Gogol, ou l’esthétique du « Gouffre » Jean-Louis Cloët, 12 août 200729 octobre 2023 Un fragment d’une longue étude réalisée sur Gogol en 1999-2000. Vous voulez lire la suite… ? Si je n’ai pas l’occasion de la publier, vous en trouverez d’autres fragments sur Polaire. LES NOUVELLES DE SAINT-PÉTERSBOURGde Nicolas GOGOL I/ UNE ESTHÉTIQUE DU GOUFFRE Baudelaire publie dans la Revue L’Artiste, le 1er Mars 1862, un sonnet intitulé : « Le Gouffre ». Claude Pichois l’associe à cette note que le poète, diariste cette fois, prend le 23 janvier 1862 ; elle appartient à la série « Hygiène » de ce qu’on nomme à tort les Journaux intimes , lesquels sont plutôt, en général, des bribes d’essais philosophiques, en vue souvent d’établir une Poétique , une « poétique de la cruauté » au même titre qu’Antonin Artaud pourra inventer, lui, dans la grande lignée baudelairienne, un « Théâtre de la cruauté » en 1933 : Au moral comme au physique, j’ai toujours eu la sensation du gouffre, non seulement du gouffre du sommeil, mais du gouffre de l’action, du rêve, du souvenir, du désir, du regret, du remords, du beau, du nombre, etc.J’ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur. Maintenant j’ai toujours le vertige, et aujourd’hui 23 janvier 1862, j’ai subi un singulier avertissement, j’ai senti passer sur moi le vent de l’aile de l’imbécillité. Voici le sonnet : Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant.— Hélas ! tout est abîme, — action, désir, rêve,Parole ! et sur mon poil qui tout droit se relèveMainte fois de la Peur je sens passer le vent. En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève,Le silence, l’espace affreux et captivant…Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savantDessine un cauchemar multiforme et sans trêve. J’ai peur du sommeil comme on a peur d’un grand trou,Tout plein de vague horreur, menant on ne sait où ;Je ne vois qu’infini par toutes les fenêtres, Et mon esprit, toujours du vertige hanté,Jalouse du néant l’insensibilité.— Ah ! ne jamais sortir des Nombres et des Êtres ! Dans quelle mesure un rapport d’analogie peut-il être pertinent entre Baudelaire, poète français des années 1860, et, Gogol, écrivain pétersbourgeois des années 1840, quand bien même Gogol a, durant ses douze années de pérégrination à travers l’Europe du Sud — (de 1836 à 1848) : Suisse, France, Italie : Rome, — passé l’hiver de 1836-1837 à Paris dans un appartement situé à l’angle de la place de la Bourse et de la rue Vivienne ? La réponse est sans doute liée à l’influence du romantisme allemand — hoffmannien pour être précis (E.T.A. Hoffmann, 1776-1822), — et, surtout, à la difficulté que les deux hommes ont pu avoir avec la question du réalisme qui se posait alors en peinture comme en littérature, en France comme en Russie. Baudelaire, ne jurant que par les deux berceaux du Romantisme, L’Angleterre et l’Allemagne, par tempérament, à ce dilemme a répondu, comme on sait, par la provocation dandy byronienne (G.G. Byron 1788-1824) et « Jeune-France » liée au « Petit-Cénacle » des années 1830, qu’il reprit à son compte : d’une part nostalgique de ce qu’avait vécu Nerval, romantique très « allemand », traducteur du Faust gothéen dès 1826-27, d’autre part rétrograde et réactionnaire par nature. C’est ainsi qu’il allia — avec une prosodie qui doit beaucoup pour la forme au classicisme et surtout à Jean Racine — la réalité au symbole, jetant ainsi les bases du symbolisme, lequel peut apparaître à mi chemin entre romantisme et classicisme : un recul esthétique en somme, dans un hors-lieu conceptuel et décorporalisé ; à la fin de sa vie, en effet, Baudelaire n’agitera plus que des allégories, que l’on songe au poème « Recueillement », un des ajouts de l’édition des Fleurs du Mal de 1861, sonnet qui met en scène, à lui seul, six allégories ; à ce même dilemme entre tentation réaliste et tentation de céder au « vieux romantisme » — comme Baudelaire aimait à le nommer, — Gogol, lui, en faisant référence lui aussi alors surtout aux Anglais et aux Allemands, a répondu en inventant un réalisme satyrique, qui, tournant au fantastique, donne à son œuvre un caractère métaphysique surprenant, lequel, de fait, doit être pour beaucoup dans la fascination que ses nouvelles peuvent exercer sur le public ; c’est pour cela, qu’elles déjouent le plus souvent la glose cartésienne de la critique — entendons d’une critique qui ne saurait pas se faire poétique, — car pour les comprendre au sens étymologique ( comprehendere : « prendre ensemble », d’où « assembler dans son esprit »), il faudrait tenter d’exprimer un peu, de cerner un peu l’indicible et l’innommable qui constituent le fond sémantique de cette œuvre étrange : un fond sans fond, toujours sujet à commentaire, le commentaire s’avérant de fait sans fin. L’œuvre n’étant jamais exorcisée tout à fait : continue à nous infester.On parle souvent d’un Gogol « réaliste » — tout du moins dans la critique traditionnelle, colleuse à bon compte d’étiquettes éditoriales plus propices à la vente, à la logorrhée « sorbonagre » de pacotille, — mais le simple fait de débusquer dans son œuvre la présence sous-jacente et continuelle d’une esthétique de l’innommable et de l’indicible, jouant sans cesse sur la contradiction, l’antithèse et le paradoxe, se déjouant en somme de toute tentative formelle, la situe bien, d’emblée, dans une perspective esthétique romantique. Ce que tente, en effet, d’exprimer, dans ses nouvelles, Nicolas Gogol, — ce « ça » devrions-nous dire — ne se conçoit pas bien : cela — ce « ça » — ne s’énonce pas clairement, et, cela annonce bel et bien l’univers de l’inconscient tel que tentera de le décrypter cinquante ans plus tard, la psychanalyse. En outre, la référence implicite et perpétuelle à ce géant du conte fantastique allemand qu’est Hoffmann — lequel sombra dans une forme de folie comme Gogol, — corrobore que tout dans son œuvre nous place dans le « ça » romantique, innommable et indicible, même si la tentation peut être, pour Gogol — pour tenter de se pacifier, de se raccrocher au « réel » — : réaliste. Elle n’atteint pas son but. Humainement, c’est une catastrophe. Littérairement : Dieu merci ! c’est au contraire un succès, un cadeau de l’esprit, inespéré, inimitable, inégalé. La grande littérature s’écrivant toujours en marge, sur la frange, dans un no-man’s land , en tout point