ni le crépitement du bois d’une horloge que je jette au feu pour qu’elle meure en sonnant l’heure — ni le surcroît d’attrait qu’exerce L’Embarquement pour Cythère lorsqu’on vérifie que sous diverses attitudes il ne met en scène qu’un seul couple — ni la majesté des paysages de réservoirs [on retrouve les symboles phalliques] — ni le charme de pans de murs, avecs leurs fleurettes [pour conter fleurette ?] et leurs ombres de cheminées, des immeubles en démolition : rien de tout cela, rien de ce qui constitue pour moi ma lumière propre n’a été oublié. Qui étions-nous devant la réalité, cette réalité que je sais maintenant couchée aux pieds de Nadja comme un chien fourbe ? Sous quelle latitude pouvions-nous bien être, livrés ainsi à la fureur des symboles, en proie au démon de l’analogie […] Je me souviens de lui être apparu noir et froid comme un homme foudroyé aux pieds du Sphinx. (p. 127-130, passim.)

Intéressante aussi la note qu’il adjoint à la formule, à cette phrase pour lui fondatrice de son écriture et présentant « l’homme coupé en deux par la fenêtre », phrase qui était « accompagnée » d’une « faible représentation visuelle d’un homme marchant et tronçonné à mi-hauteur par une fenêtre perpendiculairement à l’axe de son corps » — image même de sa psyché, que sans cesse il regarde comme les androgynes sur le conseil d’Hermès coupés en deux par Zeus avec un cheveu d’Aphrodite ne cessèrent plus, dès lors, de se regarder le nombril — :

Peintre, cette représentation visuelle eût sans doute pour moi primé l’autre. Ce sont assurément mes dispositions préalables qui en décidèrent. Depuis ce jour, il m’est arrivé de concentrer volontairement mon attention sur de semblables apparitions et je sais qu’elles ne le cèdent point en netteté aux phénomènes auditifs. Muni d’un crayon et d’une feuille blanche, il me serait facile d’en suivre les contours. C’est que là encore il ne s’agit pas de dessiner, il ne s’agit que de calquer. Je figurerais bien ainsi un arbre, une vague, un instrument de musique, toutes choses dont je suis incapable de fournir en ce moment l’aperçu le plus schématique. Je m’enfoncerais, avec la certitude de me retrouver, dans un dédale de lignes qui ne me paraissent concourir, d’abord, à rien. Et j’en éprouverais, en ouvrant les yeux, une très forte impression de “jamais vu”. La preuve de ce que j’avance a été faite maintes fois par Robert Desnos : il n’y a, pour s’en convaincre, qu’à feuilleter le n°36 des Feuilles libres contenant plusieurs de ses dessins [Roméo et Juliette, Un homme est mort ce matin, etc.] pris par cette revue pour des dessins de fous et publiés innocemment comme tels.

Encore un passage, morceau d’anthologie vraiment pour illustrer ce que Freud a génialement su appeler : « L’inquiétante étrangeté », dont l’adjectif préfigure « L’Angoissant Voyage » auquel Chirico peut faire allusion, et, face auquel, sans s’être jamais trouvé vraiment, André Breton se retrouve, bizarrement plus appaisé, comme après l’explosion d’une catastrophe, comme après l’explosion de la tour-pigeonnier-phallus du Manoir d’Ango. Dans cette façon d’aborder la question du dessin, à nouveau, on notera le transfert : parlant de ses propres dessins, il en arrive tout naturellement à parler des dessins de Desnos. Les dessins de Desnos viennent naturellement occulter les siens. On comprend mieux dès lors pourquoi il ne saura pas voir les dessins de Nadja qui par leur biais sans cesse lui tend un miroir.
De la même manière, on pourra trouver significatif, que dans Les Pas perdus — recueil d’articles dont il prête un exemplaire à Nadja comme étant représentatif de ce qu’il est —, parlant de Jacques Vaché, Breton choisisse d’user de l’écriture automatique, et pas pour révéler n’importe quels phantasmes interlopes dans la micassure d’images, dans l’automatisme, qui, malgré tout, dans la fenêtre du texte permet de reconstituer des pans de vitre brisée et surtout l’image de la psyché qu’elle reflétait : « On est mal fixé sur la valeur des pressentiments si ces coups de bourse au ciel, les orages dont parle Baudelaire, de loin en loin font apparaître un ange au judas. » Cet ange relèverait-il des « anges » tels que les imaginait Jean Genêt ? Puis, voici que Breton se présente sous les traits miteux d’un employé aux écritures, face à l’« ange » « Jacques » : « C’est ainsi qu’en 1916 ce pauvre employé qui veillait permit à un papillon [symbole résurrectionnel] de demeurer sous l’appareil réflecteur [« l’éphèmère ébloui vole vers toi, chandelle,/ Crèpite, flambe et dit : Bénissons ce flambeau ! » (Baudelaire, « Hymne à la Beauté », « Spleen et Idéal », XXI, in Les Fleurs du Mal )] dans son bureau. En dépit de sa jolie visière, — on était dans l’Ouest [Ce que c’est que le cinéma platonicien : un Western muet], — il semblait n’avoir dans la tête qu’un alphabet morse [l’écriture automatique, glossolalie de substitution]. Il passait son temps à se souvenir des falaises d’Étretat et de parties de saute-mouton avec les nuages [« Le vert paradis des amours enfantines » baudelairien ?]. Aussi accueillit-il avec empressement l’officier aviateur [tombé du ciel, à pic ?]. À vrai dire, on ne sut jamais dans quelle arme Jacques servait. Je l’ai vu couvert d’une cuirasse, couvert n’est pas le mot, c’était le ciel pur [Bref, Jeanne d’Arc, dirait Joseph Delteil]. Il rayonnait avec cette rivière au cou, l’Amazone, je crois, qui arrose encore le Pérou [ce que c’est que l’aura donné par l’amour !]. Il avait incendié de grandes parties de forêt vierge, on le voyait à ses cheveux et à tous les beaux animaux qui s’étaient réfugiés en lui [La jungle de l’inconscient bretonnien, la jungle phantasmatique de tous les désirs refoulés, « le beau corps de vingt ans qui devrait aller nu » (Rimbaud) : Jacques Vaché se prétend à la projection]. Ce n’est pas le serpent à sonnettes qui m’empêcha de lui donner la main [De quel serpent, s’agit-il ? Il semble soudain bien édénique !…]. Il redoutait plus que tout certaines expériences sur la dilatation des corps [Comme celles auxquelles se livre l’ouvrier lyonnais rencontrés par suite d’un « hasard » somme toute « objectif » dans Les Confessions de Rousseau ?]. Si cela, disait-il, n’entraînait que des déraillements ! La barre qu’on chauffe à blanc dans Michel Strogoff n’était donc pas faite pour l’aveugler [En voilà un au moins qui n’a pas peur d’être aveuglé par les symboles phalliques]. […] Les élégances masculines sortent de l’ordinaire [Breton s’y intêresse donc ?]. La couverture du Miroir des Modes est couleur de l’eau qui baigne le gratte-ciel où on l’imprime [Encore un symbole phallique !… Encore une mare, un bain à la Mélusine comme dans le dessin de Nadja où Breton Chat-pot-Vautour est le seul à y baigner : Mélusine, elle, reste à sec, désespéremment : le chat lui a confisqué l’élément féminin, l’élément menstruel : l’eau]. Les ventres humains, bâtis sur pilotis, sont par ailleurs d’excellents parachutes [Il y a donc chute ?]. […] Si nous nous mettons encore à genoux devant la femme, c’est pour lacer son soulier [Les deux ensemble, sans doute ?]. Dans les retours sur soi, mieux vaut emprunter les routes carrossables [C’est plus confortable pour la psyché, surtout celle qui se refoule.]. La voiture de Madame est avancée puisque les cheveaux tombent à la mer [C’est ce qu’on appelle avoir le sens à la fois de la chute et de la “conclusion”]. Aimer et être aimé se poursuivent sur la jetée, c’est dangereux [Pour des individus indécis, ambigus comme Breton, c’est l’évidence]. Soyez sûrs que nous jouons plus de notre fortune dans les casinos [La bourse et la vie]. Surtout, ne pas tricher [C’est un enjeu ontologique : il faut tricher dans son cas : quelle autre issue ?]. Tu sais, Jacques, le joli mouvement des maîtresses sur l’écran, lorsque enfin on a tout perdu [Amours de projection, amours substitutifs, sur l’écran noir de nos songes] ? Fais voir tes mains, sous lesquelles l’air est ce grand instrument de musique : trop de chance, tu as trop de chance. Pourquoi aimes-tu faire affluer le sang bleu aux joues de cette petite ? [Jacques Vaché préfigurerait-il la Solange des Détraquées ? Auquel cas, le couple, constitué sur la Scène du bien nommé “Théâtre des deux Masques”, par Solange morphinomane et la très physiquement bretonnienne fonctionnaire Directrice, grosse sœur jumelle du fonctionnaire aux écritures de tout à l’heure, serait-il l’image fantasmatique du couple Breton-Jacques Vaché opiumane, mort d’overdose en 1919 à Nantes ?] J’ai connu un appartement qui était une merveilleuse toile d’araignée [Gageons qu’il se situait rue Fontaine.]. […] L’ancien élève de M. Luc-Olivier Merson savait sans doute qu’en France l’émission de fausse monnaie est sévèrement punie [L’homosexuel, refoulé ou non, pour les femmes partenaires involontaires d’un jeu pervers, relève assurément de ce que Baudelaire aussi dans Le Spleen de Paris appelait : « La Fausse Monnaie »]. Que vouliez-vous que nous fassions ? La belle affiche : Ils reviennent. — Qui ? — Les Vampires, et dans la salle éteinte les lettres rouges de Ce soir-là [On en revient à l’univers de refuge, de l’expression du moi refoulé refuge : l’univers sadique, tel qu’il s’expose et se met en scène avec perversité souhaitée, espérée, dans Les Détraquées ]. Tu sais, je n’ai plus besoin de prendre la rampe pour descendre, et sous des semelles de peluche, l’escalier cesse d’être un accordéon [Il avait donc peur à l’époque d’être ce qu’il est, de se sentir être ce qu’il est]. / Nous fûmes ces gais terroristes, sentimentaux à peine plus qu’il était de saison, des garnements qui promettent [Leurs rapports étaient donc d’ordre sentimental]. […] L’avenir est une belle feuille nervée qui prend les colorants et montre de remarquables lacunes [Depuis que Vaché est perdu ?]. Il n’a tient qu’à nous de puiser à pleines mains dans les chevelures échouées [Celle des chers morts, celle de Jacques Vaché par exemple où Breton lisait tant de choses redoutables et irrésistiblement attirantes, fascinantes ?]. Le repas futur est servi sur une nappe de pétrole [L’avenir est, en effet, compte-tenu de l’indistinction de nature destiné à flamber.]. […] Je te vois, Jacques, comme un berger des Landes : tu as de grosses échasses de craie [Les échasses sont proustiennes, peut-être, mais surtout phalliques : comme celles de Dali, qui en fera un grand usage dans ses toiles.]. Le boisseau de sentiments n’est pas cher cette année [Aux « Bois-charbon » du sentiment, Breton se chauffera comme il peut.]. Il faut bien faire quelque chose pour vivre [survivre] et la jolie relève à la capote souillée, est une laitière dans le brouillard [étrange collusion entre la relève masculine et « une laitière dans le brouilllard »]. Tu méritais mieux, le bagne par exemple [pour délinquance textuelle ?]. Je pensais t’y trouver avec moi en voyant le première épisode de La Nouvelle Aurore, mon cher Palas [Comme Philonous et Hylas, on voudra bien le noter : la référence est grecque.]. Pardon. Ah ! nous sommes morts tous deux [Ah bon ! Breton ne serait dont qu’un mort qui se survit.]. […] Les seize printemps de William R.G. Eddie… gardons cela pour nous [À quoi fait-il donc allusion. Cela sent à plein nez son allusion à l’univeres des Détraquées. ]. / J’ai connu un homme plus beau qu’un mirliton [Bien étrange analogie.]. […] Cet homme fut mon ami. »
C’est Jacques Vaché aussi dont le souvenir hante la ville de Nantes, Nantes où Jacques Vaché, natif de Lorient, démobilisé, revenu de tout depuis longtemps et de sa rencontre avec André Breton aussi en 1916, s’est “suicidé” d’une surdose d’opium en 1919, Nantes dont vient étrangement pour Breton, il le relate dans Nadja dans le préambule analogique, comme une Eurydice-Vaché revenue de la mort — à moins que ce ne soit Breton qui soit Eurydice — Benjamin Péret : « […] place du Panthéon, un soir, tard. On frappe. Entre une femme dont l’âge approximatif et les traits aujourd’hui m’échappent. En deuil, je crois. Elle est en quête d’un numéro de la revue Littérature, que quelqu’un lui a fait promettre de rapporter à Nantes, le lendemain [Jacques Vaché, suivrait-il post-mortem, les activités de son ancien ami ?]. Ce numéro n’est pas encore paru mais j’ai peine à l’en convaincre. Il apparaît bientôt que l’objet de sa visite est de me “recommander” la personne qui l’envoie et qui doit bientôt venir à Paris pour s’y fixer. (J’ai retenu l’expression : “qui voudrait se lancer dans la littérature” que depuis lors, sachant à qui elle s’appliquait, j’ai trouvée si curieuse, si émouvante.) [S’agirait-il en effet — l’activité littéraire n’étant clairement pour Breton qu’une activité de substitution, puisqu’il l’écrit lui-même — encore d’un apprenti “branleur” comme on dit : “apprenti-sorcier” ?] Mais qui me donnerait-on en charge ainsi, plus que chimériquement, d’acceuillir, de conseiller ? Quelques jours plus tard, Benjamin Péret était là. » (p. 32-33).
« Ah ! Nous sommes morts tous deux. » conclut Breton dans son article d’hommage à son « ami » Jacques Vaché, article nécrologique « il y a des fleurs qui éclosent spécialement pour les articles nécrologiques dans les encriers. » De là à penser que Nadja est un “tombeau de Jacques Vaché” écrit par Orphée-Breton ou Breton-Eurydice ayant perdu sa moitié, un tombeau comme Les Essais de Montaigne sont un “tombeau de Monsieur de La Boétie”, il n’y a qu’un pas qui peut être allégrement franchi. Breton, un petit mort en deuil d’un cher ami de Nantes, qui espère toujours son retour ?… Est-ce si improbable ? Éluard, lors de leur première rencontre ne le prend-il pas pour « un de ses amis, tenu pour mort à la guerre » (p. 29) ? Nantes, restera pour lui, par excellence ce que Alain Jouffroy appelle une ville encéphale.

Nantes : peut-être avec Paris la seule ville de France où j’ai l’impression que peut m’arriver quelque chose qui en vaut la peine, où certains regards brûlent pour eux-mêmes de trop de feux (je l’ai constaté encore l’année dernière, le temps de traverser Nantes en automobile et de voir cette femme, une ouvrière, je crois, qu’accompagnait un homme, et qui a levé les yeux : j’aurais dû m’arrêter), où pour moi la cadence de la vie n’est pas la même qu’ailleurs, où un esprit d’aventure au-delà de toutes les aventures habite encore certains êtres […]. (p. 33)

Cette ouvrière laisse présager que Nadja ne sera jamais, elle aussi, qu’une image de la psyché bretonnienne projetée au « hasard », objectivement, au passage. Une fois encore, André Breton, le veuf, André Breton l’éternel veuf de l’iconoclaste Jacques Vaché, reconverti depuis par dépit et par fidélité supposée en sectateur sadien, comme dans son poème « Tournesol » de Clair de terre, « Passe ». « André Breton passe » dans Nadja, qui croise celle qui peut lui dire : « Je suis l’âme errante » : on peut tout craindre pour elle alors : « La voiture de madame est avancée puisque les cheveaux tombent dans la mer. Aimer et être aimé se poursuivent sur la jetée, c’est dangereux. Soyez sûrs que nous jouons plus de notre fortune dans les casinos. Surtout ne pas tricher. Tu sais, Jacques, le joli mouvement des maîtresses sur l’écran lorsque enfin on a tout perdu ? Fais voir tes mains, sous lequel l’air est ce grand instrument de musique : trop de chance, tu as trop de chance. Pourquoi aimes-tu faire affluer le sang bleu aux joues de cette petite ? »

Résumé ?
L’homme coupé en deux par la fenêtre dans Le Premier Manifeste du surréalisme, implique que la partie de son individu sous la ceinture est occultée : c’est une pierre dans le jardin de la thèse de l’homosexualité.

On retrouvera dans l’Œuvre d’André Breton d’autres occurrences de ce fantasme de castration radicale lié à la nécessité compensatoire de s’imposer comme un personnage important, une référence, mais se sachant en errance et en déshérence. Une particulièrement significative sans doute que l’on trouve parmi les poèmes écrits en 1940-1943, un poème que Breton a intitulé : « Froleuse » : Breton s’y représente en exilé dans un château digne d’un roman noir anglais. Parmi des bustes identificatoires masculins en cire [30], un buste vivant qu’on peut croire être sa propre figure atrocement tronquée elle aussi, mais plus atrocement puisqu’il est vivant ; une nappe unique sert à masquer toutes les tables, emprisonnant la taille de femmes « fausses et vraies » dont le tronc et le sexe vraisemblablement absents sous cette nappe sont avantageusement ou insupportablement remplacés, on ne sait mais on le devine, par la sublimation de l’art sous la forme d’une musique :

Mes malles n’ont plus de poids les étiquettes sont des lueurs courant sur une mare / Sera-ce assez que tout pour cette contrée où mène bien après sa mise au rebut la diligence de la nuit / […] Château qui tremble et j’en jure que vient de poser devant un éclair / Lieu frustré de tout ce qui pourrait le rendre habitable / Je ne vois qu’étroits couloirs enchevêtrés / Escaliers à vis / Seulement au haut de la tour de guet / Éclate l’air taillé en rose […] » — On appréciera une fois encore le symbole phallique désigné comme refuge ultime. — « L’architecte fou de ce qui restait d’espace libre / Semble avoir rêvé un garage pour mille tables rondes / À chacune d’elles sont présumés souper au caviar au champagne / Avec moi des bustes de cire plus beaux les uns que le autres mais parmi eux méconnaissable s’est glissé un buste vivant / Bustes car il n’y a qu’une nappe à reflets changeants pour toutes les tables / Assez lacunaire pour emprisonner la taille de toutes ces femmes fausses et vraies / Tout ce qui est ou manque d’être au-dessous de la nappe se dérobe dans la musique […]


En guise de bilan suspensif :

On sait que le surréalisme — c’est Breton lui-même qui l’a avoué, affirmé et revendiqué — n’est que « la pointe extrême du romantisme ». Or, qu’est-ce que le romantisme, sinon une immense lettre de réclamation adressée à Dieu ? Par essence, l’œuvre romantique, et par conséquent la démarche de l’artiste romantique dont l’œuvre n’est que l’incarnation monstrueuse de substitution, à l’image de son créateur, consiste, démiurge à « broyer le monde avec ses dents pour le recracher à la face de Dieu » ; l’œuvre romantique, corps substitutif, c’est dans son essence démiurge, satanique : la corporéïté recrachée à la face de Dieu.
Les vrais fous, les seuls, sont des fous dans l’ordre du rejet de la corporéïté et de toute sexuation, dans l’ordre de la sexualité et l’ordre de la perversion. Les autres, qui se prennent pour Jésus Christ ou pour Napoléon peuvent servir d’exemple, être pédagogiques sans le vouloir, sans le savoir : on peut rendre ainsi positif, sinon pour eux et pour leurs victimes immédiates, du moins pour les autres, tous les autres, leur parcours. Des fous sexuels, on ne tire rien comme leçons sinon l’horreur.
« Victor Hugo était un fou qui se prenait pour Victor Hugo » — pour reprendre la célèbre formule de Cocteau —, et, ce fou a servi de modèle et d’exemple : on peut tirer de la sagesse de ses ridicules mêmes, de ses erreurs. De la folie de Sade, de la perversion de Breton que peut-on retirer sinon l’horreur du crime et de la perversion ?

