Le Droit à la profération Jean-Louis Cloët, 10 août 200712 août 2023 sonate pour voix seule aux poètes,aux comédiens,aux écorcheurs. Proférer. — Proférez !Il en restera toujoursquelque chose… [Corrélats : voir : Appel à l’insurrection spirituelle; ainsi que « Corps de l’Art, corps « Un » possible ».] I « Tombeau de PIERRE EMMANUEL » Octobre. Le vélin du ciel, où l’écriture se nuage, cacheté par l’escarre agacé du soleil prêt à craquer, m’accable, acte infamant, inique.Rien de neuf. Et la terre est toujours une étable, où les justes, parqués dans leurs stalles, attendent ou le couteau, ou le seau ; et l’on vend tout, jusqu’à leur merde.Ô bonnes vaches, maigres ou grasses, qui paissez la misère mise à la fois au râtelier, dans la mangeoire, et, mélangée avec la honte, vous qui ruminez en silence, vous méritez bien le boucher !Je vous hais de peupler mes rêves ; j’ai la couleur de votre sang qui me bat jusque dans les yeux et m’aveugle, prison caillée.J’étouffe de tous les cris que vous allez pousser, portant le noir cantique de vos dents, quand, vos deux mâchoires scellées comme une Bible refermée, vous marcherez, menés en rangs, bas, le mufle tordu, saignant, aux abattoirs qu’on vous bâtit de l’avant-veille.— Ah ! je vous vois déjà, piétinant jusque dans la mort et patientant docilement, vous laissant faire. Je vous vois attendant votre tour, incrédules, suant d’espoir, l’effroyable pendule de leur marteau s’enfonçant dans vos fronts comme un soc ; eux, labourant votre faiblesse pour la plus vaine des moissons.J’ai peur, troupeau de chair divine si terrestre !J’ai peur de vous sentir déjà vidées par eux, par la fureur de leurs mains d’hommes, puisqu’ils ont pris cette habitude pour oublier la finitude écrasante, abhorrée, insouillable de votre Dieu, de fouiller vos ventres peureux pour tirer leurs augures.J’ai peur, et vous n’entendez pas.Je vous vois accrochées aux quatre coins du monde, équarries, écorchées, belle tapisserie du martyre que rien ne défera la nuit sinon la lente flétrissure de l’oubli et la théorie des corbeaux réels.Je vous vois, mon troupeau, si pantelant déjà, déjà l’échine ouverte et vomissant vos os : votre chair étalée leur servant de drapeau futur, car je vous rêve.Mais vous, si bien rangées dans vos box illusoires, vous pensez votre foin deux fois, croyant prier ; vous vous donnez debout un sommeil satisfait, ruminant une éternité sans trêve, sans un rêve ; vous consentez sans rien savoir aux volontés de qui vous hait : à ces mauvais acteurs fiévreux, falots, cabots, qu’en toute hâte un orpailleur affuble avec des oripeaux de peau de cavaliers, pour un brouillon d’apocalypse mis en manège, mis en foire. Votre sang le fera tourner, ô mon bétail marqué d’avance !Vous voilà déjà prêtes, grappes, pour la vendange, grappes de sang muscat, à vous jeter sous leurs sabots, à donner votre sang, à créer ce ruisseau qui les porte et qui fait tourner leur machine en sens inverse de la terre.J’entends, j’entends déjà leur musique innommable. Elle rôde toujours. C’est cette chienne en mal de mordre et de hurler. On a beau la chasser du poing depuis des siècles. Rien n’y fait. Elle vit, cette mort. Elle revient toujours.J’entends son aboiement, là-bas. J’entends. J’entends, qu’elle aboie, qu’elle est là. — Bétail des justes, beau troupeau, serais-tu sourd, fils de la terre ? Vas-tu te laisser rassembler par ce chien venu de l’enfer pour te conduire aux bourreaux ?Vous mes amis, vous mes frères, le soleil tombe sur la terre. Si ceux-là veulent qu’on l’enterre, les laisserez-vous faire ?Verrait-on l’amour au tombeau ? Verra-t-on l’amour au tombeau ? Dieu leur tour est montée bien haut ! — Dieu, leur tour est montée bien haut !