phénoménologique (Voir : La Phénoménologie de l’esprit , Hegel, 1807), mais, jamais selon une logique, un ordre préétabli. C’est de son désordre, qu’un ordre, à terme, s’établit, plutôt se révèle, épousant tous les méandres de l’être créateur qui se cherche et qui se construit, précisément toujours sur ce qui se dérobe : les plus grandes Œuvres se bâtissant toujours sur ce terrain mouvant de l’interrogation essentielle, que nulle réponse, jamais, ne parviendra à combler. — « Mus es sein ? Es mus sein ! » disait Beethoven. Question et réponse à la fois, il n’est pas question pour l’artiste de sortir de « ça ». Le rôle de la critique, à terme, est alors de théoriser ce désordre apparent qu’est la contradiction, qui cache un ordre supérieur, car sorti de l’« essence » — produit de la totalité de l’« être » (du « Sein » et du « Zeit » dirait Heidegger) et non de son seul esprit, de sa seule raison — : l’esprit est toujours au-delà, du moins celui du créateur ; il se devance toujours, même si devant s’ouvrent des gouffres : ceux de l’inconcevable et ceux de la folie (mais est-ce un problème pour lui quand on sait que pour Hegel [177O-1831] rejoignant par là les intuitions d’Héraclite et de Spinoza : « Le concept d’être […] équivaut, dans son absence de contenu, au néant. Inversement, comme pensée de ce vide, le néant est lui-même un être et, en raison de sa pureté, le même que l’être », assertion que l’on peut lire in La Phénoménologie de l’esprit , 1807). Le désordre artistique, sorte de retour, en quelque sorte, au Chaos grec, d’où tout provient, où tout retourne à la fin, est toujours le ventre d’un ordre qui mettra du temps à se concevoir, et, souvent, ne se fera jour qu’après une lente gestation : porteur du « Sein » (de l’« être ») dans le « Zeit » (le temps), le poète est toujours « porté » par son époque, invisible aux yeux de ses contemporains, il est ressenti comme un poids, un corps étrange, sinon même un corps étranger, un abcès ; il ne pousse son cri, il ne fait entendre sa voix que dans l’époque qui suit. L’œuvre alors commence sa vie, échappant à son époque, même si elle en a été le plus intimement nourrie. Parmi les cinq nouvelles, dites « de Saint-Pétersbourg », une se distingue par son volume : « Le Portrait » ; elle fait environ cinquante pages, alors que les autres n’en comprennent, environ, que vingt. En outre, elle comporte aussi deux volets — on retrouvera cette manie de construire l’œuvre en diptyque dans d’autres nouvelles, — et, a nécessité à son auteur deux versions : la première paraît en 1835 et la seconde en 1842. S’il a fallu deux versions, soyons pratiques, déduisons : c’est donc que le sujet lui résistait, ou, mieux encore pour le critique et le lecteur : que l’objet lui échappait. Entre 1835 et 1842, les biographies concordent sur ce point — celle de Nabokov ou de Troyat, pour ne citer qu’elles — Gogol a changé de personnalité : le jeune romantique rebelle et révolté, porteur de l’esprit de réforme, de contestation et d’espérance paysanne des « décembristes » — espérance révolutionnaire et messianique noyée dans le sang de la répression, —,s’est mué en un conservateur mystique jusqu’à l’hystérie, débusquant partout le péché, et, considérant qu’il n’a jusqu’alors créé, à l’instigation du Diable, que des ouvrages qui le déçoivent par leur contenu, l’abîme sans fond qu’ils révèlent selon lui sans jamais apporter le message de paix et de lumière qu’il rêvait de prodiguer. Cette insatisfaction spirituelle, à l’instar si l’on veut de l’angoisse gothéenne ou de l’hystérie bouffonne d’Hoffmann, est un des aspects essentiels du caractère de Nicolas Gogol, dès son enfance ; elle est incontestablement un des moteurs de la vocation littéraire qui le saisit et le possède ; elle s’accentuera seulement avec les années ; il perdra peu à peu ce qui faisait son génie et qui le sauvait de la folie : un sens critique surdimensionné qui lui donnait ce redoutable humour, qui le sauva tout un temps du « gouffre » ; c’est, au reste, des conséquences des privations et des mortifications qu’il s’imposera dès qu’il s’engluera dans cette crise mystique qui lui fera, dans un premier temps, perdre tout son talent, puisqu’il s’autocensurera, et qu’il mourra en 1852. La biographie que Vladimir Nabokov (1899-1977) a consacré à l’écrivain ukrainien, émigré à Saint-Pétersbourg où Nabokov est né en 1899, nous révèle l’agonie plus que particulière du dramaturge et du romancier, du nouvelliste ; elle suggère aussi clairement que cette mysticité mal gérée sclérosa puis stérilisa tout esprit créateur chez lui.Regarder une œuvre avec un regard critique, quelle qu’elle soit, c’est chercher à en définir les mécanismes. Comme le rappelait Mallarmé au post-impressionniste Degas, un jour, lors d’un de ses lundis rue de Rome — Mallarmé recevait en effet chez lui l’élite symboliste qui le considérait comme le pape du mouvement — : « ce n’est pas avec des idées qu’on écrit un poème, c’est [d’abord] avec des mots ». Aborder Le Portrait , c’est être confronté aussitôt à une figure de rhétorique connue, et, souvent productrice de sens, quasiment à l’infini : la mise en abyme ; elles se superposent l’une à l’autre, tout au long du texte créant ainsi un abyme infini : « un gouffre » pour utiliser le mot baudelairien déjà évoqué comme analogie. On pourrait donc parler, pour tenter de définir l’œuvre et le projet gogolien dans Les Nouvelles de Saint-Pétersbourg , d’esthétique de la mise en abyme, voire même d’esthétique du « gouffre », à terme. Cela peut sembler à propos. L’esthétique de la mise en abyme, on le sait, avait déjà porté l’art pictural à l’un de ses sommets dans le tableau de Vélasquez intitulé Les Ménines , où, l’on en dénombre trois ; dans la première, par le simple fait que le peintre se représente soi en train de peindre son tableau, en regardant, par-delà le temps et les siècles un spectateur intemporel, il affirme que ce spectateur intemporel, ce « regardant », est le vrai sujet du tableau, rappelant, par là-même, que l’art appelle la création de celui qui s’y confronte ; Vélasquez, dans cette première mise en abyme, nous souffle par-delà la mort que par-delà un modèle (lequel est sujet) qui n’est qu’un prétexte, le sujet du tableau se confond ici à l’objet : celui du regard suscité par le regard du peintre ; ce regard implique un échange