Franz KAFKA & les postmodernes Jean-Louis Cloët, 10 septembre 20079 août 2023 Vivant dans un monde qu’il pressent être celui de la mort imminente des Pères, conséquence directe d’une mort dont l’Occident avec une frivolité toute capitaliste a déjà fait son deuil — celle de Dieu, — Franz Kafka, « incarnant » par excellence, après Baudelaire, le « non-né », l’être qui ne peut s’incarner, ne préfigure-t-il pas et n’annonce-t-il pas l’univers postmoderne où la littérature, morte, ne peut plus rien exorciser, ni sauver ? FRANZ[-JOSEPH] K. ou L’IMPOSSIBLE BONHEUR.(Franz Kafka et ses fictions ou les golems de l’homme sans corps)« Un homme malheureux qui doit rester sans enfants est terriblement enfermé dans son malheur. Aucun espoir de renouvellement, aucune aide à attendre de constellations plus favorables. Marqué par le malheur, il lui faut aller son chemin et s’estimer heureux quand son cycle est achevé, sans prendre un nouveau point de départ pour voir si, sur un chemin plus long et dans d’autres conditions physiques et temporelles, ce malheur qu’il a subi ne pourrait pas se perdre ou même donner naissance à un bien. »« Un mariage ne pourrait pas me changer, pas plus que mon emploi ne peut le faire. »« N’être pas encore né et [d’] être déjà forcé de se promener dans les rues, de parler aux hommes. » « Psychanalyste des morts » ne serait-ce pas une des meilleures définitions que l’on pourrait se risquer à donner du « critique » pour lequel les œuvres de type auto-thérapeutique sont souvent — lorsqu’elles sont magistrales — l’équivalent d’une radiographie de l’inconscient de leur auteur, radiographie involontaire évidemment ?L’IMAGE DE SOI :Au seuil de la trentaine, à vingt neuf ans, à l’âge des premiers bilans, Kafka constate : « Je suis dur au dehors, froid au dedans. »Il dénonce en lui aussi « La terrible insécurité de [son] existence intérieure » et se voit obligé d’admettre son irréductible incapacité à trouver un biais véritablement efficace, un expédient satisfaisant, afin d’y remédier durablement. Son avenir lui fait peur, horriblement : une peur panique ; cette peur panique dans le Journal sera un des plus fréquents leitmotivs parmi ceux qu’il entremêle le plus volontiers, qui en constituent « la ligne » ; tel un musicien inspiré, il le soumettra à toutes les variations possibles. En 1913, par exemple, Franz K. note avec une terreur schizoïde qui n’a rien de fictif : « la pensée de mon avenir lointain se présent[e] [, et, conjointement, il se demande :] comment ferais-je pour le supporter avec ce corps emprunté à un cabinet de débarras ? » Pour tenter un portrait, pour tenter d’esquisser par le biais du Journal et de la correspondance un autoportrait de Franz K. (alias Joseph K. ou « l’arpenteur K. » : il fait la confusion lui-même, comme si les fictions auxquelles il recourt débordaient dans sa propre vie), on touche peut-être là à l’essentiel : il ne se reconnaît pas dans ce corps qui l’enferme et qui l’emprisonne. L’angoisse métaphysique l’étreint ; elle est telle qu’elle va lentement l’étouffer et l’amener à somatiser au point de la traduire et de la déclarer un jour — il en est persuadé — en tuberculose à trente quatre ans, mal très réel, « mal spirituel » nonobstant, dont il va mourir à quarante et un an. À Max Brod, en 1917, lorsqu’il apprend avec un soulagement suicidaire et paradoxal par les médecins la nouvelle des premières atteintes de la maladie, il écrit : « Ça ne peut pas durer comme ça, a dit le cerveau, et au bout de cinq ans, les poumons se sont déclarés prêts à l’aider. » « Cinq ans », stipule-t-il ; admettons qu’il le fasse fort laconiquement, mais il n’en éprouve pas moins le besoin impérieux de le préciser comme s’il désignait par ce biais sinon un coupable ou bien une coupable, du moins une culpabilité. Si l’on fait un calcul rapide : c’est donc à compter de la rencontre fortuite avec Felice Bauer le 13 août 1912 chez Max Brod, rencontre qui va aboutir à l’annonce dans le Berliner Tageblatt de Berlin du 21 avril 1914 de ses fiançailles avec elle presque aussitôt rompues, on le sait, en juillet de la même année, que Kafka date le processus d’autodestruction qui se met à l’œuvre en lui. Kafka restera jusqu’au bout persuadé qu’il mourrait d’« une plaie dont