Maurice Béjart : le Danseur d’Espoir Jean-Louis Cloët, 22 novembre 20078 août 2023 Après plus de cinquante années de carrière flamboyante, Maurice Béjart est mort ce matin avant l’aube à Lausanne, où il travaillait depuis vingt ans… « L’Illustre Théâtre » de Maurice-Jean Berger, dit Maurice Béjart, fait désormais partie de la mythologie : « Maurice Béjart est mort », mort à Lausanne, au petit matin, ce jeudi, jour de la sainte Cécile, patronne de tous les musiciens. Il est mort après « une belle vie », selon ses propres termes, riche de rencontres et de projets menés à bien ; une belle vie de combats incessants, de combats menés en « troupe ». De 1955 à 2007, cent quarante chorégraphies créées, dont une bonne vingtaine inscrites à jamais dans l’Histoire de la chorégraphie mondiale, parce qu’offrant une image — jusque-là jamais osée — de l’incarnation d’un danseur sur scène : une chorégraphie de Béjart par rapport aux chorégraphies classiques, c’est toute la différence en effet entre un nu de Cabanel ou de Bouguereau et L’Olympia d’Édouard Manet. Portant le corps souvent du danseur ou de la danseuse jusqu’à la transcendance de l’orgasme ou de la transe, il le faisait rayonner dans toute la liberté de son accomplissement, réconciliant si besoin était le public avec la corporalité en offrant une image de la corporéité sereinement assumée qui se justifiait par le don, le don total, le don cosmique, l’accord total de l’être et du monde, de l’être et de sa condition, de l’être et de l’autre — public — caressé, modelé, démiurgiquement accouché à soi-même et à l’autre, par la chorégraphie. C’est très exactement ce que tout artiste — quel que soit le médium emprunté — se devrait de risquer de faire avec son public : oser « faire corps », le « rencontrer » pour que naisse quelque « autre » futur, d’abord longtemps porté par l’œuvre, et plus propre à l’altérité. En voyant une chorégraphie de Béjart, on pensait souvent au vers de Rimbaud : « Le beau corps de vingt ans qui devrait aller nu [1] ». Béjart fut un dionysiaque puissant, libérateur, et heureux, puisque sa chorégraphie, jamais onaniste, jamais intellectuelle [2], inventait une altérité immédiate, accessible au plus grand nombre, le touchant jusqu’au plus profond de sa fibre, de sa pulpe, de son âme enfin indissociable du corps soudain, corps-esprit dans le « Tout-Un » conquis ; il « donnait corps » ; dès 1955, avec sa première grande chorégraphie intitulée paradoxalement, de manière provocatrice : Symphonie pour un homme seul, sur une musique de Pierre Henry et de Pierre Shaeffert, c’est ce qu’il voulut : « dénoncer un art coupé des masses ». Honneur à Béjart, qui, au tournant des années cinquante, au début des années soixante, réconcilia le peuple avec la danse, et sut exalter un large public avec son Sacre du Printemps (1959), son Boléro (1961), sa Messe pour un temps présent (1967) — qui synthétise à elle seule, de manière prophétique, ce que 68 eut de meilleur, au point d’en rester le symbole, — son Oiseau de feu (1970), pour ne citer-là que le début flamboyant d’une longue série de rencontres amoureuses de ses danseuses, de ses danseurs, et du public. Une belle vie d’artiste, oui : de 1952 à sa mort, il n’aura jamais cessé de créer. Après sept opérations de la hanche et du genou depuis ces dernières années, malgré un corps usé dont le cœur et les reins le trahissaient, jusqu’au bout, il créa pour « être », éternel enfant, toujours émerveillé par ce qui sortait de l’imagination amoureuse qu’il avait du geste et des corps. Dans peu de jours — comme un hommage, et comme une promesse d’avenir : celle de sa postérité — sera créé à Lausanne Le Tour du monde en 80 minutes, sa dernière chorégraphie, son dernier cadeau au public. C’est aussi un cadeau qu’il faisait à ses jeunes danseuses, à ses danseurs, chacune de ses créations tout au long de cinquante années. Comme Cocteau, Béjart fut toujours entouré de « jeunesses successives » admiratives, qu’il forma. Ils furent ses enfants. Lui qui avait eu la chance d’avoir un père mirifique en la personne du philosophe Gaston Berger — dont, philosophe de formation lui-même [3], il ne trahit jamais l’idéal d’espérance, le goût de la « prospective [4] », — il se fit un honneur de porter les désirs d’« être » et de devenir soi de jeunes gens talentueux et attentifs à ses conseils ; sans nul doute savait-il aussi qu’on ne reçoit que ce qu’on donne, et c’est cela qui était beau à voir : cet homme dont la première troupe créée en 1954 à Paris doit émigrer à Bruxelles en 1960, parce que le Gouvernement Français refuse de lui accorder le moindre subside ; cet homme qui repart de zéro à Bruxelles et fonde le « Ballet du XXe siècle » qu’il anime de main de maître mais avec une « main amie » — comme eut dit le poète Supervielle — pendant vingt sept ans ; cet homme enfin, qui, en 1987, à soixante ans, recommence une nouvelle vie à Lausanne, que seule la Mort a pu interrompre ce matin, vers l’aube. Mais « ô Mort, où est ta victoire [5] ? » puisque Béjart continuera à vivre dans tant de cœurs qu’il continuera à pouvoir dire, même mort : « J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse [6] !