d’altérité, mu par un regard fécondant, susceptible à terme d’accoucher une réalité, chaque fois nouvelle selon les époques traversées, qui fait du tableau même une œuvre maïeutique, un ventre susceptible de porter et de concevoir de la pensée toujours nouvelle, du réel à naître, bref qu’il constitue un chef d’œuvre ; rappelant par là qu’un chef d’œuvre est toujours créateur sans fin de pensée, donc de réalité neuve ; cette première mise en abyme imaginée par Vélasquez pourrait correspondre aux interventions de Gogol qui commente l’action dans La Perspective Nevski , et, se peint en quelque sorte lui-même face à son sujet (ce qu’il représente), pour mieux suggérer son objet (pourquoi il le représente) ; dans la seconde mise en abyme constitutive des Ménines , Vélasquez représente le roi et la reine d’Espagne qui posent de face dans le tableau et à qui le peintre tourne donc le dos très symboliquement, leur reflet se projetant dans un miroir situé au fond du tableau où il n’apparaissent que de dos comme des ombres déjà en route vers la mort, celle-là, cette mise en abyme-là, rend le message clair : les grandeurs sont périssables, la seule royauté est celle du regard, non celle du commanditaire passager qui paye, la seule richesse est d’être en vie, de pouvoir voir et juger ; cette mise en abyme peut trouver sa correspondance dans le dénigrement apporté par le Pétersbourgeois d’adoption à la hiérarchie pétersbourgeoise, trop « bourgeoise » à son goût — au sens romantique du mot, non marxiste, c’est dire : trop convenue [1] — ; la troisième et dernière mise en abyme enfin imaginée par Vélasquez est un hidalgo qui se trouve au fond du tableau dans un encadrement de porte violemment éclairé : est-ce une façon de dire que la vraie grandeur de l’Espagne provient de sa noblesse et non du roi ? À cette mise en abyme-là, quel aspect de l’œuvre gogolienne associer, sinon l’ombre de ce qu’auraient pu devenir Tchartkov ou Piskarev, s’ils n’avaient pas sombré tous deux dans la folie, comme leur auteur y sombrera du reste, peu à peu, à sa façon, lui aussi ? Le seul à échapper à l’ironie de Gogol, n’est-il pas l’artiste au fond, entendons bien : le vrai, celui au fond du « gouffre », lucide, quand il se rend compte que l’art est un « gouffre », comme l’auteur du portrait du vieillard diabolique, du Diable en fait, dans « Le Portrait », qui se repent de l’avoir peint et se condamne à la mortification ? Le peintre de la nouvelle « L’Église des Jésuites » de E.T.A. Hoffmann, ici, n’est pas loin. Seul, le peintre devenu religieux, et repentant, échappe à la foudre satyrique du démiurge Gogol. Car, Tchartkov comme Piskarev, deux images de l’artiste raté ou qui s’est trahi, eux, n’échappent pas, bien évidemment, à la condamnation de Gogol : ils périssent tous deux misérablement, conscient de leur damnation sans remède, ni sans retour.Dans Le Portrait , les mises en abyme sont à ce point innombrables, qu’elles constituent « an sich », en soi, une esthétique. Il y a d’abord celle de cette première version suivie d’une seconde ; ensuite, il y a celle des deux volets du diptyque, avec retour chronologique dans le temps, avec « flash-back » (dirait-on en langage cinématographique), ce dans le second volet ; enfin, Gogol, artiste parlant de l’art dans son œuvre, constitue en soi une autre mise en abyme. Et… la figure se multiplie, à l’infini… Le sujet même de la nouvelle situe le lecteur entre déjà deux médiums différents : la littérature et l’art pictural ; au XVIIe siècle français — la France étant un des modèles littéraires pour Gogol comme pour beaucoup d’écrivains russes d’alors, — le portrait est un genre à part entière au même titre que la lettre qui définit l’art épistolaire : citons La Bruyère et ses Caractères , voire Molière au théâtre avec Tartuffe, L’Avare, le Bourgeois-gentihomme ou Don Juan , qui, à leur manière, témoignent du genre. Léonard de Vinci disait déjà en substance : « si tu appelles l’art du peintre « poésie muette », alors tu dois appeler « peinture qui parle » l’art du poète ». Ce que Gogol interroge avec « Le Portrait »qui apparaît comme une mise en abyme de la littérature tout entière, c’est la part muette de l’écriture, pour savoir et pouvoir répondre à ce problème : au plan moral, spirituel, est-elle bonne ou mauvaise, relève-t-elle du « Bien » ou du « Mal », vient-elle de « Dieu » ou du « Diable » (question baudelairienne) ? Il se plaint, on l’a dit, de ses productions ; pour comprendre le choix de cette esthétique très particulière, il s’agit de voir aussi — pour lui comme pour le lecteur, de « savoir » plutôt — où et à quoi l’écriture l’a mené et ce qu’elle lui a coûté en métamorphoses. Le caractère dualiste et moral du questionnement gogolien, par le biais rhétorique et savant de la mise en abyme, nous le retrouvons avec la présence dans l’œuvre de deux tableaux antithétiques : d’abord, un portrait qu’on peut qualifier de « divin », réalisé par un confrère parti longuement méditer dans la solitude et le travail fervents en Italie — berceau des Arts selon Gogol — lequel envoi d’œuvre apparaît un peu avant la fin de la première partie de la nouvelle, accélérant la dégradation de Tchartkov, puis, le fameux « Portrait » diabolique qui est celui acheté au début de la nouvelle — symboliquement dans un lieu où s’exerce cette activité « diabolique » selon Baudelaire : le commerce [2] — au marché Chtchoukine. On pourrait, au reste, ajouter un troisième tableau pour compléter le jeu pictural des mises en abyme avec le portrait de « Psyché » : la mère de la jeune mondaine, on le lit clairement, ressent le portrait de sa fille, tout comme ses amies aussi, comme quelque part « diabolique » : elle en a peur ; ses amies, elles, vont en rougir. En outre, le portait lui-même, éponyme, celui du prêteur, du vieux juif en costume chinois — du Diable, mais ce n’est jamais dit, puisqu’il est l’Innommable, par excellence, — s’il apparaît au début, réapparaît à la fin, comme s’il s’agissait en fait d’une signature à toute l’histoire, au destin damné de Tchartkov. À ces mises en abyme nombreuses, il faudrait ajouter celle ultime, plus radicale encore, que l’on peut formuler ainsi : le peintre travaille la matière picturale et la métamorphose, la matière picturale travaille l’individu et le métamorphose aussi. En fait, d’ultime mise en abyme… Et c’est