L’OBJECTIVITÉ DU LECTEUR POUR PESER LA PART DU « HASARD » : LE PORTE-FOLIO DES DESSINS DE NADJA : UN BELVÉDÈRE PHÉNOMÉNOLOGIQUE
Paroles, dessins et comportements de Nadja révèlent le vrai André Breton. L’ensemble de ces documents laissés imprudemment par André Breton à la sagacité du lecteur pour peser la part du « hasard », « objectivement ».
Dessins et propos de Nadja révèlent un second livre qui à terme éclipse celui de Breton.
Les dessins de Nadja sont objectivement le seul belvédère phénoménologique pour observer avec un esprit d’impartialité qui échappe à la séduction déployée par Breton — efficace ou non — son texte et son projet.
Il est vraisemblable que de son “aventure” avec Nadja Breton n’a retenu qu’un florilège fort subjectif aux éléments au reste aussi partiellement recomposés consciemment ou inconsciemment. L’occultation de la nuit d’amour dans la version définitive du livre qu’il savait être la version qui le représenterait à la postérité en est la preuve absolue.
Par la description et le commentaire, les dessins sont occultés, voire modifiés, les légendes des mêmes dessins sont occultées voire modifiées.
Si Nadja n’est pour Breton qu’un freaks, un barnum de foire, ayant des problèmes d’identité et n’ayant pas encore basculé dans la folie, Nadja est plus à même que bien des psychiatres ou des psychanalystes de décrypter ceux de Breton.
Les desssins de Nadja sont la preuve indubitable qu’elle a démasqué le pervers Breton ; mais elle est suicidaire : ne l’oublions pas.

UNE NOUVELLE LECTURE DE NADJA ET DE L’ŒUVRE D’ANDRÉ BRETON : UNE LECTURE NOUVELLE ET CRITIQUE
Postulat préalable :
Il n’y a pas de sot d’objet d’étude pour le critique.
Autre constat :
De nouvelles lectures de Nadja sont depuis peu possibles.
La critique ne s’autorise à parler de certains tabous levés, somme toute, que depuis peu.
Le discours sur la sexualité a été longtemps occulté dans l’enseignement. Les surréalistes depuis les années soixante-dix ont été littéralement panthéonisés (on a fait à vrai dire beaucoup d’argent sur leur dos en les panthéonisant) : on peut désormais les regarder peut-être avec davantage de recul, comme un morceau du passé littéraire qui, décidément, n’a plus grand chose à voir avec la modernité. Les surréalistes sont Kitsch, autant que les symbolistes dont à bien des égards ils sont issus, et, il serait peut-être temps de commencer à le dire. André Breton et ses lieutenants, André Breton et sa “pensée”, sa “révolution”, sont aujourd’hui sérieusement datés, d’autant que quoi qu’aient pu dire les post-modernes issus du structuralisme, l’Histoire n’est pas morte, l’Histoire n’est pas finie : elle nous pend au nez et peut désormais nous éclater à nouveau à la figure, n’importe quand.

NOUVELLE CRITIQUE DU SURRÉALISME ET DE NADJA ? OUI : LE REFUS D’EMPATHIE VIS À VIS DE L’HOMME ET DE L’ŒUVRE COMME POSTULAT PRÉALABLE
BRETON ET LE DISCOURS MORAL
Breton peut-il échapper au “discours moral” ? Non, puisque le discours moral est d’abord le fait de Breton. Les exemples abondent. Breton ne cesse de céder à la contradiction. Il chante les louanges de la pièce Les Détraquées, et, il est troublé, et, de fait, choqué par une femme nue, puisque l’Électric Palace, il le dit clairement est « un lieu de débauche ». Il se prétend sadien mais réagit régulièrement dans son texte comme un petit bourgeois. La scène dans laquelle Nadja asperge de son sang l’homme qui vient de la boxer parce qu’elle s’est refusée à lui devrait l’enchanter : elle le dégoûte.
Breton se montre souvent hypocrite et hystérique, bien souvent, il n’a plus de sens critique.
Il montre Nadja comme Charcot montrait dans l’amphithéâtre de la Pitié Salpétrière à Paris — son Barnum — ses hystériques, provoquant devant un public mondain des crises qui se traduisaient à terme par les convulsions et les poses. Nadja est ainsi par Breton exhibée, prostituée, puis, comme les hystériques du Docteur Charcot réintégrant leur cellule pouvaient l’être par les internes (Aragon-Breton y font allusion dans un célèbre article de La Révolution surréaliste n°11, p. 20-22 : « Le Cinquantenaire de l’hystérie »), consommée en privé par l’interne Breton.
L’autre hystérique, c’est Breton. La question de l’homosexualité le rend hystérique jusqu’à la contracture et à la prostration.
Voir à cet égard pour s’en convaincre ce qu’il en dit dans La Révolution surréaliste, n° 11, p. 32-40) dans l’enquête sur la sexualité : « Recherches sur la sexualité/part d’objectivité, déterminations individuelles, degré de conscience ».
Ce qui caractérise Breton à cet égard, c’est la paralysie. On le surprend souvent en pleine régression sadique anale ; au reste, le jouet favori de Breton, c’est le phallus, si l’on en croit sa stupéfiante collection iconographique. Le corpus iconographique en est sous la forme de symboles psychanalytiques littéralement saturé.

LA NOUVELLE CRITIQUE DU SURRÉALISME
Que les tenants et les défenseurs du surréalisme historique ne racontent pas d’histoire : la dissendence ne s’est pas faite après la mort de Brefon mais dès le surréalisme historique. On n’a pas attendu la critique américaine pour dire des choses cinglantes sur Breton et ses méthodes, très paranoïaques, mais pas du tout critiques. Parmi les critiques, Dali sera et demeure sans doute à jamais le plus génial de tous.
Certes, on peut raisonnablement penser que placer la lecture du livre Nadja d’emblée sur le terrain moral est une erreur, mais, de fait, il ne s’agit nullement de cela : il s’agit de constater dans les faits, d’essayer de comprendre pourquoi la relation d’altérité avec Nadja a échoué. L’homosexualité de Breton n’est jamais, à ce titre, qu’une des composantes de cette problématique-constat qui sert de point de départ à toute la démarche critique : la rencontre de Breton avec Nadja est un échec.

HERMÉTISME DE BRETON
Si certains passages de Breton sont incompréhensibles, c’est dû : soit à la confusion réelle parfois de son esprit, soit au fait qu’héritier du symbolisme dans ses jeunes années de formation il en a conservé — de manière très mallarméenne, influencé qu’il est aussi par Valéry — un goût de l’hermétisme, qui dérive ni plus ni moins du dandysme baudelairien. De même est-il un héritier direct des frénétiques, des boussingots et des Jeunes-France dans son désir de provoquer. Il n’a jamais fait mystère de cette hérédité romantique, et, même romantique allemande chez lui comme chez Nerval ou les frénétiques et les Jeunes-France français.

NOUVELLES PERSPECTIVES CRITIQUES
Le langage critique comme l’art — car c’en est un parfois — ne doit pas prétendre définir une marche à suivre mais bien plutôt une marge à suivre : dans la mesure où seule la marge définit le contour, et, qu’écrire, c’est plutôt circonscrire un silence vital, circonscrire son point de source : en bref, se taire autour avec de mots pour en révéler la présence.
Aujourd’hui, écrire sur le sexe ou sur l’homosexualité ne choque plus personne. Grâce aux combats militants des surréalistes pour « L’Union libre », le sexe est entré dans les mœurs, s’est banalisé, et, quelles qu’aient été les réticences affichées de Breton envers elle : l’homosexualité a en quelque sorte bénéficié de cette “démocratisation”. Aujourd’hui, pour choquer, restent les derniers interdits : parler de la merde et de l’urine, des déjections diverses du corps humain,… parler de la mort,… ou, parler de l’impuissance et de l’inhibition,… dans un monde de publicité et de psychés de réclame qui prétend à des fins strictement commerciales que chaque être démocratiquement peut vivre dans un corps idéal sans sanies, éternellement jeune, et qui ne va jamais mourir. On notera que ces trois objets : merde, mort, impuissance furent prémonitoirement les objets favoris d’Artaud et de Dali.
Filmant des couples et cherchant à saisir la nature de leurs rapports d’intimité, c’est-à-dire cherchant à piéger ontologiquement les nouvelles conditions auxquelles la modernité soumet les couples, le cinéaste italien Antonioni représentera volontiers l’épouse ou l’amante sur une cuvette de W.C. en train de satisfaire un besoin naturel (on retrouverait là quelque-part Marcel Duchamp et son urinoir baptisé poétiquement, parodiquement et de manière iconoclaste : « Fontaine »). Cette inscription de la conjointe ou de la partenaire dans les limites très réelles de l’analité, qui sont bien inhérentes quoi qu’on dise ou pense à la condition humaine, c’est une façon de l’incarner plus radicale que de la montrer en train de faire l’amour, l’image ayant perdu depuis longtemps toute crédibilité ontologique, reliée qu’elle est au phantasme et à l’illusion. Cette vision très incarnée qui définit la sexuation des “partenaires” par le mode naturel de la déjection sera reprise par d’autres : elle a l’avantage de réancrer la femme dans la corporéité, de rappeler que la relation sinon commence du moins passe nécessairement par le médium de la corporéité, qui, si elle est affrontée de face devient rapidement médusante. Pour s’en convaincre, on relira l’indispensable ouvrage de Pascal Quignard Le Sexe et l’effroi. Situer la sexuation par le mode de déjection est aussi une façon de reposer la question cruciale, le doute gnostique : comment peut-on aimer en étant contraint d’exprimer son amour — soit ce qu’il y a de plus “noble” en nous, de plus “divin” diront les chrétiens — avec des « organes excrémentiels » pour emprunter la formule à Charles Baudelaire, Maupassant (Voir : « Un cas de divorce ») partageant avec Baudelaire cette même hantise, même si l’un était totalement inhibé : Baudelaire, et que l’autre pouvait paraître dans son érotomanie apparemment extraverti : Maupassant.


[1] .— Pour préfigurer la notion de « Musée secret » tel que l’invoquera Malraux.

[2] .— Nadja, p. 132-133.

[3] .— Nadja, p. 94-98, passim.

[4] .— Nadja, p. 103.

[5] .— Charles Baudelaire, Préface aux Paradis artificiels, dédiés « à J. G. F. ».

[6] .— Georges Sebbag, André Breton L’amour-folie, Paris, 2004, éd. Jean-Michel Place.

[7] .— Pour emprunter le terme à Charles Baudelaire à propos entre autres de son jeune ami Édouard Manet.

[8] — Qu’on m’autorise cet emprunt au « Maître » !…

[9] .— Nadja, p. RETROUVER L’OCCURRENCE.

[10] .— Nadja, p. 172.

[11] .— Charles Baudelaire, « Théodore de Banville », Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains, VII.

[12] .— Nadja, p. 102.

[13] .— L’héroïne diabolique — le Diable même en fait — dans le livre de Jacque Cazotte qui fut un des livres de chevet de Baudelaire : Le Diable amoureux (1772).

[14] .— Voir : interview de Suzanne Musard réalisée par Georges Sebbag, André Breton L’Amour fou, éd. Jean-Michel Place, Paris, 2004, p. 228.

[15] .— Son choix aussi de la filiforme Jeanne Birkin, puis de la non moins filiforme Bambou qui lui succéda.

[16] .— Cf. le passage de Nadja, p. 108-109 : « Avec respect je baise ses très jolies dents et elle alors, gravement, la seconde fois sur quelques notes plus haut que la première : “La communion se passe en silence… La communion se passe en silence. » C’est, m’explique-t-elle, que ce baiser la laisse sous l’impression de quelque chose de sacré, où ses dents “tenaient lieu d’hostie”. / 8 octobre. — J’ouvre, en m’éveillant, une lettre d’Aragon, venant d’Italie et accompagnant la reproduction photographique du détail central d’un tableau d’Ucello que je ne connaissais pas. Ce tableau a pour titre : La Profanation de l’Hostie. Vers la fin de la journée, qui s’est passée sans autre incident, je me rends au bar habituel (« À la Nouvelle France » où j’attends vainement Nadja. » On connaît la suite…

[17] .— Baudelaire, Les Paradis artificiels.

[18] .— Voir : Stéphane Mallarmé : « Un coup de dé jamais n’abolira le hasard » (1897)

[19] .— Certains critiques pensent que Rousseau est un affabulateur sur tout le fil de son discours à l’égard de la sexualité et qu’il n’a jamais eu de rapport sexuel. On le sait en tous les cas frappé d’énurésie : c’est-à-dire, qu’il continuait de pisser au lit ; ce n’est pas sans laisser présager sur le plan psychanalytique quelque immaturité radicale, jamais soignée.

[20] .— On sera sensible à ce que ce « caractère organique » affirme, avoue comme caractère assez clair de substitution. L’œuvre comme corps substitutif, la littérature comme corps de substitution.

[21] .— On constate bien ici combien la littérature apparaît comme une activité d’ordre sexuel, une activité de substitution.

[22] .— Jean Cocteau parle, lui, d’« érection mentale », Breton — paradoxalement puisqu’il le hait — file la métaphore.

[23] .— Même remarque.

[24] .— Ici, gageons que c’est Dali qui se fenderait d’un commentaire : y trouvant une illustration de ce qu’il nomme ironiquement : « l’auto-sodomisation ».

[25] .— La difficulté en critique, c’est de savoir, comme Picasso dans le film de Clouzot, dire : « J’arrête. »

[26] .— Puisque c’est bien du pigeonnier qu’il donne l’image et non de la « cahute masquée artificiellement de broussailles, à la lisière d’un bois, et d’où [il] pourrai[t], tout en [s’]occupant par ailleurs à [son] gré, chasser au grand-duc. (Était-il possible qu’il en fût autrement, dès lors qu[’il] voulait écrire Nadja ?) Je repose la question : Breton serait-il un oiseau de proie ? Loplop ?

[27] .— Ses biographes nous apprennent qu’il fréquentait les “Maisons” pour homosexuels. Son inhibition le faisait hésiter dans la perversion entre le voyeurisme avec mise en scène et le sadisme pratiqué sur des rats.

[28] .— Comme on dit : cruauté mentale.

[29] .— On ne peut s’empêcher de songer à la métaphore de la cristallisation du sentiment évoquée par Stendhal qui comparait le processus de la sublimation à ce jeu qui consistait, dans les contrées où l’on pratiquait l’extraction du sel, à laisser “infuser” — en quelque sorte — dans l’ombre d’un puits de mine un rameau au bout d’une ficelle pour avoir la joie après quelques semaines, l’émerveillement, de l’en ressortir tout immaculé et tout constellé de cristaux.

[30] .— On retrouve là l’original fantasmatique bretonnien des délires parodiques de Dali qui parsème ses œuvres de bustes ou de statues.




André Breton : Nadja, ou le récit d’un prédateur ?

Sans doute est-il temps que Polaire s’intéresse à la « Prostérité » du « Pape du Surréalisme », André Breton, pour mieux permettre de nous situer en le situant [comme dirait Debord]. « Nadja » est le récit fait par Breton d’une rencontre avec une femme, rencontre que la critique présente habituellement comme étant “supra-poétique”. Ne serait-ce pas plutôt-là le récit d’une prédation cynique ? [Extrait : un chapitre d’un long ouvrage critique à ce jour inédit.]

André Breton : Nadja,
ou
quand l’alter ego féminin de passage et l’œuvre qu’on en fait sont psyché de secours.

Nadja d’André Breton
ou
du petit théâtre pervers d’ André-Lénoa Breton,
délinquante textuelle.

« Je prendrai pour point de départ l’hôtel des Grands Hommes, Place du Panthéon, où j’habitais vers 1918, et pour étape le Manoir d’Ango à Varengeville-sur-Mer, où je me trouve en août 1927 toujours le même décidément, le Manoir d’Ango où l’on m’a offert de me tenir, quand je voudrais ne pas être dérangé, dans une cahute masquée artificiellement de broussailles, à la lisière d’un bois, et d’où je pourrais, tout en m’occupant par ailleurs à mon gré, chasser au grand-duc. (Était-il possible qu’il en fût autrement, dès lors que je voulais écrire Nadja ? ) »

(André BRETON, Nadja, p. 24.)

— Question : « une cahute masquée artificiellement de broussailles, à la lisière d’un bois » : est-ce là la métaphore du dispositif d’écriture, de la disposition d’esprit de Breton face au monde et à l’écriture, la métaphore psychanalytique de son belvédère phénoménologique, en somme ?
Seconde question : « une cahute masquée artificiellement de broussailles, à la lisière d’un bois, et d’où je pourrais, tout en m’occupant par ailleurs à mon gré, chasser au grand-duc. (Était-il possible qu’il en fût autrement, dès lors que je voulais écrire Nadja ? ) » : Breton serait-il donc fantasmatiquement un oiseau de proie, et, la proie désignée, d’avance désignée : Nadja ?

Ce sera le double objet de ce livre…


LE PRÉAMBULE ANALOGIQUE.
LA PRÉLIMINAIRE SUCCESSION DES ANALOGIES, QUI, SELON BRETON, ANNONCENT LA RENCONTRE AVEC NADJA :

