Pierre Seghers, toujours à la une des « actualités éternelles » Jean-Louis Cloët, 28 septembre 20078 août 2023 Où sont à l’heure actuelle les éditeurs comme Pierre Seghers, qui osaient encore publier de la poésie lyrique et parier sur le vrai talent, qui n’étaient pas des commerçants ou des sacristains de chapelles ?…Où sont les financiers qui les soutiennent encore ?La belle édition n’est-elle pas perdue ou en voie de totale extinction au profit du seul profit et des jeux médiatiques stériles où l’humain n’a pas sa place ? « La mode, c’est ce qui se démode. »Jean Cocteau« Il faut être absolument lyrique. »Charles Baudelaire Pierre Seghers. Un homme. Un nom, mieux : « Un homme couvert de noms » pour emprunter le beau titre d’un bel ouvrage, témoignage de Colette, sa compagne de combat, son épouse. Est-il bien vrai qu’il est mort ?Deux images me restent vives.D’abord, celle du pèlerin de la poésie, juste au tout début des années quatre-vingt. Pierre portait bien son prénom : c’était dans l’âme un « Compagnon », un bâtisseur, et il faisait son tour de France à la recherche encore, et malgré l’âge qui venait, d’autres « compagnons », d’« amis inconnus » sans relâche. Il savait plus que tout qu’on ne bâtit rien seul et qu’avec une certaine foi dans le « Bien commun », dans une « commune présence » au monde — osons les mots : dans « l’idéal », dans des « valeurs », — on lève des montagnes contre l’indifférence, l’égocentrisme, la violence et la bêtise, toutes meurtrières à terme : l’Histoire l’avait tellement prouvé ! En homme de métier, de passion, en « artisan » (il tenait à ce mot), comme un luthier et un charpentier de marine (la casquette flamande qu’il portait y faisait penser), sa matière à lui, c’était le chant, le souffle ; pour lui : l’appel du large. « La musique souvent me prend comme une mer ! / […] Vers ma pâle étoile […] /, Je mets à la voile… » Un lyrique de haut bord, un long courrier de l’Espoir : voilà ce qu’il était, voilà véritablement ce qu’il fut ; et, c’est bien là ce qu’il demeure : le temps ne fait rien à l’affaire et ne peut pas le lui voler.L’autre image ? Dans le bureau du 228 boulevard Raspail à Paris, qui aura accueilli tant de poètes connus ou inconnus — car chacun pour lui était digne d’être enrôlé s’il pouvait servir à la cause, — en rayonnage, le long d’un mur, toute la série des « Poètes d’aujourd’hui » comme une colonne de Brancusi en sommeil, comme un mât prêt à être hissé pour « mettre à la voile », faire craquer tout l’appartement, mettre la terre entière en branle, pour fixer un point vers l’avenir, fixer un cap : il paraît qu’on appelle cela « une utopie », mais sans utopie un avenir est-il possible ? N’a-t-il pas fallu rêver l’horizon, le voilier qui en découla, dont il découla, pour qu’ils existent tous deux ? N’en est-il pas de même de fait pour tout ce qui est ? Plus d’utopie du tout, Messieurs ? Quoi ! plus le droit ?… C’est « obscène », c’est « dangereux », déclarez-vous, péremptoires ? Ne vous semble-t-il pas que pour garder votre fond[s] de commerce sinistre et prospère d’inquisiteurs patentés, pour conserver le plus longtemps possible vos fonctions de censeurs et de contrôleurs des « travaux finis », vous avez mis dans le même bac les bonnes avec, nous vous l’accordons, les pires ? Pour les pires, Messieurs, pour les mettre au bac : nos grands Anciens comme Seghers ont-ils eu besoin de vous ? « L’Honneur des poètes » a précédé, et de beaucoup, les déductions d’apothicaires et les prêches athéologiques de tout poil qui s’en sont suivis pendant près de cinquante