là pour rester sur un suspens avouant qu’on ne peut tout dire ni non plus tout analyser, car il y en a d’autres, beaucoup d’autres… : elles sont quasi infinies ; ce qui donne à l’œuvre son caractère fascinant. Pour préciser cette notion d’esthétique de la mise en abyme, tenter de la formaliser plus théoriquement, on pourrait se prendre à songer au propos d’Antonin Artaud, un des grands poètes « fous » qui interrogea l’existence et la condition humaine au moyen du même médium que Gogol : les mots ; il se plaignait à Jacques Rivière, au début de son parcours de poète et donc d’écrivain, de sentir dans sa pensée — dans sa pensée comme dans tout son être — comme « un point de dépossession central » ; il l’écrivit magnifiquement à Rivière, alors éminence grise à la prestigieuse nrf , dans une lettre reprise plus tard dans son recueil phare : L’Ombilic des limbes (1925). Allons plus loin. Dans « Le Portrait », où je prétends que s’affirme partout une esthétique de la mise en abyme, de façon quasi « manifeste » — entendons au sens de manifeste esthétique — : la nouvelle elle-même est un lieu ambigu de déperdition et de création sémantique, à la fois trou noir et nébuleuse. « Muss es sein ? Es muss sein ! » écrivait déjà Beethoven dans ses écrits intimes, pour tenter de nommer, donc de posséder un peu, le phénomène mystérieux de la création artistique. La phrase du musicien génial révèle que le chef d’œuvre n’est pas seulement une réponse péremptoire, mais plutôt interrogation et réponse conjointe, en même temps, à l’infini. Héraclite disait déjà en substance que la vérité ne peut exister sans contenir la force qui la nie, Cocteau disait lui qu’un chef d’œuvre doit « semer des points d’interrogations à foison » ; de fait, il les sème, ici ; ce qui permettait au critique Jean Guéhenno de conclure : « autant de lecteurs, autant de livres ! » La pensée d’Héraclite : la vérité ne peut exister sans contenir la force qui la nie, Leibniz, et, à terme, Hegel, la suivront, la corroboreront. Le « roi des badauds », « l’anti-poète [3] » par excellence pourtant pour Baudelaire, Voltaire, croyait lui aussi en ce vieux principe maïeutique socratique : « un bon ouvrage est un ouvrage dont le lecteur fait la moitié. » Bref, le chef d’œuvre, en proposant un univers à l’image de notre univers humain, c’est-à-dire fait de contraste et de contraires qui s’affrontent perpétuellement, rend compte, toujours, de leur tension perpétuelle, générant le mouvement perpétuel de l’âme humaine tant qu’elle est encore soumise au choix. On peut le dire en image : elle en rend compte selon le fameux « losange » métaphorique du monde inventé, invoqué par l’évêque Nicolas de Cues, et constitué de deux triangles inversé collés l’un à l’autre, l’un pointe en haut, l’autre pointe en bas — « pyramis lucis » et « pyramis tenebræ » — respectivement symboliques de la création de Dieu et de l’acréation diabolique ; ce losange, imago mundi (image du monde) étant alors le lieu de tout ce qui fait et tout ce qui défait, des puissances de « concentration » pour l’un, et, de « vaporisation [4] » pour l’autre, pour utiliser le langage de l’illuministe Emerson repris ensuite par Baudelaire parmi les phrases-« phares », les phrases-clefs, par lui notées dans ses carnets. C’est de l’expression plus ou moins fidèle de cette tension que l’œuvre tire toute sa force de vie. — Question : que doit être une œuvre, pour changer de métaphore, d’analogie, de symbole, mais pour rester dans la symbolique alchimique chère à Rimbaud et aux mystiques allemands théosophes ou pansophistes ? — Réponse : un serpent qui se mord la queue, comme le célèbre Ouroboros des alchimistes. Voilà à quoi se trouve soumise « L’Alchimie du Verbe » elle aussi, d’autant que, selon La Genèse , elle est à l’origine de tout. Dans tous les chefs d’œuvre, les extrêmes se touchent ; c’est ce qui les rend « productifs » comme disait, jadis, la critique marxiste, mais avec, bien sûr, un autre point de vue, ici. On ne s’étonnera donc pas que Gœthe ait senti la nécessité pour parler des œuvres, des arts, d’inventer un néologisme pour les qualifier : l’adjectif « démonique », lequel signifiait que, pour lui, aucune œuvre n’échappait à l’influence diabolique, le génie devant exprimer à la fois la part divine et la part diabolique « en soi » du créateur de l’œuvre… le créateur, créant, comme tout créateur, « à son image », l’œuvre était ainsi pour lui et par fatalité condamnée à exprimer cette dualité essentielle chez tout être, fondamentale. La théorie de Gœthe pour l’essentiel n’a pas vieillie. Cette dualité dans l’œuvre de Gogol, dans « Le Portrait » précisément, crée un balancement manichéen incessant entre forces du « Bien » et forces du « Mal » ; ce balancement est tellement incessant qu’il en devient un tournoiement vertigineux, aussi profond que le « maelström » d’Edgar Allan Poe ou « L’Enfer » imaginé par Dante. L’œuvre gogolien correspond donc, premièrement, à une esthétique de la mise en abyme d’abord, du balancement manichéen ensuite, et, à terme, du tournoiement incessant : créant ainsi une hypostase esthétique, où se crée et se perd le sens. C’est ce qui donne à l’œuvre gogolien son caractère fascinant, hallucinant, et, à Gogol, son créateur, ce côté halluciné, fascinant. On aurait envie de citer ici — à propos sans doute — le Nerval du « Christ aux oliviers » « imité de Jean-Paul », qui fait le même constat que lui : « Dieu est mort ! le ciel est vide… / Pleurez ! enfants, vous n’avez plus de père ! » : En cherchant l’œil de Dieu, je n’ai vu qu’un orbiteVaste, noir et sans fond, d’où la nuit qui l’habiteRayonne sur le monde et s’épaissit toujours ;Un arc-en-ciel étrange entoure ce puits sombre,Seuil de l’ancien chaos dont le néant est l’ombre,Spirale, engloutissant les Mondes et les Jours [5] ! Il paraît dès lors important de tenter de définir quel est le point central de l’œuvre, quel est ce « point » ambigu « de dépossession central » (A. Artaud) et de création, de perte et de révélation, puisqu’autour de cette problématique située au cœur de l’ensemble et esthétique et sémantique qu’est l’œuvre, gravitent et circulent toutes les autres, rendues soudain ainsi annexes. Si l’œuvre gogolienne est une œuvre « grave » au-delà du rire qu’elle suscite parfois — pas si souvent, — si ce rire est de toute façon par essence « satanique [6] » quoi qu’il advienne — pour reprendre à nouveau pour le définir une expression baudelairienne, — c’est qu’elle fonctionne ainsi : « par gravité », et, au sens le plus « littéral ». Là encore, le principe de mise en abyme fonctionne entre l’auteur et le lecteur : « Le Portrait » est un miroir, comme le portrait dans « Le Portrait » est un miroir lui-même. « Ce que veut le lecteur » dit Jean Cocteau encore, après Voltaire, Guéhenno et tous les autres, « c’est se lire » : il y a chez le lecteur le même désir que Gogol pouvait avoir : Montaigne (1533-1592), déjà, dans Les Essais (1580-95) écrivait pour se connaître et s’instruire, si on l’en croit. Se rassurer et se faire peur : deux moteurs de l’acte d’écrire, deux moteurs de l’acte de création qu’est la lecture, la vraie lecture. Le lecteur est fondamentalement — on dirait presque : par nature — investi du désir d’avoir peur et d’être séduit, d’être rassuré et interrogé essentiellement sur l’essentiel de sa vie, sur l’essence, sur l’essence de son existence. La fin de la première partie du « Portrait », dans sa première version, montrera Tchartkov dans la chambre obscure de la création… bref, dans la camera obscura du peintre, qui, soudain se révélera dans son délire accusatrice, pour accuser la supercherie de son art : sa chambre de mort, les murs de sa chambre d’agonie… — imago de son inconscient et de sa culpabilité, de sa névrose, de sa folie… — seront tapissés d’yeux jusqu’au plafond, à l’infini, d’yeux qui l’interrogeront, qui le jugeront, qui lui diront qu’il a menti !…On découvre ici une autre problématique annexe mais pourtant majeure, un des premiers cercles autour de la cible centrale, du « point de dépossession central », du « gouffre » en somme, qu’est l’œuvre : il est évident que Tchartkov peut représenter un des visages de Gogol, une des potentialités de l’auteur — on l’a dit déjà : on « crée » toujours « à son image » (ce qui fait de tout créateur un démiurge) — c’est dire, qu’on peut aussi créer pour l’exorciser, si on la sent en danger. Tchartkov est pour Gogol un des êtres qu’il porte en lui et qu’il cherche à conjurer à tout prix, non sans céder à une fascination à fonds mortifère, sadomasochiste et prophétique — donc névrotique, — dans laquelle l’auteur se plaît à se représenter une de ses propres fins possibles, s’inventant puis exhibant le miroir de cette mort pour y mieux lire le secret de sa propre vie, de sa propre énigme… tant il est vrai, comme le suggère si bien Cocteau avec sa conception du bon lecteur, que l’auteur est toujours le propre lecteur de son livre. On peut, au reste, s’interroger sur la nécessité qu’a eue Gogol de réécrire son texte, de lui ajouter une seconde partie déjà plus rédemptrice, peut-être, que ce qu’il y avait « lu » une première fois, et, qui devait le terrifier… Apparaît une autre question : de quoi peut-être fait le « point de dépossession central » qui génère chez un auteur le processus de création, puisque sans cesse, sans nulle cesse, en vain, il va chercher à le combler ? Psychanalytiquement, ce vide est souvent celui d’une enfance trop heureuse ou trop malheureuse que l’auteur tente de combler par l’écriture. L’enfant, c’est toujours, quoiqu’il fasse, « le père de l’homme » comme dit le poète ; il est son compagnon de jeu, souvent perdu, bien souvent tué ou assassiné souvent par lui, et, qui le hante, qu’il fuit coupable, ou qu’orphelin sans cesse il recherche ; à terme, il sera son juge, il le sait. On est jugé à terme par l’enfant qu’on a été, par l’enfant qu’on a tué, ou celui qu’on a sauvé ; si « Dieu » existe, et, si le « tribunal de Dieu » existe, c’est, au paradis des enfants — car il n’y en a aucun autre — l’enfant que l’on a été qui nous jugera, qui nous dira si nous l’avons ou non trahi, vendu, tué. On n’en finit jamais de rendre des comptes à l’enfant qu’on a été, à ce jeune dieu ou au jeune dieu au contraire qu’on n’a pas pu être, ou su être. Gogol et Nerval furent dans leur enfance deux jeunes dieux. Balzac et Baudelaire furent deux rejetons, deux « monstres rabougris » que leur mères maudissant « la nuit aux plaisirs éphémères [7] » rêvaient de renvoyer « comme un billet d’amour [8] » dans la géhenne de l’enfer réservé aux infanticides, aux matricides : seul endroit où l’enfant et la mère serait unis. Une question nouvelle se pose encore, ici : cette esthétique du gouffre est-elle commune à toutes les autres nouvelles, dites « de Pétersbourg » ? Nul suspense : la réponse est oui. — La Perspective Nevski , relatant une expérience d’« épanchement du rêve dans la vie réelle » pour parler comme Nerval, révélant de la part de son héros — ou anti-héros — Piskarev une volonté hoffmannienne, nervalienne, et, démiurgique même (« démonique » donc), de pousser « les portes de corne et d’ivoire du rêve » (Nerval, n’est-il pas le premier traducteur français mais ébloui du Faust de Gœthe, et, ce dès 1826-27 ?), on peut lire dans la nouvelle, non pas seulement et à nouveau le gouffre de la représentation, de l’« être » et du « paraître » (vieux concepts de bas en Art, surtout depuis le Baroque), du diabolique et du divin, du profane et du sacré, comme dans Le Portrait , mais encore : le « gouffre » du rêve, suscité bientôt par l’opium. Dans le second volet de la nouvelle : l’histoire de Pigorov — car il est un second volet, là encore et c’est à nouveau un diptyque — apparaît alors… autre mise en abyme : le « gouffre » de la veulerie, celle à la fois de Pigorov et de Schiller, cette veulerie masculine étant à mettre en abyme avec celle de la prostituée, dont la rencontre tuera le très naïf, le trop naïf Piskarev, qui ne mérite aucune larme pour Gogol, aucun regret : c’est un imbécile, ô rien de plus, en somme, tombé dans le piège de l’amour idéal. Du balancement manichéen entre les deux histoires, du tournoiement sémantique dans lequel se perdent les deux personnages : Piskarev et Pigorov, on tirera la conclusion que « l’esthétique du gouffre » est bien à l’œuvre dans cette autre nouvelle, encore. — Le Manteau , que révèle-t-il, sinon le « gouffre » d’un désir d’ascension sociale, involontaire d’abord, puis dans son second volet — encore un second volet ! Comme si, toujours, la réalité devait en cacher une autre — celui de la vengeance, et, de la vengeance politique au sens strict, une vengeance annonciatrice, sans