Comme on le constate assez vite, en découvrant le livre, Nadja, le personnage éponyme, et le journal de bord qui lui est associé, n’apparaît qu’à la page 71.
Breton fait précéder cette rencontre de Nadja, d’un préambule syncrétique à prétention philosophique, puis d’un préambule analogique, d’une succession d’analogies qui lui paraissent annonciatrices de la fatalité de cette rencontre. Dès le départ, dès le premier contact avec les premières pages de l’œuvre, on est frappé par la ressemblance du projet de Breton dans Nadja avec celui de Rousseau dans Les Confessions . Il y aura à de certains endroits comme des échos directs du livre de Rousseau ; témoin cette phrase : « Peu importe que, de-ci de-là, une erreur ou une omission minime, voire quelque confusion ou un oubli sincère jettent une ombre sur ce que je raconte, sur ce qui dans son ensemble, ne saurait être sujet à caution. J’aimerais enfin qu’on ne ramenât point de tels accidents de la pensée à leur injuste proportion de faits divers […]. » (p. 24). On songe évidemment dans le prologue des Confessions à « Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire ; j’ai pu supposer vrai ce que ce je savais l’avoir pu être, jamais ce que je savais être faux. »
Après un long préambule assez nébuleux, dont on chercherait en vain à dresser la recension des concepts philosophiques supposés l’étayer, Breton disserte de la forme de son livre, justifiée par une esthétique “artiste” dirait-on si nous étions encore au XIXe siècle : « Je persiste à réclamer les noms, à ne m’intéresser qu’aux livres qu’on laisse battants comme des portes, et desquels on n’a pas à chercher la clef. Fort heureusement les jours de la littérature psychologique à affabulation romanesque sont comptés. » (p. 18) Breton, on le remarquera égratigne au passage le genre romanesque. Breton, en effet, avait horreur du roman, parce qu’en tant que pervers (ceci étant dit sans jugement de valeur, objectivement) : avec le roman, c’est une fiction, et, une seule, qui lui est imposée, ce qui le prive de toute créativité narcissique.
Très rapidement, on voit clairement que Nadja, le livre — on découvrira qu’il en de même pour la femme qui lui prête son nom, simple prête-nom, pour son titre — n’est jamais pour Breton qu’un outil d’introspection. Nadja, la femme réelle, apparaîtra plus tard, elle aussi, comme un instrument qui va servir à matérialiser une image de la psyché bretonnienne ; Breton, revendiquant sa pureté (d’une manière bien ambiguë et qui fait frémir), la compare à un diamant : « Pour moi, je continuerai à habiter ma maison de verre, où l’on peut voir à tout heure qui vient me rendre visite, où tout ce qui est suspendu aux plafonds et aux murs tient comme par enchantement, où je repose la nuit sur un lit de verre aux draps de verre, où qui je suis m’apparaîtra tôt ou tard gravé au diamant. » (p. 18-19)
Par avance, Breton définit l’objet réel de son livre, ce qui permet de mesurer que Nadja n’en sera jamais qu’une illustration, relevant des “travaux pratiques” surréalistes : « Je n’ai dessein de relater, en marge du récit que je vais entreprendre, que les épisodes les plus marquants de ma vie telle que je peux la concevoir hors de son plan organique, soit dans la mesure où elle est livrée aux hasards, au plus petit comme au plus grand, où regimbant contre l’idée commune que je m’en fais, elle m’introduit dans un monde comme défendu qui [p. 19] est celui des rapprochements soudains, des pétrifiantes coïncidences, des réflexes primant tout autre essor du mental, des accords plaqués comme au piano, des éclairs qui feraient voir, mais alors voir, s’ils n’étaient encore plus rapides que les autres. […] je me découvre d’invraisemblables complicités, qui me convainquent de mon illusion toutes les fois que je me crois seul à la barre du navire. [p. 20] […] faits-glissades […] faits-précipices [p. 21] […]. sensations électives […] dont la part d’incommunicabilité même est source de plaisirs inégalables. / Qu’on n’attende pas de moi le compte global de ce qu’il m’a été donné d’éprouver dans ce domaine. Je me bornerai ici à me souvenir sans effort de ce qui, ne répondant à aucune démarche de ma part, m’est quelquefois advenu, de ce qui me donne, m’arrivant par des voies insoupçonnables, la mesure de la grâce ou de la disgrâce particulières dont je suis l’objet ; j’en parlerai sans ordre préétabli, et selon le [p. 22] caprice de l’heure qui laisse surnager ce qui surnage. » (p. 19-24, passim. )
Très rapidement, on découvre, dans l’œuvre, l’aveu d’une omniprésence de sensations phobiques chez l’auteur, d’hallucinations. Il a beau, par avance, se défendre sur leur nature : sa réaction de colère, prospective, devançant la réaction du lecteur et la prévoyant, rajoute au caractère pathologique de son rapport au monde, au réel. On voudra bien se souvenir que pour Freud — comme pour le docteur Ferdière, médecin d’Antonin Artaud qui avait fréquenté les surréalistes — les surréalistes étaient pour la plupart “cliniquement fous”, ce qui constituait à bien des égards le fond même de leur génie. C’est ainsi que Ferdière l’envisageait. Pour Freud, ce diagnostic de folie était beaucoup plus sec, moins nuancé. Les surréalistes l’agaçaient prodigieusement. Breton s’est bien rendu compte de cette réticence de la part du maître viennois ; sa rencontre avec Freud tel qu’il la relate dans Les Pas perdus [livre dont il prête un exemplaire à Nadja, qu’on veuille bien s’en souvenir, avec un exemplaire du Premier Manifeste du surréalisme aussi accompagné de « Poison soluble »] montre bien la déception de Breton ; l’article s’intitule avec dérision « Interview du professeur Freud » :
« Aux jeunes gens et aux esprits romanesques qui, parce que la mode est cet hiver à la psycho-analyse, ont besoin de se figurer une des agences les plus prospères du rastaquouèrisme moderne, le cabinet du professeur Freud avec des appareils à transformer les lapins en chapeaux et le déterminisme bleu pour tout buvard, je ne suis pas fâché d’apprendre que le plus grand psychologue de ce temps habite une maison de médiocre apparence dans un quartier perdu de Vienne. “Cher Monsieur, m’avait-il écrit, n’ayant que très peu de temps libre dans ces jours, je vous prie de venir me voir ce Lundi (demain 10) à 3 heures d’après-midi dans ma consultation. Votre très dévoué, Freud.” / Une modeste plaque à l’entrée : Pr. Freud, 2-4, une servante qui n’est pas spécialement jolie, un salon d’attente aux murs décorés de quatre gravures faiblement allégoriques : l’Eau, le Feu, la Terre et l’Air, et d’une photographie représentant le maître au milieu de ses collaborateurs, une dizaine de consultants de la sorte la plus vulgaire, une seule fois, après le coup de sonnette, quelques cris à la cantonade : pas de quoi alimenter le plus infime reportage. Cela jusqu’à ce que la fameuse porte capitonnée s’entrouvre pour moi. Je me trouve en présence d’un petit vieillard sans allure, qui reçoit dans son pauvre cabinet de médecin de quartier. Ah ! il n’aime pas beaucoup la France, restée seule indifférente à ses travaux. Il me montre cependant avec fierté une brochure qui vient de paraître à Genève et n’est autre chose que la première traduction française de cinq de ses leçons. J’essaie de le faire parler en jetant dans la conversation les noms de Charcot, de Babinski, mais, soit que je fasse appel à des souvenirs trop lointains, soit qu’il se tienne avec un inconnu sur un pied de réticence prudente, je ne tire de lui que des généralités comme : “Votre lettre, la plus touchante que j’aie reçue de ma vie” ou “Heureusement, nous comptons beaucoup sur la jeunesse.” »
La déception de Breton à l’égard de Freud se lit encore dans Nadja de manière plus perceptible encore, plus explicite. Il n’en faut pour preuve que ce passage où se marque assez clairement une distanciation exaspérée et crispée qui n’est rien moins que la matérialisation et la conséquence de la déception éprouvée par Breton de n’avoir pas été reconnu comme « Grand Homme » par le grand maître viennois, qui ne l’a reçu que comme un collégien flagorneur désireux d’obtenir en retour des éloges sur ses prétentions de potache et un farceur : « J’aimerais […] qu’on ne ramenât point de tels accidents de la pensée, à leur injuste proportion de faits divers et que si je dis, par exemple, qu’ [p. 25] à Paris la statue d’Étienne Dolet, place Maubert, m’a toujours tout ensemble attiré et causé un insupportable malaise, on n’en déduisît pas immédiatement que je suis, en tout et pour tout, justiciable de la psychanalyse, méthode que j’estime et dont je pense qu’elle ne vise à rien moins qu’à expulser l’homme de lui-même, et dont j’attends d’autres exploits que des exploits d’huissier. Je m’assure, d’ailleurs, qu’elle n’est pas en état de s’attaquer à de tels phénomènes, comme, en dépit de ses grands mérites, c’est déjà lui faire trop d’honneur que d’admettre qu’elle épuise le problème du rêve ou qu’elle n’occasionne pas simplement de nouveaux manquements d’actes à partir de son explication des actes manqués. J’en arrive à ma propre expérience, à ce qui est pour moi sur moi-même un sujet à peine intermittent de méditations et de rêveries. » (p. 25-26)
Suit, la narration de la rencontre fortuite avec Eugène Grindel, dit Paul Éluard, lors de la première de Couleur du temps d’Apollinaire, au Conservatoire René Maubel. À l’entracte, Breton bavarde avec Picasso au balcon, un jeune homme s’approche, c’est le futur Paul Éluard : « il m’avait pris [dit Breton] pour un de ses amis, tenu pour mort à la guerre. » (p. 29) De cette “folie” surréaliste, on mesure soudain l’origine : le traumatisme de la guerre. Traumatisme dont est né Dada. Dada accouchant à terme du surréalisme, monstre séduisant et plus mobile, rêvant révolution radicale, mutation de l’être, libération de l’humanité, mais selon des règles assez despotiques, comme Dali aura l’occasion de nous le rappeler plus loin dans ce polycopié. « La seule différence entre moi et un fou » dira Dali, « c’est que je ne suis pas fou » ; sous-entendu, les surréalistes inféodés à Breton et au groupe, eux, en bloc, l’étaient.
Narcissisme, disions-nous ? Une preuve vient bientôt s’ajouter au prologue, au préambule saturé d’indices de personne à la première personne du singulier. Un des buts de Breton, avec Soupault, tout un dimanche : rechercher, sur les devantures des « boutiques qu’ils servent à désigner », « les mots BOIS-CHARBONS qui s’étalent à la dernière page des Champs magnétiques »… : « exercer un talent bizarre de prospection ». (p. 29) De manière probante, il nous renseigne alors au passage sur son mode de fonctionnement psychique : il est avant tout visuel : ce qui explique déjà en partie la présence de photographies dans l’ouvrage, ponctuant tout le texte : « j’étais averti, guidé, non par l’image hallucinatoire des mots en question, mais bien par celle d’un des ces rondeaux de bois qui se présentent en coupe, peints sommairement par petits tas sur la façade, de part et d’autre de l’entrée, et de couleur uniforme avec un secteur plus sombre. Rentré chez moi, cette image continua à me poursuivre. Un air de chevaux de bois, qui venait du carrefour Médicis, me fit l’effet d’être encore cette bûche. Et, de ma fenêtre, aussi, le crâne de Jean-Jacques Rousseau, dont la statue m’apparaissait de dos à deux ou trois étages au-dessous de moi. Je reculai précipitamment, pris de peur. » On aura donc noté ce point capital : Breton est avant tout un visuel. Ce qui explique, on l’a dit, l’importance des dessins de Nadja, même s’il ne les décrypte pas. Cette présence, jusqu’à la saturation, des illustrations : des photographies ou des reproductions de tableaux ou de dessins en contrepoint du texte, marquent sans doute aussi la tendance fétichiste, icônolatre qui caractérise Breton, laquelle fait que Nadja devra être considérée peut-être comme une icône parmi d’autres dans le dispositif mental, dans la mise en scène perverse du livre. Le dessin, la photographie n’auraient ainsi, inconsciemment pour Breton, pas de valeur en soi, de valeur ontologique, mais une valeur par rapport à un ensemble dont la disposition, seule importe. En quelque sorte, ils seraient les éléments de ce qu’en matière d’art conceptuel on appelle « une installation », les surréalistes ayant été les premiers à en proposer au public lors de leurs grandes exposition ; Dali avec ses mannequins, par exemple, ou son taxi pluvieux, ayant excellé dans le genre.
Dans la suite du préambule analogique qui fait suite lui-même — on l’a dit déjà — au préambule philosophico-syncrétique, on passe de Soupault à Péret. Un constat s’impose : beaucoup d’hommes, beaucoup d’amis de cœur défilent dans le propos de Breton, sont évoquées, avant qu’il n’aborde son sujet supposé, avant qu’il ne parle de la femme supposée être l’objet de son livre : Nadja, l’héroïne éponyme. « Nantes. Péret. » (p. 32-33) Nantes, c’est la ville où Jacques Vaché est mort. Nantes, c’est la ville mausolée du génie Vaché, Horst Wessel du surréalisme, martyr canonisé indéfiniment invoqué comme recours, comme argument d’autorité par Breton au fil de l’histoire du mouvement, et, encore, lorsque le mouvement se survivra à lui-même après guerre, jusqu’en 1966, jusqu’à la mort de Breton. Nantes, dans l’inconscient ou dans l’esprit de Breton associe ainsi Péret à Vaché, fait de Péret pour Breton une sorte de résurgence de Jacques Vaché, même si Breton le tait, du moins se le tait à soi-même. Breton déclare à propos de Nantes : « Nantes : peut-être avec Paris la seule ville de France où j’ai l’impression que peut m’arriver quelque chose qui en vaut la peine, où certains regards brûlent pour eux-mêmes de trop de feux (je l’ai constaté encore l’année dernière, le temps de traverser Nantes en automobile et de voir cette femme, une ouvrière, je crois, qu’accompagnait un homme, et qui a levé les yeux : j’aurais dû m’arrêter), où pour moi la cadence de la vie n’est pas la même qu’ailleurs, où un esprit d’aventure au-delà de toutes les aventures habite encore certains êtres […]. » (p. 33) Cette ouvrière laisse présager que Nadja ne sera jamais, elle aussi, qu’une image de la psyché bretonnienne projetée au « hasard », objectivement, au passage.
À nouveau, on retourne aux amis de cœur. À ces amis, pour lesquels Breton (comme Baudelaire) éprouvait des « amitiés-passions ». Toute cette galerie d’hommes, qu’il fait défiler comme une généalogie prospective du surréalisme en instance de panthéonisation à plus ou moins long terme, est censée annoncer une femme, on voudra bien le noter. Après Péret de Nantes, comme un magnétiseur, Breton fait apparaître la figure de Robert Desnos, cette fois, associé à Marcel Duchamp. « Robert Desnos […] l’époque des sommeils. […] Marcel Duchamp qu’il n’a jamais vu dans la réalité. Ce qui passait de Duchamp pour le plus inimitable à travers quelques mystérieux « jeux de mots » (Rrose Sélavy) se retrouve chez Desnos dans toute sa pureté et prend soudain une extraordinaire ampleur. […] [p. 35] équations poétiques, […] valeur absolue d’oracle […]. » (p. 35-36).
À Nadja, tout à l’heure, ne sera que prêtée cette « valeur absolue d’oracle » : il lui faudra singer la surréalité, pour continuer à être intéressante aux yeux de Breton. On surprendra souvent Breton en flagrant délit de nombrilisme. On surprendra souvent Nadja en flagrant délit, elle, de mystification, donnant à Breton la surréalité qu’il exige, pour tenter de l’attacher à elle, de le séduire… (en vain). Comme pour marquer combien Breton, inconsciemment est conscient — ne reculons pas devant le paradoxe ou l’alliance de mots — de sa faculté narcissique de projection de son ego sur tout ce qui l’entoure, cette nouvelle analogie liée précisément au cinéma : « boulevard Bonne-Nouvelle […] mes pas me portent, [Il évoque alors un spectacle cinématographique qui l’a fasciné, dans lequel] un chinois, qui avait trouvé je ne sais quel moyen de se multiplier, envahissait New York à lui seul, à quelques millions d’exemplaires de lui seul. […] L’Étreinte de la Pieuvre. » (p. 38) En peuplant la ville de Nantes ou la ville de Paris de ses fantasmes, Breton n’agit-il pas de même, en se multipliant ? On notera au passage que selon les critères de la psychiatrie ce chinois serait une métaphore lumineuse du syndrome de la schizophrénie à personnalités multiples et proliférantes, maladie par le biais de laquelle la veritable personnalité du patient se « vaporise », pour emprunter le mot au transcendentaliste américain Émerson (The Conduct of life, 1862) et à Baudelaire qui en a fait en quelque sorte l’exergue de son projet autobiographique : Mon cœur mis à nu : « De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là ! »
Suit l’exaltation narcissique du goût de la provocation et de la pose dandy : l’évocation de « Jacques Vaché [encore un homme !…], à l’orchestre de l’ancienne salle des “Folies-Dramatiques” » (p. 40), entendons de Jacques Vaché, accompagné de Breton, l’imitant, et s’amusant à effarer “le bourgeois”, sonne dans le texte comme une apothéose. L’évocation des autres amis n’étaient qu’une variation : Vaché constitue le thème majeur : c’est lui qui est le maître, la mesure de référence ; c’est lui qui à “appris [à Breton] la musique”, lui a donné la cadence. La relation Breton-Vaché fonctionne sur le mode de la domination. Breton ayant été dominé par Vaché, Breton, de droit, croit-il, cherchera à dominer les autres membres du groupe. Il se voudra l’orchestrateur seul patenté, le seul metteur en scène fondé de cet « opéra » sensé être « fabuleux » que se voulait être le surréalisme. Il n’a recruté des musiciens et des chanteurs, des décorateurs, que pour jouer sa partition : un requiem-ballet-oratorio dédié à Jacques Vaché, comme les Essais de Montaigne peuvent être lus comme un « Tombeau de Monsieur de La Boétie ».
Peut-être l’évocation suivante, liée elle aussi à un théâtre et non plus à un cinéma, — liée donc encore à un lieu de spectacle : théâtre des illusions — serait-elle reconnue par Sandor Ferrenczi (auteur de Thalassa en 1924, le grand spécialiste de la régression intra-utérine) comme étant un fantasme de retour intra-utérin, d’invagination, en somme. Breton évoque en effet « Le “Théâtre Moderne”, situé au fond du passage de l’Opéra aujourd’hui détruit, […] grandes glaces usées, décorées […] des rats […] [p. 43] » dans son aspect général, mais surtout « le “bar” du premier étage, si sombre […], “un salon au fond d’un lac”. » (p. 43-44, passim )
Puis, l’on passe de l’évocation de lieu de spectacle, où de lieux où l’on se donne en spectacle, à un autre type de spectacle : un fantasme et un aveu à la fois des plus intéressants, soulignés préventivement (une nouvelle fois) par une colère hystérique à la Baudelaire : « J’ai toujours incroyablement souhaité de rencontrer la nuit, dans un bois, une femme belle et nue, ou plutôt, un tel souhait une fois exprimé ne signifiant plus rien, je regrette incroyablement de ne pas l’avoir rencontrée. Supposer une telle rencontre n’est pas si délirant, somme toute [p. 44] : il se pourrait. Il me semble que tout se fût arrêté net, ah ! je n’en serais pas à écrire ce que j’écris. » Si l’on peut faire ce genre de rencontre dans les légendes qui mettent en scène des fées-amantes, comme Mélusine, on peut faire aussi, plus prosaïquement ce genre de rencontre au Bois de Boulogne à Paris, avec une prostituée, qui montre au passant, entrouvrant son manteau, la marchandise. Quel aveu sur le rôle de l’écriture dans sa vie, qui n’apparaît dès lors tout au plus que comme une activité de substitution à l’activité sexuelle : il ramène donc l’écriture à une pratique onaniste. « J’adore cette situation qui est, entre toutes, celle où il est probable que j’eusse le plus manqué de présence d’esprit. Je n’aurai même pas eu, je crois, celle de fuir. (Ceux qui rient de cette dernière phrase sont des porcs.) » Breton s’imagine donc fuyant naturellement devant une « femme nue » ? Tiens. Pourquoi ? Il poursuit : « À la fin d’un après-midi, l’année dernière, aux galeries de côté de l’”Électric-Palace”, une femme nue, qui ne devait avoir eu à se défaire que d’un manteau, allait bien d’un rang à l’autre, très blanche. C’était déjà bouleversant. Loin, malheureusement, d’être assez extraordinaire, ce coin de l’”Électric” étant un lieu de débauche sans intérêt. » (p. 44-45)
Un an après, et il s’en souvient encore. On en déduira ce qu’on voudra sur l’épanouissement que devait connaître Breton dans sa vie privée. Cela laisse rêveur, quand même.
(Après cette évocation de la femme nue de l’« Électric Palace », il poursuit 🙂 « Mais, pour moi, descendre vraiment dans les bas-fonds de l’esprit, là où il n’est plus question que la nuit tombe et se relève (c’est donc le jour ?) c’est revenir rue Fontaine, au « Théâtre des Deux-Masques » qui depuis lors a fait place à un cabaret. [p. 45] […] Je ne tarderai pas davantage à dire l’admiration sans borne que j’ai éprouvée pour Les Détraquées, qui reste et restera longtemps la seule œuvre dramatique (j’entends : faite uniquement pour la scène) dont je veuille me souvenir. […] »
Nous restons décidément dans l’idée de spectacle. Breton, visuel, on l’a dit, serait-il naturellement voyeur ? Il semble que la notion de spectacle l’obsède en tous les cas. On passe tout naturellement de l’évocation du fantasme de la femme nue dans la forêt, du souvenir de la femme nue de « L’Électric Palace » à celle de la pièce Les Détraquées : une pièce dans le genre « Grand-Guignol » [Voir : p. 46] pour le moins symbolique de l’univers mental de Breton, c’est-à-dire assez trouble aussi. Faut-il lire l’ensemble de la succession des spectacles : L’Étreinte de la pieuvre, la femme nue dans la forêt, la femme nue de l’Électric Palace, Les Détraquées, comme une gradation croissante dans l’aveu de la pulsion sadique chez Breton. C’est bien possible, lorsqu’on lit la suite, on peut s’en convaincre :
« […] pour moi, descendre vraiment dans les bas-fond de l’esprit, là où il n’est plus question que la nuit tombe et se relève (c’est donc le jour ?) c’est revenir rue Fontaine [1], au “Théâtre des Deux-Masques” qui depuis lors a fait place à un cabaret. Bravant mon peu de goût pour les planches, j’y suis allé jadis, sur la foi que la pièce qu’on y jouait ne pouvait être mauvaise, tant la critique se montrait [p. 45] acharnée contre elle, allant jusqu’à en réclamer l’interdiction. […] L’action a pour cadre une institution de jeune filles : le rideau se lève sur le cabinet de la directrice. Cette personne blonde, d’une quarantaine d’années, d’allure imposante, est seule et manifeste une grande nervosité. On est à la veille des vacances et elle attend avec anxiété l’arri- [p. 46] vée de quelqu’un : “Et Solange qui devrait être là…” […] » Là dessus, rajoutons un « jardinier hébété, qui hoche la tête et s’exprime d’une manière intolérable, avec d’immenses retards de compréhension et des vices de prononciation, le jardinier du pensionnat, […] ânonnant des paroles vagues et ne semblant pas disposer à s’en aller. » Une dame âgée se fait introduire : « elle a reçu de sa petite-fille une lettre assez confuse, mais la suppliant de venir au plus vite la chercher. » [p. 47] C’est la fin de l’année, juste avant les vacances, dit la Directrice : à cette époque de l’année, rien que de normal : « les enfants sont toujours un peu nerveuses. Il n’y a, d’ailleurs, qu’à appeler la petite pour lui demander si elle a à se plaindre de quelqu’un ou de quelque chose. La voici. Elle embrasse sa grand-mère. Bientôt on voit que ses yeux ne pourront plus se détourner de celle qui l’interroge. Elle se borne à quelques gestes de dénégation. […] On sent qu’elle n’ose parler. Elle restera. L’enfant se retire, soumise. » [p. 48]
On sent donc clairement évoquée à la fois une histoire d’homosexualité féminine et de pédophilie, laquelle enchante Breton. La pédophilie n’est jamais, semble-t-il, pour la Directrice, qu’une activité de substitution, un jeu pervers. Voici l’obscur objet de son désir bientôt formulé : « Enfin, le bruit d’une voiture… Le visage [de la Directrice] qu’on observait s’éclaire. Devant l’éternité. Une femme adorable entre sans frapper [adorable pour et par Breton]. C’est elle. Elle repousse légèrement les bras qui la serrent. Brune, châtain, je ne sais [Breton semble avoir eu une prédilection plutôt pour les brunes]. Jeune. Des yeux splendides, [p. 48] où il y a de la langueur, du désespoir, de la finesse, de la cruauté. » Une héroïne sadienne, ou, plus exactement Sade, en femme ? « Mince, très sobrement vêtue, une robe de couleur foncée, des bas de soie noire. Et ce rien de “déclassé” que nous aimons tant. » Breton est coutumier de ce pluriel de majesté dont il use et abuse, ce qui n’est pas sans nécessiter une interprétation : celle de l’ambiguïté d’un moi qui a du mal à se définir, à se fixer, et, qui, dans cette mesure a tendance à s’imposer à autrui de manière perverse et dictatoriale.
