Quel avenir pour l’Occident ? Quel avenir pour les poètes ? Jean-Louis Cloët, 31 août 20076 août 2023 Puisqu’il convient d’inscrire le poète au cœur de « la Cité », toujours… « À quoi bon des poètes en des temps de misère ? »Hölderlin À mes amies et à mes amis Déportés : Michelle de Coninck-Magniez, Genia Zaboznik, Lili Rosenberg, Jean Soudan, Émile d’Orgeville, Jules Montaigne… avec ma plus respectueuse, fervente et fidèle, amitié. Quelques pensées réaccordées à la hâte et reprises dans les marges de mon article publié dans le numéro 5 de la revue La Sœur de l’Ange, intitulé « Croire aux lendemains qui font chanter », puisqu’il m’avait fallu le réduire de huit pages pour rentrer dans les normes éditoriales. DES ORIGINES DE LA CRISE DE LA PENSÉE EN OCCIDENT« Dieu est mort ! le ciel est vide… / Pleurez ! enfants, vous n’avez plus de père [1] ! » C’est là le constat, sans état d’âme pour ce qui le concerne, que faisait le bon « Jean-Paul » — Jean-Paul Richter — bien avant Nietzsche : dès 1790 !… Consécutif au progrès des Sciences, à la révolution industrielle commencée en Angleterre dès 1750, installée dans les mentalités et dans les pratiques économiques dès 1775, se répand en Europe un mouvement littéraire et artistique globalement en réaction contre le phénomène du progrès et ses conséquences dans le domaine spirituel et celui des mentalités : on le nomme, on le sait, le romantisme. Le romantisme est la déploration du monde à jamais perdu de la croyance en Dieu, du recours aux mythes, aux légendes, à la féerie… en un mot : à l’enchantement [2]. La modernité est vécue comme « la chute » dans un univers désenchanté ; c’est le début de ce qu’on va appeler « le désenchantement du monde [3] ». Le romantisme — mis à part le romantisme social [4] qui sauve au mieux sa dynamique, —c’est l’espérance nostalgique et réactionnaire d’un retour à cet ordre ancien du monde ; cela consiste à ressasser — ressassement le plus souvent stérile — sous diverses formes, sur le mode de la variation musicale : « Ils reviendront, ces Dieux que tu pleures toujours ! / Le temps va ramener l’ordre des anciens jours […] [5]. » Depuis, pour d’aucuns la certitude est arrêtée : Le monde va finir. La seule raison pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel ? — Car, en supposant qu’il continuât à exister matériellement, serait-ce une existence digne de ce nom et du dictionnaire historique ? […] Nouvel exemple et nouvelles victimes des inexorables lois morales, nous périrons par où nous avons cru vivre. La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle, que rien parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges ou anti-naturelles des utopistes ne pourra être comparé à ses résultats positifs. Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie. De la religion, je crois inutile d’en parler et d’en chercher les restes, puisque se donner la peine de nier Dieu est le seul scandale en pareilles matières. […] / L’imagination humaine peut concevoir, sans trop de peine, des républiques ou autres états communautaires, dignes de quelque gloire, s’ils sont dirigés par des hommes sacrés, par de certains aristocrates [6]. Mais ce n’est pas particulièrement par des institutions politiques que se manifestera la ruine universelle, ou le progrès universel ; car peu m’importe le nom. Ce sera par l’avilissement des cœurs. Ai-je besoin de dire que le peu qui restera de politique se débattra péniblement dans les étreintes de l’animalité générale, et que les gouvernants seront forcés, pour se maintenir et pour créer un fantôme d’ordre, de recourir à des moyens qui feraient frissonner notre humanité actuelle pourtant si endurcie ? […] Alors, ce qui ressemblera à la vertu, — que dis-je, — tout ce qui ne sera pas l’ardeur vers Plutus sera réputé un immense ridicule. La justice, si à cette époque fortunée, il peut encore exister une justice, fera interdire les citoyens qui ne sauront pas faire fortune. […] Et toi-même, ô Bourgeois, — moins poëte encore que tu n’es aujourd’hui, — tu n’y trouveras rien à redire ; tu ne regretteras rien. Car il y a des choses dans l’homme, qui se fortifient et prospèrent à mesure que d’autres se délicatisent et s’amoindrissent, et, grâce au progrès de ces temps, il ne te restera de tes entrailles que des viscères ! — Ces temps sont peut-être bien proches ; qui sait même s’ils ne sont pas venus, et si l’épaississement de notre nature n’est pas le seul obstacle qui nous empêche d’apprécier le milieu dans lequel nous respirons [7] ! Quel est l’auteur de cette fulgurante prophétie ? Jean-François Lyotard ? Jacques Derrida ?… Quelqu’autre de leurs épigones postmodernes fanatiques et besogneux qui pulullent, comme au ciel dans la nuit brasillent ou scintillent les astres morts ?… Pourrait-on hésiter longtemps ? Si le constat désabusé — et ironique ? — sur la modernité est le même, cela sent trop la nostalgie des temps qui l’ont précédée pour qu’ils la signent. C’est en fait de Charles Baudelaire, et cela date sans doute de fin décembre 1861 ou du début de l’année 1862. Dès alors, il semble — bien avant Marcuse [8] et Debord [9], — tout était dit. En matière de destin, rien n’est écrit d’avance pourtant, sauf si l’on dénie par principe et d’avance toute rédemption possible, tout réveil, tout sursaut de l’être. BAUDELAIRE, LES POSTMODERNES l’Essai sur les données immédiates de la conscienceET LE RIRE Si Baudelaire, jamais coupé des perspectives judéo-chrétiennes qui constituent sa référence obsessionnelle, conclut : « en réalité le satanisme a gagné [10] » — bien qu’il continue de croire encore, de croire malgré tout, bien avant Bergson [11] et à l’imitation du Pascal des « deux infinis [12] », à « La Reine des facultés [13] », l’imagination, pour lui seule rédemptrice possible pour l’homme, — c’est qu’il prévoit déjà le rire de la dérision postmoderne qui ne saurait que venir saluer de manière dandy, aristocratique au pire sens du terme, toute l’étendue du désastre de la civilisation occidentale sur le mode du « Après moi le déluge ! », devise secrète de Louis XV comme chacun sait… c’est qu’il entrevoit cette pose qui consistera à tourner tout élan vers l’idéalisme en ridicule, et à faire de l’« aquoibonisme » une pseudo éthique qui saura se parer de tous les sophismes pour se faire adorer, pour briller… Prévoyant prophétiquement ce rire-là, s’emparant du rire comme objet philosophique (là-encore bien avant Bergson [14]), Baudelaire, le maudissant, jette sur lui, par-delà le temps, son anathème : « le rire humain est intiment lié à l’accident d’une chute ancienne, d’une dégradation physique et morale. […] le comique est un élément damnable et d’origine diabolique, […] un des plus clairs signes sataniques de l’homme et l’un des nombreux pépins contenus dans la pomme symbolique […] [15]. » Pour choisir son camp, sans la moindre équivoque, par avance il fustige, par avance il « fouette [16]] » les ricanants : « Le Sage ne rit qu’en tremblant […] [17]. » Messieurs les postmodernes, Baudelaire en personne vous condamne, du fond du passé, de la mort ou du néant… de l’Enfer ou du Purgatoire… du Paradis, qui sait ?