… (24/X/1984) II « Tombeau d’ALAIN CUNY »( à Alain Cuny, premier tragédien de France, alors.In Memoriam.) Et pensez-vous qu’il faille un jour s’ouvrir, s’avérer béer à la terre contre le ventre du chien mort ouvert par la roue, dans l’âpre ornière aux boues crevées ?Faudra-t-il donc, que, buvant de sa chair éparse la boue d’un pays de déroutes, crachant au ciel d’un soleil rouge ses vols de freux et de choucas, il nous faille être aussi ce chien, la vermine et les mouches, ce déjà souvenir bourdonnant pour un temps encore et que, du plus loin d’un vent sale, comme un remugle d’étangs morts, l’Horizon se dépêche par cette odeur de mort, par lui, pour lui ?Voilà, voici déjà qu’il racle tout le fil de sa lame invisible sur la glaise enfouie des champs et des labours, sur l’illusion risible même des demeures brèves des hommes fières, folles, — maldonne de matière idiote — agglutinées comme des œufs de larves sèches.— Avec quelle impassible dévotion de fonctionnaire nous faudra-t-il alors accueillir cette confession de chairs vives, cette révélation d’entrailles, ce mea culpa de déréliction, funambulesques : si n’était cette horizontale énonciation de la chair touchée par la mort ?Car, voici que la terre n’est plus qu’un os : la carcasse équarrie d’un bœuf tombé sous lui sous le piolet d’un boucher ivre. — Mieux : voici que les mers se résument enfin, s’avouent, à la seule étendue de son sang qui caille et qui pue. Puis — pire — que le ciel, qui semble s’être détendu soudain et pendre, parcouru par le glaire visqueux de sa lumière, est cette peau du bœuf primitif, sacrifié, du bœuf du bouillant holocauste, qui sèche sur le monde…, ainsi…, livré…, soudain…, à la ténèbre opacité, ainsi, séparé de l’espace, comme si Dieu avait tiré le rideau sur cette terre et sur les hommes.— Alors !… Alors ?! ?… Que va-t-il donc rester à faire ? Que va-t-il donc rester à taire encore sous la peau du bœuf, du veau d’or qui sèche, dessous la sourde taie sans tain, la peau de viande morte et qui sera demain sous l’aube séparée de nous, tendue comme un tambour de guerre, prêt à rouler sur notre surdité d’aveugles ?— Jusqu’à quelle profondeur de notre humain humus de bête faudra-t-il descendre pour se terrer, pour se sauver du cataclysme ? — Jusqu’à quelles laves de sang bouilli, supposées rebelles, faudra-t-il descendre ? — A quelles soifs alors faudra-t-il s’astreindre à genoux, la langue pourrie dans notre bouche absente, sauf au mensonge ? — Que le « Grand Ange noir » vienne ! Qu’il vienne donc (« Le Lumineux ») ! Qu’il fouille, s’il le faut, remue dans notre chaos d’agonies !Car, si même la mort est confuse en nous, si nous n’avons plus même cette mesure d’ombre abstruse déganguée, élaguée par le dur et le lourd et le sourd burin de l’angoisse humaine, élaguée, déganguée d’autant par tout l’obscur mâchonnement des millénaires, sous les dents du temps même achevant sans jamais finir sa rumination des siècles passés, si nous n’avons plus cette corde, si nous égarons cette toise où nos pères se regardaient… : dans quel miroir fidèle pourrons-nous refaire au plein jour cette silhouette diffuse, infiniment vaporisée — hélas ! — dans laquelle nous rassemblons parfois par éclair, avec peine, en vain — pour cette terre du moins — ce que d’autres nomment : « un homme » ? (26/XII/88) III « Tombeau d’HONORÉ FRAGONARD »(Ode baroque et démonique à Honoré Fragonard,disséqueur démiurge et anatomiste zélé. 1732-1799.) Affligeant dans la dénervure le rehaut de l’os plus insane soudain d’être nu, ton scalpel, Fragonard, dessine enfin cette transparence des chairs ointes non d’huile mais de cire qui adjoint à la créature cette béance qui l’enclin à l’implacable calenture, autorise à la fois l’envol dont elle osa toujours rêver, fait sa chute dans l’« Immobile » : d’ailes d’elle, par toi muée — ton voeu démonique — en Icare, et, par ton génie, …pétrifiée !