La visiteuse qui fascine Breton et dans laquelle il se projette avec toute la force de son fantasme est en quelque sorte éponyme plus que la Directrice du titre de la pièce. « On ne dit pas ce qu’elle vient faire, elle s’excuse d’avoir été retenue. Sa grande froideur apparente contraste autant qu’il est possible avec la réception qu’on lui fait [Cette distance est sans doute dûe à l’usage de la drogue, laquelle provoque à terme ce que Jean Cocteau appelait : une « vitrification des sentiments »]. Elle parle, avec une indifférence qui a l’air affectée, de ce qu’a été sa vie, peu de chose, depuis l’année précédente où, à pareille époque, elle est déjà venue. Sans précisions de l’école où elle enseigne. Mais (ici la conversation va prendre un tour infiniment plus intime) il est maintenant question des bonnes relations que Solange a pu entretenir avec certaines élèves plus charmantes que les autres, plus jolies, mieux douées. Elle devient rêveuse. Ses paroles sont écoutées tout près de ses lèvres. Tout à coup, elle s’interrompt, on la voit à peine ouvrir son sac et, découvrant une cuisse merveilleuse, là, un peu plus haut que la jarretière sombre… [On songe à la photographie du Musée Grévin de 1959 rajoutée sur ordre de Breton lors de la republication de Nadja en 1962] “Mais, tu ne te piquais pas ! — Non, oh ! main- [p. 49] tenant, que veux-tu.” Cette réponse faite sur un ton de lassitude si poignant. » Il lui manquait évidemment d’être morphinomane. « Comme ranimée, Solange, à son tour, s’informe : “Et toi… chez toi ? Dis.” Ici aussi il y a eu de nouvelles élèves très gentilles [On imagine assez ce que l’adjectif laisse entendre : dociles aux caprices érotiques, par peur]. Une surtout. Si douce. “Chérie, tiens.” Les deux femmes se penchent longuement à la fenêtre. Silence. UN BALLON TOMBE DANS LA PIÈCE. Silence. “C’est elle ! Elle va monter. — Tu crois ? » [p. 51] On appréciera la présentation typographique, tout en majuscules de la phrase : « Un ballon tombe dans la pièce ». Beau comme la rencontre fortuite de l’innocence et de la perversité sur une table de dissection : celle de l’auto-analyse de type psychanalytique.
Pour la plus grande fascination de Breton. L’enfant va disparaître. Un médecin va s’en mêler. Le jardinier idiot va révéler que déjà l’année précédente, on avait retrouvé une élève dans le puits. » Le choix du puits pour cacher le corps de l’enfant n’est pas sans suggérer à nouveau quelque chose d’intra-utérin. Breton alterne ainsi dans son livre symboles phalliques et symboles utérins. « Tout idiot qu’il est, il manifeste son trouble quant à la coïncidence avec le passage de Melle Solange. Le médecin s’embusque. « Passage de Solange qui traverse la scène. Elle ne semble pas participer à l’émoi général, elle va droit devant elle comme un automate. » [p. 53] La grand mère de l’enfant arrive et se trouve mal. « On regarde le médecin. Le commissaire. Les domestiques. Solange. La directrice… Celle-ci, à la recherche d’un cordial, se dirige vers l’armoire aux pansements, l’ouvre… Le corps ensanglanté de l’enfant apparaît, la tête en bas et s’écroule sur le plancher [La mise en scène est typiquement sadienne]. Le cri, l’inoubliable cri.. » [p. 53] On appréciera la conclusion que Breton en fait : « Je ne sais si le cri dont je parle mettait exactement fin à la pièce, mais j’espère que ses auteurs […] n’avaient pas voulu que Solange fût éprouvée davantage et que ce personnage, trop tentant pour être vrai, [p. 54] eût à subir une apparence de châtiment que, du reste, il nie de toute sa splendeur. » Pas plus que Breton ne sera inquiété pour sa mise en scène et son jeu pervers avec Nadja, qu’il enfermera au placard lui aussi, vidée, et la tête en bas… Voici la petite transformée en « Poupée » de Bellmer ; voici cassé le beau jouet, la belle poupée de chair vivante. Breton poursuit sans vergogne, ravi d’avoir pu faire sa profession de foi sadienne et sadique : « J’ajouterai seulement que le rôle était tenu par la plus admirable et sans doute la seule actrice de ce temps, que j’ai vue jouer aux “Deux Masques” dans plusieurs autres pièces où elle n’était pas moins belle, mais de qui, peut-être à ma grande honte, je n’ai plus entendu parler : Blanche Derval. » [p. 55] Blanche, comme la blanche hermine, car on sait l’animal cruel et sanguinaire : il saigne toujours ses victimes, ses proies ? On appréciera la note, rajoutée par l’auteur en 1962 : « Qu’ai-je voulu dire ? Que j’aurais dû l’approcher, à tout prix tenter de dévoiler la femme réelle qu’elle était. Pour cela, il m’eût fallu surmonter certaine prévention contre les comédiennes, qu’entretenait le souvenir de Vigny, de Nerval. je m’accuse là d’avoir failli à l’ “attraction passionnelle”. » [p. 55] Seul le ridicule de la sublimation de pacotille, l’onanisme de compensation littéraire donne la notion de l’infini !… On reconnaîtra là encore une fois le côté “coincé” de Breton, son côté “petit bourgeois”, paradoxal : il s’extasie sur l’allégorie de la perversion qu’incarne Blanche Derval, mais se souvient d’un même coup [de rein mental ?] qu’une comédienne ne peut être qu’une femme “légère”, une femme “de peu de moralité” (comme Nadja, théâtreuse aussi à ses heures, comme jadis Jeanne Duval ou Juliette Drouet). Par ailleurs, d’une part, on notera que l’univers littéraire chez lui prend toujours le pas sur la réalité : l’univers littéraire des autres, et, même et surtout le sien propre ; d’autre part, on se posera cette question : « prévention contre les comédiennes » dit-il,… ne s’agit-il pas là plutôt, et, “plus simplement”, d’une prévention contre les femmes ?
La suite est édifiante aussi, puisque du fantasme implicite né pour Breton de l’argument de la pièce des Détraquées, on passe au fantasme explicite d’un rêve que sa remémoration génère chez lui : « (En finissant hier soir de conter ce qui précède, je m’abandonnais encore aux conjectures qui pour moi ont été de mise chaque fois que j’ai revu cette pièce, soit à deux ou trois reprises, ou que je me la suis moi-même représentée. Le manque d’indices suffisants sur ce qui se passe après la chute du ballon, sur ce dont Solange et sa partenaire peuvent exactement être la proie pour devenir de superbes bêtes de [p. 55] proie, » — comme lui avec Nadja ? — « demeure par excellence ce qui me confond. En m’éveillant ce matin j’avais plus de peine que de coutume à me débarrasser d’un rêve assez infâme que je n’éprouve pas le besoin de transcrire ici, [il l’occulte donc] parce qu’il procède pour une grande part de conversations que j’ai eues hier, tout à fait extérieurement à ce sujet. » C’est Breton qui l’affirme. Qu’en est-il en réalité ? « Ce rêve m’a paru intéressant dans la mesure où il était symptomatique de la répercussion que de tels souvenirs, pour peu qu’on s’y adonne avec violence, peuvent avoir sur le cours de la pensée. Il est remarquable, d’abord, d’observer que le rêve dont il s’agit n’accusait que le côté pénible, répugnant, voire atroce, des considérations auxquelles je m’étais livré, qu’il dérobait avec soin tout ce qui de semblables considérations fait pour moi le prix fabuleux, comme d’un extrait d’ambre ou de rose par-delà tous les siècles. » Cette évocation du parfum animal sexualisé de l’ambre mêlé antynomiquement à celui végétal spiritualisé de la rose, ne relèverait-elle pas du cri de Baudelaire à l’aimée détestée dans « Une charogne » : « Alors, ô ma beauté, dites à la vermine qui vous mangera de baisers / Que j’ai gardé la forme et l’essence divine de mes amours décomposées » ? Breton poursuit : « D’autre part, il faut bien avouer que si je m’éveille, voyant avec une extrême lucidité ce qui en dernier lieu vient de se passer : un insecte couleur mousse, d’une cinquantaine de centimètres, qui s’est substitué à un vieillard, [p. 57] vient de se diriger vers une sorte d’appareil automatique ; il a glissé un sou dans la fente [laquelle ne manque pas d’être psychanalytiquement connotée], au lieu de deux, ce qui m’a paru constituer une fraude particulièrement répréhensible, au point que, comme par mégarde, je l’ai frappé d’un coup de canne [laquelle ne manque pas d’être psychanalytiquement connotée aussi, et, on reconnaît bien là le côté “flic” du fils de gendarme, du “pape” du surréalisme, le côté “petit bourgeois” de Breton, qui, se prétendant révolutionnaire est avant tout fondamentalement dogmatique] et l’ai senti me tomber sur la tête — j’ai eu le temps d’apercevoir les boules de ses yeux briller sur le bord de mon chapeau, puis j’ai étouffé et c’est à grand-peine qu’on m’a retiré de la gorge deux de ses grandes pattes velues tandis que j’éprouvais un dégoût inexprimable [le fantasme de soumission au père est presque explicitement exprimé de manière homosexuelle] — il est clair que, superficiellement, ceci est surtout en relation avec le fait qu’au plafond de la loggia où je me suis tenu ces derniers jours se trouve un nid, autour duquel tourne un oiseau que ma présence effarouche peu, chaque fois que des champs il rapporte en criant quelque chose comme une grosse sauterelle verte, mais il est indiscutable qu’à la transposition, qu’à l’intense fixation, qu’au passage autrement inexplicable d’une image de ce genre du plan de la remarque sans intérêt au plan émotif concourent au premier chef [p. 58] l’évocation de certains épisodes des Détraquées et le retour à ces conjectures dont je parlais. »
Résumons. Un vieillard, qui se confond à un oiseau nourricier, donneur de sauterelles, qui ne sont pas sans évoquer immédiatement celles du Grand Masturbateur [2] de Salvador Dali, qui ne manquera pas d’épingler, lui, le grand inventeur de la « méthode paranoïa-critique », la folie perverse du “Pape” Breton [à gauche de l’insecte dalinien, un couple ectoplasmique de sucube et d’incube permet de préciser la nature du fantasme de pénétration bucale bretonnien : un buste de femme visiblement agenouillée fait face à un bas-ventre d’homme stylisé visiblement debout et nu]. Résumons encore : Breton régressant à l’état de jeune oison que l’hystérie gave de force avec des images et des sensations le ramenant au stade bucal et anal. L’analité l’envahissant par la bouche, jusqu’à l’étouffer.
Laissons le soin à André Breton de conclure, il sait si mal le faire : « La production des images de rêve dépendant toujours au moins de ce double jeu de glaces, il y a là l’indication du rôle très spécial, sans doute éminemment révélateur, au plus haut degré “surdéterminant” au sens freudien, que sont appelées à jouer certaines impression très fortes, nullement contaminables de moralité, vraiment ressenties “par-delà le bien et le mal” dans le rêve et, par suite, dans ce qu’on lui oppose très sommairement sous le nom de réalité.) »
La littérature clairement avouée comme étant une activité de substitution onaniste, nous l’avions déjà vue. La voici à présent présentée comme moyen grossier, comme médium pour tenter de rencontrer des femmes, ou, à défaut, des jeunes filles, nous en avons l’évocation ou l’aveu dans ce qui suit : « Le pouvoir d’incantation que Rimbaud [écrivain taxé alors d’homosexualité] exerça sur moi vers 1915 et qui depuis lors, s’est quintessencié en de rares [p. 59] poème tels que Dévotion est sans doute, à cette époque, ce qui m’a valu, un jour où je me promenais seul sous une pluie battante, de rencontrer une jeune fille la première à m’adresser la parole, qui, sans préambule, comme nous faisions quelque pas, s’offrit à me réciter un des poèmes qu’elle préférait : Le Dormeur du Val. C’était si inattendu, si peu de saison. » [p. 62]
Puis, sans lien, Breton se met à nous faire une analogie entre cette rencontre et la découverte d’un objet singulier — tout bonnement phallique, en vérité — aux puces de Saint-Ouen, et d’une autre rencontre féminine liée encore à Rimbaud : « Tout récemment encore, comme un dimanche, avec un ami, je m’étais rendu au “marché aux puces [3]” de Saint-Ouen (j’y suis souvent, en quête de ces objets qu’on ne trouve nulle part ailleurs, démodés, fragmentés, inutilisables, presque incompréhensibles, pervers enfin au sens où je l’entends et où je l’aime, » — peut-on rêver plus bel aveu que le choix de ce mot ? — reprenons : « pervers enfin au sens où je l’entends et où je l’aime, » dit-il, « comme par exemple cette sorte de demi-cylindre blanc irrégulier, verni, présentant des reliefs et des dépressions sans signification pour moi, strié d’horizontales et de verticales rouges et vertes, précieusement contenu dans un écrin, sous une devise en langue italienne, que j’ai ramené chez moi et dont à bien l’examiner j’ai fini par admettre qu’il ne correspond qu’à la [p. 62] statistique, établie dans les trois dimensions, de la population d’une ville de telle à telle année, [c’est ce qu’on appelle un lien de cause à effet, vu la dimension phallique de l’objet] ce qui pour cela ne me le rend pas plus lisible), notre attention s’est portée simultanément sur un exemplaire très frais des Œuvres complètes de Rimbaud [on appréciera l’analogie], perdu dans un mince étalage de chiffons, de photographies jaunies du siècle dernier, de livres sans valeur et de cuillers en fer. […] L’ouvrage n’est pas à vendre, les documents qu’il abrite lui appartiennent. C’est encore une jeune fille, très rieuse. […] Très cultivée, elle ne fait aucune difficulté à nous entretenir [p. 63] de ses goûts littéraires qui la portent vers Shelley, Nietzsche et Rimbaud. […] Elle s’appelle Fanny Beznos. » [p. 64] Ce qui n’est pas, par le biais de la paronomase, sans évoquer Desnos. La chose n’est sans doute pas neutre. Les rapports qu’entretient Breton avec certains membres “fétiches” du groupe surréaliste ne sont pas sans ambiguïté. Nous l’avons déjà évoqué, nous y reviendrons. L’objet phallique, « objet pervers », la littérature de Rimbaub dont se revendiquent les surréalistes — entendons Breton —, une jeune-fille Beznos-Desnos qui vend l’objet phallique et s’intéresse à cette littérature de substitution pour Breton qu’est celle de Rimbaud… : de « faits glissades » en « faits précipices », tout ceci est très parlant.
Puis, voici l’épisode du gant !…
« Je me souviens aussi de la suggestion en manière de jeu faite un jour à une dame, devant moi, d’offrir à la “Centrale Surréaliste”, un des étonnants gants [objet érotique] bleu ciel [couleur romantique allemande symbolique de l’idéalité incorporelle, décorporéïfiée] qu’elle portait pour nous faire visite à cette “Centrale” [tenue alors par le très mystique Antonin Artaud, rue de Grenelle dans le VIIe], de ma panique quand [p. 64] je la vis sur le point d’y consentir [voilà qui est bien surprenant !], des supplications que je lui adressai pour qu’elle n’en fît rien [Il ne veut donc pas d’elle : elle s’offre explicitement]. Je ne sais ce qu’alors il put y avoir de redoutablement, de merveilleusement décisif dans la pensée de ce gant quittant pour toujours cette main [de cette dénudation symbolique]. » Mais que craint-il donc ? Cette femme, c’est Lise Meyer, dont il dit être amoureux. Voici qu’elle s’offre à lui, lui lance son gant comme un défi chevaleresque pour qu’il la conquière et voici qu’il recule pris de terreur !… Il commente : « Encore cela ne prit-il ses plus grandes, ses véritables proportions, je veux dire celles que cela a gardées, qu’à partir du moment où cette dame projeta de revenir poser sur la table, à l’endroit où j’avais tant espéré qu’elle ne laisserait pas le gant bleu, un gant de bronze qu’elle possédait et que depuis j’ai vu chez elle, gant de femme aussi, au poignet plié, aux doigts sans épaisseur, gant que je n’ai pu m’empêcher de soulever, surpris toujours de son poids et ne tenant à rien tant, semble-t-il, qu’à mesurer la force exacte avec laquelle il appuie sur ce quoi d’autre n’eût pas appuyé. » [p. 65]
Panique de Breton, devant la perspective de voir nue la main de la femme après laquelle il croit soupirer — la très mondaine Lise Meyer —. Panique de Breton de la voir le prendre au mot et lui “jeter le gant” comme on lance un défi : “soyez à la hauteur de vos rêves et de vos fantasmes, mon petit bonhomme !…” Ironie de la « Dame » — ironie peu courtoise, et, qui laisse notre poète au tapis, qui ne relève pas : il n’y aura pas d’autre joute —, lorsqu’elle vient déposer à la place du gant, de sa main gantée, un gant de bronze « au poignet plié, aux doigts sans épaisseur » afin que Breton puisse s’étonner de son poids de mort, puisse peser son échec, peser l’impact de l’affront qu’il a fait subir à la « Dame », avec son manque d’à propos, et qu’il a pris dans la figure, psychiquement s’entend, par retour.
On l’aura compris, avant même d’aborder la question supposée, la question du livre, son objet soi-disant : le personnage de Nadja, tout le texte de Breton sue l’inhibition. Tout le texte de Breton parle de son inhibition et de la perversion “naturelle” qui en découle [4]. Le fragment suivant est là pour confirmer : « Il n’y a que quelques jours, Louis Aragon me faisait observer que l’enseigne d’un hôtel de Pourville, qui porte en caractères [p. 65] rouges les mots : MAISON ROUGE, était composé en tels caractères et disposée de telle façon que, sous une certaine obliquité, de la route, « MAISON » s’effaçait et « ROUGE » se lisait « POLICE ». [Nous commenterons plus loin.] Cette illusion d’optique n’aurait aucune importance si le même jour, une ou deux heures plus tard, la dame que nous appellerons la dame au gant ne m’avait mené devant un tableau changeant comme je n’en avais jamais vu, et qui entrait dans l’ameublement de la maison qu’elle venait de louer. C’est une gravure ancienne qui, vue de face, représente un tigre, mais qui, cloisonnée perpendiculairement à sa surface de petites bandes verticales fragmentant elles-mêmes un autre sujet, représente, pour peu qu’on s’éloigne de quelques pas vers la gauche, un vase, de quelques pas vers la droite, un ange. » [p. 67]
Toute la femme résumée : tigre, affrontée de face ! « vase » destiné à recevoir la semence mâle et à enfanter vue à gauche [pour reprendre la terminologie employée par les pères de l’Église] ! ange de la rédemption ou exterminateur à droite [pour reprendre à nouveau la terminologie des pères de l’Église]. Étrange champ lexical religieux archaïque que celui utilisé ici par Breton pour traduire son fantasme, sa phobie. Laissons Breton conclure : « Je signale, pour finir, ces [p. 67] deux faits parce que pour moi, dans ces conditions, leur rapprochement était inévitable et parce qu’il me paraît tout particulièrement impossible d’établir de l’un à l’autre une corrélation rationnelle. » La corrélation s’établit pourtant fantasmatiquement d’elle-même entre une maison de prostitution, ou, du moins qui fait penser à ce type de maison fréquente à l’époque avec son enseigne « Maison Rouge », qui, sous un certain angle, fait remarquer cet autre grand névrosé sur le plan du sexe qu’était Louis Aragon devient « Police », et l’image iconique, allégorique, de ce qu’est la femme pour Breton, qu’ironiquement Lise Meyer se plaît à lui faire admirer, à défaut de le voir manifester plus hardiment, plus virilement sans doute, d’autres curiosités. Avant d’aborder la question Nadja, on finit donc sur le tigre, sur la chimère Lise Meyer, ironiquement triomphante, « bourreau » en somme, pour emprunter le terme à Baudelaire, pour passer, bientôt, à la victime expiatoire des inhibitions de Breton : Nadja, Nadja la clocharde précisément, Nadja la proie facile, dont le sacrifice pourtant ne les conjurera pas pour autant, dont le sacrifice sera vain.
Après cette fugitive évocation de ce qui était sans nul doute une maison close à Pourville qui se transforme en commissariat, on sera sensible au fait que la pérégrination de Breton débute au manoir d’Ango à Varengeville, plus précisément dans le refuge phallique que constitue son pigeonnier — qu’il associe à « une cahute masquée artificiellement de broussailles, à la lisière d’un bois » [p. 24] — [on appréciera la valeurs psychanalytique de la broussaille], et qu’elle y retourne. Il est vrai que le tout début du livre contient un autre symbole celui de l’impuissance : cherchant à faire l’éloge de la surprise qui caractérise l’atmosphère des tableaux de Chirico, Breton fait une analogie avec « la magnifique lumière des tableaux de Courbet [qui] est pour [lui] celle de la place Vendôme, à l’heure où la colonne tomba. » [p. 14] Après un fade préambule, vague pastiche rimbaldien (« Je n’aurai jamais ma main »), sur l’horreur du travail, voici que Nadja s’annonce, est annoncée, sous la forme d’un fantasme phallique on ne peut plus clairement décryptable, et, qu’il faut comprendre comme un rêve de désinhibition qui passe par un acte sadique.
Breton, qui semble s’être apaisé, donné du courage avant l’évocation de Nadja, comme s’étant justifié par avance de tout ce qu’il va raconter ensuite, conclut en manière de suspens : « J’espère, en tous cas, que la présentation d’une série d’observations de cet ordre et de celle qui va suivre sera de nature à précipiter quelques hommes dans la rue, après leur avoir fait prendre conscience, sinon du néant, du moins de la grave insuffisance de tout calcul soi-disant rigoureux sur eux-mêmes, de toute action qui exige une application suivie, et qui a pu être préméditée. Autant en emporte le vent du moindre fait qui se produit, s’il est vraiment imprévu. Et qu’on ne me parle pas, après cela, du travail, je veux dire de la valeur morale du travail. Je suis contraint d’accepter l’idée du travail comme nécessité matérielle, à cet égard je suis on ne peut plus favorable à sa meilleure, à sa plus juste répartition. Que les sinistres obligations de la vie me l’imposent, soit, [p. 68] qu’on me demande d’y croire, de révérer le mien ou celui des autres, jamais. Je préfère, encore une fois, marcher dans la nuit à me croire celui qui marche dans le jour. Rien ne sert d’être vivant, le temps qu’on travaille. L’événement dont chacun est en droit d’attendre la révélation du sens de sa propre vie, cet événement que peut-être je n’ai pas encore trouvé mais sur la voie duquel je me cherche, n’est pas au prix du travail. Mais j’anticipe, car c’est peut-être là, par-dessus tout, ce qu’à son temps m’a fait comprendre et ce qui justifie, sans plus tarder ici, l’entrée en scène de Nadja. » [p. 69]
Voici le passage qui nous intéresse symboliquement. Symboliquement, Breton le pose en guise non plus de conclusion, mais bien plutôt d’introduction à l’entrée en scène de Nadja : « Enfin voici que la tour du Manoir d’Ango saute, et que toute une neige de plumes, qui tombe des ses colombes, fond en touchant le sol de la grande cour naguère empierrée de débris de tuiles et maintenant couverte de vrai sang ! » (p. 69) Cette phrase sert de lien entre la longue série des analogies, des « hasards objectifs » justifiant a posteriori toute l’attitude de Breton, lui donnant toute latitude, et le récit sous forme de journal des rencontres avec Nadja. Le désir de lever l’inhibition symbolique : la tour phallique saute blanc, symboliquement se résout clairement en castration : et retombe rouge en « vrai sang ».
Après ce long préalable, après ce long préambule que j’ai comparé au prologue des Confessions de Rousseau, dans lequel Rousseau, inversant les rôles, met le genre humain au banc des accusés : « Qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères […] » : Nadja peut rentrer en scène. Elle sera mise en scène par Breton, sans savoir qu’elle est perpétuellement mise en scène, jusqu’à ce qu’elle en devienne folle. À la limite avec le phantasme de castration, de désir de désinhibition qui se résout de fait en castration, on a — contre elle — le chef d’accusation inconscient, qui, selon Breton, lui vaut l’exécution finale : tout Mélusine qu’elle est, elle ne saura pas lever le sortilège qui pèse sur Breton, dénouer les aiguillettes de sa sexualité entravée.