années, à l’exclusion de tout le reste, ou presque.Utopiste, Seghers ? Il n’était pas un optimiste mais un homme d’espérance : il croyait en l’homme, lui. Lucide, il savait comme Cocteau, son ami, que ce sont les coups portés contre lui qui le sculptent, même les plus bas. Dans l’homme, Seghers croyait au « chant », avant tout au chant, au « Canto Jondo » caché au plus profond de l’être : à tous égards, quintessence même de son humanité, sa source. Il savait que le chant, c’est l’âme, et qu’il en faut une ; elle n’est pas à vendre, à brader jamais, à l’idiot esprit, pas plus qu’à une absurde et comique sentimentalité narcissique, pleurarde ; car « la pensée ne construit rien, le sentiment nous épuise » comme le dit sagement Rousselot, mais si « nous serrons les dents » parce que l’Histoire ne nous laisse pas le choix — l’Histoire, ou, pire : la post-historicité rampante et la post-modernité — il serait quand même bon que ce soit pour quelque chose, et, tant qu’à faire, pour « accoucher », accoucher d’un autre moi, plus fraternel, plus solidaire avec autrui, inventeur d’altérité. Quel que soit le degré de pauvreté auquel ils sont parvenus, certains, comme Job, sont encore capables d’accoucher d’un chant, lequel reste ce qu’il y a de plus vivant en eux, parce qu’ils savent que c’est là la part la plus commune à tous : celle qui vaut que l’on se batte, celle dont naissent tous les partages, celle qui fait que l’on est au monde ; c’était vrai au passé, c’est encore vrai au présent, et ce sera vrai encore et toujours au futur.« Qui chante son mal l’enchante » avait dit le cher Aubanel après le très grand Du Bellay ; Pierre — je dis : « Pierre » comme on dit « Vincent » — est toujours resté fidèle à ce précepte de vie et de mort, à cette idée de viatique et d’espoir. Il savait qu’on chantait encore parfois dans les prisons de Fresnes, ou d’ailleurs, avant de repasser aux mains des bourreaux, que des résistants se récitaient dans la nuit absolue du cachot des poèmes qui réinventaient la lumière, qu’elle brillait alors, malgré tout, malgré la mort sûre souvent, et qu’elle rayonnait comme une « aube ». Il savait qu’à Auschwitz, que dans chaque camp des Pyrénées à la Baltique : un chant plus pur que tout, plus fort, et à jamais plus fort, que les élucubrations soi-disant purificatrices de tous les totalitarismes, s’élevait encore, et, lui, Seghers, avait décidé de l’entendre, de le faire entendre, se foutant pas mal de savoir si ce chant était acceptable et estampillable par certains universitaires à col dur (tous ne sont pas ainsi bien sûr), se foutant pas mal de savoir si, selon eux, on pouvait ou non le taxer de naïveté, ce chant. Villon n’était pas sorbonnard ; « Les Sorbonnes sont [trop] bien pavées » avait dit Pierre Emmanuel, pour qu’y pousse le coquelicot, le chardon ou le bleuet.Continuer à espérer plongé dans le malheur ou l’horreur, ce n’est pas de la naïveté, on appelle cela : le courage. Pierre n’en manqua pas, jamais. Ceux dont il porta la parole, n’en manquèrent pas non plus : ils se ressemblaient ; ils étaient ses frères… de combat comme lui. Ils sont nos aînés, notre mémoire, et nous aurions tort, grand tort, nous prendrions un risque fatal que de les oublier, que de ne plus vouloir les écouter en disant : « c’est fini tout ça, c’est passé, c’est payé [— mais par qui ? —], allons, du vent, n’en parlons plus ! » C’est ainsi qu’on réveille les vents de L’Histoire en se préparant des tempêtes à venir, des orages d’acier.Né du ventre de ceux de 14, il savait. résister, Pierre ; il avait résisté. Résistant, il