Franz Kafka ou le « Non-né », chapitre 3 Jean-Louis Cloët, 27 janvier 20086 août 2023 Franz Kafka ou l’Homme sans corps UN ARTICLE NÉCROLOGIQUE.Dans le petit théâtre de la névrose kafkaïenne, Milena Jesenska-Pollak aura immédiatement trouvé son « point d’optique [1] » et n’en variera pas. Des lettres confidences à Max Brod jusqu’à l’article nécrologique annonçant au public lettré la disparition — et l’existence en même temps pour nombre de lecteurs à venir qui l’avaient ignoré jusque là — de Franz Kafka, Milena Jesenska-Pollak affiche une sereine et pour tout dire admirable continuité dans son amitié amoureuse et son amoureuse sympathie [2], lucide et passionnée [3]. Elle sait qu’elle a « vu » Franz Kafka, qui l’a impressionnée jusqu’à la trame de son âme, jusqu’à la trame du voile de ses mots, de ses mots de gaze comme pour un blessé, et que ce qu’elle en dit est juste. Par fidélité envers lui, elle s’y tient, imperturbablement ; petite sœur de sang. Elle est son premier vrai critique, jusqu’à présent sans doute — voire sans nul doute — inégalée, puisqu’elle a le regard de l’amour, elle, et, non pas seulement de l’intellect : elle, elle est dans la vérité.Entre le 3 juin 1924 et le 10, jour de l’inhumation de Franz Kafka au cimetière juif de Prague-Straschnitz, le 7 précisément, Milena Jensenska-Pollak fait paraître dans Norodni listy un article nécrologique à valeur de testament littéraire, et de manifeste une fois encore. Aucun être n’est sans doute allé plus avant qu’elle dans l’approche humaine et l’approche critique de l’Œuvre de l’écrivain juif pragois. C’est pourquoi il convient d’en revenir toujours à elle pour prétendre tracer une voie critique, pour prétendre faire mieux entendre dans l’immensité souterraine de l’implicite et du silence de son Œuvre énigmatique, oraculaire, la voix, la voix même de Kafka. « Avant-hier est mort au sanatorium de Kierling près de Klosterneuburg, à côté de Vienne, le Dr Franz Kafka, un écrivain allemand qui vivait à Prague. » C’est ainsi que Milena Jensenska Pollak attaque son article d’hommage au défunt qu’elle sait entrer alors, presque sans bruit, dans la légende — avec Max Brod et quelques autres, (quelques autres peut-être mais ce n’est guère sûr) elle est sans doute la seule à le croire, alors — ; c’est ainsi qu’elle entame son article à valeur encyclopédique, ayant le dessein de faire découvrir au public à la fois la valeur de l’homme et de l’Œuvre. Pour ce faire, elle situe d’emblée la topologie du lieu de sa mort. Est-ce volontaire de sa part ? Nul ne saurait le dire. Il n’en demeure pas moins que Kafka meurt en marge — et seule la marge définit le contour, c’est un leitmotiv opportun, toujours pertinent ici, on le sait — ; il n’en demeure pas moins que Franz Kafka meurt en marge d’un lieu hautement symbolique : près de Vienne, en marge de Vienne, en marginal. Vienne, capitale fin de siècle, en effet, est le symbole géographique par excellence — si l’on en croit Stevan Zweig [4] ou Joseph Roth [5], pour ne citer qu’eux— de la fin du monde des pères, de sa décadence, de la fin d’un monde, et, pour aller à l’essentiel — chacun voyant souvent midi ou minuit à sa porte, génie ou pas, l’homme est ainsi — de la fin du monde pour beaucoup.À la topologie du lieu s’ajoute la typologie de la maladie, elle aussi symbolique, qui emporte Kafka : comme Proust, Franz Kafka étouffe dans sa ville, dans sa vie, dans son pays, dans son époque, au point d’en mourir tuberculeux, ayant traduit sa maladie psychique sur le parchemin palimpseste même de son corps : « depuis bien des années, il souffrait d’une maladie des poumons » note Milena. Proust mourra à Paris, autre capitale fin de siècle, des fumigations et de la claustration qu’il s’imposait depuis des années pour soigner un asthme imaginaire : il s’éteindra usé par sa névrose implacable, incurable, en 1922 ; Kafka crèvera lui, comme un chat, d’une tuberculose bien réelle mais qui n’en est pas moins selon lui — il est en certain, il l’affirme — le résultat de la somatisation de sa névrose psychique. Milena insiste bien sur cet aspect qu’elle considère à juste titre absolument fondamental pour quiconque tente d’approcher comme elle l’avait fait avec patience et passion le mystère de l’homme Kafka : « il allait seul son chemin, [écrit-elle] plein de vérité, effrayé par le monde ; depuis bien des années, il souffrait d’une maladie des poumons, et s’il la soignait, [commente-t-elle] il la nourrissait aussi consciemment et l’entretenait dans sa pensée. » Elle donne sa propre explication au passage, en la calquant fidèlement sur celle-même donnée à elle par Franz K. : « Lorsque l’âme et le cœur [ajoute-t-elle] ne peuvent plus supporter leur fardeau, le poumon prend sur lui la moitié de la charge, ainsi la charge est au moins également répartie, a-t-il écrit une fois dans une lettre [relate-t-elle sans pédantisme, se voulant juste pédagogique, explicative], et sa maladie [conclut-elle sans aucun doute sur ce sujet] était de cette espèce. » Après ce diagnostic de « sa maladie » qui semble infaillible, sans faille, elle précise même, ce qui, selon elle, constituait son principal avantage et son rôle dans la subtile mécanique mentale de la névrose kafkaïenne : « [la tuberculose, écrit-elle encore] lui conférait une fragilité presque incroyable et un raffinement intellectuel sans compromis presque terrifiant ; mais lui, en tant qu’homme, avait déposé toute son angoisse intellectuelle sur les épaules de sa maladie. »Dans son Journal, Kafka a donné sa propre version, son explication, bien sûr, une fois encore, sur le mode de la fable — on ne peut s’empêcher de songer ici à La Fontaine [6] — : « Ça ne peut pas durer comme ça, a dit le cerveau, et au bout de cinq ans, les poumons se sont déclarés prêts à l’aider. » Pour lui, sa maladie née du « germe de mort général » dont les miasmes (pour emprunter le mot adéquat à Baudelaire encore une fois [7]) hantent l’atmosphère du monde, de l’ici-bas, n’est autre qu’une « maladie spirituelle » ; elle l’invite à trouver et à s’inventer un nouveau rituel de vie pour lui apprendre, peu à peu, sinon à survivre d’abord, tout du moins ensuite à mourir ; c’est une maladie en somme non pas seulement diplomatique par rapport à la marche d’un monde dont il se sent à jamais l’exclu magistral et définitif, pas seulement diplomatique, non, mais bien philosophique, presque au sens noble : sa tuberculose est en vérité, qu’il se l’avoue ou pas, qu’il le révèle ou non, une forme de dandysme, comme à l’époque des romantiques la phtisie ou la chlorose, ou la maladie de consomption qui frappait les héroïnes d’opéras ou de romans de l’autre temps, du temps d’avant pour lui : celui des pères encore, si loin déjà, si proche pourtant. Sorte de Marguerite Gautier pragoise, Kafka porte ses camélias dans le poumon pour paraphraser hardiment Boris Vian qui invente des fleurs dans les poumons de son héroïne Chloé dans L’Écume des jours [8].La maladie pour Kafka, c’est la politique du pire, dans l’espérance d’un mieux aléatoire. On sait que chez les artistes, l’ivresse joue le rôle de belvédère phénoménologique qui permet le regard ontologique : c’est pourquoi ils recourent souvent à l’alcool, à la drogue, au sexe à outrance ou aux stupéfiants, aux conduites à risques de toute espèce, de tout bord [9]. L’ivresse facilite leur production. Sans elle, ils pensent, il sentent qu’ils seraient moins artistes ; du moins ils en sont convaincus, ils le pensent. L’ivresse est leur « point d’optique [10] », l’injecteur d’irréel comme de réel dans leur moteur psychique : elle le fait tourner plus ou moins rond, plus ou moins, pensent-ils, à « plein régime ». L’Œuvre s’en trouve marquée, imprégnée. Face aux œuvres, le rôle du lecteur ensuite, c’est de tenter de retrouver les fragments d’ontologie dans le ciment de la névrose et de l’hystérie. Kafka, lui, a pour seul belvédère la maladie, « sa maladie ».Rien de bien original de fait : la maladie est le mode d’expression de l’inhibé quand l’expression pour lui est familialement impossible. Avec un père comme le sien, Franz Kafka, dès son plus jeune âge, et, sa vocation de recours, sa vocation d’écrivain, va accentuer ce processus, chez lui compulsif ; Kafka, lui, « se shoote » à l’inhibition ; puis, il augmente la dose et c’est la tuberculose — comme on l’a dit, comme il le dit lui-même : il somatise — ; alors, il augmente encore la dose (c’est une tautologie fatale), et c’est l’aveu clair, explicite, croissant, du comportement suicidaire qui