— Icare, certes écartelé !… comme pour la gracier du vol mille fois médité vers un monde où le corps ne se porte plus, tu l’as punie, boucher artiste, érotomane démiurge (ô Minotaure minutieux !) : de votre étreinte mais sauvée du dédale de vos amours, ne restant rien de — ou que ?… — ses ailes, ne restant, belle (or, presque trop !), que l’énigmatique et défunte défroque ailée dégantée de sa peau comme parfois de ses chairs mêmes, l’objet martyrisé de tes attentions délicieuses révélant (atroce impudeur !) l’élégance retorse, horrible, du squelette tout en gardant — nonobstant plus légère oui !… : quasi impertinente encore ! — lors, toute l’aura de la vie plus ardente de ses chairs nues.— Salut à toi, ô écorcheur ! Toi seul qui sais, qui sus changer, muer L’Ange en chauve-souris, toi que l’on mis à Charenton, qui aux poils des pinceaux mignons, aux fusains, préféra le croc ; toi le non-peintre, le non-joli ; de ta famille et des humains : le Caïn maudit du tableau ; fi du frivole évanescent putrescible aux grâces qui grisent, foin des joliesses éphémères, toi qui toucha, et qui touchais, et, qui touche, à la Vraie Beauté ; toi qui dénoue (bilieux — très noir ! —) par la grâce de ta pituite l’adage ontologique de la chair pour la désigner impassible, implacable fol, l’assigner, et la dénoncer comme une imposture, en livrant au grand air et au grand soleil ses mensonges sous la posture ; toi qui, hypocondriaque mais ivre, publie au pilori de l’os la réclame de ces couleurs les plus cachées qui nous régentent, qui va, mélancoliquement, cherchant l’âme à la pointe effilée de tes lames, sans états d’âme, et, l’asseyant sur le trépied de la Pythie ou la vouant au chevalet — flamme éparse : épure la reconcentrant ! — la trouve, la trouve, en effet, au cœur de son questionnement, comme au plein cœur d’un œuf cassé qui se dégoûte et va figeant. Grand, très Grand Fragonard, entre tous, ô Toi, le Terrible !… Grand Initié d’un mystère que tu ne partageas jamais, qui nous avoue que la matière avait sa psyché mêmement, mêmement défaite à souhait, mêmement pour qui sait la défaire — …languide !… — la questionner, à la pointe, affûtée sans cesse, d’une délicate hystérie.Ô Lutteur, Pygmalion muet, resculptant L’Ange qui veillait silencieux sous la créature — ou… le démon… ? On ne sait plus !… — nous livrerais-tu tes secrets ? Sculpteur d’Ange improbable, thaumaturge révélateur de notre divinité relative qui s’affriole de funèbre — Ah ! suave !… — et, se fait, par l’optique, insidieusement palabrante… — Pour qui étalas-tu les lois qui nous gouvernent, magnétiseur plongeant dans la catalepsie incorruptible et viscérale les corps offerts que tu t’offris, Ô Frago, grand Frago — mais l’autre : l’horrible ! — disciple de Vésale, de Léonardo da Vinci, de Ketham et de Mondino de Liucci ? Pour… quoi…, toi l’émule de Magnus Hundt — du Grand Magnus ! — de l’ineffable Laurentius de Strasbourg : Spiegel der Artzny, du divin Pietrao d’Albano, de Bereugario da Carpi, de Charles Estienne mais de Caraglio aussi, de Perino del Vaga, comme de Canano encore et Girolamo da Carpi : élève de Garofalo, émule de Dosso Dossi. Pour… quoi ?… Pourquoi ? Pour… qui ?…— Inventeur incompris, méconnu (Solitaire !) et que certains fuyaient…, dans ta géniale fabrica , « proemio » des « Tabulae », toi, tu gravais sur la chair ce que d’autres gravaient sur cuivre ou sur bois, mais, méprisé, mais, sans méprise, méprisant la xylographie ou l’eau forte. Par un jeu savant de tailles croisées, tu fis de l’homme même un livre, ô Grand Dément, que tu laissas, dandy, négligemment ouvert sur ta table d’anatomie comme un pense-bête fossile !