… LES POSTMODERNES ET LA SHOAH Dans notre contemporanéité occidentale tout entière régie par l’univers de la publicité qui se confond à celui des médias qu’il a phagocyté entièrement pour être ce « Big Brother » qui entre dans tous les foyers pour déverser son « soma [18] », dans ce monde où l’informatique pour bricoler une transcendance accessible au plus grand nombre, contrôlable, exploitable et lucrative, retouche à l’infini et déréalise les corps pour les imposer comme modèle et comme idéal à tous les esprits en quête d’incarnation — et de sens, — le Lager, lui, fascine et méduse, car il offre ou plutôt impose l’image du corps tel qu’il est dans sa vérité. C’est une fascination-rejet. Ce que montrent d’abord les camps de concentration et d’extermination à nos contemporains, ce n’est pas l’inhumanité — qu’ils ne peuvent pas comprendre ou même envisager, seuls les déportés eux-mêmes peuvent l’envisager en face pour en témoigner, et encore !… — mais l’humain à l’état brut en dehors de toute hiérarchie, le degré zéro de l’humain, lequel est aussi son degré premier. Bref, il s’agit là d’une fascination-exorcisme : on est fasciné par ce qu’on refoule et on croit l’affronter en face à seules fins de tenter de l’exorciser une bonne fois. Dans ces conditions, les représentations du Lager constituent — pour reprendre un genre pictural ancien qui fleurissait à l’époque du jansénisme et invitait le spectateur à la méditation, à l’humilité sur le mode : « tu es poussière et tu retourneras en poussière », « on m’a vu ce que vous êtes, vous serez ce que je suis » — la plus grande, la plus gigantesque mais aussi l’ultime des « Vanités [19] », devant laquelle un petit groupe d’esthètes, cherchant à tuer la métaphysique dans l’œuf, se sont plu à vaticiner et à pérorer, tentant d’imposer leur discours en se faisant guide de musée ; l’image des camps telle qu’elle est véhiculée aujourd’hui par l’establishmentpostmoderne — je ne parle pas de Lanzmann, bien sûr, qui n’a rien à voir avec « ça » —c’est le Guernica obligé, le substitut ultime du tombeau de Lénine ou du mausolée de Mao (puisqu’il n’est plus question de rêver utopies politiques, ce n’est plus tendance) devant lequel chacun, tout en continuant de rêver au « quart d’heure de célébrité [20] » que lui a promis Andy Warhol et la télé-réalité, se doit de faire son quart d’heure de méditation, comme une B.A., afin d’exorciser en soi en même temps que la condition humaine, le vieillissement, la laideur, la maladie et la mort. Pour les intellectuels postmodernes qui se sont emparés de la Shoah à la suite d’Adorno, soi-disant pour la théoriser, l’Europe des Lager allégorisée dans Auschwitz et réduite à un seul camp alors qu’il en a eu plus de mille si l’on compte les kommandos, c’est le tableau déréalisé par leurs commentaires, rendu abstrait, devant lequel en jouant les guides de musée, ils se donnent de l’importance, et, surtout, cette bonne conscience qui leur permet d’affirmer que tout humanisme, tout élan lyrique… est « barbare », que toute envie de fraternité solidaire, toute envie de croire encore en l’homme ou en l’avenir, toute envie de changer le monde ou de « changer la vie » est louche et constitue le terreau futur d’une nouvelle « barbarie » pour emprunter le mot à l’inénarrable Adorno : on se souvient tous de la sentence, de la fatwa du Grand Mage de l’école de Frankfurt : « Écrire un poème après Auschwitz est un acte de barbarie [21]. » Entendons : se laisser penser par le chant, se laisser penser par le corps, par ce chant au cœur du corps, ce « canto jondo », ce « chant profond », se laisser penser par l’humain en somme « est un acte de barbarie ». Peut-on rêver pire sophisme, sophisme plus obscène ? POUR UNE POÉSIE INCARNÉE, ENGAGÉE. POUR UNE POÉSIE D’EXORCISME Pour Pierre Seghers, cette phrase de Theodor Adorno était une absolue aberration. Grand et fervent défenseur et