depuis le début le caractérise. Sa dernière tentative d’expression, en somme, c’est la mort [11]. À regarder vivre Kafka, vivre et mourir… on ne peut s’empêcher de songer à cet interview ancienne que Michel Butor accorda à la revue Lire, en mars 1980. L’interviewer l’interroge : « À un moment Viator [un des héros d’un de vos romans] dit : « Il y a dans toute œuvre une tentation surmontée de suicide. » D’autre part, lors de vos entretiens avec Georges Charbonnier, vous aviez déclaré : « Pour moi, le fait d’écrire est un équivalent positif du suicide. Si j’écris, c’est pour ne pas mourir. » Pour vous il y a donc une véritable parenté entre suicide et littérature ? »Michel Butor lumineusement répond : Pour répondre, on peut par exemple montrer que Les Mille et une nuits, avec Schéhérazade reculant sa mort de nuit en nuit, sauvant par conséquent toutes les filles de Bagdad et puis la ville entière, sont une mise en scène particulièrement brillante de cette volonté de la littérature à faire reculer la mort. À partir de là, on peut insister sur ceci : pour écrire dans le sens le plus positif du mot, c’est-à-dire pour passer un grand nombre d’heures sur un travail énorme dont le profit financier est — c’est le moins que l’on puisse dire — très incertain, il faut des raisons extrêmement puissantes. Écrire est une espèce de folie. Si l’on fait ce travail c’est que, grâce à l’écriture, on essaie de changer quelque chose autour de soi et en soi ; et si l’on va jusqu’à la publication c’est parce qu’on sent très bien qu’il faut que les autres nous aident, qu’on n’arrivera pas à sortir de ses problèmes tout seul. Au départ, chez l’écrivain comme chez le peintre ou le musicien, il y a, si vous voulez, un sentiment de scandale : il y a cette impression que les choses ne sont pas du tout comme elles devraient être, qu’elles ne sont pas utilisées comme on le pourrait. L’artiste souffre particulièrement de cet état de fait et, du coup, il se sent différent de la plupart des gens qu’il rencontre. Cette différence est vraiment très difficile à supporter. Il y a deux façons de supprimer la différence entre les autres et soi. La première, c’est de se supprimer soi-même : puisque l’on n’est pas comme les autres et qu’on est malheureux parmi eux il suffit de disparaître purement et simplement. Ou alors on peut devenir conforme aux autres : on vous guérit, on vous adapte, on vous normalise et l’écrivain en puissance que vous étiez disparaît. Le second moyen de résoudre le problème de la différence c’est, au contraire, d’essayer de transformer les autres : par un certain nombre de procédés et tout en sachant que ce sera extrêmement long, difficile, complexe, vous essayez de transformer autrui. En ce sens, c’est le fou qui guérit autrui. C’est celui que les autres considèrent quelquefois avec beaucoup de gentillesse, comme un malade qui va montrer aux autres que c’est eux qui sont peut-être malades. Dans le premier cas, lorsque les autres réussissent à gommer cette différence, il y a suicide soit complet, soit incomplet. Dans le second cas, et notamment avec la littérature, il y a une tentation pour renverser cette situation et pour guérir ceux qui vous croient malade. Ce qui n’empêche d’ailleurs pas l’écrivain d’être réellement un peu malade et de se rendre compte que dans le divorce entre lui et les autres il faut de toute façon guérir les deux [12]. On ne saurait s’empêcher de trouver dans ces propos de Michel Butor comme un écho des très célèbres aphorismes de Balzac, précieux conseils au lecteur comme à tout jeune écrivain : « S’ils ne peuvent pas vous couvrir de boue, ils vous adoreront à genoux. » « On n’entre dans la société que de deux manières : comme la peste ou comme un boulet de canon. »Comme un boulet de canon, vraiment ? À lire l’Œuvre de Franz Kafka, sans aller au-delà de l’apparence, (Milena Jesenska-Pollak le sait, Milena Jesenska-Pollak le sent) : on pourrait penser a posteriori que kafka est une allégorie de l’impuissance, mais Milena, par un renversement dialectique et rhétorique éblouissant en fait un héros de tragédie de type « vaincu-vainqueur », c’est-à-dire un héros de type « chant du Bouc » avec catharsis effective ; c’est que dans le « chant du cygne » — sans catharsis, lui, et