doute, d’une autre plus générale des humbles bafoués : la vengeance à venir un jour, dont Akaki Akakiévitch Bachmatchkine est l’allégorie à lui seul ? L’ombre Akaki Akakiévitch Bachmatchkine va errer dans Saint-Pétersbourg, jusqu’à ce que le croiseur Aurore fasse parler ses bouches de fer sur la ville, sur le palais d’Hiver, et, ce sera le début de la marche inexorable de la révolution bolchevik. — Le Journal d’un fou ne fait pas mentir son titre : il ouvre sous nos yeux le « gouffre » de la folie, et de la dérision amoureuse. — Le Nez ouvre le « gouffre » du rire, un rire poussé jusqu’au non sense , bien avant Lewis Carroll (1832-1898) et son Alice (1865), un rire poussé jusqu’à la folie, un rire satanique — on l’a déjà évoqué — comme celui que Baudelaire peut analyser dans son essai, publié dans l’un des chapitres de son Salon de 1859 : « De l’essence du rire » Ce qui suffirait pour démontrer que le comique est un des plus clairs signes sataniques de l’homme et l’un des nombreux pépins contenus dans la pomme symbolique, est l’accord unanime des physiologistes du rire sur la raison première de ce monstrueux phénomène. Du reste, leur découverte n’est pas très profonde et ne va guère loin. Le rire, disent-ils, vient de la supériorité. Je ne serais pas étonné que devant cette découverte le physiologiste se fût mis à rire en pensant à sa propre supériorité. Aussi, il fallait dire : Le rire vient de l’idée de sa propre supériorité. Idée satanique s’il en fut jamais ! Orgueil et aberration ! Or, il est notoire que tous les fous des hôpitaux ont l’idée de leur propre supériorité développée outre mesure. Je ne connais guère de fous d’humilité. Remarquez que le rire est une des expressions les plus fréquentes et les plus nombreuses de la folie. Et voyez comme tout s’accorde : quand Virginie déchue, aura baissé d’un degré en pureté, elle commencera à avoir l’idée de sa propre supériorité, elle sera plus savante au point de vue du monde, et elle rira.J’ai dit qu’il y avait symptôme de faiblesse dans le rire ; et, en effet, quel signe plus marquant de débilité qu’une convulsion nerveuse, un spasme involontaire comparable à l’éternuement, et causé par la vue du malheur d’autrui ? Ce malheur est presque toujours une faiblesse d’esprit. Est-il un phénomène plus déplorable que la faiblesse se réjouissant de la faiblesse ? Mais il y a pis. Ce malheur est quelquefois d’une espèce très inférieure, une infirmité dans l’ordre physique. Pour prendre un des exemples les plus vulgaires de la vie, qu’y a-t-il de si réjouissant dans le spectacle d’un homme qui tombe sur la glace ou sur le pavé, qui trébuche au bout d’un trottoir, pour que la face de son frère en Jésus-Christ se contracte d’une façon désordonnée, pour que les muscles de son visage se mettent à jouer subitement comme une horloge à midi ou un joujou à ressorts ? Ce pauvre diable s’est au moins défiguré, peut-être s’est-il fracturé un membre essentiel. Cependant, le rire est parti, irrésistible et subit. Il est certain que si l’on veut creuser cette situation, on trouvera au fond de la pensée du rieur un certain orgueil inconscient. C’est là le point de départ : moi , je ne tombe pas ; moi , je marche droit ; moi , mon pied est ferme et assuré. Ce n’est pas moi qui commettrais la sottise de ne pas voir un trottoir interrompu ou un pavé qui barre le chemin.L’école romantique, ou, pour mieux dire une des subdivisions de l’école romantique, l’école satanique, a bien compris cette loi primordiale du rire ; ou du moins, si tous ne l’ont pas comprise, tous, même dans leurs plus grossières extravagances et exagérations, l’ont sentie et appliquée juste. Tous les mécréants de mélodrame, maudits, damnés, fatalement marqués d’un rictus qui court jusqu’au oreilles, sont dans l’orthodoxie pure du rire. Du reste, ils sont presque tous des petits-fils légitimes ou illégitimes du célèbre voyageur Melmoth, la grande création satanique du révérend Maturin. Quoi de plus grand, quoi de plus puissant relativement à la pauvre humanité que ce pâle et ennuyé Melmoth ? Et pourtant, il y a en lui un côté faible, abject, antidivin et antilumineux. Aussi comme il rit, comme il rit, se comparant sans cesse aux chenilles humaines, lui si fort, si intelligent, lui pour qui une partie des lois conditionnelles de l’humanité, physiques et intellectuelles, n’existent plus ! Et ce rire est l’exploitation perpétuelle de sa colère et de sa souffrance. Il est, qu’on me comprenne bien la résultante nécessaire de sa double nature contradictoire, qui est infiniment grande relativement à l’homme, infiniment vile et basse relativement au Vrai et au Juste absolus. Melmoth est une des contradictions vivante. Il est sorti des conditions fondamentales de la vie ; ses organes ne supportent plus sa pensée. C’est pourquoi ce rire glace et tord les entrailles. C’est un rire qui ne dort jamais, comme une maladie qui va toujours son chemin et exécute un ordre providentiel. Et ainsi le rire de Melmoth, qui est l’expression la plus haute de l’orgueil, accomplit perpétuellement sa fonction, en déchirant et en brûlant les lèvres du rieur irrémissible. (3)Maintenant, résumons un peu, et établissons plus visiblement les propositions principales, qui sont comme une espèce de théorie du rire. le rire est satanique, il est donc profondément humain. Il est dans l’homme la conséquence de l’idée de sa propre supériorité ; et, en effet, comme le rire est essentiellement humains, il est essentiellement contradictoire, c’est-à-dire qu’il est à la fois signe d’une grandeur infinie et d’une misère infinie, misère infinie relativement à l’Être absolue dont il possède la conception, grandeur infinie relativement aux animaux. C’est du choc perpétuel de ces deux infinis que se dégage le rire. Le comique, la puissance du rire est dans le rieur et nullement dans l’objet du rire. Ce n’est point l’homme qui tombe qui rit de sa propre chute, à moins qu’il ne soit un philosophe, un homme qui ait acquis, par habitude, la force de se dédoubler rapidement et d’assister comme un spectateur désintéressé aux phénomène de son moi . Mais le cas est rare. Les animaux les plus comiques sont les plus sérieux ; ainsi les singes et les perroquets. D’ailleurs supposez l’homme ôté de la création, il n’y aura plus de comique, car les animaux ne se croient pas supérieurs aux végétaux, ni