avait été l’éditeur des poètes de la Résistance ; résistant et poète lui même, il avait ajouté sa voix parmi ces voix de l’ombre qu’il permit de faire venir au jour, au plein jour irrésistible d’une liberté qui se levait, en dépit des défaitistes, ces premiers collaborateurs, car la voilà « La France moisie », elle n’a jamais été ailleurs. Résister, c’est toujours résister au nihilisme sous quelque forme que ce soit, mondaine ou pas, contre le désespoir commode, contre l’ironie écœurante de tous ceux qui se croient vaincus sans se battre, oui, sans même s’être battus, et qui ont le culot de rire de ceux qui osent résister malgré tout contre l’abandon, contre l’abandon au seul petit intérêt mercantile, au nombrilisme vaniteux et stérile, à l’onanisme « tendance », au loisir vain, à la distraction pascalienne ou bien au seul profit cynique lequel sacrifie tout et tous pour « triompher » passagèrement en ne reculant devant rien.Les faisceaux d’intérêts constitués par les pontifes glacés — ou tièdes, ceux là sans doute plus vils encore, — les petits réseaux d’intérêts privés, les chapelles célébrant le culte bon teint de la Dérision universelle imposée depuis Auschwitz — car que peut-on écrire depuis Auschwitz, n’est-ce pas, et, à quoi, à qui croire encore ? — le faisaient gerber. Dans ses conférences, pardon ses « rencontres » avec le public, il fallait l’entendre : il ne mâchait pas ses mots, le Compagnon, le Résistant, l’Artisan. Ils ne croient pas au chant ? Tant pis pour eux ! L’épopée homérique, les cantos occitans, « les soupirs de la sainte et les cris de la fée », les chants des partisans d’Espagne, d’Italie, de France, du Chili, d’Argentine… et… jusqu’aux comptines de Desnos ou de Max Elskamp n’en chanteront pas moins, sans eux ! Ces chants, tous issus du profond, ce « Canto Jondo » permettra à l’homme d’habiter ce monde malgré l’horreur et la souffrance, de l’habiter poétiquement à la manière d’Hölderlin, toujours. Ils ne croient plus au chant ? Allons ! C’est donc que rien ne chante en eux. C’est leur affaire, mais qu’au moins ils n’imposent pas leur désir totalitaire de silence abscons pour qu’on y entende à la place leurs palinodies grinçantes qui chantent malgré tout quoi qu’ils veuillent comme les chaînes et les poulies des instruments des « Prisons » de Piranèse.Le répétera-t-on jamais assez par les temps qui courent — vers quoi ? — : les pontifes glacés auto-recrutés après la guerre parmi les survivants de l’arrière, héritiers nantis de cette liberté qu’eux pourtant n’avaient pas conquise avec leur sang ou avec leur combat, les pontifes glacés des chapelles célébrant le culte bon teint de la dérision universelle imposée depuis Auschwitz où ils n’étaient pas allé, l’exaspéraient, le faisaient rire, car, Lui, Seghers savait en tant que poète résistant, en tant qu’éditeur résistant, que c’est précisément au plein cœur du brouillard et de la nuit, de l’horreur, que le « Canto Jondo » et que le « poien » de la poésie renaissent plus forts comme dernière et première expression de la dignité humaine. Et c’est la dignité humaine, Seghers, qui l’intéressait : la dignité, celle qui appartient aux plus humbles, celle que l’Histoire elle-même ne peut pas, ne sait pas réduire. Au service des plus humbles — prêter sa voix à ceux qui n’ont jamais et n’auront jamais la parole !