qui cède à la fascination du tragique sans plus la conjurer, la purger, — Franz Kafka est allé si loin, tellement loin, que, les extrêmes se touchant, il en redevient « chant du Bouc [13] ». Par un artefact rhétorique, elle rétablit Kafka, si besoin était, dans toute la force de son génie, dans sa dignité d’homme : « Il voyait le monde plein de démons invisibles qui déchirent et anéantissent l’homme sans défense. Il était trop lucide, trop sage pour pouvoir vivre, trop faible pour combattre, faible comme le sont des êtres beaux et nobles, qui sont incapables d’engager le combat avec la peur qu’ils ont de l’incompréhension, de l’absence de bonté, de mensonge intellectuel, parce qu’ils savent d’avance que ce combat est vain et que l’ennemi vaincu couvre encore de honte son vainqueur. »Cette force du héros, anti-héros en apparence, mais qui va être capable d’assumer seul toute l’injustice de son destin, qui va trouver l’héroïsme de signer une vie qu’il ne reconnaît pas, où il ne se reconnaît pas, parce qu’il n’a pas le choix et qu’il entend malgré tout, malgré tous avoir eu une vie [14], quelle qu’elle soit, afin de la transmettre, afin d’être viril, fécond, Milena suggère que Kafka en trouve la source en soi même, au plus profond, au plus profond de sa faiblesse ; c’est tout juste comme s’il parvenait, de l’autre côté de son miroir, qui lui renvoie, sans cesse, implacablement son image, sur l’autre face de ce qu’il est au profond, sur son revers : « Il connaissait les hommes, comme seul peut les connaître quelqu’un de grande sensibilité nerveuse, quelqu’un qui est solitaire et qui reconnaît autrui à un simple éclair dans son regard. Il connaissait le monde d’une manière insolite et profonde, lui même était un monde insolite et profond. » Le grand Victor Hugo l’avait dit presque en même terme avant elle : « [tout] poète est un monde à l’intérieur d’un homme. » Impuissant [15], anti-héros, Kafka est, comme le montre Milena, le courage même. Si Milena se voit à ses côtés cantonnée au rôle d’Héloise [16], — un rôle qui ne manque pas de sublime, puisque fondé précisément sur la notion même de sublimation, — on est forcé d’admettre que, par bien des aspects, Franz Kafka à bien des égards emprunte beaucoup à Abélard ; à la différence que lui, avant de rencontrer Milena, aura dû multiplier, en les jetant à chaque fois, des brouillons de rencontres amoureuses, des brouillons de rencontres spirituelles plutôt, autant de brouillons d’Héloïse. Par le truchement de Milena-Héloïse, le castré psychique — paradoxe ! — devient symbole de l’amour et de la virilité, le champion de l’amour et de la virilité pour elle ; a posteriori, sur le papier. Pour Milena, Kafka est un héros involontaire, peut-être, sans doute, mais un héros à part entière et sans nul doute. Témoins de cet héroïsme comme autant d’épreuves subies, comme autant d’épreuves traversées victorieusement pour elle : ses livres. À l’image de Kafka, à son image : « Ils sont vrais, nus et douloureux » note-t-elle enthousiaste, « si bien que, presque naturalistes [17] » commente-t-elle. Et c’est là qu’elle peut en revenir à la notion d’héroïsme en la complétant de manière définitive : « Ils sont pleins de l’ironie sèche et de la vision sensible d’un homme qui voyait le monde si clairement qu’il ne pouvait pas le supporter et qu’il lui fallait mourir, s’il ne voulait pas faire de concessions comme les autres et chercher recours dans les diverses erreurs de la raison et de l’inconscient, même les plus nobles. »« Il a écrit les livres les plus importants de toute la jeune littérature allemande » sanctionne-t-elle avec un aplomb inébranlable, avec force de conviction. « Tous les livres de la génération d’aujourd’hui [ajoute-t-elle pour se justifier d’une telle assertion] [tous] dans le monde entier y sont incluses, encore que sans esprit de doctrine. » Kafka n’a rien d’un pâle universitaire, en effet, d’un fonctionnaire de la pensée comme de l’art, d’un mandarin pontifiant prêt à toutes les impostures, prêt à tous les larcins pour briller, pour parader, pour mettre en montre son impuissance et son obscénité [18]. Non, lui — aussi chastement qu’il le peut, pour les écrire ses livres, — lui sait « mettre sa peau sur la table » comme dira quelques temps