les poumons n[’étaient et ne furent] que le symbole ». À la date du 15 septembre 1917, dans le Journal, on lit : « la blessure de tes poumons n’est qu’un symbole de la blessure dont l’inflammation s’appelle F[elice Bauer] et dont la profondeur s’appelle justification […]. » On ne saurait être plus clair, ni plus « tranché ». Capable d’auto-diagnostics aussi fulgurants que ponctuels, vrillant et perçant le brouillard de son « hystérie » — car, de même que « toute la femme est dans l’utérus » selon Hypocrate, tout le poète, lui, est dans l’hystérie — Franz K écrit : « Plus que sa profondeur et son degré d’infection, c’est l’âge d’une plaie qui fait son caractère douloureux. Être sans cesse rouvert dans le même sillon à vif, voir appliquer un nouveau traitement à la plaie déjà opérée d’innombrables fois, c’est cela qui est affreux. »La plaie est donc ancienne ? Le mal est très ancien, en effet ; à dire vrai, à vrai dire il est presque constitutif de la nature même de Kafka ; dans la « Lettre au père » — centre vide de tout l’Œuvre complet, vers laquelle toute tentative littéraire de Franz K. semble converger, lettre jamais envoyée, si péniblement écrite, chantournée et labyrinthique, sans rédemption aucune pourtant — Franz K. écrit : J’ai eu, depuis que je sais penser, les soucis les plus profonds dans l’affirmation de mon existence [au point] que tout le reste m’était indifférent. Les lycéens juifs, chez nous, sont facilement étranges, on trouve parmi eux le plus invraisemblable, mais je n’ai trouvé nulle part ailleurs mon indifférence froide, à peine déguisée, indestructible, […] il est vrai qu’elle était aussi la seule protection contre le délabrement nerveux causé par la peur et la culpabilité. Je ne me souciai que de moi […]. Par exemple, le souci de ma santé […] ; cela dans des gradations innombrables pour se terminer par une véritable maladie. Mais comme je n’étais sûr de rien, comme j’avais besoin à chaque instant d’une nouvelle confirmation de mon existence, que rien n’était en ma possession qui soit clairement décidé par moi, à la vérité un fils déshérité [précise-t-il], le plus proche, mon propre corps, devint incertain pour moi ; […] dès lors la voie vers toute forme d’hypocondrie était libre jusqu’à ce que le sang déborde de mes poumons à cause des efforts surhumains que j’ai faits pour me marier […]. Dans la mesure où tout être (surtout réprouvé) s’éprouve aussi, éprouve aussi son existence et sa propre réalité dans les rapports d’altérité, et surtout le rapport d’altérité amoureuse qu’il peut nouer, Kafka commente : Je suis mentalement incapable de me marier. Cela s’exprime par le fait qu’à partir du moment où je décide de me marier je ne peux plus dormir, la tête est embrasée jour et nuit, ce n’est plus une vie, je titube avec désespoir. Ce ne sont pas à proprement parler des soucis qui causent cela […] ; […] il y a bien d’innombrables soucis, mais ils ne sont pas le fondamental, ils parachèvent comme des vers le travail sur le cadavre, mais c’est par autre chose que je suis atteint fondamentalement. C’est la tension générale de l’angoisse, de la faiblesse, du peu d’estime que je me porte à moi-même. Le sentiment d’« inquiétante étrangeté » vis à vis de soi, de sa propre corporalité, de sa corporéïté, vis à vis d’autrui, vis à vis du monde, est chez Kafka « irréparable », « irrémédiable ». « Sentiment de détresse absolue [constate-t-il]. / Qu’est-ce qui te relie à ces corps solidement délimités [s’interroge-t-il en s’interpellant], à ces corps parlants doués d’yeux qui clignotent, plus étroitement qu’à une chose quelconque, disons à ce porte-plume dans ta main [le choix de l’objet n’est pas neutre : c’est bien à quoi il se raccroche] ? Serait-ce le fait que tu es de la même espèce qu’eux ? Mais tu n’es pas de leur espèce, c’est bien pour cela que tu as soulevé la question. / La solide délimitation des corps humains est horrible. / [Puis, il s’étonne de] Ce qu’il y a d’étrange, d’indéchiffrable dans le fait de ne pas sombrer, d’être guidé en silence. C’est ce qui conduit à cette absurdité [pense-t-il, ironiquement] : « Moi, pour ma part, je serais perdu depuis longtemps. » Moi, pour ma part. » À valeur supposée thérapeutique, la littérature, en ce sens, ne serait-ce qu’un