NOTE :
Certaines et certains d’entre vous ont peut-être vu ce film, sorti il y a une dizaine d’années, mettant en scène un Fabrice Luchini séduisant une fille “pour rire” à la suite d’un pari, et, l’abandonnant ensuite : La Discrète. On est en droit de se demander si l’auteur du scénario n’a pas été influencé, au moins souterrainement, par la lecture de Nadja. Le dispositif pervers dans le jeu de la séduction est à peu près du même ordre : la perversion voyeuriste prime dans les deux cas.

[Le texte date de 2002-2003 ; s’il est déposé, je n’ai pas encore tenté de le faire publier, convaincu qu’il n’y a plus d’éditeurs, rien que des commerçants ; je pense que quiconque va à l’encontre de la doxa officielle qui favorise et qui autorise le commerce n’a plus droit de cité. J’ai fini par comprendre que j’étais « irrécupérable », mais peut-être un éditeur qui aurait échappé au décervelage, irréductible et courageux, envisagerait-il de me détromper ?…]


[1] .— L’atelier du poète était précisément rue Fontaine.

[2] — Dali les évoquera lui-même un peu plus loin.

[3] .— Qui se sent vermineux qu’il se gratte !… Cette habitude qu’avait Breton d’amasser des objets jusqu’à l’écœurement n’est pas sans relever, elle aussi, sinon de la psychiatrie, du moins de l’étude psychanalytique, en tant qu’activité patente de compensation, en un mot, d’activité “fétichiste”.

[4] .— La peur du « vagin denté », la sexualité vécue comme une dévoration. Pierre-Jean Jouve, puis Pierre Emmanuel, en parleront fort bien en marge du surréalisme. Tout le texte de Breton sue la peur de la sexualité. On repense à la formule que Kiki de Montparnasse lançait aux surréalistes lors d’une de leurs interminables palabres d’intellectuels gamins et mondains : « Vous parlez tout le temps d’amour et vous ne savez même pas baiser ! » Voir à cet égard le livre d’Alain Jouffroy : La Vie réinventée.




Pour en finir — une bonne fois ?… — avec Yves BONNEFOY ?

En ce 1er novembre, jour de Toussaint. En ce 2 novembre, jour des morts.

DES HONNEURS & DES « HOCHETS »

« Yves Bonnefoy vient de recevoir à Prague le “Prix Franz Kafka” ! »

Sur son Blog, modestement intitulé « La République des livres », l’Imperator Assouline, le 31 octobre, Maître-es-pottins mondains (“et patati et patata”…  : le Stéphane Bern de la “littérature”) est « LE SEUL ! » à avoir salué la nouvelle et félicité l’impétrant. À part les jeunes scolaires français, qui, en Terminales L, l’an passé, ont été obligés de se farcir Les Planches courbes [1], dans lesquelles notre « Gloire Nationale » envisage de se faire enterrer en grandes pompes tel un guerrier germain, soyons franc : personne dans le grand public ne connaît « Yves Bonnefoy »… personne !… alors qu’à l’enterrement de Victor Hugo, ou de Zola, il y avait même des illettrés, des « Misérables », qui savaient que ces deux bons hommes-là, des « Pères », étaient des « Grands Hommes [2] », des types à qui « la Nation se devait d’être reconnaissante ». Pourquoi ? Parce qu’ils s’étaient battus toute leur vie non pour leur pomme, leur petit nombril, mais pour eux, eux les pauvres, les miséreux, pour un idéal — même utopique, — pour un avenir — même utopique — puisqu’à l’époque, avec Guillaume d’Orange, dit « le Taciturne », on croyait encore dur comme fer que « point n’est besoin d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer [3] ». Autres temps, autres mœurs, n’est-ce pas ?…

« Yves Bonnefoy vient de recevoir à Prague, le “Prix Franz Kafka” !… Non, mais vous vous rendez compte !… Oh ! vous dormez, public de merde, public d’incultes, ou quoi ?!… »

Parmi les membres du jury : le critique allemand Marcel Reich-Ranicki (l’un des critiques les plus haineux, paraît-il selon la rumeur, et les plus méchants d’Europe) en personne !… L’éditeur anglais John Calder (comme les mobiles : modulable…)… Parmi les lauréats qui — dans le rôle du “tapis rouge” — ont précédé Yves Bonnefoy, « Le Plus Grand Poète Français Vivant » (si vous ne le saviez pas) : Philippe Roth, Harold Pinter, Ivan Klima, Peter Nadas, Elfriede Jelinek, Haruki Murakami… et, cette année — « Hara-kiri !… » — : Yves Bonnefoy. Yves Bonnefoy, couronné pour « l’ensemble de son Œuvre », pour — je cite, c’est trop beau !… — : « sa célébration homérique du monde ». Mais bien sûr ! les filles et les gars !… bêtes et incultes que nous sommes, « barbares » que nous sommes ! où avions-nous la tête ! bien sûr !… : Bonnefoy est Homère, comme Sollers est Dante, Littell à lui tout seul Tolstoï et Dostoïevski… et Assouline : Bergson… ou Walter Benjamin, si ce n’est Gershom Scholem en personne !

Cette vieille carne hargneuse de Reich-Ranicki, que l’on sait au besoin méchante comme une teigne et aboyeuse comme un roquet (c’est ce qu’on dit : à vérifier !…), déposant une couronne sur le front — virginal ? — surplombant les joues flasques de notre Cérès nationale qui la reçoit avec des pudeurs de rosière étouffant de remerciements muets, et, rosissante… : on imagine… Il y a même sur internet des photographies de notre « Poète National » — oh ! pardon ! Le concept de « Nation » si j’en crois le “non-père” Jean-Luc [Jean-Luc Nancy, bien entendu !… Avec Alain Badiou, “Le Plus Grand Philosophe Postmoderne Survivant”, oui, même les seconds rôles une fois que les vedettes sont mortes, bientôt les troisièmes, puis les quatrièmes, etc… c’est comme au cinéma : quand il n’y en a plus, il y en a encore…] n’a plus cours, — … je reprends donc : il y a même sur internet des photos de notre « Gloire “Post-Nationale” » donc, trônant, faussement modeste auprès de son trophée : un Kafka en bronze (coulé), ou en simili bronze, d’à vue d’œil environ 23 cms, phallus de substitution idéal, et un diplôme encadré, apparemment calligraphié.

« Yves Bonnefoy, Le Plus Grand Poète Français Vivant, Notre Gloire PostNationale, vient de recevoir à Prague le “Prix Franz Kafka”, enfin, merde ! les gars !… Réagissez !… »

Et pourtant, non, décidément, il n’y a que Pierre Assouline, l’Imperator onctueux de « la République des livres », la crème, le capuccino des critiques, avec son éternelle tasse de café et son petit doigt en l’air, pour s’en extasier, tout ébouriffé par la nouvelle, qui, dans le monde parigo-germanopratin des admirations mutuelles, où seuls le narcissisme et l’égoïsme sont de règle, va faire grand bruit !… pendant une heure.

« Yves Bonnefoy a reçu “Le Prix Franz Kafka” ! »

Oui ? Bon ! Qu’est-ce que Kafka lui-même en penserait, à votre avis ?… Franz Kafka de son vivant a-t-il recu un “Prix Franz Kafka” ?… Yves Bonnefoy a reçu « Le Prix Franz Kafka » décerné par ce que le Cyrano de Rostand eut appelé un « concile que dans les cabarets tiennent les imbéciles », des imbéciles le cul bordé de nouilles qui n’ont pas un millième de seconde l’idée, l’ombre d’une idée, de ce qu’a pu être la vie de Franz Kafka, et son combat…

« Yves Bonnefoy a reçu « Le Prix Franz Kafka »… »

et Sully-Prudhomme le prix Nobel — le premier même !… — Alors quoi ?…

C’est vraiment le non-événement par excellence. Notre arbre de Noël postnational ou plutôt de carême postnational est plus décoré qu’un vieux général soviétique : les hochets, il n’a plus de place pour les accrocher ; il faudrait qu’il s’invente une nouvelle poitrine afin de pouvoir les porter tous, et, s’il y parvenait, là il y aurait peut-être événement, car, asthmatique de l’âme et du cœur comme il est, sa poésie, sur le tard — « mais il n’est jamais trop tard pour bien faire » — y gagnerait peut-être du souffle !

Poésie du ressassement depuis 1953, poésie de l’enlisement, du barbotage dans le bain fœtal et de la noyade mimée pas même assumée — chez Baudelaire au moins, ça se noit ! — Poésie de l’eau du bain qu’on n’a pas jeté avec le bébé — on se dit parfois : dommage ! — et, où le bébé a vieilli, poupon ridé… : Bonnefoy étant resté dans l’eau du rêve des bains que sa mère ne lui a pas donnés… Oh ! la vilaine !…
Poésie qui croit avoir compris quelque chose à Baudelaire, à Rimbaud, et, de fait n’y lit que l’écho de sa propre stérilité, les transforme en écrans vides, pour —dans « la société du spectacle » et afin d’y participer avec des airs, s’il vous plaît, de ne pas y toucher — y projeter sa propre image, espérant qu’on puisse la confondre avec celle des grands tutélaires…
Poésie qui se veut dans le droit fil de Mallarmé — qui l’est d’ailleurs — quand il s’étouffe, quand il s’étrangle et meurt d’un spasme de la glotte…
Poésie narcissique qui se circonscrit sur elle-même, tout entière tournée vers un moi infréquentable, focalisé, qui, à force de bile noire et de suc gastrique acide, tente de se digérer sans que jamais cela passe. Poésie de la crise de foi, de la crise de foie, des embarras gastriques, de l’indigestion dogmatique et philosophique sceptique et scepticémique, de la flatulence spirituelle qui tente de se réinventer une âme mais décidément se retient par convenance postmoderne et dit qu’elle « ne peut pas »… Poésie qui, parce qu’il se retient, parce qu’elle se retient enfin, compassée et constipée à l’extrême, quoiqu’il advienne, vous fait chier : pardon Rabelais, mais ça soulage !…
Poésie chiche et sèche de pruneau confit racorni, à jamais incapable — semble-t-il — d’altérité véritable, pas même avec soi-même, et en cela bien conforme, ou bien en phase avec la vulgarité égoïste de la société de consommation, de la société de consumation qui s’auto-consomme…
Poésie qui vous dit qu’on ne peut plus faire de poésie, qui esquisse un pas de danse lourde et pataude — Bonnefoy déguisé en Cérès avec son ventre de sénateur, sa face de carême et d’enfant boudeur — pour vous dire que décidément — « Niema !… Niema !…  » — non, on ne peut plus être lyrique —les postmodernes ont raison et Adorno est leur prophète — Ah ! la valse hésitation sur le sujet dans « Dans le leurre des mots », partie I & II, on y reviendra — …
Poésie qui ne rêve de titan et de passeur que pour leur faire avouer qu’il n’y a plus de père, qu’il ne faut plus croire aux mots, qu’« il faut oublier tout cela [ : “Père” et “Maison”] […]. Il faut oublier ces mots. Il faut oublier les mots [4]. »
Poésie qui renie père, mère, compagne et campagne, alors même que Rimbaud y voyait son salut : « je me souviens des heures d’argent et de soleil vers les fleuves, la main de la campagne sur mon épaule, et de nos caresses debout dans les plaines poivrées [5] »), qui ne voit « La Maison natale » que comme une « Maison d’Usher [6] » inondée qui suinte de toute part comme un gros qui sue après un effort et rêve d’être un petit rat… un petit rat de « l’Opéra fabuleux [7] » que, pourtant, il trahit, il renie tous les jours, depuis cinquante-cinq ans et plus.
Poésie, enfin, facilement récupérable et recyclable « à l’infini » : voyez le VRP du néo-lyrisme compassé, du lyrisme-anti-lyrique et postmoderne à souhait afin de pouvoir faire carrière à l’université : j’ai nommé Jean-Michel Maulpoix, l’héritier auto-proclamé.

Aller, par-delà presque le langage,
Avec rien qu’un peu de lumière, est-ce possible
Ou n’est-ce pas que l’illusoire encore,
Dont nous redessinons sous d’autres traits
Mais irisés du même éclat trompeur
La forme dans les ombres qui se resserrent [8] ?

D’UN « DÉSASTRE » CONVENU

— Qui êtes-vous, Yves Bonnefoy ?

— [Didascalie : Le “Grand Poète”, la “Gloire PostNationale”, d’une voix caverneuse, parodiant « la Bouche d’Ombre  [9] » rendant les oracles  [10]… mais on entend plutôt comme le bruit d’un borborygme confus  :] Plus rien !… non « […] plus rien qu’une / Vague qui se rabat sur le désir [11]. »

— Charmant !… Charmant vraiment… Pardon… Bonsoir, Monsieur !…

Bonnefoy ?… Qui est-il ?… « L’Étranger [12] » définitif — c’est pourquoi il se croit baudelairien — qui pousse son « De profundis clamavi [13] », soit, mais vers qui ?… Le père ? La Mère ? La « Sœur » ? L’absence de « frère » ? Pas même « les nuages [14] », non ! Chez Baudelaire il y a encore Dieu, sur le tout dernier nuage [15], « qui passe[…]… là-bas… là-bas [16] », Chez Bonnefoy, il n’y a rien : le vide.