plus tard, une fois la mort des pères consommés, le très controversé mais génial Louis-Ferdinand Céline. À dire vrai, il n’a guère le choix. C’est pourquoi, pour nous comme pour celui qui rêvait d’écrire « à la hache » comme des peintres peignent au couteau, ce sont, chacun, des « Livres cruels et douloureux » ainsi que l’écrit Milena. Et, c’est là qu’on revient à sa démonstration qui cherche à nous persuader, à nous convaincre que Franz Kafka est un héros digne de la tragédie antique à la Eschyle de type « chant du bouc », bien plus que de celle à la Euripide de type « chant du cygne [19] », voire à la Sophocle de genre mixte. Si la catharsis, on l’a compris (elle nous le suggère assez fort pour qu’on l’entende dans son silence maïeutique), si la catharsis, oui, ne fonctionne pas pour Kafka, pour son lecteur, elle fonctionne, oui !… à merveille, jusqu’à exercer sortilège et fascination.Kafka rejoint involontairement Artaud qui, avant tous, et, dès 1933, dans Le Théâtre de la Cruauté — lequel en 1938 deviendra, on le sait, avec l’ajout d’autres chapitres Le Théâtre et son double, — Kafka devance pleinement l’Antonin Artaud vaticinateur, prophétique, qui proclamera l’urgence de trouver une sorte d’ultra catharsis pour tenter d’exorciser le temps des parâtres à venir, pour tenter de nous préserver des individus réïfiés, qui, ayant perdu le sens, tout sens de leur humanité, céderont tout entier à la folie démiurgique et se prendront pour des surhommes, des Übermensch ; comme des bourreaux kafkaïens, ceux-là seront prêts à écraser, à exterminer tout ce qui ne leur ressemblera pas, tout ce qui ne se soumettra pas à leurs oukases, bref tous ceux qu’ils appelleront alors des « sous-hommes », les Üntermensch, qu’ils les nomment d’ailleurs Stücks ou seks. Dans Le Théâtre de la cruauté, en 1933, dès 1933, quand Antonin Artaud écrit : « Tout ce qui agit sur l’homme [exerce] une cruauté […] », ne rejoint-il pas l’idée de nécessité pour Kafka d’écrire des œuvres à « la hache », contre la névrose personnelle et collective, pour briser la « mer gelée » en nous ? Bien sûr que si ! C’est en cela, en cette volonté qu’il ressent urgente, impérative, que Kafka est involontairement prophétique du temps des parâtres qui va fatalement suivre le temps des pères. « Le monde entier est un théâtre » disait déjà Shakespeare. « Petit théâtre de Monsieur K » : un théâtre de la cruauté, et qui tente son exorcisme ! Le recours à l’invention ou la réinvention d’une mythologie chez Kafka dès avant la guerre de 14, annonce, lui, l’intuition de 1922 qu’eut Jean Cocteau : pour conjurer les démons qui s’agitent dans l’ombre, dans l’inconscient des individus et des peuples qu’ils constituent, qui mènent à nouveau le monde sans qu’il s’en rende bien compte alors au bord de l’Apocalypse, une fois encore, il faut avoir recours à la mythologie, par laquelle les Grecs, les Latins, les autres peuples, savaient exorciser leurs peurs, et leurs démons. En outre, il faut savoir exorciser l’intelligence, la seule et sèche raison — si propice au capitalisme sec, — afin de réactiver en soi, d’abord le cœur, les affects, puis le corps, et les sens. Les livres de Kafka, écrit Milena, pourraient se résumer par ce livre en attente de publication : « Devant la loi [20] [qui] attend depuis des années en manuscrit. C’est un de ces livres qui, quand on les as lus jusqu’au bout, laissent l’impression d’un monde si parfaitement compris qu’il rend inutile le moindre commentaire. » Une littérature tellement nue, comme celle des mythes, qu’elle se suffit à elle seule.En 1922, Jean Cocteau éprouve le besoin de ressusciter en l’adaptant à la modernité, la petite Antigone, l’héroïne de Sophocle. Paul Morand lui confie : « tu viens de rouvrir la boîte de Pandore ; on n’est pas prêt de la refermer. » Franz Kafka l’avait réouverte avant lui, dans sa solitude, à Prague. « Tous ses livres décrivent l’horreur de l’incompréhension, de la faute innocente parmi les hommes. C’était un artiste et un homme d’une conscience si sensible qu’il entendait encore là où les sourds se croyaient faussement en sûreté. » Entre les sourds et les aveugles, seul au monde, solitaire, pour Milena, passe Franz Kafka : « nous avons eu un jour ou l’autre recours au mensonge, à