17 juin 1993 Jean-Louis Cloët, 4 septembre 200712 août 2023 Tombeau de René Guy Cadou René Guy Cadou est sans doute le Schubert de la poésie lyrique du XXe siècle. Pierre Seghers — que j’ai bien connu — le plaçait parmi les quatre plus grands poètes français du XXe siècle, aux côtés de Louis Aragon, Blaise Cendrars, et, Pierre Emmanuel. Sur un lied de Schubert, poème à dire : à « Hélène » qui vient de réinvestir, à Louisfert-en-Poésie, les lieux de sa vie, les lieux de son amour. Petit poème-calvaire, et qui se veut breton pour elle. En souvenir du 17 juin 1943, jour de sa première rencontre avec René, son amour. I À Louisfert, si la jument ne remue plus ses fesses dans le bleu de l’ombre avant d’aller à l’abreuvoir, ni l’ânesse : le pal’frenier idiot, amoureux de leur croupe ferme et marmonnant très doucement, n’étrillant plus, innocemment, d’un bouchon d’aube, leur peau, il y a dans l’instant où je ferme les yeux, il y a dans l’instant où je l’entends encore ce bonheur qui priait à genoux sur le toit, ce bonheur qui bruissait alors,… il y a,… il y a que l’on entend encore : oui, ce silence, c’est cela,… ce silence qui bout qui coule, coule,… et comme en une source au bout : Ah ! ruisselle si doux ! si doux ! (qui se fond au Temps même il semble), ce silence,… et dessous ! dessous !… Mon Dieu ! Ah comment dire ?… : comme… un bruissement,… « un bruissement.. », tout « d’eau claire sur les cailloux… » — Orphelin de la Onzième heure (mais toi qui parlais aux enfants), Orphelin de la Onzième heure : ce bonheur sur ce toit priant ; Orphelin de la Onzième heure, voici venir ta fiancée toute parée, toute en beauté ; Orphelin de la Onzième heure : Ah ! pourquoi t’en es-tu allé ! Pourquoi donc quittes-tu la Noce et le corps de ta fiancée ? — Ami, ami, ami passant… répond au vol Le Vent qui passe. — Ami, ami, ami pleurant… dit Le Vent qui passe en parlant. — Ami, ami, ami priant : non, n’en veux pas à ce passant ; ami : il est une autre Noce, où sa fiancée il attend… L’orphelin de la Onzième heure et qui désaltérait Le Vent couronné d’un rameau d’abeilles comme un Christ enfantin, les mains percées pourtant, ouvrant la Vie comme une pêche… : et ce jus giclant jusqu’au ciel : c’était son corps ! C’était son sang ! (Mais pourquoi donc entends-je encore : — Prenez mon corps !… Prenez mon sang !… ?) II Aube, bel aubier des amis, ceux du bois dont on fait les tables, quand il suffit de quatre planches pour attabler toutes les joies, quand il suffisait des tréteaux pour le pain et le vin du rire : la Noce de l’homme avec soi où soudain l’un, c’est tous les autres… Doux Jésus ! qu’il y en eut des fêtes pour l’Ostensoir de ton sourire ! Et ce bon vin que tu leur fis, comme ils le burent de bon coeur !… Or, de Cana au Golgotha : — Non ! Non ! Non ! Pas un ne manqua !… Un bonheur sur le toit priait, mais où donc s’en est-il allé ? Ce bonheur sur le toit priant : les amis venaient en chantant. Aube, bel aubier des fontaines, buisson ardent des belles fièvres, Aube, bel aubier de leurs faims où ils savaient se retrouver ; Aube, c’est toi la croix des routes, qui s’est durci au fil du Vent plus souvenant que le granit : là, ce calvaire qui témoigne et ces santons qui leur ressemblent ; puis encor, ce silence, là. Pourtant, pourtant, si je vous dis que tout renaît me croirez-vous ?… Pourtant, pourtant, si moi j’y crois, me croirez-vous pour cela ? Ah ! Bon Dieu ! qu’on t’en fit de cènes pour remplir la jarre aux fontaines : l’on y mangeait le paon en daube mais pour punir les orgueilleux ! Ô bouches, qui formiez le fruit dans la bouche pour inventer à la fois L’Arbre et Le Verger, bien avant d’avant ce péché que l’homme a inventé pour l’homme : séparant le corps de l’esprit, l’âme et la bête pour régner… Ô bouches ! vous qui frémissiez dans la bouche pour pardonner à la fois l’arbre et le verger, réconcilier l’âme et la bête : par vos mots La Vie embrassée, l’homme enfin dans son unité !