moyen pour lui de tenter d’« objectiver la souffrance » ? C’est selon : « Je n’arrive pas [écrit-il] à concevoir qu’il soit possible à toute personne — ou à peu près — capable d’écrire, d’objectiver la souffrance dans la souffrance, ce que je fais, par exemple, quand, en pleine détresse et peut-être même la tête encore brûlante de malheur, je m’assieds à une table pour annoncer à quelqu’un dans une lettre : Je suis malheureux. Je puis même aller au-delà de cette phrase et, y ajoutant toutes sortes de fioritures selon les ressources d’un talent qui semble n’avoir rien de commun avec le malheur, improviser là-dessus soit de façon simple, soit sur le mode antithétique, soit avec des orchestres entiers d’associations. Et ce n’est nullement un mensonge, et cela ne calme pas la souffrance, ce n’est qu’un surplus de forces dont je suis gratifié en un moment où la souffrance a pourtant visiblement épuisé toutes mes ressources, et jusqu’au fond de mon être qu’elle gratte. Quelle espèce de surplus est-ce donc ? » À cette question angoissée, il ne pourra jamais répondre, car la maladie, même souhaitée, même méticuleusement préparée, favorisée, n’arrangera rien, il le sait. « J’attends la pneumonie. Ce n’est pas tellement de la maladie elle-même que j’ai peur, j’ai peur pour ma mère [c’est la surenchère qui importe ici, le rajout qui suit :] et de ma mère, de mon père, de mon directeur et de tous les autres. Ici, il semble évident que les mondes subsistent et que je suis aussi ignorant, aussi perdu, aussi inquiet en face de la maladie que dans mes rapports avec le garçon de l’hôtel, par exemple. Mais pour le reste, la séparation me paraît être par trop précise, dangereuse dans sa précision, triste, trop tyrannique. Habiterai-je donc l’autre monde ? Oserais-je dire cela ? » Il n’y a donc aucune issue à son état, son état d’être, de non-être ardemment voulu ?À la date du 20 juillet 1916, dans le Journal, on lit : « Si je suis condamné, je ne suis pas seulement condamné à mourir, je suis condamné à me défendre jusque dans la mort. » Dans la mesure où il se sent sûr à l’avance de son destin, se croyant prédestiné, maudit — maudit par le père, ce père tyrannique et niais, grossier, tellement sûr de soi, bavard impénitent, paysan du Danube hystériquement pontifiant et sans réplique, — chez Kafka cette peur de l’avenir va bientôt devenir obsessionnelle. Triste père que celui qui l’a amené à lui écrire sans jamais oser le lui dire ni le lui faire lire : « Quand je commençais à faire quelque chose qui ne te plaisait pas, et tu me présageais l’échec, ma considération de ton opinion était si grande que l’échec, même si ce n’était peut-être qu’à plus long terme, était inéluctable. Je perdais la confiance en mes propres actes. J’étais imprévisible, irrésolu. Plus je grandissais, plus le matériel que tu pouvais exhiber pour preuves de mon insuffisance était important ; à certains égards, je me suis mis à coïncider avec ce que tu prétendais. » En résumé, comme le remarque pour soi et solitairement Franz K. cela fait bien longtemps que la névrose le travaille et l’épuise : « L’impatience et la tristesse que me cause mon épuisement [sanctionne-t-il ainsi pour soi] se nourrissent principalement des images de l’avenir que cet état me prépare et que je ne perds jamais de vue. Que de soirées passées à me promener ou à me désespérer dans mon lit et sur mon canapé ai-je encore devant moi, pires que celles dont j’ai déjà surmonté l’épreuve ! »Il ne peut faire, dans ces conditions de désarroi et de délabrement sans cesse en cours, sans cesse à l’œuvre, que des constats désabusés, que se déprécier gravement, à l’instar de son père qui ne cesse de le rabrouer, de l’humilier. « Avec quel regard méchant et débile je m’observe [, vérifie-t-il, consterné] ! Il faut croire que je ne puis pas forcer la porte du monde [ni celle du « château intérieur » non plus d’ailleurs et l’on retrouve là la parabole essentielle donnée par Kafka sous forme d’une énigme du Sphinx, d’un oracle, dans Le Procès ], mais que je peux rester tranquillement couché, concevoir, développer en moi ce qui a été conçu, et me produire tranquillement. » Toutefois, il y a encore en lui, les premières années, ponctuellement un désir de lutter, un désir de