… —, c’était là pour lui, c’est bien là, « l’honneur des poètes ». C’était, là, c’est bien — car pourquoi les choses auraient-elles soudain changé ? — l’« Actualité éternelle » pour emprunter le mot à son cher Max Jacob, mort le 5 mars 44 à Drancy, Jacob, poète assassiné.Chanter ? L’un des plus grands lyriques français — « Je chante pour passer le temps, petit, qu’il me reste de vivre […] », — Aragon, ne s’y est pas trompé, lui, qui, croisant Seghers, son vieux complice, à l’enterrement d’Elsa Triolet, laquelle n’avait su remplacer, malgré son talent et sa vigilance attentionnée voire despotique, la passionnante mais destructrice Nancy Cunard, lui confiait avec un sourire : « Sais-tu ce que j’ai fait cette nuit, Pierre ?… J’ai relu ton Piranèse […]. »De quel droit les intellectuels dogmatiques et vaticinants (tous ne sont pas ainsi heureusement) retireraient-ils à l’homme le viatique et la consolation, le droit d’au moins pousser — Fortune, Infortune, Fortune — un chant des morts ? Un chant des morts cache toujours un chant de vie plus fort que celle qui a été perdue, trahie, puisqu’elle lui rend hommage, rend hommage à l’homme dans le cadre étroit de sa condition, et affirme tout haut une solidarité avec lui, comme on dit : « à la vie, à la mort »… à la vie.Aujourd’hui, Seghers « est mort » et des hommes comme lui manquent avec leur bon sens, leur sincérité de plain-pied, cette humilité fraternelle qui fait dire, par exemple, avec Katheb Yacine qu’« il suffit d’être solidaire pour ne plus être solitaire ». Où sont les bâtisseurs d’aujourd’hui ? Où sont les concepteurs des nouveaux Kibboutz d’une fraternité qui ne se fasse pas aux dépens d’autrui sur des territoires occupés. Où est l’âme ? Cette âme nécessaire pour que vive une génération à laquelle on peut croire, même athée, au-delà de toute confession ? La série des « Poètes d’aujourd’hui », avec toutes ses entrées dont certaines qui pariaient de manière militante et pour tout dire échevelée sur un avenir possible, serait-elle encore publiée aujourd’hui, à l’heure du « roman unique de la rentrée », à l’heure où de grands groupes financiers ont peu à peu mangé voire déjà digéré l’édition française ? Dans un monde pareil, camarades, où l’on ne sait pas du tout, où l’on ne voit pas du tout vers quoi l’on se dirige, la réédition programmée de La Résistance et ses poètes (initialement paru en 1974), l’hommage qui sera bientôt rendu à Pierre Seghers et à la collection « Poètes d’aujourd’hui » à la Maison de la Poésie, au Théâtre Molière, à Paris, dont Colette Seghers (de plein droit) est présidente d’honneur, est (sans chercher à faire passer Seghers pour un quelconque « Grand Timonier », un maître à penser, mais bien plutôt à se penser comme tous les « grands ») un événement. Il nous parle, Pierre, de ce que Max Jacob — l’ami Max — oui, appelait : « les actualités éternelles ».Il pose une question éternelle, bien d’« aujourd’hui », le poète, l’éditeur, le résistant :— Le lyrisme, « Éternel retour » ?… (Cet article est paru une première fois en 2004 dans la revue Lieux d’être.)* PIERRE SEGHERS AUTOMNE Pour caresser l’odeur des boisUne main aux cent mille doigts Pour aller dans l’enfance ancienneUne main pour tenir la tienne T’en souvient-il ? Un grand ciel blancdans l’étang luisant et le vent passant sur un château détruitavec ses feuilles et sa pluie… Sur la route du Cœur-VolantT’en souvient-il ? c’était au temps des saisons, au temps des nuagesNous étions comme eux de passage Et si parfois tu sens sur toiComme aujourd’hui, comme autrefois Une main aux cent mille doigtsRedis-toi toujours que c’est moi. « Automne », Le Cœur volant, 1954, in Le Temps des merveilles, Œuvre poétique, 1938-1978, 1978, Paris, éd. Seghers. Pères & Mères (nos modèles, nos héros, nos saints, nos valeurs)