Gracq, et les Gracques Jean-Louis Cloët, 23 décembre 20079 août 2023 Louis Poirier disparaît, Julien Gracq tire sa révérence… : lequel cachait l’autre en fait ?… fâché sans doute, avec une époque où la grande littérature a, moins que jamais, sa place, où désormais, tout se fait « à l’estomac » dans tous les domaines, il s’en va, sans laisser d’adresse. Le dernier romantique s’éclipse alors que Monsieur Déficit et Madame Inflation sont en train de forniquer, frénétiques, pour accoucher — demain peut-être — de Demoiselle Révolution. Marianne reviendrait-elle, et Gavroche, à terme par toute l’Europe, et dans le monde, sur arrière-fond de choc possible aussi des civilisations ? La France est depuis quelques temps entrée dans une spirale de paupérisation galopante : elle descend un à un les cercles de « L’Enfer » — non pas de Dante, mais de la mondialisation qui n’est de fait que le retour en triomphe du capitalisme sauvage — d’un capitalisme que rien ne contrôle plus, ni personne, que les politiques absolvent et soutiennent de manière occulte, qui ne fait que commencer à laisser libre cours à sa frénésie de profits, sous prétexte de pénurie des matières premières : qui viendrait lui dire quelque chose, n’est-ce pas ?… Qui viendrait le contrarier désormais ?… Un petit monsieur de quatre vingt dix sept ans qui a traversé le siècle et ne faisait jamais parler de lui, s’en va, alors qu’il semble qu’en « haut-lieu », on ne mesure pas tous les dangers, toutes les conséquences possibles d’une telle descente aux Enfers, d’un tel maelström, pour toute une partie du peuple d’Europe : catastrophe annoncée que rien ne semble devoir endiguer. En France, on doit penser qu’un peuple que la disparition d’un de ses derniers grands écrivains laisse de marbre — comme si la littérature était effectivement morte avec l’Art et l’homme, ainsi que s’amusent à nous le répéter les dandys postmodernes cyniques et désabusés, — qu’un peuple qui s’est laissé abuser quarante ans par les miroirs aux alouettes de la « société de consommation » et de la « société du spectacle », qu’un peuple qui n’a plus de Hugo, ni de Zola pour défenseurs et pour phares, ne doit plus avoir de ressort. Que l’on médite bien pourtant le propos du demi-frère de Jivago, Yevgraf, du futur apparatchik de la police secrète bolchevick, dans le film célèbre de David Lean… : un propos, une vision plus pragmatiques encore que celles des plus pragmatiques des capitalistes : il parle du peuple encore asservi : « quand leurs bottes prendront l’eau, alors commencera la Révolution… » Combien de temps encore pour que les bottes de bon nombre d’Européens prennent l’eau — le prix des denrées et des produits les plus élémentaires étant en inflation constante, — à votre avis ? La misère et la faim revenant en force, sans qu’on ose bien encore le dire, sans qu’on ose l’envisager, le voir en face : certes, les pauvres sont toujours honteux au départ, mais ils ne le restent pas éternellement… vient toujours un temps, vient toujours un temps, où […] Louis Poirier, Julien Gracq — qui pourtant connaissait la littérature mieux que personne — n’a jamais osé être ce qu’avaient été Sartre ou Camus à l’issue du premier écho du premier conflit mondial : un « maître à penser », un « maître à se penser ». Peut-être, croyait-il, lui aussi — comme les postmodernes — que ce rôle était devenu obsolète, que l’Occident de toute façon était d’ores et déjà perdu ? La post-historicité est un leurre. L’Histoire est devant nous. Julien Gracq a sans doute raté son époque. La sentinelle a veillé de son « balcon en forêt » (1958) pour un combat qu’elle ne verra pas, qui va commencer alors même que son ombre, depuis longtemps devenue indécise et floue, s’efface de l’horizon. La vie de Julien Gracq aura été ce que Dino Buzatti comme pour lui faire écho — mais en amont — appelait : un « désert des Tartares » (1940). L’Histoire revient. Le néo-romantisme aussi d’ailleurs est plus que jamais à l’ordre du jour, à l’ordre d’un avenir tout proche. Ce néo-romantisme sera « révolutionnaire » — « engagé » — ou ne sera pas.J-L. C. On the rocks (sur le vif, nos billets d’humeur)