revanche, ou, plus simplement une illusion plus tenace que toutes les autres, qui va lui permettre de tenir jusqu’à l’âge de quarante et un ans sans se suicider ou devenir fou : « je me sens désarmé et en marge de tout. Mais l’assurance que me procure le moindre travail littéraire est indubitable et merveilleuse. »Ayant fait ce constat, pourquoi ne se créerait-il pas, plutôt ne se recréerait-il pas de toute pièce soi, soi-même, et tout d’une pièce par la fiction, comme un « Golem », comme la célèbre créature de la légende juive pragoise ? Qui, sinon lui, qui d’autre que lui, en effet, peut, pourrait songer à écrire et à écrire sur le front de ses héros de fiction substitutifs — comme Joseph K., l’arpenteur K., Georg Bendeman, Grégoire Samsa, le héros de La Métamorphose, et tant d’autres — implicitement le mot « Emeth » ou le mot « meth » ?… — Personne. « Stabilité. Je ne veux pas me développer dans un sens défini, je veux changer de place, c’est bien, en vérité, ce fameux « vouloir-aller-sur-une-autre-planète », il me suffirait d’être placé juste à côté de moi, il me suffirait de pouvoir concevoir comme une autre place la place qui est la mienne. » Pour ce faire, la solution est-elle, ne serait-elle pas, de devenir créateur afin de devenir créature, afin de pouvoir vivre ou du moins tenter de vivre par délégation, par procuration, afin de pouvoir se projeter dans une créature faite à son image ? Très tôt, bien sûr, voici qu’il se met à rêver, à y rêver : Les manches retroussées comme une blanchisseuse, le Rabbi était devant le baquet et pétrissait l’argile qui présentait déjà les grossiers contours d’une forme humaine. Même quand il ne travaillait qu’à un petit détail, à une phalange par exemple, il embrassait du regard la figure dans son entier. Bien qu’elle parût réussir à vue d’œil sous le rapport de la ressemblance humaine, le Rabbi se conduisait comme un enragé, sa mâchoire inférieure se lançait sans cesse en avant, ses lèvres passaient continuellement l’une sur l’autre, et quand il trempait les mains dans la bassine préparée à cet usage, il les y plongeait avec une telle violence que l’eau éclaboussait le plafond de la cave aux murs nus. Se créer soi ; démiurge, tenter de se recréer… : « péché contre l’Esprit » s’il en est, même s’il est Juif ! Hélas pour lui ! il n’est pas fait d’argile, mais de chair ; simplement de chair humaine, de chair sexuée, qui se doit de l’être du moins, qui se doit de l’être d’autant plus qu’il est Juif et que cela fait dans la culture juive partie pour tout être mâle de la Loi. Comme le dira Artaud plus tard dans « La Recherche de la fécalité » de son très célèbre et longtemps maudit Pour en finir avec le jugement de Dieu : « Pour exister il suffit de se laisser aller à être, / mais pour vivre, / il faut être quelqu’un, / pour être quelqu’un, / il faut avoir un OS, / ne pas avoir peur de montrer l’os, / et de perdre la viande en passant. » Être contraint d’« avoir un OS », être tenu de le « montrer » comme son père Hermann, fils d’un boucher de Bohème, sait si bien le faire en famille et en société, cela, « ça » non, il ne le supporte pas Joseph K., Franz K. l’arpenteur, Franz-Joseph, au point qu’il se castre soi-même de ce patronyme — qui veut dire « choucas » en Yiddish, autrement dit : petit oiseau charognard et qui croasse — le réduisant à l’initiale, patronyme dont il a honte, il s’en castre, oui, avant que les Bacchantes ou les Érynnies ne s’en chargent ; dans le même esprit, parmi les fantasmes nombreux qui l’assaillent, un, entre autres, entre tous significatif : « Sans cesse l’image d’un large couteau de charcutier [consigne-t-il dans son Journal, à la date du 3 mai 1913, terrorisé] qui, me prenant de côté, entre promptement en moi avec une régularité mécanique et détache de très minces tranches qui s’envolent, en s’enroulant presque sur elles-mêmes tant le travail est rapide. » Des bacchantes comme pour Orphée disions-nous ? En somme, une chair à la merci du féminin dans ce qu’il peut avoir de plus débridé ? Sans nul doute, oui, car le couteau de charcutier, figurez-vous, dans un autre rêve éveillé peut s’avérer être les griffes féminines de quelque terrifiante Mélusine (c’est cette fois le 9 août 1917, qu’il couche sur le papier cet autre