…Baccio Bandinelli avec son Écorché dansant, Masa d’Agrate avec son Saint-Barthélémy géant pour le Duomo de Milan, Piret de Fontainebleau inspiré de Rosso, Volcher Coiter de Vienne, Pierre Francheville œuvrant à Pise, Bouchardon avec son colosse, oui, très étonnant, de Bologne et formidable au sens strict, et même le vieux Houdon (Houdon même !)… ne furent que des enfants auprès de toi, que… des… en-fants ! — …Mieux ! …Mieux encore ! : l’Abbé Zumbo, oui, le Grand Zumbo en personne !, avec ses « petits théâtres » baroques « de la décomposition » : même lui (Ah ! c’est dire !… Oh ! C’est dire ! …vois !) ne pourrait dénouer l’attache d’un de tes escarpins de soie souillé de vieux sang sec : indigne !Foin des canons de Polyclète et de Vitruve, prométhéen génie, démoniaque et obscur, de l’atelier aux cabinets des Curiosa, tu promenas l’Adam futur, rêvant, seul, le regard absent, perdu dans le rêve organique de l’équation catatonique d’une Ève escamotée par toi dans la déflagration soudaine de l’éthique et de la figure. — Tes idoles palpables (Pythagore nouveau) éblouissent encore ! et, rien des secrets de l’optique, ô imagier astronomique, tant de l’homme que de son chiffre, ne t’échappa, au-delà déjà, en deçà, presque dans le « ça » de l’approximation numérique de sa géométrie, rien, non rien, non, n’échappa, non, des canons de l’étrange cosmogonie nés de la divine anthropométrie, à ton aisance mathématique, mathématique, neutre, et sans âme… : — …« Vertige !… », vertigineux vertige !…— Allégorie obscure, commentaires sans fin, mysticisme apocalyptique d’Ezéchiel et de Zacharie, ton nouveau Laocoon (Cheval et cavalier ) : ton écorché de cheval et ton criminel écorché le montant à cru (on peut le dire !) : …cheval blanc, cheval rouge, cheval noir, cheval vert… (quadruple en un, tout à la fois), or, symboliquement bête fauve, guerre et famine, famine et peste, mais Christ aussi, oui Christ encore ! symbole double, Christ pourtant sauveur du monde, « Verbe » à cheval et qui porte jusqu’aux confins, jusqu’aux confins de l’univers, dévastation et Rédemption…, ton Laocoon nouveau, ton nouveau Laocoon : c’est là et ce fut là ton monde, angélique bourreau, c’est là le testament sans doute et l’énigme que tu laissais pour notre plus subtile et troublante inquiétude, notre plus sensible rencontre avec…, avec oui, avec…, avec là…, notre propre énigme…! Ô Fragonard… Fragonard, Grand Frago, toi ! Ô roi ! […], roi taciturne des momies… […], ô… […] Prince… […] qui, par ton seul Art, sut majusculement te faire précéder partout et jusque dans la Mort pour toi béante à deux battants, alcade altier, lors pour mieux te faire annoncer a su te faire précéder des Quatre Cavaliers de l’Apocalypse mais comme fondus en un seul et par ta seule volonté, comme s’il se fut s’agit, plutôt…, comme s’il se fut s’agit plutôt… […] de « L’Ange de la Mélancolie », d’un Ange… […], de… […] L’ANGE… […] puisque tu l’avais décidé ainsi, ainsi conçu, ô Démiurge : indécis, « Un », mais indécis…, galopant, galopant dans ses loques, galopant nu, enfin… […] vraiment… — oui, vraiment ! — […] « Nu »… […], entre « Indicible » et « Innommable »…, effarante machine à nue, effarante machine… […] à cru… […] nous entraînant, nous emportant, comme Mazeppa après lui !… (26/XII/1997) [« Le Droit à la profération » est paru une première fois sous le pseudonyme de « Désiré Renié » aux éditions GabriAndre, 30960, Saint-Jean-de-Valériscle, dans POLAIRE, « Cahiers Lazuristes », n°3, portant sur le thème : « Corps de l’Art, corps « un », possible ? » en mars 2000.] Voix (poèmes)