S’il y a « jugement dernier » au seuil de la mort, ou par-delà la mort, il n’est qu’un seul juge, il ne peut être qu’un seul juge : l’enfant que l’on a été ; et, il ne vous pose qu’une question, qu’une seule :

— Qu’as-tu fait de mes rêves ?…
tant il est vrai qu’ainsi que l’écrivait le romantique et le catholique Vigny : « réussir sa vie, c’est réaliser à l’âge mûr les rêves que l’on a formés adolescent. » Pour ma part, très baudelairiennement, je corrigerais : « les rêves que l’on a formés enfant ». Dans une une certaine mesure, Bonnefoy doit en être convaincu lui aussi, qui met en scène dans son « récit-rêve » Les Planches courbes — récit majeur, puisqu’éponyme il donne son titre à tout le recueil, récit-testament — un enfant et un passeur qui ne sont autres que lui-même. Devenu vieillard, il confronte l’enfant au pseudo titan poétique qu’il serait devenu, à ce Charon de fait qui vit près du “Grand Fleuve” non de la vie mais de la mort, et ne peut plus passer avec sa barque l’enfant qu’il a été du monde du désenchantement, sans « pères » et sans « maisons », vers le monde enchanté où « pères » et « maisons » étaient encore possibles, habités qu’ils étaient encore par la croyance, reliés qu’ils étaient encore — religare, religere — à Cérès, présents au monde réel, habitant en somme le monde poétiquement selon le vœu d’un Hölderlin, sachant se moquer des « temps de misère ».
« Il n’y a pas de grandes personnes » disait très justement Malraux. Bonnefoy, qui est resté un vieil enfant, ce vieil enfant non-né qui n’a jamais su être au monde, confronté à l’adulte qu’il est devenu, lui demande pathétiquement et désespérément des comptes, lui demande d’être un père, comme Baudelaire tente d’être un père pour sa « Douleur » dans le poème « Recueillement [17] » : « Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille […]. » Si Baudelaire parvient ainsi à une contemplation finale après le tumulte intérieur, sinon sereine, apaisée, chérissant l’enfant qu’il avait pu être auprès d’un père admiré quoiqu’il l’ait tu, auprès d’un père aimé, et puisque l’enfant qui sommeille en lui fut aimé d’un père peintre qui lui a donné le seul viatique qu’il ait jamais eu en ce monde « le culte des images, [sa] grande, [son]unique, [sa] primitive passion [18] »… avec Bonnefoy qui se croit, qui s’est cru sans père toujours, enfant et adulte pseudo titan, pseudo géant, se retrouvent très vite “dans le bain” qu’est la vie, ou plutôt la non-vie des « limbes » : « dans cet espace sans fin de courants qui s’entrechoquent, d’abîmes qui s’entrouvrent, d’étoiles [19] », dans ce « chaos » au sens grec, qui restera chaos et n’accouchera d’aucun monde, même s’il semble les promettre comme la Nuit tourbillonnante des tableaux de Vincent Van Gogh. Van Gogh n’accouche pas de Poussin, il le digère et le chie, si j’en crois Antonin Artaud.
Si, à l’âge de l’adolescence, Bonnefoy, après une non-enfance « s’éveillai […] c’était en voyage [20] », dans le train de la vie — pour changer un peu de métaphore, — si, par la fenêtre, dans la campagne pas encore fermée à lui, semblait-il, en apparence, il y voyait encore comme la possibilité d’une démiurgie rédemptrice ou d’une foi rédemptrice (ce qui s’équivaut parfois) : « une flamme rouge qui s’y redressait, / Prenant à pleines mains le bas du ciel [21] »… il constate :

[…] Je ne dormais pas,
J’avais trop l’âge encore de l’espérance,
Je dédiais mes mots aux montagnes basses
Que je voyais venir à travers les vitres [22].

Autrement dit, il dénie aujourd’hui et depuis longtemps toute possibilité d’un Dieu, donc d’un Père, donc d’un Sauveur, donc d’une terre ressentie et envisagée comme étant une « Maison », tabernacle d’un Esprit saint. Et tout est dit.

Parce que « l’enfant est le père de l’homme » — et que « l’artiste est le seul fleuve qui remonte à sa source » comme le disait si bien mon Ami Philippe Brunet, — au seuil de la mort, en tous les cas dans son grand âge, Bonnefoy, dans « La Maison natale », partie capitale du recueil de recueils Les Planches courbes publié en 2001, tente de remettre ses pas dans les pas de l’enfant qu’il a été, de l’enfant qu’il a tenté d’être… et qui aurait tenté de naître ? Dans « La Maison natale » — est-ce pourquoi Bonnefoy se croit rimbaldien ? — on entend à chaque vers le constat rimbaldien : « Il m’est bien évident que j’ai toujours été de race inférieure [23] » ; mais si Rimbaud fait de ce constat un élément démonique [24] et dynamique, chez Bonnefoy, le sentiment se résout en apathie complaisante. Chez Baudelaire, il y a au moins la nostalgie du « vert paradis [25] » ; chez Bonnefoy, il n’y a pas de « paradise lost [26] » comme chez Milton, il n’y a donc pas de rédemption possible. Il y a simplement chez Bonnefoy « les rumeurs de l’autre rive, / Ces rires des enfants dans l’herbe haute, / Ces jeux des autres, à jamais des autres, dans leur joie [27]. » Comme disait Brel de ses aïeux dans une chanson fort connue : Bonnefoy est « gai comme le canal [28] » !…
Ne lui demandez pas de regretter sa mère, elle est « la sans-visage [29] ». D’ailleurs, qu’« a[…][t-il], en effet, à recueillir / De l’évasive présence maternelle / Sinon le sentiment de l’exil et des larmes / Qui troublaient ce regard cherchant à voir / Dans les choses d’ici le lieu perdu [30] ? » Dans « La Maison natale » il « pleu[t] doucement dans toutes les salles [31] » ; « De l’eau gliss[e] / Silencieusement sur le sol noir [32] » ; « si haute [est] déjà l’eau dans le[s] salle[s] [33] », qu’on ne peut même plus pousser les portes. On « entend[…] crier des voix derrière des portes [34] » — mais si on retrouve là le cagibi du Procès de Kafka, n’espérez pas une quelconque compassion pour les victimes, non — on est « saisi par ces douleurs qui cognent/ Aux chambranles qui se délabrent, [mais on se] hâte / [car] Trop lourde [vous] est la nuit qui dure [35] » ; dehors, « Il fai[t] nuit, des arbres se press[ent] / De toutes parts autour de [la] porte [36] » ; c’est « la vie murée dans la vie [37] ». Aussi,

[…] Comment garder
Audible l’espérance dans le tumulte,
Comment faire pour que vieillir, ce soit renaître,
Pour que la maison s’ouvre, de l’intérieur,
Pour que ce ne soit pas que la mort qui pousse
Dehors celui qui demandait un lieu natal [38] ?

Elle est bonne celle-là !… C’est à toi de nous le dire, mon vieux : en tant que poète, c’est ton boulot !… Et si tu n’es pas capable de trouver une réponse satisfaisante, change de boulot !… « Le poète n’a droit au pain et au vin au même titre que l’ouvrier que s’il donne aux autres l’espoir » disait Camus. « Les poètes sont là pour nous dire que le monde est beau, sans eux nous en douterions », pensait Anatole France également, bien oublié sans doute, mais qui n’a pas dit ou écrit que des conneries pour autant. La poésie n’est excusable surtout depuis Auschwitz, Auschwitz et Hiroshima, surtout depuis l’Irak et le 11 septembre 2001 et ce qui va suivre, que si elle donne aux hommes « L’Espoir [39] » pour compagnon — pour citer Malraux, « L’Espérance [40] » pour compagne, pour citer Péguy, et un bâton de pèlerin afin de tracer sa route, dans le ciel aussi : une étoile.
« Ne faut-il pas aider ceux qui là-bas / Nous demandent rivage ? Oui, clame l’ombre […] [41] » admet Bonnefoy. Mais comment peut-on aider les autres, quand on ne peut s’aider soi-même déjà ? Bonnefoy resté vagissant dans l’eau fœtale et dans la nuit, patauge. Il prétend — pensant peut-être à Thomas de Quincey et au Baudelaire des Paradis artificiels évoquant la présentation des enfants romains levés de terre pour être dédiés à la Déesse Levana [42] — être « l’enfant qu’elle n’avait sû [Cérès], / Elle pourtant si divine et riche de soi, / Soulever dans la flamme des jeunes blés / Pour qu’il ait rire, dans l’évidence qui fait vivre, / Avant la convoitise du dieu des morts [43]. »

— Oh s’il te plaît, sois mon père ! Sois ma maison [44] !

Dis l’enfant, dis Bonnefoy enfant au géant, à l’adulte qu’il est devenu… dis ainsi par écho, dis en abyme le lecteur à Bonnefoy qu’il prend pour un poète, puisqu’il s’affirme comme tel. Et Bonnefoy de répondre, de se répondre, puisqu’il ne parle jamais Bonnefoy qu’à soi-même, excluant à jamais toute altérité — quel que soit le paradoxe permanent de la publication de ses “œuvres” — :

— Il faut oublier tout cela, répond le géant [Bonnefoy], à voix basse [à l’enfant Bonnefoy qu’il trahit]. Il faut oublier ces mots. Il faut oublier les mots [45].

Dans l’aveu de son échec, ponctuellement, pour qui sait lire, Bonnefoy est au reste on ne peut plus explicite ; il faut au moins lui reconnaître cette franchise ponctuelle : décrivant sa mère, il la présente comme étant l’un de « ces deux grands êtres [qui] se parlaient au-dessus de [lui], à travers [lui] [46] », il la présente face au père inexistant pour lui, du plus loin qu’il pouvait regarder « né de race inférieure [47] » — comme l’eut écrit Rimbaud, — comme étant :

L’autre debout dehors comme une lampe,
Belle, tenant la coupe qu’on lui offrait,
Buvant avidement de toute sa soif.

Et il commente :

Ai-je voulu me moquer, certes non,
Plutôt ai-je poussé un cri d’amour
Mais avec la bizarrerie du désespoir,
Et le poison fut partout dans mes membres,
Cérès moquée brisa qui l’avait aimée [48].

On entend à nouveau Rimbaud qu’il invoque : « j’ai avalé une fameuse gorgée de poison [49]. » Mais Rimbaud a fait quelque chose de son malheur : une révolte, une insurrection permanente. Bonnefoy, non. Il est resté soumis, envasé, sans rien faire, sans rien tenter.

Comment pouvait-il se sauver ?… Comme Baudelaire : dans la vue, dans le regard qui « boit [50] » pour s’« enivrer [51] », dans « l’image » comme Baudelaire tenta de le faire, frénétique, redevenu jeune pour un temps, dans son fameux Spleen de Paris. Cet exutoire, il y avait déjà recouru ; il l’avait déjà tentée cette fuite salvatrice, tentée en 1861, en rajoutant « Tableaux parisiens » à ses Fleurs du Mal. « Dans l’image [52] », il pouvait y avoir l’imago, le papillon ; ce qui chez les catholiques est l’image même de la rédemption. Qu’en est-il chez Bonnefoy ? Dans « la maison natale » inondée, « sur les miroirs / Amoncelés partout [53] » renvoyant l’image de la psyché, des reflets, « maison natale » de mirages :

[…] de ces reflets […] parfois un visage
Se dégageait, riant, d’une douceur
De plus et autrement que ce qu’est le monde.
Et je touchais, hésitant, dans l’image,
Les mèches désordonnées de la déesse,
Je découvrais sous le voile de l’eau
Son front triste et distrait de petite fille.
Étonnement entre être et ne pas être,
Mais qui hésite à toujours la buée [54] […].

Quelle résurrection, rédemption possible dans ces conditions ?
Dans « la Maison natale », il n’y a de fait que les cartes :

Les cartes puisqu’il n’est pas d’autres images
Dans la maison natale pour recevoir
La demande du rêve [55] […].

Eh bien battons-les ! ces cartes !… Elles valent bien mieux que les mirages !… même les mirages de « déesse » « petite fille [56] » !… Mais non, pas d’engagement politique chez Bonnefoy : il est désespérément hors du monde, hors de toute « Cité [57] », hors de soi… Mallarmé était mal armé déjà pour affronter « De l’éternel azur la sereine ironie [58] », mais Bonnefoy — est-ce par pacifisme ? je ne le crois pas, — lui, n’est pas armé du tout. Il est mort déjà avant que tout commence !… Je vous l’ai dit, il n’est pas au monde, il n’est pas né. Alors ne lui demandez pas comment « habiter le monde poétiquement [59] » dans ces conditions. Ne lui demandons pas d’être « poëte [60] » en somme !

Avec tout mon bon sens belge, flamand, puisqu’« il faut oublier les mots [61] » à vous croire et à vous entendre, Camarade Bonnefoy… : oublions une bonne fois Yves Bonnefoy, une fois.

Monsieur Bonnefoy, puisque « les mots […] ne savent dire [62] », après plus de cinquante années d’histrionisme postmoderne, alors même que vous nous avez promis dans votre recueil si bien nommé « Dans le leurre des mots » : « C’est, bientôt, le silence [63] […] », prenez enfin votre retraite… : nous l’avons bien mérité.

ET POURTANT, POURTANT […] (air connu)

Au moment de ses élections successives à l’Académie royale de Belgique, puis à l’Académie française, où il est allé, parce qu’il les « compromettait » — selon le beau mot d’Éluard — et ne pouvait s’y compromettre lui, n’ayant rien à leur promettre que son éternelle désobéissance, bien réelle, sous le fard mondain, Jean Cocteau, avec l’élégance qui le caractérisait, concluait avec coquetterie mais non sans une certaine gène authentique : « pour recevoir ainsi une telle raclée d’honneurs, j’ai dû commettre quelque faute… » Le garnement, pardon, non, le « fayot de service » mis à l’honneur aujourd’hui, lui, est mis à l’honneur comme on met au coin de l’Histoire le cancre rêveur qui ne rêve rien, n’invente rien de neuf, avec un bonnet d’âne. On ne peut pas recevoir ainsi des « raclées d’honneurs » comme cela, sans avoir « commis quelque faute ». Si nous avions encore un doute sur le fait que les prix littéraires ne sont qu’une vaste farce, l’attribution du « Prix Franz Kafka » à « Bonnefoy » une fois, le dissipera… une bonne fois pour toute.

Avec Bonnefoy, une fois… — une fois de trop ! — ce qu’on vient de couronner, c’est l’imposture de cette littérature postmoderne, de cette « littérature en échec » qui n’a rien apporté que sa trituration délétère, scatologique et infantile, que son narcissisme mortifère, que son nihilisme en bref. Si Monsieur Yves Bonnefoy veut être un peu lucide avec soi-même, il doit savoir intimement qu’il a raté son Œuvre.

Cinquante-cinq ans de compromis, cinquante-cinq ans de lâcheté, à osciller entre la vraie poésie et la nécessité supposée et égotiste de « faire carrière », au lieu de « faire Œuvre » pour le bien d’une communauté. C’est un constat. On pourrait vite prendre Bonnefoy dans la jeunesse pour le « Vieux Con » le plus bordé de nouilles de la « littérature française », l’un des plus cabotins, l’un des plus creux ; et le fait qu’il vient de recevoir — décerné par une assemblée de mondains en chambre — un prix supposé honorer post-mortem l’un des écrivains les plus authentiques, les plus déshérités de la vraie littérature, l’un des plus immuablement honnêtes avec soi-même, avec autrui, avec une postérité à laquelle il ne croyait guère pour soi : Franz Kafka, n’arrangera rien. Pauvre Kafka : tu restes Juif même par-delà la mort : il faut qu’on se serve de toi, il faut à toutes fins utiles pour te caser quelque-part, t’attribuer une existence compatible avec la médiocrité ambiante, qu’on te « recycle », à l’infini.
On peut penser que de Bonnefoy, une fois qu’il aura cassé sa pipe, il ne restera que les traductions pendant quelques temps, puis, très vite — Du mouvement et de l’immobilité de Douve ! — les eaux de l’oubli les recouvreront elles aussi, se feront étales. Pour proposer des points de comparaison tangibles et explicites : cent ans de défécation ou de conception mentale de notre pape postmoderne constipé donc méritant puisqu’œuvrant parfois jusqu’au sang, cinq cents ans de production du pape de la poésie postmoderne ayant succédé au pape A. Breton au fond tout à fait solitaire lui aussi à sa façon, ne vaudra jamais un texte comme « La Dernière Classe » d’Alphonse Daudet dans Les Contes du Lundi ou même une œuvre de Erckmann et de Chatrian. La moindre phrase signée de Erckmann et de Chatrian vaut quinze volumes d’Yves Bonnefoy, et, le texte fameux « La Dernière Classe [64] », redisons-le, vaut mille ans de travail besogneux et de barbotage névrotique de notre pape de la poésie postmoderne.

« Et pourtant !… pourtant [65] !… » Vous auriez pu être un très grand poète, en tous les cas un bon poète, Yves Bonnefoy :

Je me souviens, c’était un matin, l’été,
La fenêtre était entrouverte, je m’approchais,
J’apercevais mon père au fond du jardin.
Il était immobile, il regardait
Où, quoi, je ne savais, au-dehors de tout,
Voûté comme il était déjà mais redressant
Son regard vers l’inaccompli ou l’impossible […]. /
Et […] l’enfant maladroit prend les cartes,
Il substitue à celles de l’autre jeu
Toutes les cartes gagnantes, puis il attend
Avec fièvre, que la partie reprenne, et que celui
Qui perdait gagne, et si glorieusement
Qu’il y voie comme un signe, et de quoi nourrir
Il ne sait, lui l’enfant, quelle espérance [66]. […]

C’est beau… C’est terriblement beau, cela, Bonnefoy !… Là, au moins, votre père, votre pauvre papa, vous ne le reniez pas !… Là, il nous est si grand, nous est si proche !… Là, au moins, une fois de plus, vous ne nous décevez pas… Parfois vous vous fendez d’un « il me semble aussi que n’est réelle / Que la voix qui espère, serait-elle / Inconsciente des lois qui la dénient. / Réel, seul, le frémissement de la main qui touche / La promesse d’une autre [67] […] » Mais cela ne dure jamais longtemps avec vous la présomption d’espérance dans le monde de « l’ère du soupçon [68] », dans le nihilisme ambiant, dans la soupe aux choux postmoderne ; comme un enfant, comme un sale gosse, il faut bientôt, il faut de suite, que vous cassiez le « joujou », que vous cassiez tout, pour « voir l’âme [69] », et, bien sûr, vous ne la trouvez pas :

Après quoi deux voies se séparent, et l’une d’elles
Se perd, et presque tout de suite, et ce sera
Tout de même l’oubli, l’oubli avide [70].

Déjà — c’est plus fort que vous ! — l’on retourne « Au rebord disloqué de la parole [71] », aux « ruines de la parole [72] », à « la lucidité qui désespère [73] ». Vous auriez pu être un grand poète, Bonnefoy, en tous les cas un bon poète, issu du peuple, ne le reniant pas… un grand poète populaire, comme l’avaient été Victor Hugo ou Louis Aragon avant vous… seulement voilà, vous avez voulu faire carrière, plaire aux universitaires pour qu’on fasse des colloques sur vous, pour qu’on vous ouvre certaines portes… alors que la vraie poésie est reine, fille de l’air, s’introduit partout sans qu’on l’invite, sans qu’on le lui autorise, comme Ariel ou Puck…
Vous avez raté votre vie, Bonnefoy, votre Œuvre en tous cas. Votre gloire est un bruissement de feuilles sèches… Elle se dissipera avec le vent de l’Histoire, quand il soufflera.