illustrateur de la poésie lyrique [22], il lui opposait sereinement la phrase [23] du vieux félibrige Aubanel, autre Théodore, ami du grand Lyrique Mistral : « Qui chante son mal l’enchante » et recouvre là son humanité, et sauve par-là son humanité mise en péril. Le chef d’œuvre de Primo Levi à lui seul lui donnait raison. Dans Si c’est un homme,en effet, parmi ces plus beaux passages où « Le Paradis » de Dante se recrée au cœur de l’Enfer grâce aux mots, il y a cette image fugitive des Grecs qui se soutiennent entre eux pour survivre en chantant, en rond, en se tenant par les épaules, les chansons populaires de leur pays ; il y a aussi bien évidemment cette grande scène [24] où Primo Levi explique à Jean le « Pikolo » du « Kommando de chimie » les merveilles cachées, les beautés de La Divine Comédie de Dante, décidément de circonstance pour exorciser Auschwitz, au moins le temps de l’échange de quelques mots. La « haine de la poésie [25] » s’explique : quand toute l’école postmoderne hurle à la mort d’une seule voix pour proclamer l’indignité et l’obscénité du lyrisme, l’impossibilité désormais de recourir au lyrisme, elle proclame — sous peine d’excommunication de ses chapelles et des cénacles qu’elle contrôle — l’interdiction de s’incarner dans ce substitut du corps qu’est la langue toujours et encore, dans ce chant qui permet de croire aux lendemains qui font chanter, dans cette langue, qui, elle-seule, peut créer une « religion », peut recréer une « unité ». Si depuis longtemps, « l’enchantement du monde » n’est plus, il s’est réfugié dans le chant, et c’est pourquoi ils le récusent. Eux, ne chantent qu’« Il Diavolo », le Diviseur, pour « régner ». Car « déconstruire », c’est « diviser ». « De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là [26]. » De l’incarnation en ce monde… Une fois encore, on y revient : tout est toujours affaire de corps, d’incarnation possible ou non, assumée ou non, et « tout le reste est littérature » dans la pire acception du terme. Les chrétiens n’ont pas tort quand ils pensent métaphoriquement le monde et le rapport à l’autre sous le signe de la reconnaissance, sur le mode : « Ceci est mon corps… ceci est mon sang… » Au « je pense donc je suis » qui une fois encore n’a pas fait ses preuves, réessayons le « je sens donc je suis » des préromantiques, pour répondre à l’exigence qu’avait Hölderlin d’« habiter le monde poétiquement » ; même dans « des temps de détresse », devenons « surromantiques [27] » ainsi que René Guy Cadou, prophétique sans doute lui aussi comme Desanti qui nous prévoit l’Apocalypse [28], y invitait dès le milieu des années quarante. La Vie ?— C’est le combat de l’Ombre et de la Lumière…disait Victor Hugo mourant. Sur son lit d’agonie, Goethe réclamait, lui, soudain, ou constatait qu’il voyait — nul n’a pu le déterminer — :— mehr Licht !…« plus de Lumière !… » Parmi les ultimes mots déposés par Hugo sur une feuille de papier, il y a ceux-ci, lancés à la face des Siècles et des Nations, que la simplicité, l’archaïsme « religieux » cherchant à relier les hommes entre eux au sens le plus large du terme, rend à jamais définitifs : « Aimer, c’est agir. » Peut-on rêver « programme » plus beau ? Peut-on rêver « rêve » plus beau ? Peut-on vivre sans rêver, sans idéal ?