l’aveuglement, à l’enthousiasme, à l’optimisme, à une conviction ou à une autre, au pessimisme ou à quoi que ce soit. » Surtout « à l’aveuglement ». Kafka ne peut pas. Comme Cocteau, il devait penser que l’art est un « strip tease de l’âme » qui, par chance ou par malheur (on ne sait, on hésite), « ne s’exerce [le plus souvent — hélas ! —] que chez les aveugles ». « [Kafka] lui est incapable de mentir, tout comme il est incapable de s’enivrer. » Dans Le Potomak, son premier livre qui compte, le très exact contemporain du Procès de Kafka, Cocteau mettait tout jeune écrivain comme tout humain en garde : Si tu aimes, mon pauvre enfant,Ah ! si tu aimes !Il ne faut pas en avoir peur.C’est un ineffable désastre.Il y a un mystérieux systèmeEt des lois, et des influences,Pour la gravitation des cœursEt la gravitation des astres.On était là tranquillementSans penser à ce qu’on évite,Et puis tout à coup on n’en peut plus,On est à chaque heure du jourComme si tu descends très viteEn ascenseur :Et c’est l’amour.Il n’y a plus de livres, de paysages,De désir des ciels, d’Asie…Il n’y a plus qu’un seul visageAuquel le cœur s’anesthésie,Et rien autour. II Si tu redoutes d’aimer seul,Ne lutte pas contre l’amour.— D’abord parce que c’est impossibleEt puis parce qu’il n’est pas permisDe se soustraire aux lois profondes,À l’ordre éternel [21]. […] C’est ce que Kafka a osé faire, c’est ce qui le maudit à jamais. Kafka, le « trop intelligent ». À cet égard, je ne résiste pas au plaisir de citer une autre merveilleuse mise en garde du Jeune Cocteau, de six ans le cadet de Kafka seulement, et tirée du même ouvrage (ce serait un crime de la couper, tant elle est belle, cette mise en garde qui semble destinée à nos très « superbes [22] » intellectuels des quarante dernières années, structuralistes et post-modernes, athéologiens militants — mais sans le talent réel, quoique de pacotille et d’antiquaille « Jeune France », d’un Georges Bataille, hélas ! pour nous, —je la cite donc intégralement) : Ne sois pas trop intelligentCar tu verrais quelle indigence !Tu serais partout en exil,Dans la lente enveloppe humaine.Tu penserais aux lacs, aux pays, aux îlesOù tu pourrais vivre à la foisAu lieu d’aimer ta villeEt ton royaume étroit.Tu te dirais : il a des cœurs et des visages.Si je les rencontrais,Toute ma peine, tout mon effort,Se coucheraient devant eux,Comme le lion aux pieds de Daniel.Que de ciels, que de paysagesPerdus avant la vaste mort !J’écris ceci, je pense cela,Mais je pourrais aussi faire autre chose.Ne sois pas trop intelligentCar tu verrais quelle solitude !Savoir l’indifférence des gens,Savoir ce qu’ils veulent atteindre,Et leur course aux faibles ambitions,Et ce qu’ils peuvent fournir de plus,Et leur adresse à feindre,Et leur supérieure incompréhension,Et qu’ils sont tous, et toi aussi,Le fruit d’une erreur de la nature,Des premières nébuleuses du monde ;Qu’ils sont parmi les doux végétauxEt la tendre race animale,Un monstre qui ne fait que le malEt qui croit être sûrDe découvrir les causes profondes,Et meurt trop tôt.Ne sois pas trop intelligentCar tu verrais quelle paresse !Puisque tu es dans un rouage,Malgré l’erreur,Il faut profiter de ton âge,Des avidités de la jeunesseEt des espérances du cœur.Il ne faut pas te dire : « À quoi bon ? »Car si la plus modeste étoileSe disait : À quoi bon ? au ciel,Et s’arrêter de graviter,Il n’y aurait plus rien de ce qui a été.Il y aurait le grand chaos universelNe sois pas trop intelligent.Garde ta place,Et ton devoir,Et tes enthousiasmes,Crois à ton rôle.Supporte, comme Atlas,La terre entre tes deux épaules.Et si tu crées,Ne deviens pas un spectateur,Porte n’importe oùTon dépôt secret et sacré,Avec la foi du missionnaireQu’on torture chez les Papous.Surtout, surtout, sois indulgent,Hésite sur le seuil du blâme.On ne sait jamais les raisons,Ni l’enveloppe intérieure de l’âme,Ni ce qu’il y a eu dans les maisons,Sous les toits,Entre tes gens.O mon enfant,Il y a le plaisir et l’étude.Et les plaines fertiles,Et le rire de la santé.Ne cours jamais autour de toi.Puisque l’homme peut se complaireEntre un néant et un néantEt ne croit pas et se résigne,À quoi cela sert-ilDe respirer l’inquiétudeEt les influences célestes,Et de se demander si on est digne ? Profite