Oui, vous auriez pu être un bon poète, Monsieur Bonnefoy, mais vous avez choisi votre carrière, vous avez choisi de vivre entre la chèvre lyrique et le choux postmoderne… vous avez renié votre pauvreté ancienne — votre seule richesse authentique — vous avez renié les vôtres, vos parents : l’image que vous en donnez dans « La Maison natale » est terrible et sans doute fausse, en tous les cas n’apporte rien à leur mémoire ni à votre présent. Vous, en pensant à eux et en les pesant croyez-vous, vous n’avez comme tombe pour eux que « l’oubli, l’oubli avide [74] » ; et vous avouez vous-même après cet aveu : « J’aurai barré / Cent fois ces mots partout, en vers, en prose, / Mais je ne puis / Faire qu’ils ne remontent dans ma parole [75]. »

Dans la poésie de Bonnefoy : Absence de Dieu, du sacré… Absence du politique et de l’engagement… Absence résolue d’espoir et d’espérance… Bonnefoy serait-il « un non-né » comme je les appelle ? Un verbe qui cherche à occulter la non-vie, le non-lieu natal : une écriture de la honte. J’y reviens. Comment puis-je faire autrement ?

« Et pourtant !… pourtant !… » Oui, Monsieur Bonnefoy, la poésie sert à battre les cartes, quand le Destin, ou, plus simplement la classe sociale où l’on est né vous est contraire !… Elle sert à fraternellement aider nos frères à battre les cartes, « Dans la maison natale [qui est notre maison commune, notre “Maison du Peuple”] pour recevoir/ La demande du rêve [76] » ; elle est là pour inviter à tenter de les battre, de tenter de les battre sans cesse ces cartes, pour changer le jeu, même « maladroit [77] », la poésie n’est là que pour tenter de « substitue[r] à celles de l’autre jeu / Toutes les cartes gagnantes [78] », puis d’attendre, oui « Avec fièvre, que la partie reprenne, et que celui / Qui perdait gagne, et si glorieusement / Qu’il y voie comme un signe, et de quoi nourrir / Il ne sait, lui l’enfant [le poète !], quelle espérance [79]. » C’est à cela que sert, qu’a toujours servi la poésie : à Auschwitz comme ailleurs, partout !… toujours et en tous lieux !… Puisque vous le saviez, que ne l’avez-vous fait, mis en pratique !…

« l’oubli, l’oubli avide [80]. » vous l’avouez !… L’oubli du père, du père passé. L’oubli de tous les Pères, n’est-ce pas ?

J’aurai barré
Cent fois ces mots partout, en vers, en prose,
Mais je ne puis
Faire qu’ils ne remontent dans ma parole [81].

Quel enfant dans le père qui pourrait être encore le père de l’enfant en soi ? Il n’y avait donc plus d’enfant dans votre père, Bonnefoy ? Qu’en saviez-vous ? Qu’en savez-vous ?… C’était à vous d’aller chercher cet enfant en lui, à vous d’aller le prendre par la main comme Valjean prend Cosette par la main, Bonnefoy, l’enfant martyr, pour le ramener au jour. Vous ne l’avez pas fait. Ne nous accablez pas de vos jérémiades. Vous ne l’avez pas fait. Voilà. Tout est dit. Il n’y a plus rien à dire. « Les mots […] ne savent dire [82] » en effet. Les pages qui sont écrites ne sont plus à écrire, et on ne les cache pas sous des pages d’écriture postiches, potiches !… On écrit pour la vie en pariant sur la vie : on n’écrit pas contre la Mort si la vie n’a jamais été vécue. Du père, vous ne direz que ceci « la fatigue / Qui a été le seul nimbe des gestes / Qu’il fut donné à son fils d’entrevoir / Le détache déjà de cette rive [83] » Pas de père modèle. Un père ectoplasme, donc pas de « mort du père » non plus, donc, pas de maturité, pas de sexuation possible, et, de fait, la compagne apparaît comme l’autre… « étrangère », « celle qui rêva à côté de [vous] / Dans la maison perdue. À son silence / Soient dédiés, au soir, / Les mots qui semblent ne parler que d’autre chose [84] », bref, une fois de plus dans « les ruines de la parole [85] », « les mots qui ne savent dire [86] » Qu’est-ce que vous cherchez à justifier avec ce galimatias pathétique : la faillite de votre vie en même temps que la faillite de toute une époque : votre posthistoricité et votre postmodernité natives ?… Et les couilles, bordel !… Les couilles de l’Esprit, et les autres !… Elles vous ont été données pour quoi ?… La vie et la possibilité de créer et de transmettre la vie, vous ont été donnée pour quoi ?… Le monde s’arrête avec vous, Bonnefoy ?… !…

Tout l’échec de votre Œuvre se résume dans ce poème VII de La Maison natale, dans ce poème sublime que vous dynamitez vous-même, par convenance, par soumission aux doctes doxas postmodernes qui régissent encore le monde de la critique et de la “littérature”, aujourd’hui. Mais Messieurs les postmodernes, vous allez bientôt rejoindre votre vraie place : « Les poubelles de l’Histoire » comme disait Lev Davidovitch Bronstein auto-nommé par dérision du nom d’un de ses bourreaux : Trotski… aux Koulaks et aux exploiteurs qui avaient mis le peuple russe en esclavage.

Pour situer la nouvelle géographie du monde pour vous, Bonnefoy, limitant l’univers à votre seule personne ou non-personne, c’est vous même qui concluez, évoquant — allégorie, portulan du désastre par avance annoncé, — dans votre salle de classe, dans cette salle de classe où vous n’avez jamais su être enfant, n’étant pas, n’étant jamais « né », une carte :

[…] cette carte de géographie, sur la paroi
Jaune, ce décolorement des noms et des formes,
Ce dessaisissement des montagnes, des fleuves,
Par la blancheur qui transit le langage,
Vois, ce fut ton seul livre. L’Isis du plâtre
Du mur de cette salle, qui s’écaille,
N’a jamais eu, elle n’aura rien d’autre
À entrouvrir pour toi, refermer sur toi [87].

Et Bonnefoy, quand même, de conclure sa « Maison natale » pour ménager le lecteur sans doute et ne pas se couper de sa clientèle, laisser présager d’autres épisodes :

Et pitié pour Cérès et non moquerie,
Rendez-vous à des carrefours dans la nuit profonde,
Cris d’appels au travers des mots, même sans réponse,
Parole même obscure mais qui puisse
Aimer enfin Cérès qui cherche et souffre [88].

— Allons, ce n’est pas Cérès que l’on trouve à vos carrefours, Bonnefoy, mais Hécate et ses chiens hurlants, l’Artémis des carrefours !…

Souvent, vous “défilant”, vous faites semblant de nous parler de « Voyage » comme Baudelaire !… Mais avec l’ironie triomphante de Rimbaud, je constate que chez vous « On ne part pas [89] ! » Il ne s’agit pas d’aller courageusement « Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau [90] ! », non pas ! Le fond de l’inconnu chez vous est connu, on ne connaît que « çà » : c’est le retour vers le non-berceau, du non-natal, vers la non-maison du passé : raison du non-être, et, du fait que vous êtes ce que je nomme « un non-né [91] : », à la suite même de Baudelaire et de Kafka — sur ce point je l’admets — mais, vous, sans « panache [92] », oh oui ! sans aucun « panache » vraiment.

Nonobstant le désastre, l’ivresse perpétuelle du naufrage annoncé, du naufrage sûr, la certitude absolue par avance de l’échec du passeur qui ne passera rien ni personne : Admirez, Messieurs-Dames : « À la poupe est le nautonier, plus grand que le monde, / Plus noir, mais d’une matité phosphorescente [93]. » Une fois encore vous semblez invoquer Baudelaire comme argument d’autorité :
« J’ai trouvé la définition du Beau, — de mon beau […] : Satan, — à la manière de Milton [94]. » Est-ce là votre ultime coquetterie pour invoquer comme argument d’autorité aussi les spectres du romantisme allemand ?… Allons donc ! votre Diable, comme celui de Sollers, Bonnefoy, n’est pas celui de Baudelaire, encore moins de Byron, de Goethe ou de Chamiso : c’est un diablotin de kermesse flamande, avec un trident en plastique mou, une queue pas même fourchue mais en tire-bouchon comme celle des cygnes ou des canards, pour les accouplements démoniaques en milieux mouvants. Ne croyant pas ou plus aux Dieux, vous ne savez même pas vous damner !

Voici le constat : l’homme Bonnefoy — le “poète”, vraiment, vous croyez ? — perdu « Dans le leurre des mots » depuis cinquante ans et plus, qui ne voit comme horizon pour lui que celui des « Planches courbes » de son cercueil votif à lâcher sur le grand fleuve — de l’Oubli ou de la renommée ?… — : pour un tel poète : quelle postérité ? Les jeunesses futures pourront-elles se reconnaître dans celui qui n’a jamais su être jeune, qui n’a jamais su être au monde, dans celui dont l’Œuvre dégouline d’auto-compassion, d’auto-sympathie : Narcisse qui cherche Écho, et va l’inventer dans sa voix… Mais l’aveu est là, il le dit lui-même, et on ne peut plus explicitement : « la voix que j’écoute se perd, / Le bruit de fond qui est dans la nuit la recouvre [95] » [brouillon de la formule : je suis la « Vague qui se rabat sur le désir [96] »

Lectrices, lecteurs !… si vous aimez comme moi la poésie qui bande — selon le principe coctélien de « l’érection mentale », s’entend, — qui bande à tous vents, qui fait l’amour à tous vents et qui féconde généreusement sans distinction d’âge, de classe et de race : fuyez, pauvres lectrices ! pauvres lecteurs !… la “poésie” d’Yves Bonnefoy, qui, depuis plus de cinquante ans, s’obstine ! On ne peut rêver plus grande débandade !… : le pire des « pleurards » romantiques — ils avaient leur fierté quand même — n’aurait jamais osé exhiber pareil déballage, pareille déroute éthique !… Et dire que ce sont ces Messieurs, Messieurs les postmodernes, ceux-là mêmes qui encensent Bonnefoy — solidarité d’impuissants — qui font la fine bouche devant le lyrisme !… Eh bien ! effectivement ! un lyrisme débandant comme cela et flapi comme cela, ils peuvent se le carrer où je pense !… Moi, je rêve d’un lyrisme priapique, exultant comme le « sexe / Tour Eiffel [97] ! » de notre bon Blaise, notre Maître à tous, à nous réactionnaires lyriques : j’ai nommé le grand “pour le coup” — un “coup” comme tous les autres à tirer, à tenter encore — : Blaise Cendrars !… Blaise Cendrars dont le sexe mental lyrique tel un sextant infaillible, gros comme la canne à pomme du bon Honoré (de Balzac), pointe toujours vers l’avenir pour des fécondations futures !… Honorés de balsa ou de sureau !… Cendres sans braises !… : disparaissez, dispersés au vent de l’Histoire qui revient souffler, pour notre malheur d’abord certes, mais pour notre réveil enfin, notre bonheur futur !… Dans les vents, les tempêtes à venir, Messieurs les petits messieurs, vous ne pesez pas tout en pesant, vous ne serez pas assez lourds : vous ne faites pas le poids !…

Il suffit de comparer le dernier livre sur Goya signé Bonnefoy avec le Saturne [98] de Malraux pour comprendre que sur les deux il en est un qui est un poseur dans le vent, une girouette en somme, qui n’a rien compris à rien. Le tragique ne se pense pas. Au corps défendant de la victime qui se défend, il s’incarne. Il se vit avec la chair et l’âme. Tout n’est pas récupérable.

POSTFACE : POUR QU’IL NE PERDE PLUS LA FACE

« Maître » — est-ce ainsi qu’il faut vous appeler ne serait-ce que par respect pour votre âge, votre longévité dans la profession, la longévité n’ayant jamais rien prouvé ? — ce que vous faites manque de cœur et de couille, de sang… ce que vous faites manque de vie, tout simplement… « la vraie vie est absente » de votre Œuvre, et tous les « Prix Franz Kafka » du monde, n’y viendront rien changer.

Abandonner les mots à qui rature,
Prose, par évidence de la matière,
L’offre de la beauté dans la vérité [99]

Ne comptez pas sur moi !… Autant ne plus écrire, autant se taire !…

Pour conclure sur un suspens qui vous laisse l’avenir ouvert… : je ne résiste pas au plaisir charitable et chrétien, Yves Bonnefoy, de vous suggérer, pour votre fin de “carrière” et pour clore et “parfaire” votre Œuvre, la lecture et surtout la méditation d’un poème, il est de Charles Péguy ; peut-être vous amènera-t-il à réorienter votre Œuvre. Vous savez ce que disait le curé d’Ars : « entre le pont et l’eau, il y a pour Dieu encore la place pour une rédemption possible » ; il suffit simplement de regretter, d’avouer que l’on s’est trompé. L’erreur est humaine, même pour un poète, oui… Ce poème, cette lecture que vous allez faire, permettez-moi de la dédier à votre mère, à votre père, en ces jours de Toussaint et de fête pour tous les “morts”, pour beaucoup plus vivants que nous, en Dieu… :

L’ESPÉRANCE

La foi que j’aime le mieux, dit Dieu, c’est l’espérance.
La foi, ça ne m’étonne pas, ça n’est pas étonnant.
J’éclate tellement dans ma création.
Mais l’espérance, dit Dieu, voilà ce qui m’étonne.
Ça c’est étonnant, que ces pauvres enfants voient comment tout ça se passe
et qu’ils croient que demain ça ira mieux, qu’ils voient comment ça se passe aujourd’hui et qu’ils croient que ça ira mieux demain matin.
Ça c’est étonnant et c’est bien la plus grande merveille de notre grâce.
Et j’en suis étonné moi-même.
Il faut, en effet, que ma grâce soit d’une force incroyable, et qu’elle coule d’une source et comme un fleuve inépuisable.
La petite espérance s’avance entre ses deux grandes sœurs, et on ne prend seulement pas garde à elle. Sur le chemin du salut, sur le chemin charnel, sur le chemin raboteux du salut, sur la route interminable, sur la route entre ses deux sœurs, la petite espérance s’avance.
C’est elle, cette petite, qui entraîne tout.
Car la foi ne voit que ce qui est,
Et elle, elle voit ce qui sera.

La charité n’aime que ce qui est,
Et elle, elle voit ce qui sera.
La foi voit ce qui est dans le temps et l’éternité.
L’espérance voit ce qui sera dans le temps et l’éternité.
Pour ainsi dire dans le futur de l’éternité même.

Charles Péguy


POST-SCRIPTUM : Excusez-moi, je ne relis pas. J’ai fait cela sur un coin de table, vite, et en vous accordant pourtant beaucoup de mes temps de loisir.
Vous trouverez sans doute mon ton débraillé, à la hussarde, « populaire », insupportable de vulgarité ? Sans doute, est-il plaisant d’être vulgaire avec quelqu’un qui se croit si éminemment “distingué”.
Pardon « Maître » ; je ne suis pas “politiquement correct” ; je ne défends pas une carrière comme un arriviste. Je n’ai à ménager personne ainsi : que ceux qui le méritent, presque toujours les humbles, les gens de peu. Je dis ce que je pense honnêtement, en ayant pour vous le respect de “ma” vérité. Je fais l’effort ici de la partager avec vous et avec cette faune qui gravite autour de vous.

[Si la lectrice ou le lecteur souhaitent une ouverture, je leur suggère de se reporter à mon article « Franz Kafka & les postmodernes », extrait d’une étude approfondie sur Kafka, encore inédite à ce jour ; dans le même ordre d’idée, ils pourront lire aussi, avec profit j’espère, un article sur Blaise Cendrars, véritable rénovateur de la poésie lyrique, vainement pillé par Apollinaire. S’ils souhaitent mieux situer notre position théorique, outre les éditoriaux, je leur suggère, un article sur René Guy Cadou : http://utopiktulkas.free.fr/polaire/spip.php?article12&var_mode=calcul

[Si vous voulez savoir ce que des jeunes aimant la littérature pensent de Bonnefoy, j’ai trouvé ce forum, vous verrez : pour certains c’est sans appel, c’est édifiant : http://66.102.9.104/search?q=cache:Cm41F5YES-IJ:jeunesecrivains.superforum.fr/Auteurs-f10/Yves-Bonnefoy-t4634.htm+%22je+d%C3%A9teste+bonnefoy%22&hl=fr&ct=clnk&cd=1&gl=fr]


[1] .— Yves Bonnefoy, Les Planches courbes, ensemble de recueils comprenant La Pluie d’été, La Voix lointaine, Dans le leurre des mots, La Maison natale, Les Planches courbes, L’Encore aveugle, Jeter des pierres. Toutes les notes relatives à l’ouvrage se référeront à l’édition parue aux éditions Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 2005. Il convient de rappeler que toutes les jeunes Françaises et les jeunes Français de Terminales L ont dû étudier en 2005-2006, puis en 2006-2007 cet ouvrage que l’Éducation Nationale avait mis au programme du Bac. Ce que c’est que les relations, à défaut de célébrité populaire et réelle, quand même !…

[2] .— au sens où le Panthéon l’entend.

[3] .— La phrase stellaire était affichée imprimée en garamond au dessus des presses à bras de Guy-Levis Mano, du « Bénédicin de la poésie » — comme l’appelait Seghers, — dans l’atelier de la rue Huyghens, à Paris. G.L.M n’aura jamais “fait carrière”… il aura par contre pris tous les risques, pour voir des “maisons d’édition” ensuite, comme Gallimard, récupérer ses auteurs, une fois les auteurs lancés, sans même dire ou mentionner qu’il avait été le premier à les publier. Salauds de capitalistes ! Quand Juan Ramon Jimenez a reçu le prix Nobel, G.L.M. avait été le seul en France à le publier.

[4] .— Les Planches courbes, ed. cit., p. 104.

[5] .— Arthur Rimbaud, « Vies, I », in Les Illuminations , in Œuvres, éd. Garnier-frères, Paris, 1960, p. 264.

[6] .— Voir : Edgar Allan Poe, « La Chute de la maison d’Usher ».

[7] .— Arthur Rimbaud, « Alchimie du verbe », in « Délires, II », in Une saison en enfer, in Œuvres, éd. Garnier-frères, Paris, 1960, p. 233.

[8] .— Dans le leurre des mots, I, éd. cit., p. 73.

[9] .— Des poèmes du Grand Victor !…

[10] .— En se prenant pour Valéry, sans doute ?…

[11] .— Dans le leurre des mots, I, éd. cit., p. 76.

[12] .— Voir : Charles Baudelaire, « L’Étranger », in Le Spleen de Paris, I.

[13] .— Voir : Charles Baudelaire, « De profundis clamavi », in « Spleen et Idéal », XXX, in Les Fleurs du Mal.

[14] .— Voir : Charles Baudelaire, « L’Étranger », in Le Spleen de Paris, I.

[15] .— Voir : Charles Baudelaire, « Les Vocations », in Le Spleen de Paris, XXXI.

[16] .— Voir : Charles Baudelaire, « L’Étranger », in Le Spleen de Paris, I.

[17] .— Charles Baudelaire, « Recueillement », paru le 1er novembre 1861, in La Revue européenne, rajout de la troisième édition des Fleurs du Mal.

[18] .— Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, LIII.

[19] .— Les Planches courbes, p. 104.

[20] .— La Maison natale, VI, p. 89.

[21] .— La Maison natale, VI, p. 89.

[22] .— La Maison natale, VI, p. 89.

[23] .— RIMBAUD, « Mauvais sang », in Une Saison en enfer, in Œuvres, éd. Garnier-frères, Paris, 1960, p. 213-214.

[24] .— néologisme qui rappelle que l’homme est la rencontre d’un Ange et d’un démon, que sa vie est leur combat.

[25] .— Charles Baudelaire, « Moesta et errabunda », in « Spleen et Idéal », LXII, in Les Fleurs du Mal.

[26] .— John Milton, The Paradise lost, 1667.

[27] .— La Maison natale, I, éd. cit., p. 83.

[28] .— « C’était le temps où Bruxelles chantait… »

[29] .— La Maison natale, I, éd. cit., p. 83.

[30] .— La Maison natale, IX, éd. cit., p. 93.

[31] .— La Maison natale, II, éd. cit., p. 84.

[32] .— La Maison natale, IV, éd. cit., p. 86.

[33] .— La Maison natale, I, éd. cit., p. 83.

[34] .— La Maison natale, V, éd. cit., p. 87.

[35] .— La Maison natale, V, éd. cit., p. 87.