les végétaux aux minéraux. Signe de supériorité relativement aux bêtes, et je comprends sous cette dénomination les parias nombreux de l’intelligence, le rire est signe d’infériorité relativement aux sages ; qui par l’innocence contemplative de leur esprit se rapprochent de l’enfance. Comparant, ainsi que nous en avons le droit, l’humanité à l’homme, nous voyons que les nations primitives, ainsi que Virginie, ne conçoivent pas la caricature et n’ont pas de comédies (les livres sacrés, à quelques nations qu’ils appartiennent ne rient jamais), et que, s’avançant peu à peu vers les pics nébuleux de l’intelligence, ou se penchant sur les fournaises ténébreuses de la métaphysique, les nations se mettent à rire diaboliquement du rire de Melmoth ; et, enfin, que si dans ces mêmes nations ultracivilisées, une intelligence, poussée par une ambition supérieure, veut franchir les limites de l’orgueil mondain et s’élancer hardiment vers la poésie pure, dans cette poésie, limpide et profonde comme la nature, le rire fera défaut comme dans l’âme du sage.Comme le comique est signe de supériorité ou de croyance à sa propre supériorité, il est naturel de croire qu’avant qu’elles aient atteint la purification absolue promise par certains prophètes mystiques, les nation verront augmenter en elles les motifs de comique à mesure que s’accroîtra leur supériorité. Mais aussi le comique change de nature. Ainsi l’élément angélique et l’élément diabolique fonctionnent parallèlement. L’humanité s’élève, et elle gagne pour le mal et l’intelligence du mal une force proportionnelle à celle qu’elle a gagnée par le bien. C’est pourquoi je ne trouve pas étonnant que nous, enfants d’une loi meilleure que les lois religieuses antiques, nous disciples favorisés de Jésus, nous possédions plus d’éléments comiques que la païenne antiquité. Cela même est une condition de notre force intellectuelle générale. Permis aux contradicteurs jurés de citer la classique historiette du philosophe qui mourut de rire en voyant un âne qui mangeait des figues, et même les comédies d’Aristophane et celles de Plaute. Je répondrai qu’outre que ces époques sont essentiellement civilisées, et que la croyance s’était déjà bien retirée, ce comique n’est pas tout à fait le nôtre. Il a même quelque chose de sauvage, en nous ne pouvons guère nous l’approprier que par un effort d’esprit à reculons, dont le résultat s’appelle pastiche. Quant aux figures grotesques que nous a laissées l’antiquité, les masques, les figurines de bronze, les Hercules tout en muscles, les petits Priapes à la langue recourbée en l’air, aux oreilles pointues, tout en cervelet et en phallus, — quant à ces phallus prodigieux sur lesquelles blanches filles de Romulus montent innocemment à cheval, ces monstrueux appareils de la génération armés de sonnettes et d’ailes, je crois que toutes ces choses sont pleines de sérieux, Vénus, Pan, Hercule, n’étaient pas des personnages risibles. On en a ri qu’après la venue de Jésus, Platon et Sénèque aidant. Je crois que l’antiquité était pleine de respect pour les tambours-majors et les faiseurs de tour de force en tout genre, et que tous les fétiches extravagants que je citais ne sont que des signes d’adoration, ou tout au plus des symboles de force, et nullement des émanations de l’esprit intentionnellement comiques. Les idoles indiennes et chinoises ignorent qu’elles sont ridicules ; c’est en nous, chrétiens qu’est le comique. (4, intégral.) Résumons le propos baudelairien : il existe une ivresse démiurgique du rire, laquelle vous damne à coup sûr (Cf. : celle qui s’empare du narrateur du poème en prose du Spleen de Paris : « Le Mauvais vitrier »). Le rire est chez Baudelaire, comme chez Gogol au reste : maladie, hystérie ; le rire, c’est un reproche que l’on adresse à « Dieu ». Pour s’en convaincre que l’on songe à la haine de l’Église pour la comédie (Cf. : Aristote, dont le tome de la Poétique consacré à la comédie a disparu et Molière qui fut enterré dans une tombe anonyme sur intervention de Louis XIV en personne, en échappant ainsi de peu comme ses comparses à la fosse commune. Fosse commune = faute commune.) « J’ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur » écrit Baudelaire dans Mon cœur mis à nu (R./64) « Maintenant j’ai toujours le vertige, et aujourd’hui […] j’ai subi un singulier avertissement , j’ai senti passer sur moi le vent de l’aile de l’imbécillité » : envers de la jouissance : elle est toujours punition, elle est toujours diabolique.— Quel est le point commun entre toutes les nouvelles ? La folie. Ensuite : littérature et exorcisme : volonté de nommer le mal — le « Mal » — pour tenter de l’exorciser ; il faut admettre, en effet, ici, la dimension thérapeutique cachée des œuvres de Gogol, lesquelles préfigurent la grande crise qui, à la fin, va l’emporter. Gogol écrit au bord du vide, en funambule. II/ LA QUESTION DU SACRÉ Une série de questions dans « Le Portrait » se pose très vite : le rapport à l’Art est-il oui ou non un rapport au sacré ? Voilà la question centrale. Voici les questions connexes :1°) N’est-il pas toujours comme le dira Baudelaire soumis à « double postulation », objet et sujet à la fois, et, lieu d’un débat, produit d’une introspection elle-même sujette à projection sur le lecteur ?(« Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. L’invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. C’est à cette dernière que doivent être rapportées les amours pour les femmes et les conversations intimes avec les animaux, chiens, chats, etc. / Les joies qui dérivent de ces deux amours sont adaptés à la nature de ces deux amours » M.C.M.N./R. 26)2°) L’artiste est-il l’enjeu de l’œuvre, ou, l’œuvre l’enjeu de l’artiste comme le spectateur le sera ensuite, ou disons, pourra l’être ensuite ?3°) Quand le créateur ou le spectateur deviennent-ils l’otage de l’œuvre ou l’enfant de l’œuvre, et pourquoi ?4°) Peut-on créer en restant sauf et extérieur ?On peut suggérer une réponse : écrire, c’est mettre sa raison en équilibre instable pour mieux l’éprouver, la prouver ; il arrive qu’à ce jeu, l’on tombe… dans la folie, géniale ou pas. Chez Gogol, elle est géniale.Le sujet est un sujet à débat… — Il demeure que « Le Portrait » n’apparaît pas ici, comme on le pensait au XVIIIe dans certains milieux, simple jeu, passe-temps ludique et frivole, décoration… mais au contraire : relation, « commerce » au sens ancien du mot, commerce dangereux, partage d’une expérience intégrale qui peut mettre la vie en jeu.Kafka, dont on peut rapprocher l’Œuvre de celle de Gogol par son génie du non sense , flirtant sans cesse avec la folie et le sens du vertige, et, l’esthétique du « gouffre » aussi… Kafka avait une jolie formule pour résumer ce qui devait être, selon lui, un réel projet d’écriture, un réel projet de lecture (la vraie lecture étant elle aussi créatrice, porteuse de sens en soi) : « la littérature, ce doit être ce qui brise la mer gelée en nous » ; autrement dit : une littérature qui se pratique à coup de pic, à coup de hache, à coup de scie, qui pique, qui hache et qui taille dans le vif. — Belle leçon. Peut-être, l’a-t-il tirée de l’Œuvre de Gogol, en partie ?