… Les postmodernes feignent d’y croire. Derniers dépositaires d’un sacré trans-confessionnel qui pourrait sauver l’Occident, si nous acceptons l’héritage, nos Déportés n’y croient pas. Les Déportées, les Déportés, qu’ils soient raciaux ou politiques, chacune, chacun, reviennent de la « Nuit », sans fin ; la « Nuit », ils en rêvent encore chaque nuit, mais pour mieux penser « la Lumière ». Ils repensent sans cesse à tous ceux qu’ils laissèrent « là-bas », et, chaque nuit, ils les entendent. Qu’est-ce donc que ces voix leur disent ? — « Ne nous oubliez pas, Camarades… Écoutez, écoutez encore… écoutez, écoutez nos cris, plus encore notre silence… Puisque la « Nuit » seule éclaire, puisque la nuit seule est claire… : écoutez le sanglot des Anges, lui seul éclaire la nuit. » Si nous ne pouvons pas entendre, nous (les générations qui suivirent), entendre ce qu’ils entendent chaque nuit, ce qu’ils entendent de « là-bas » encore si distinctement de l’en deçà toujours si proche, il nous faut écouter, nous, écouter encore la parole des survivants, des rescapés du pire. Pourquoi ? Pour éviter le pire, qui, à les en croire, peut revenir, pourrait revenir sans conteste, et nous concerne autant qu’eux. SE PRÉPARER À L’AVENIR POUR EN SAUVEGARDER UN Serait-il revenu « le temps des assassins » ? Les jours mauvais sont revenus et il va nous falloir beaucoup de cœur, beaucoup de coffre et de cœur au ventre pour réinventer « l’aube » — même si le soleil se lève à l’Est encore… semble se lever — pour encore donner un sens à cet amalgame de cellules éphémères, d’électrons et de noyaux d’atomes nés dans les étoiles, qu’on nomme un corps, pour donner un sens à cet amalgame de corps qu’on nomme une nation, pour donner un sens à cet amalgame de nations qu’on nomme une civilisation. Pour gagner des batailles, il va nous falloir d’autres bannières que celles des transnationales, d’autres fanions de ralliement que ceux de partis politiques exsangues qui n’ont d’autre projet que de se maintenir au pouvoir ou que d’y accéder, simplement pour y être à nouveau ou y être enfin. Et il faudrait être le dernier des naïfs pour penser que nous sommes encore en temps de paix. La guerre ne s’est simplement pas encore totalement « révélée » comme disait Giraudoux en 37 dans Électre, comme il l’écrivait à l’occasion de l’Exposition Universelle — c’était bien choisi ! — pour annoncer qu’on allait bientôt quitter le train-train, à nouveau quitter le repos de la posthistoricité. Répétons-le : quand les élites elles-mêmes sont infectées par le totalitarisme [29] de quelque bord qu’ils soit, prêtes à mourir n’importe où et n’importe quand, la guerre peut se « révéler », peut éclater, n’importe quand et n’importe où, et, quoi qu’il advienne, quoi qu’on fasse, se révélera quelque jour, dans toute sa violence. On ne pourra pas la contenir — ne nous leurrons pas, — indéfiniment. Nous sommes assis sur une poudrière tant en Orient qu’en Occident : d’un côté des extrémistes exaltés, candidats suicides à la sainteté du martyre pour entrer au paradis d’Allah… de l’autre de jeunes diplômés qui, de plus en plus, ne trouvent pas d’emploi ou au moins un emploi à salaire « décent [30] », ne trouvent plus dans les études même longues le sauf-conduit qui était censé leur permettre de rentrer dans la société de consommation, alors qu’une mafia démagogue de menteurs le leur avait promis à coups de discours électoraux… Qu’ont toujours faits les politiciens à visées expansionnistes… qu’ont toujours fait les politiciens sans projet social réel, pour sauvegarder leur pouvoir, pour recréer « une unité », pour relancer l’économie, quand leurs mensonges ne passaient plus et que le peuple et les élites inemployés commençaient à exiger des réponses, des réponses précises et des comptes ?