[36] .— La Maison natale, III, éd. cit., p. 85.

[37] .— La Maison natale, III, éd. cit., p. 85.

[38] .— La Maison natale, XII, éd. cit., p. 97.

[39] .— Voir : André Malraux, L’Espoir, 1937.

[40] .— Voir : le texte de Charles Péguy, cité en fin de l’article comme ouverture aux débats.

[41] .— La Maison natale, XI, éd.cit., p. 96.

[42] .— Voir : Charles Baudelaire, « Levana et nos Notre-Dame des Tristesses », in « Visions d’Oxford », in Un mangeur d’opium, VIII, in Les Paradis artificiels : « Qu’est-ce que Levana ? C’était la déesse romaine qui présidait aux premières heures de l’enfant, qui lui conférait, pour ainsi dire, la dignité humaine. “Au moment de la naissance, quand l’enfant goûtait pour la première fois l’atmosphère troublée de notre planète, on le posait à terre. Mais presque aussitôt, de peur qu’une si grande créature ne rampât sur le sol plus d’un instant, le père, comme mandataire de la déesse Levana, ou quelque proche parent, comme mandataire du père, le soulevait en l’air, lui commandait de regarder en haut, comme étant le roi de ce monde ; et il présentait le front de l’enfant aux étoiles, disant peut-être à celles-ci dans son cœur : « Contemplez ce qui est plus grand que vous ! » Cet acte symbolique représentait la fonction de Levana. »

[43] .— La Maison natale, XII, éd.cit., p. 97.

[44] .— Les Planches courbes, p. 104.

[45] .— Les Planches courbes, p. 104.

[46] .— La Maison natale, III, p. 85.

[47] .— RIMBAUD, « Mauvais sang », in Une Saison en enfer, in Œuvres, éd. Garnier-frères, Paris, 1960, p. 213-214.

[48] .— La Maison natale, III, p. 85.

[49] .— Arthur Rimbaud, « Nuit de l’enfer », in Une saison en enfer, in Œuvres, éd. Garnier-frères, Paris, 1960, p. 220.

[50] .— Voir : Charles Baudelaire, « À une passante », in « Tableaux parisiens », XCIII, in Les Fleurs du Mal.

[51] .— Voir : Charles Baudelaire, « Enivrez-vous », in Le Spleen de Paris, XXXIII : « enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. »

[52] .— La Maison natale, II, p. 84.

[53] .— La Maison natale, II, p. 84.

[54] .— La Maison natale, II, p. 84.

[55] .— La Maison natale, VII, p. 91.

[56] .— La Maison natale, II, p. 84.

[57] .— qu’il s’agisse de celle de Platon, d’Aristote… a forciori de Saint Augustin.

[58] .— Stéphane Mallarmé, « L’Azur », in Poésies.

[59] .— Pour reprendre le viril et si poétique mot d’Hölderlin.

[60] .— C’est cette graphie du mot que préférait Baudelaire.

[61] .— Les Planches courbes, p. 104.

[62] .— La Maison natale, VII, p. 90.

[63] .— Dans le leurre des mots, p. 74.

[64] .— Oui, j’ai l’âme dun « hussard noir de la République » tout en étant catholique à la manière de Péguy, pas de Bernanos.

[65] .— Que Monsieur Charles Aznavour me pardonne cet emprunt passager.

[66] .— La Maison natale, VII, p. 90-91, passim.

[67] .— Dans le leurre des mots, II, p. 77.

[68] .— Pour emprunter son titre au livre célèbre de Nathalie Sarraute, en 1956.

[69] .— Charles Baudelaire, « La Morale du joujou ».

[70] .— La Maison natale, VII, p. 91.

[71] .— Dans le leurre des mots, II, p. 77.

[72] .— Dans le leurre des mots, II, p. 78.

[73] .— Dans le leurre des mots, II, p. 77.

[74] .— La Maison natale, VII, p. 91.

[75] .— La Maison natale, VII, p. 91.

[76] .— La Maison natale, VII, p. 91.

[77] .— La Maison natale, VII, p. 91.

[78] .— La Maison natale, VII, p. 91.

[79] .— La Maison natale, VII, p. 91.

[80] .— La Maison natale, VII, p. 91.

[81] .— La Maison natale, VII, p. 91.

[82] .— La Maison natale, VII, p. 90.

[83] .— La Maison natale, VIII, p. 92.

[84] .— La Maison natale, X, p. 94.

[85] .— Dans le leurre des mots, II, p. 78.

[86] .— La Maison natale, VII, p. 90.

[87] .— La Maison natale, V, p. 88.

[88] .— La Maison natale, XII, p. 97-98.

[89] .— Arthur Rimbaud, « Mauvais Sang », in Une saison en enfer, in Œuvres, éd. Garnier-frères, Paris, 1960, p. 214.

[90] .— Voir : Charles Baudelaire, « Le Voyage », VIII, in « La Mort », in Les Fleurs du Mal.

[91] .— Voir : pour expliquer ce concept, mon article consacré à Franz Kafka

[92] .— Celui d’Henri IV, ou, plutôt du Cyrano de Rostand, 1897.

[93] .— Dans le leurre des mots, I, p. 74.

[94] .— Charles Baudelaire, Fusées, X.

[95] .— Dans le leurre des mots, I, p. 75.

[96] .— Dans le leurre des mots, I, p. 70.

[97] .¬— Blaise Cendrars, « Tour », in Dix-neuf poèmes élastiques, II, in Du monde entier, poésies complètes 1912-1924, éd. Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard, 1991, p. 71.

[98] .— André Malraux, Saturne. Essai sur Goya, éd. Gallimard, 1950 ; puis Saturne. Le destin, l’art et Goya, éd. cit., 1978.

[99] .— Dans le leurre des mots, II, p. 77.




Bonnefoy, une fois !… [Une fois de trop ?…]

M. Yves Bonnefoy, grand Papa-immobile depuis 1953 de la poésie postmoderne, vient d’obtenir le « Prix Franz Kafka ».

Une bonne nuit la dessus, et je vous dirai ce qu’on peut en penser.

Confidence faite aux lectrices et aux lecteurs : c’est lui, l’ancêtre désolant, qui devait inaugurer notre « Pilori ».

Vous saurez bientôt pourquoi.

Mais rien ne presse, non !… Une bonne nuit là-dessus !

RAJOUT DU 1er novembre, jour de la Toussaint :

Gros article bientôt à paraître. Mon acte ne sera pas pamphlétaire, bien sûr, mais critique : je décortique, je cite avec sources et références, je mets en perspective ; j’avance mes preuves sur cette question : pourquoi je n’aime pas Yves Bonnefoy, ni sa “poésie”. Pourquoi il incarne, selon moi, le prototype même, l’archétype même du “poète” postmoderne en ce début de millénaire : un homme à jamais du passé, que je vois sans postérité aucune, du moins je l’espère pour l’avenir possible encore de la littérature ; car la vraie poésie — quoi qu’en pense ou dise notre titulaire de la chaire de poésie au Collège de France où il joue faussement les Paul Valérys — est celle qui ne pose pas, celle qui ne ment pas, celle qui propose, celle qui donne un but à la vie, un espoir, une espérance : une possibilité d’enchanter encore ce monde, en se battant pour quelque chose de plus grand que soi, de manière honnête et lucide.

RAJOUT du 2 novembre, « Jour des Morts » :

C’est fait




« odeur de tumeur », II

Quelle merveilleuse crémerie pharmaceutique et maison passe-partout que la Maison Gallimard quand même, quand on y songe : on vous y vend « la Peste » — Littell — et « le Choléra » — Sollers, — en tête de gondole, avec calicots et fausses promotions, afin de pouvoir vous fourguer ensuite, soi-disant pour vous guérir, les panacées pleurnichardes du Charlatan Millet [éditeur de Littell] jouant les stylistes méditant sur le « Désenchantement de la littérature » et du monde, ainsi que les sermons sur le Diable de la créature de Sollers : François Meyronnis, faisant oraison sur le lieu secret mais forcé par où le Diable « droit au cul quand bise vente » fait irruption…

« Ce que dit la bouche d’ombre » ?… Oui ! Meyronnis l’a entendu : il vous transmet les oracles non encore éventés auxquels il s’est abouché, pieusement recueillis par lui, et, vous les traduit, oui !… par les mêmes voies, semble-t-il. Allez ensuite affronter l’époque, parés contre le vent… consommateurs cons sommés de consommer le brouet eucharistique toc, et ne doutez plus, crétins de peu de foi : Gallimard s’occupe de vous ! Gallimard s’occupe de tout !… Quoi qu’il advienne, vous trouverez tout chez Gallimard, Nouveau Temple de la Cul-turelure : ils sont toujours achalandés, en épidémies mortifères et endémiques comme en remèdes miracles — Saint Gaston, priez pour nous !… [ne priez pas Saint Antoine par contre, car les mises de fonds ne seront jamais remboursées] — ; chez “Gallimarre”, c’est comme à la Samaritaine ou dans les petites annonces du Chasseur français. Pour le courrier du cœur, vous pouvez toujours laisser des messages sur le JUBIIBLOG, le jouet du Pape et du Roi Sollers. C’est comme « Big Brother », mon frère : il veille sur tout, il veille sur toi… et, dans son rêve, il contrôle tout.

— Tout ?… Vraiment ?… … En admettant même que cela soit vrai, encore vrai pour l’heure, une question : compte tenu du changement d’époque indéniable et du vent qui tourne : pour combien de temps encore ?

Saint Koutouzov ! priez pour nous…

J. L. C.

[Si vous souhaitez approfondir la question, je vous suggère d’aller lire dans les « Brèves » : « Odeur de tumeur, I » http://utopiktulkas.free.fr/polaire/spip.php?breve17, puis, dans la rubrique « Le Pilori » : « De la récupération considérée comme un des Beaux-Arts » http://utopiktulkas.free.fr/polaire/spip.php?article54, ainsi que l’article datée du 9 novembre 2006 : « Bienveillantes pour qui ? »http://utopiktulkas.free.fr/polaire/spip.php?article21]

[Si vous voulez rire hors du cadre de Polaire, je vous suggère d’aller visiter le nouveau blog suivant : une sorte de Chamfort de l’édition ?… À suivre en tous cas… : http://lecorbeaudeledition.over-blog.com/… Vous le verrez, c’est édifiant !




Trois temps pour en finir avec le nihilisme

[Un jeune philosophe réagit au nihilisme ambiant.]

PREMIER TEMPS : SOYONS MÉCHANTS

Le discours nihiliste (« rien n’a de valeur, le Vrai et le Bien sont des fantasmes »), dont le mou et placide cousin est le relativisme (« Tout se vaut, à chacun sa conception du vrai et du bien »), n’est, en définitive, qu’une pleurnicherie désabusée de dogmatique amer et déçu. Quel sens y-a-t’il en effet à soutenir un propos dont l’incohérence est manifeste, puisqu’il proclame avec véhémence la supériorité, sur toute autre affirmation, de la formule qui nie toute valeur et sous laquelle il devrait lui aussi tomber ?
Le nihiliste conséquent ne devrait pousser qu’un cri silencieux.
S’il ne se condamne lui-même au silence, il est soit pervers, soit hystérique.

Pervers, s’il cherche à se nourrir de la déception qu’il provoquera chez celui que son affirmation minera. C’est l’autre en tant que semblable que vise le pervers, quoiqu’il se place lui-même en position d’exception ; puisque lui sait ce que chacun ignorerait, exception faite des autres vampires de sa tribu.

Hystérique, si son verbiage vise, au-delà du semblable, le Grand Autre entre les mains duquel nous remettons la garantie d’un sens ultime ; il est alors comme le blasphémateur qui espère secrètement la punition du dieu bafoué, comme l’adolescent déçu qui voyant son père déchu du pinacle où sa tendre naïveté l’avait logé, ramasse le « h » tombé et consume ainsi le lien que nul joint ne viendra plus jamais réparer, comme si son défi pouvait restaurer le paradis à jamais perdu. Mais s’il a perdu son innocence, il n’a pas pourtant pas perdu sa naïveté.

Si le nihiliste est naïf, c’est d’abord parce qu’il ne peut se soutenir que d’une absence de nuance et de finesse qui est le pendant de ce qu’il reproche à celui qu’il croit être son opposé, alors qu’il n’en est que le symétrique.

Il y a pourtant une forme de vérité dans son affirmation, mais elle le stupéfie et l’empêche de sortir de sa contradiction fondamentale.

Que nul ne puisse se prévaloir de la connaissance objective du Vrai et du Bien, ce que proclame le dogmatique qui confond le message de Dieu (expression qui, selon qu’on la prendra littéralement ou métaphoriquement, s’entend aussi bien pour un croyant que pour un agnostique) et l’intelligence (débile) qu’il peut en avoir, ne supprime pas la nécessité logique dans laquelle nous sommes de poser l’existence de ces deux objets, ne serait-ce que pour pouvoir parler sans trop délirer.

Effectivement, prétendre qu’on connaît la Vérité requiert d’abord une réponse à cette question : « Quand peut on dire que le discours est en adéquation avec le réel ? »

DEUXIÈME TEMPS : SOYONS SIMPLES

« Quand peut-on dire que le discours est en adéquation avec le réel ? »

Axiome 1 :

Tout énoncé prend sens dans le cadre d’un système d’énoncés.
Corollaire :

Un énoncé isolé est dépourvu de sens.

Explication :

Un monème isolé n’a pas de sens, il est nécessaire qu’il puisse se définir par opposition à un terme contradictoire. Il en va de même de toute unité linguistique pourvue de sens (ou au moins d’une fonction sémantique pour les phonèmes)

Proposition 1 :

Tout système d’énoncés repose sur au moins un axiome.

Explication :

En effet, si un énoncé ne prend sens que dans un système, soit ce système est circulaire, c’est à dire tautologique, soit il repose sur une signification première.
Si le système est tautologique, l’axiome peut rester implicite (il existe au moins un axiome admettant la validité d’une démonstration où ce qui est à démontrer est d’abord présupposé) ; sinon il est identique à la signification première.

Conséquence :

Il n’existe pas d’énoncé absolument objectif, dans le sens où sa signification serait indépendante de l’axiome (ou des axiomes) et du système qu’il(s) fonde(nt).

Application :

La formule “Ce discours est en adéquation avec le réel” est un énoncé dépendant d’une axiomatique préjugeant de ce qu’est le réel alors que c’est précisément ce qu’il faut définir.

Remarque 1 :

tout ce qui précède peut être réfuté en invoquant l’axiome 1.

Remarque 2 : invoquer la remarque 1 pour réfuter l’ensemble de ce qui suit implique l’acceptation implicite de l’axiome 1.

Conclusion :

Il s’agit d’une de ces questions que l’on peut qualifier d’indécidable.

TROISIÈME TEMPS : FINISSONS-EN !

Ne pas pouvoir fonder un discours sur une première vérité absolue, dans la mesure où l’ultime critère se dérobe derrière cette indécidabilité, ne doit pas pour autant nous condamner au silence ou à l’incohérence.
La science a depuis un certain temps déjà reconnu l’existence de questions indécidables : pour présenter les choses succinctement, le premier théorème d’indécidabilité de Gödel met en évidence l’existence d’une formule arithmétique qui, grâce au procédé appelé « gödélisation », permet, tout en évitant l’autoréférence directe (et interdite), peut dire d’elle même qu’elle est indémontrable. Si cette formule était démontrable, l’arithmétique (et l’ensemble des mathématiques) serait incohérente ; si elle ne l’est pas, alors elle est vraie.
Le vrai ne coïncide donc pas avec le démontrable, ce n’est pas pour autant que les mathématiques ont cessé de poursuivre leur développement.
Stephen Hawking, dans une conférence intitulée « Gödel and the end of physics », déclarait que la physique était elle aussi concernée par ce genre d’indécidabilité.
Bien avant cela Popper comme Einstein avaient dénoncé l’impossibilité dans laquelle nous sommes de nous assurer de la possession de la Vérité, sans que cela implique pour autant l’inexistence de celle ci.
Notre savoir est donc à la fois incomplet et incertain… cela ne signifie nullement que tout se vaille :
La physique newtonienne est, rigoureusement parlant, fausse ; néanmoins elle est très satisfaisante à une certaine échelle et présente, par rapport à la théorie relativiste, quelques avantages au niveau de sa « maniabilité ». Elle garde par ailleurs le mérite d’être scientifique, c’est à dire « réfutable » (par opposition à « tautologique » ou infalsifiable). On pourra donc dire que la théorie relativiste est plus « vérisimilaire » que la théorie newtonienne et accorder néanmoins un certain crédit à cette dernière. Les énoncés et prédictions déduits du noyau dur de la théorie restent « vrais », mais relativement au système d’axiome dont ils dépendent.

Actuellement encore, les axiomes de la physique relativiste ne sont pas compatibles avec ceux de la physique quantique, qui prend en charge les échelles atomique et sub-atomique. Divers physiciens espèrent que les deux théories pourront être réunies en une autre théorie plus englobante, la physique des hyper-cordes. Ces deux théories restent donc pour l’instant « vérisimilaires » et incommensurables entre elles : on ne peut dire si l’une est plus vérisimilaire que l’autre puisqu’elles ne représentent pas le même domaine et les contradictions entre ces deux physiques, celles qui minaient Einstein (comme le caractère indépassable de la vitesse de la lumière que semble contredire le phénomène de non-séparabilité en mécanique quantique), ne sont peut être que superficielles.

Popper suggère d’exporter certains principes de son épistémologie dans le domaine de la morale (ou de l’éthique si on préfère) :

- Aucun système moral ne peut savoir s’il correspond à l’expression adéquate du Bien (impossibilité de vérifier).

- Un système moral tautologique qui prétendrait imposer sa définition du Bien est par la même « totalitariste ».

- Il existe des systèmes moraux meilleurs que d’autres, plus « vérisimilaires ».

- Il peut exister une incommensurabilité entre divers systèmes moraux, ce qui signifie que l’on peut reconnaître la validité relative d’un principe moral par rapport aux axiomes de son système, sans que pour autant ce même principe ait une quelconque place dans un autre système, fondé sur d’autres axiomes.

- On peut espérer que des systèmes moraux incommensurables puissent néanmoins coexister pour peu que ceux qui se réclament de l’un ou de l’autre admettent la faillibilité possible de leur propre système, sans que cela implique qu’ils y renoncent.

- Un même principe moral peut se trouver dans des systèmes différents, et il est possible qu’ils n’aient pas le même degré de vérisimilarité. Par ailleurs, un même principe peut se rencontrer dans un système « ouvert » comme dans un système tautologique : d’une certaine manière, ce même principe n’est pas vraiment le même et n’a pas la même valeur, relativement à celle du système considéré.

POUR CONCLURE :

Le dogmatique et le nihiliste marchent main dans la main ; l’un comme l’autre confondent ce qui est et ce qu’on peut en savoir ; l’un comme l’autre dénient toute possibilité en dehors de l’alternative qui leur donne un peu de poids, du moins le croient-ils… Le nihiliste reste prisonnier de l’affirmation du dogmatique à laquelle il accroche sa négation ; le dogmatique a besoin de son contradicteur pour affiner ses armes. Le caractère si peu rationnel de leur dialectique fait pencher pour une querelle qui trouve son enjeu ailleurs que dans le Savoir…
Est-il besoin de préciser cet enjeu ? je crois que cela fait longtemps que l’un et l’autre sont repartis se coucher…




« odeur de tumeur »

M. François Meyronnis, dans sa pantalonnade commanditée par Sollers et intitulée De l’extermination considérée comme un des beaux-arts, écrit que l’époque sent une « odeur de tumeur »… Petite main, appointée aux éditions du Maître, il omet simplement de préciser d’où vient l’odeur. Et pour cause : elle vient très clairement, en bonne part, des éditions Gallimard : les productions cautionnées et bénies par ces deux grands “chrétiens”, ces deux grands pharisiens histrionesques que sont MM. Philippe Sollers et Richard Millet, dégageant une forte odeur de pourriture.

« Il y a quelque chose de pourri au royaume du […]. »

Rien de bien neuf sous le soleil.

J.L.C