cauchemar, sans pour autant parvenir à le faire mourir) : « — Non, laisse-moi ! Non, laisse-moi ! criais-je sans interruption le long des rues, et sans cesse elle me saisissait, sans cesse les pattes griffues de la sirène s’abattaient sur ma poitrine, m’attaquant de côté ou par-dessus l’épaule. »Le fantasme de castration, Franz K. le pousse parfois beaucoup plus loin. Pour formuler la chose d’une autre façon : la complexité de la psyché kafkaïenne, dépasse, et de loin, le simple complexe de castration. Dans un autre rêve, un autre cauchemar éveillé, il s’imagine avec dans le dos, entre la peau et la chair, une épée de chevalier, telle une « croix » au-dessus de sa tête ; en vérité, si l’on en croit le symbole, il est mort avant que d’être né, même pas digne d’être enterré chez les Juifs, sous une stèle. Sans l’aide de ses amis, précise-t-il, dans ce rêve, il ne peut, Arthur d’un genre nouveau, sortir de son étrange fourreau mortuaire — son propre corps — cette épée pour aller combattre les sortilèges. Le symbole, qu’il soit lu psychanalytiquement ou plus simplement métaphoriquement, stupéfie par son caractère explicite : du phallus non assumé à la plume, de la plume à l’épée, de l’épée à la plume, il n’y a qu’un geste, il n’y qu’un pas, rapidement franchi pour ce familier, pour cet ivrogne invétéré de l’hubris supposé naître des métaphores, des emblèmes, des symboles, des allégories : « Mon travail se clôt [écrit Franz K., jouant avec sa névrose, filant à l’envi masochistement la métaphore], comme peut se fermer une plaie qui n’est pas guérie. » Voilà ; ou, peut-être, plutôt : voici, sur le mode : « ceci est mon corps, ceci est mon sang ; prenez et mangez, prenez et buvez », mais quelle valeur au sacrifice ? Quand le sang est tiré, il faut le boire. Quand la vie est tirée du néant, il faut la boire aussi ; Baudelaire a beau écrire dans sa préface aux Paradis artificiels : « Le bon sens nous dit que les choses de la terre n’existent que bien peu, et que la vraie réalité n’est que dans les rêves. Pour digérer le bonheur naturel, comme l’artificiel, il faut d’abord avoir le courage de l’avaler, et ceux qui mériteraient peut-être le bonheur sont justement ceux-là à qui la félicité, telle que la conçoivent les mortels, a toujours fait l’effet d’un vomitif », il convient pour qui est supposé être au monde, pour qui est tenu d’être au monde, de tenir sa place dans une société quelconque, de finir de boire son propre sang jusqu’à la lie, jusqu’au caillot final, jusqu’à l’embolie, qu’elle soit pulmonaire ou non. Kafka qui recours à l’hubris non point du tout dionysiaque mais à celui tout éthéré tout au contraire de l’ébriété mentale, ne peut que se dire comme Baudelaire encore : « Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve » ; à la fois sacrificateur et sacrifié, il ne peut ainsi et aussi que se sentir assoiffé toujours, vampire de soi-même, sitôt que le recours à l’écriture est épuisé. Ainsi, Franz K., qui, dans une citation précédente, criait victoire, se proclamait guéri de ses inhibitions, en magnifiant « l’assurance que [lui] procur[ait] le moindre travail littéraire, […] [assurance] indubitable et merveilleuse » à l’en croire, très vite déchante, souvent déchante donc, et, ici, déchante tout à fait. Il est vrai qu’il écrit cette notule sinistre et totalement désespérée en mai 1922, soit quelques mois avant sa mort.Comment écrire, quand — comme c’est le cas pour Kafka — on est hanté par la « Haine de l’introspection. Des interprétations psychiques telles que : hier j’étais comme ceci et pour telle raison, aujourd’hui je suis comme ceci et pour telle raison […] » ? Comment ? La « haine de l’introspection » chez Kafka cache le dégoût ou la crainte plutôt de la psychiatrie et de la psychanalyse : il craint le dévoilement de son psychisme et de son inconscient, tout en l’appelant de toutes ses forces dans un élan contradictoire ; il a peur de ce qu’il est susceptible d’y trouver d’« irrémédiable », d’« irréparable », d’irréductible et d’incurable : « À un certain niveau de connaissance de soi-même, les autres phénomènes secondaires étant favorables à l’observation, on en viendra invariablement à se trouver exécrable. […] On se rendra compte qu’on n’est rien de plus qu’un nid à rats