… Ils ont inventé des boucs émissaires et ont eu recours à la guerre. Vieille recette connue : regardons l’Afrique. Regardez Bush-père en Afghanistan ; regardez Bush-fils en Irak : les politiques ne trouvent — ou ne cherchent — leur légitimité le plus souvent que dans la guerre. Dans la vieille Europe, à l’exception de l’Europe de l’Est [31], soixante ans qu’ils n’y ont pas recouru. De toute façon, il est vraisemblable qu’avec l’Orient dans l’impasse, qu’avec l’Orient des terroristes également qui trouve un terrain d’expansion eu Europe et aux Amériques, un jour ou l’autre, ils n’auront plus d’autre choix. Si l’affrontement Orient-Occident avec le 11 septembre 2001 a atteint l’un de ses sommets, il semble qu’il s’en profile d’autres, et nous serions naïfs de croire que nous avons vu dans le 11 septembre le point culminant du conflit Orient-Occident, lequel constitue depuis bientôt vingt ans à présent le nouvel axe [32] crucial pour un « équilibre » mondial. Tous : Juifs, Musulmans, Chrétiens, Communistes, Franc-maçons, Athées… partisans de « droite » ou de « gauche », modérés comme radicaux… tous sincères, tous solidaires… tous égaux dans un même élan civique, un même réflexe de survie : ceux qui croient au ciel, comme ceux qui n’y croient pas [33], il faudrait nous unir contre les extrêmismes, les fondamentalismes qui nous menacent. — Utopie ? — Non. Les combats de la Résistance et de la France Libre l’ont prouvé : l’« union sacrée [34] » qui fait la force, celle qui se crée au-dessus des partis, des factions, des confessions et des idéologies, s’est plusieurs fois réalisée pour le meilleur (même en prenant souvent le risque du pire) ; « le sang, la sueur et les larmes », la peur, les risques, l’engagement jusqu’au sacrifice ont été partagés fraternellement pour l’honneur, pour la dignité, un idéal commun de « Liberté ». Aujourd’hui, chacun se doit d’être à son poste, opérationel, en cas de besoin. L’arme du poète est la poésie lyrique, parce qu’elle relie les hommes entre eux, chante la fraternité, l’amour, l’idéal de paix et de liberté, parce qu’elle est l’âme d’une Nation, l’âme d’un peuple, l’expression de l’âme d’un peuple… parce que cette âme peut-être l’arme qui peut faire parler les fusils en chœur, comme elle peut aussi les faire taire. En matière de littérature, l’époque exclut les faiseurs, les poseurs, les histrions, les rhétoriqueurs de salon. On a besoin de grands poètes populaires qui expriment l’âme des peuples, non d’intellectuels abscons qui ne véhiculent que leur névrose, et dont l’Œuvre entière ne fait jamais qu’acréditer le point de vue de Jean Genet : « La poésie, c’est l’art d’utiliser sa merde et de la faire bouffer aux autres. » « Haine de la poésie », dîtes-vous Messieurs Bataille et Roche — et Monsieur Quignard d’ajouter pour ne pas être en reste dans le snobisme : « Haine de la musique », du « chant », je suppose ? — : si c’est de celles-là dont vous parlez (mais il est permis d’en douter), nous la haïssons aussi.Enfin un terrain d’entente ?…Au pire, Messieurs, si l’Occident est perdu déjà, laissons-nous au moins la consolation du « chant », la dignité. (Texte écrit en novembre 2006, nouvelle mise en ordre le 29 août 2007.) [1] .— Jean-Paul Richter, « Discours du Christ mort prononcé du haut de l’édifice du monde », 1790. [2] .— La société était une jungle comme elle l’a toujours été et le sera toujours, mais l’on y enseignait encore les armes spirituelles d’une espérance pour y combattre efficacement et y survivre. [3] .— Voir : Max Weber, et, Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde, Gallimard, 1985 [4] .— et politique, qui défend « les misérables » : Lamartine, Desbordes-Valmore, Hugo… Nationalisme et communisme sont également deux utopies romantiques. [5] .— Gérard de Nerval, « Delfica », in Les Chimères, 1854. [6] .— Le dernier en France a été de Gaulle. [7] .— Charles Baudelaire, Fusées, XV. [8] .— À la fois celui de Éros et civilisation, 1955, et surtout de L’homme unidimensionnel, 1964. [9] .