donc de tout le reste [23] ! Contemporains du drame avec Felice Bauer, repris dans Le Potomak en 1913… hélas pour lui, Franz Kafka n’a pu lire et n’a pu entendre ces précieux conseils d’un contemporain, Jean Cocteau, qui fut moins sensible que lui aux sirènes fin de siècle, qui, à un moment donné même, franchement même leur tournera le dos, pour s’engouffrer avec Stravinski et les ballets russes de Diaghilev avec le jeune dieu : Nijinski dans les volutes tourbillonnantes de la modernité, ne songeant plus à l’hiver à venir bientôt de l’Europe, mais au contraire à célébrer Le Sacre du printemps à venir,… à venir au moins dans les Arts. À Dieu va ! Vogue la galère au gré de ses rames et des vents !… Milena ne jugea pas bon de lui donner ces bons conseils. Elle savait qu’il ne saurait, qu’il ne pourrait pas les entendre. À vrai dire aussi, elle était sous le charme, sous le sortilège ; elle partagea avec lui la fascination d’un certain néant. Sous le sortilège, Milena donc, comme Franz Kafka. Elle fut la première à voir, à sentir dans sa plénitude l’exquise sensibilité [24] de Kafka. Elle savait que c’était une sensibilité exacerbée, maladive. Sous le charme, oui, Milena. Le charme, c’est de ne pas savoir, de ne pas se rendre compte de ce que l’on est : ou beau, ou trop intelligent, ou les deux. Sous le charme du héros, elle, elle se sentait telle qu’en elle-même enfin reconnue pour soi et par soi, héroïne ; héroïne utile et non futile, en sympathie. Le charme de l’héroïsme, c’est de ne pas savoir qu’on est un héros ou d’être un héros malgré soi. Pour Milena, Kafka eut le charme du héros et le charme du génie qui doute, le charme également du séducteur, involontaire et fragile. Milena partagea-t-elle avec lui l’intuition que l’écriture souvent part de la sensation d’un naufrage, et qu’elle répond d’abord à la nécessité intérieure de sauver les meubles ? Pensait-elle comme lui, que l’écrivain fonctionne toujours plus ou moins par rapport à la sensation d’un monde finissant, qui se défait, qui se défausse et qui défaille, se dérobe, que l’écrivain crée en somme, en quelque sorte en réaction, comme pour répondre à cette sensation de perte afin d’un peu l’atténuer ou de la sublimer ? On ne sait, mais, sans doute, on peut le croire.Dès le départ, « trop lucide, trop sage pour pouvoir vivre, trop faible pour combattre », Kafka sent qu’on va toujours vers un moins, que l’air se raréfie. C’est cela aussi l’écriture de Kafka, même s’il s’agit toujours en tous lieux de l’Œuvre, en tous temps, de remettre objectivement — autant que faire se peut — en perspective : ce qui se cache sous les paraboles, sous les apologues : la réalité de la névrose, de sa névrose, en écho avec celle du temps, d’un temps, d’un monde qui finissent, vont vers leur fin, comme lui. ©Cloët, mars-avril 2005 [1] .— Pour emprunter opportunément peut-être la formule au jeune Hugo de la préface manifeste du théâtre romantique qu’est la préface d’Hernani en 1830 : « Le théâtre est un point d’optique. » [2] — « Sympathie » ne signifie-t-il pas : « Souffrir avec » ? [3] .— Presque au sens christique : le parcours de Franz Kafka et leur amitié amoureuse est véritablement un chemin de croix, où elle a choisi de jouer les saintes Véroniques. [4] .— Stevan Zweig (1881-1942), écrivain autrichien, qui se suicidera en 1942, bien convaincu que le monde auquel il a cru est définitivement mort et perdu, que l’avenir est désormais, quoi qu’on tente ou fasse, aux parâtres, aux dictateurs et à leur monde de violence et de vulgarité. Voir : « Le Joueur d’échec », sa nouvelle testament, ainsi que Die Welt von gestern, Le Monde d’hier, 1942. [5] .— Joseph Roth (1894-1939), écrivain autrichien. Voir : La Marche de Radetzky, 1932. [6] . La Fontaine, Fables, III, « Les Membres et l’estomac ». [7] . — Voir : Charles Baudelaire, « Élévation », « Spleen et Idéal », III, in Les Fleurs du Mal : « Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides […]. » [8] .— Boris Vian, L’Écume des jours, 1947. [9] .— Chez le jeune artiste ou penseur, ce comportement « addictif » à risques, a aussi une autre fonction : servir de patin, de frein, à la pensée qui sans cesse tourne trop vite et donne le vertige, panique pouvant mener au suicide, au « maudit » possesseur d’une intelligence supérieure. Il s’agit de perdre en vitesse, afin de mieux contrôler la machine mentale, qui, sinon, à tout moment risque de verser ou de rentrer dans un mur. [10] .