… » Danseur de corde nietzschéen, Maurice Béjart ?… bien plus que cela : Danseur d’Espoir ! Comment ne pas penser à la belle phrase de Baudelaire, en ce jour de deuil : « Il y a dans un grand deuil national un affaissement de vitalité générale, un obscurcissement de l’intellect qui ressemble à une éclipse solaire, imitation momentanée de fin du monde [7] […] » même s’il nous gronde de le penser ?… Car il ne veut que le « gai savoir » de la joie, de l’exultation, notre danseur : c’est cela l’héritage moral qu’il laisse. Avec Maurice Béjart, c’est un peu du meilleur de 68 — pour le peu qui en restait, que les postmodernes n’avaient pas réussi à réduire ni à occulter — qui s’en va. Avec sa Messe pour le temps présent, auquel pour l’homme du peuple il restera associé : prophétiquement, prospectivement, Béjart, à quarante et un ans, en pleine maturité triomphante, s’est fait la quintessence du 68 utopiste, dont, lui mort, il ne reste rien aujourd’hui. Utopiste ?… certes oui, il le fut, car ce fils de Gaston Berger était indubitablement un humaniste, un incorrigible rêveur d’avenir, et surtout d’avenir meilleur. Sa rêverie, son espérance, son utopie, sa foi en l’homme, étaient d’autant plus belles qu’elles étaient provisionnées par la mort… : car l’éternel « jeune homme », très vite cerné par « Elle », dès l’enfance, dansait sans cesse avec elle, environné de morts chers qu’il était, autour desquels, inlassable, on peut le penser, il orchestrait savamment ses chorégraphies pour en circonscrire l’absence, « expert en phénixologie [8] », au point d’en redessiner la présence afin de la rendre eucharistique. Gloire au fils de Gaston Berger, parti rejoindre son père aimé, sa mère enfin, les siens. Gloire à ce fils qui ne sombra jamais dans aucun nihilisme, dans aucune facilité dogmatique, et maintint toujours haut, vaille que vaille, l’étendard de son Art pour appeler jusqu’au bout nos pauvres contemporains au devoir d’Espérance, à revendiquer leur Droit à l’Espérance, à la Beauté. Béjart « fut au monde » — combien peuvent le dire au seuil de la mort ? — parce qu’il se fit corps, eucharistique. Mû par son sens de la mystique, de la mystique universelle, ce goût de la transconfessionnalité qui le fit se convertir à l’Islam Soufi, derviche tourneur de génie, il menait cette extraordinaire école de la solidarité qu’on appelle un « corps de ballet », en le pétrissant comme une chair, en lui donnant le souffle, tel Prométhée : un souffle enfin pour oser marcher vers l’avenir, un rêve d’avenir, qui pourrait devenir un jour « réalité ». Aujourd’hui, parce qu’il vient de mourir, ce corps c’est nous. L’« avenir » ? C’est de l’irréel réalisé. Adieu, Maurice !… Merci pour tout… pour toutes, pour tous… À Dieu !… Peut… « être ».L’avenir peut être, oui !… : c’est ton message. Bonjour aux morts. Dis-leur qu’ils ne nous oublient pas, dans l’avenir. [Corrélat : sur la question de l’incarnation et du « corps de l’Art », cet éditorial : « Corps de l’Art : corps « Un » possible » : http://utopiktulkas.free.fr/polaire/spip.php?article40] [1] .— Arthur Rimbaud, « Les Sœurs de Charité », in Poésies, in Œuvres, éd. Garnier frères, Paris, 1960, p. 108. [2] .— dans la Naissance de la tragédie d’une Histoire à jamais troublée [3] .— Ayant passé une licence de philosophie, il opta pour la danse, tout en restant fidèle à Nietzsche. [4] .— Terme dont le philosophe Gaston Berger (1896-1960), père de Maurice Béjart, est l’inventeur. [5] .— Voir : Deutéronome, 18-11, Luc, 22-53, Exode 20-5-6. Voir aussi la méditation sur le sujet par Henri Daniel Rops. [6] .¬— Arthur Rimbaud, in « Phrases », in Illuminations, in Œuvres, op. cit., p. 271. [7] .— Charles Baudelaire, in « L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix », VIII, in Œuvres complètes établies par Marcel A. Ruff, éd. du seuil, Paris, 1968, p. 541. [8] .— Pour emprunter l’expression opportunément au Cocteau du Testament d’Orphée (1961). Pères & Mères (nos modèles, nos héros, nos saints, nos valeurs)