— Celui, bien sûr, de La Société du spectacle, 1967. [10] .— Charles Baudelaire, « Sur Les Liaisons dangereuses ». Vraisemblablement sa dernière note critique. [11] .— Celui de L’Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889. [12] .— Blaise Pascal, « Disproportion de l’homme », in Pensées, fragment 230, classement des Pensées établi par P. Sellier, éd. Bordas, coll. « Classiques Garnier », 1991. [13] .— Charles Baudelaire, « La Reine des facultés », Salon de 1859, III. [14] .— Voir : Henri Bergson, Le Rire, Essai sur la signification du comique, 1899. [15] .— Charles Baudelaire, « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques », II, III, passim. [16] .— [Le fouetteur est pour lui un bienfaiteur. Voir : Mon cœur mis à nu, VIII. [17] .— Ibid. Phrase que Baudelaire attribue successivement à des Maîtres pour lui : au Christ « roi philosophe de la Judée », à « Joseph de Maistre, ce soldat animé de l’esprit saint », à « la sainteté majestueuse de Bossuet », à « Bourdaloue, l’impitoyable psychologue chrétien ». [18] .— C’est l’univers imaginé par Aldous Huxley dans son roman d’anticipation Le Meilleur des mondes, où chacun se doit de prendre sa dose de « soma » pour tout oublier. Voir : Aldoux Huxley, Brave Neuw World, Le Meilleur des mondes, 1932 [19] .— Genre pictural en vogue à l’époque janséniste et visant à amener à méditer sur le thème du « Tempus fugit », ainsi que sur celui de la vanité de toute entreprise humaine. [20] .— aujourd’hui démultiplié par internet, presque à l’infini. [21] .— T.W. Adorno, Prismes, critique de la culture et société, 1955. [22] .— Voir : Pierre Seghers, La Résistance et ses poètes, éd. Seghers, Paris, 1974, &, Colette Seghers, Pierre Seghers, un homme couvert de noms, éd. Robert Laffont, Paris, 1981, réédités respectivement aux éd. Seghers en 2005 et 2006, à l’instigation de Bruno Doucey. [23] .— Inspirée par le plus grand lyrique sans doute de la Pléïade : du Bellay. [24] .— Primo Levi, « Le Chant d’Ulysse », op. cit., XII, éd. cit., p. 116-123. [25] .— Voir : George Bataille, Haine de la poésie, 1947, &, Denis Roche, La Poésie est inadmissible, 1995. Voir également : Pascal Quignard, Haine de la musique, 1996… et tous leurs épigones fanatiques et besogneux… ils sont nombreux. [26] .— Charles Baudelaire, Phrase liminaire de Mon corps mis à nu, empruntée à l’ouvrage d’Emerson, The Conduct of life, La Conduite de la vie, 1860. [27] .— La désaffection progressive et irréversible, il semble, de l’intérêt pour les Sciences Humaines ne laisserait-elle pas penser que nous vivons une époque assez semblable à celle du passage de l’Aufklarung au romantisme, donc à un retour du baroque ? Le romantisme étant la résurgence du baroque. [28] .— Voir le livre d’entretien de Dominique Desanti & Jean-Toussaint Desanti avec Roger-Pol Droit, La Liberté nous aime encore, éd. Odile Jacob, coll. « poches », Paris, 2001, octobre 2004. [29] .— Les terroristes du 11 septembre 2001 étaient tous de jeunes et parfois brillants diplômés. Cela devrait faire réfléchir. [30] .— Eh ! oui ! Plus d’ambitions le plus souvent autres que « petites bourgeoises ». Tels sont les temps. [31] .— On a vu alors comment la pulsion génocidaire pouvait réapparaître vite. [32] .— avec celui de la fracture économique Nord-Sud. [33] .— Chacun fait son lit comme il meurt, et cela ne regarde que lui. [34] .— Aragon — notre Victor Hugo du XXe siècle avec Malraux, selon le choix des obédiences — a chanté en son temps cette « union sacrée » qui sut réunir dans un même combat des hommes comme Gabriel Péri et Étienne d’Orves, Guy Mocquet et Gilbert Dru. Voies (textes critiques)