— Pour emprunter la formule au jeune Hugo tentant de définir le théâtre dans la préface d’Hernani. « Le monde entier [n’est-il pas, de fait] un théâtre », ainsi que le suggérait Shakespeare ? [11] .— Artiste, c’est le plus beau métier du monde !… Ce sont simplement les quatre vingt premières années qui sont les plus difficiles. Cocteau avait une jolie formule pour le dire : « Trente ans après ma mort, je me retirerai fortune faite. » [12] .— Lire, n° 55, mars 1980, p. 30-31. [13] .— On sait que c’est la traduction littérale du mot « Tragédie » en Grec. Ce qui fait qu’il faudrait revoir la pudique définition que l’on donne habituellement de la catharsis : « purgation des passions par leur représentation », en ajoutant ceci : « purgation des passions et des inhibitions par leur représentation ». Après la Phallika, la procession phallique… après avoir vu, lors des Dionysies, chaque poète dramatique présenter ses trois tragédies et son drame satyrique… après avoir sacrifié le bouc à Dionysos… après que le gagnant du concours dramatique ait gagné le Bouc du grand prix… : il fallait que la foule, désinhibée par la magie du théâtre, par la magie de la catharsis, pousse « le chant du bouc », expulse de soi tout esprit d’impuissance né de la fatigue de la vie, du doute et de la dépression, de la crainte de l’avenir, et fasse des enfants à la Grèce, c’est-à-dire de futurs guerriers. Le théâtre avouait ainsi sa nécessité civique, thérapeutique et civique. [14] .— On songe au personnage de Meursault dans l’œuvre de Camus, à son fameux « étranger », qui fait le pendant à celui inventé le siècle d’avant par Baudelaire, lequel tente de faire face au « Spleen de Paris », au « spleen » de l’Europe nouvelle : celle du désenchantement comme dirait Max Weber. On sait combien Camus a été influencé par Kafka. [15] .— Au sens psychique du terme ; mais lorsqu’on l’est au sens psychique du terme, par le fait de la libido, ne l’est pas aussi mécaniquement de fait ? Le principal organe sexuel de l’homme et de l’être humain, c’est le cerveau. Et si le cerveau se rebelle, si le cerveau est atteint par l’inhibition […]. [16] .— La compagne de Pierre Abélard, castré par l’oncle de la jeune femme pour avoir « fauté » avec elle, et qui continue à l’aimer, malgré cette disgrâce. [17] .— Là, elle s’avance sans doute, dans la mesure où Kafka a sans cesse recours pour s’exprimer — pour tenter d’exprimer ce qui est en lui, ce qu’il a en lui qui le ronge — le symbolique. [18] .— Comme la plupart de nos universitaires soixanthuitards postmodernes, pseudo révolutionnaires bourgeois, qui n’ont reculé devant aucune obscénité narcissique, qui ont usé et abusé de leur pouvoir dandy en le transformant pernicieusement en simulacres de libérations alors qu’ils ne furent que la plus belle expression dans la plupart des cas du plus vil des totalitarismes : un totalitarisme rampant. [19] .— J’appelle tragédie de type « chant du cygne », la tragédie qui succède immanquablement à la tragédie de type « chant du Bouc » : une tragédie qui cède peu à peu à la fascination du tragique et où la catharsis à terme ne fonctionne plus. Les héros positifs de la tragédie de type « chant du Bouc » deviennent alors dans la tragédie de type « chant du cygne », des monstres ou des vaincus-vaincus ; le type de héros vaincu-vainqueur ne vaut que pour la tragédie de type « chant du Bouc », bien sûr. Euripide, et, Racine — après vingt deux siècles d’éclipse du genre — sont les deux plus beaux exemples d’auteurs de tragédie de type « chant du cygne ». Eschyle et Corneille sont les deux plus beaux exemples d’auteurs pratiquant la tragédie de type « chant du Bouc ». [20] .— Il s’agit en réalité du Procès, premier livre que publiera Max Brod après la mort de Kafka. [21] .— Jean Cocteau, Le Potomak, p. 223-224. [22] .— On ne dira pas dans quel sens il faut prendre le terme : libre à chacun de deviner !… [23] .— Jean Cocteau, Le Potomak, p. 183-186. [24] .— Le fou est un être exquis qui dessine le monde réel parce que seule la marge définit le contour. Voies (textes critiques)