…Comme pour mieux souligner que sa nouvelle « Le Portrait » va disserter sur ce problème radical qu’est le rapport de l’Art au sacré, Gogol fait débuter l’action, Marché Chtchoukine, soit au temple de Mammon pour reprendre le mot du Christ, lequel sert au Nazaréen à désigner les richesses injustement acquises qui perdent leur acquéreur (le mot vient de l’araméen Mamna et du grec Mamônâ ). Marché Chtchoukine, Tchartkov, pourtant pauvre lui-même, dénigre les « musards de valet […], militaires retraité […] marchande[s] ambulante[s] […], [les] grooms et les apprentis […], les vieux domestiques, […] les jeunes marchandes » qui viennent y flâner, ainsi que les exemples d’art populaire russe ou flamand qu’on y trouve. D’emblée, il cherche à afficher une supériorité, il révèle par là un orgueil, qui, bientôt, le perdra ; pour lui, l’espace de la tentation est là, et, le Diable saura en tirer profit.Dès le début de la nouvelle, la thématique de l’œil se met aussitôt en place, et, de façon paradoxale, dès que le portrait éponyme est dévoilé : « Quelle peinture, monsieur, elle vous crève l’œil tout simplement ! Je viens de la recevoir de la salle des ventes… » ; habituellement, l’œil est symbolique de Dieu, de la Conscience, souvent représenté au cœur d’un triangle représentant l’hypostase de la création divine, pointe tournée vers le haut. Ici, la conscience diabolique est dans un carré, carré comme la société où rien ne tourne vraiment rond, sinon l’argent, quand il roule, et elle est symbolisée par deux yeux, qui nous rappellent que toute réalité est dualité, deux yeux porteurs pourtant de l’unité du « Mal », radicalement destructeur.À ce symbole, on peut ajouter déjà une problématique générale : celle du « paraître » et de l’« être », celle de la représentation et de son interdit potentiel, qui, on le sait, chez les Orthodoxes — disons, les chrétiens d’Orient — s’est traduite, aux environs du VIIIe siècle, par l’hérésie iconoclaste, à laquelle Constantinople, soit l’Église catholique d’Orient, mit rapidement « bon ordre », par une répression sanglante.Dans « Le Portrait », dans l’implicite du texte, constamment, tout se passe entre les deux éléments d’une même antithèse obsédante : ce que ne doit pas être un tableau ( : tentateur, déréalisant, destructeur, infestateur, possesseur, bref satanique), ce qu’il doit être ( : salvateur, créateur, réalisant, épanouissant, bref divin).La position sociale adoptée par Tchartkov sera le signe de son choix ; pour Gogol le mystique, on arrive alors à cet axiome : richesse sociale, à terme, signifie pauvreté de l’œuvre, et, l’inverse. [1] .— On sait que le terme « bourgeois » était l’insulte par excellence pour les romantiques, à l’époque donc pré-marxiste, puis contemporaine du marxisme. Était « bourgeois » celui qui prenait ses principes pour des idées, et ses préjugés pour des opinions. [2] .— Voir : Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, LVI : « Le commerce est, par son essence, satanique. — Le commerce, c’est le prêté-rendu, c’est le prêt avec le sous-entendu : Rends-moi plus que je ne te donne. — L’esprit de tout commerçant est complètement vicié. — Le commerce est naturel, donc il est infâme. — Le moins infâme de tous les commerçants, c’est celui qui dit : Soyons vertueux pour gagner beaucoup plus d’argent que les sots qui sont vicieux. — Pour le commerçant, l’honnêteté elle-même est une spéculation du lucre. — Le commerce est satanique, parce qu’il est une des formes de l’égoïsme, et la plus basse et la plus vile. / Quand Jésus-Christ dit : « Heureux ceux qui sont affamés, car ils seront rassasiés », Jésus-Christ fait un calcul de probabilités. [3] .— Voir : Charles Baudelaire, in Mon cœur mis à nu, XXXIII : « Je m’ennuie en France, surtout parce que tout le monde y ressemble à Voltaire. / Emerson a oublié Voltaire dans ses Représentants de l’humanité. Il aurait pu faire un joli chapitre intitulé : Voltaire, ou l’anti-poëte, le roi des badauds, le prince des superficiels, l’anti-artiste, le prédicateur des concierges, le père Gigogne des rédacteurs du Siècle [Journal d’Émile de Girardin, zélateur du Dieu « Progrès » et que Baudelaire exécrait, vomissait]. » [4] .— Voir : Charles Baudelaire, in Mon cœur mis à nu, I : « De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là. » La phrase est tirée en réalité d’un ouvrage d’Emerson qui est immédiatement devenu un livre de chevet pour Baudelaire : The Conduct of life, 1860. [5] .— Voir : Gérard de Nerval, « Le Christ aux oliviers », II. Toute la problématique romantique est résumée-là : celle d’un monde abandonné, resté vide, béant : celle du monde désenchanté, celle du monde de « La Mort de Dieu », laissé vacant au seul « Progrès » devenu Dieu-idôle de « la modernité ». Tout l’Œuvre baudelairien rend compte, après Nerval, de « ça ». [6] .— Voir : Charles Baudelaire, in « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques », II, passim : « le rire humain est intimement lié à l’accident d’une chute ancienne, d’une dégradation physique et morale. […] L’Être qui a voulu multiplier son image n’a point mis dans la bouche de l’homme les dents du lion, mais l’homme mord avec le rire ; ni dans ses yeux toute la ruse fascinatrice du serpent, mais il séduit avec ses larmes. […] le comique est un élément damnable et d’origine diabolique, […] un des plus clairs signes sataniques de l’homme […]. » [7] .— Voir : Charles Baudelaire, « Bénédiction », « Spleen et Idéal », I, in Les Fleurs du Mal. [8] .— Ibid. Voies (textes critiques)