… Qui saura encore aujourd’hui faire parler l’âne et le boeuf, et les moutons et le verger, et toute chose de ce monde, et les morts chers, et les bourreaux, et nommer Les Biens de ce monde afin de mieux les enchanter, puis d’ensemble les partager ?… Qui fait Noël de chaque jour pour donner un Sauveur au monde, pour ne dire qu’un mot : aimer ? Et qui sait monter sur les toits ? Et qui sait encore prier ? À Louisfert, Hélène ! Hélène !… Un bonheur sur le toit priait comme un frisson frais d’hirondelles : pourquoi s’est-il envolé ? — Demande au Vent qui passe au vol : Lui seul le sait ! Lui seul le sait !… À Louisfert comme partout, à Louisfert comme en Brière en ce pays où il est né, parle, parle comme parlait, un bonheur sur le toit qui sait. Tous les grands chemins solitaires, rivières bordées des saules, comme des rois graciés d’aulnes, vieilles esquilles des blés verts, mènent vers La Maison d’Hélène, font durer — miracle ! — Noël, jusqu’à l’été, savent nouer la haute Épiphanie de leurs ferveurs brûlantes, reviennent comme ces oiseaux regagnent le nid qu’ils vont faire. Un bonheur sur le toit priait sous un frisson frais d’hirondelles, car tel est ce bonheur qui dit : — hier, « hier », c’est aujourd’hui !… III Ô vrai miracle dénoué des migrations rêvées jadis, fraternelles à tous enfin ; intersection des routes libres comme autant d’amis accourus, le noeud gordien renoué net d’une enfance tranchée jadis ; et tous ces liens qui dénouaient les fils embrouillés de jadis ! Comme il fut libre !… Prisonnier des chemins qu’il ne prenait pas, mais qui pourtant viennent à lui et semblent rayonner de lui !… Ô Compagnons du Tour de France, à Rochefort-en-poésie : ce beau brasier qu’il alluma aux quatre coins, au cœur du Vent, comme sa Rose !… Ah ! ce bel incendie qu’ils firent de nos quatre points cardinaux !… Ah ! ce bel incendie qu’il fut, à Louisfert-en¬Poésie !… Car c’était bien l’été, et c’était cette attente qui recrée sa fraîcheur au cœur même de sa fournaise, et, lancinante, à lui seul qui connut La Soif, seule rédemption de sa soif qui heureusement le tourmente : ce bonheur sur ce toit priant. Était-il besoin de chercher L’Étoile longtemps, juste à l’ombre de cette épaule, qui sut faire d’un incendie d’enfance un beau buisson ardent, et, du Buisson Ardent lui même, les feux mêmes de la Saint-Jean ? Mage !… Ah ! tellement plus qu’une image : ce bonheur sur ce toit priant ! Ah ! tellement plus qu’un silence encore, aujourd’hui qu’il nous parle : Beau doux petit Jésus ! lui qui parlait comme vous parle Celui qui parlait aux enfants !… Il y a dans l’instant où je ferme les yeux, niant les tombes de tous ceux que j’aime et qui ne sont pas morts, ce bonheur priant sur les toits sous un frisson frais d’hirondelles, ce bonheur priant sur le toit. — Qui me parle d’été ?… Qui me parle d’enfance ?… Qui me parle d’un temps où je n’ai pas vécu ?… Qui me parle de mains, demain jointes un jour, pour prier sur les toits et pour ouvrir ce jour où je l’entends, où je l’attends, où je t’attends : où j’attendrai toujours un frère ou un amour ? Toi seul !… toi seul, feu dans la nuit, chaque fois que l’on désespère, ô camarade, ancien Christ ! ô gardien du phare éternel au milieu des Mare Nostrum,… frère, frère et pourtant déjà comme un père et mon fils pourtant, fidèle au poste dans ta nuit, à ton bureau comme de proue, puisque tu te souviens d’Hélène, puisque tu te souviens de vous : tu te souviens de toi, tu te souviens de nous, CADOU. (ce 17 juin 1993, pour Hélène Cadou) * Jean-Louis Cloët, né en 1956 à Lille, est professeur de Lycée et poète. Il a créé en 1975 le groupe Lazuriste qui rassemble des plasticiens et des poètes, qui appelle à constituer une « Internationale de l’Utopie » autour de l’idée d’humanisme, alors même que le politiquement correct se gargarise de post-historicité et de post-modernité dans un nihilisme commode qui fait le jeu de ceux qui marchandisent la planète. Il dirige la revue POLAIRE, les « Cahiers Lazuristes » qui paraissent aux éditions GabriAndre, 30960 Saint-Jean de Valériscle. Voix (poèmes)