peuplé d’arrière-pensées [cafards, rats, souris… le bestiaire kafkaïen n’est pas sans évoquer à la fois celui d’un Jérome Bosch, mais encore, dans l’auto-dépréciation et l’auto-condamnation complaisante, s’avère prémonitoire du jargon obscène et hideux de la propagande nazie]. L’acte le plus infime [commente-t-il] ne sera pas exempt de ces arrière-pensées. Elles seront si sales que, dans l’état d’auto-observation où l’on se trouve, on se refusera à les examiner jusqu’au bout et l’on se contentera de les contempler au loin. […] car le terrain le plus profond [de l’être] ne contiendra pas de la lave mais de la boue. La boue sera tout en bas et tout en haut, et les doutes de l’auto-observation eux-mêmes ne tarderont pas à devenir aussi débiles et complaisants que les dandinements d’un porc dans le fumier. » À dire vrai, il s’agit moins de « boue » comme le dit si euphémistiquement et si jansénistement aussi Kafka que de « Caca » pour emprunter au vocabulaire d’Antonin Artaud, plus spécifiquement ici approprié. Kafka le sait, qui associe au reste cette merde, cette scatologie au père, à la vision que le père peut avoir de lui : 6 mai [1912], 11 heures.[…]Rêve récent :Je traversais Berlin en tramway avec mon père. Le caractère propre à une grande ville était rendu par d’innombrables barrières dressées à intervalles réguliers, peintes en deux couleurs et terminées par un bout rond et poli. À part cela, tout était presque vide, mais ces barrières formaient une foule considérable. Nous arrivâmes devant une porte, descendîmes du tramway sans sentir que nous descendions et entrâmes par cette porte. Derrière elle s’élevait une paroi raide que mon père escalada presque en dansant, ses jambes flottaient tant la montée lui était facile. Il ne laissait pas d’y avoir aussi une certaine brutalité dans le fait qu’il ne m’aidait pas, car je n’arrivai en haut qu’avec la peine la plus extrême, à quatre pattes, après être retombé fréquemment comme si la paroi s’était faite plus raide à mesure que je grimpais. Ce qui rendait encore la chose plus pénible, c’est que [la paroi] était couverte d’excréments humains qui restaient accrochés par paquets sur moi, surtout sur ma poitrine. Le visage penché, je les regardais et passais la main dessus. Quand je fus enfin arrivé en haut, mon père, qui sortait de l’intérieur d’un bâtiment, me sauta au cou, m’embrassa et me serra contre lui. Il portait un frac que je me rappelle bien avoir vu autrefois, démodé, court, rembourré à l’intérieur comme un sofa ; « Ce Dr von Leyden ! Quel excellent homme ! » s’exclamait-il sans se lasser. Ce n’était pas au médecin qu’il était allé rendre visite, mais simplement à un homme digne d’être connu. J’avais un peu peur d’être obligé d’y aller aussi, mais on ne me le demanda pas. À gauche, derrière moi, dans une pièce fermée littéralement de tous côtés par des parois de verre, je vis un homme assis qui me tournait le dos. Il s’avéra que cet homme était le secrétaire du professeur, que c’était à lui seul, et non pas au professeur, que mon père avait parlé en fait, mais qu’il avait, je ne sais comment, acquis une connaissance personnelle des mérites du professeur à travers le secrétaire, de sorte qu’à tous points de vue, il était aussi fondé à former un jugement sur le professeur que s’il lui avait parlé personnellement. Comme un adage, mais sans doute — comme tous les adages — parfois bien difficile à suivre, Franz K. écrit : « Si tu veux pénétrer en toi, tu n’éviteras pas la boue que tu charries. Mais ne t’y vautre pas. » C’est bien simple : tous les affres de l’écriture, il les connaît : au reste, « cette peur d’écrire s’exprime toujours [chez lui] de la même manière, [il] trouve accidentellement, sans être assis à [son] bureau, des phrases de début qui se révèlent aussitôt inutilisables, sèches, interrompues bien avant la fin et qui, de leurs fragments qui sortent,[lui] désignent un triste avenir. » « Le sentiment du faux qu[’il a] en écrivant […] l’espoir [qui] demeure, quand les fausses apparitions seront épuisées, de voir enfin surgir les vraies. [L’obligation qu’il a, qu’il se sent aussi de se voir contraint de faire ce constat désabusé : ] une condition préliminaire incohérente est placée comme une planche [pour moi] entre le sentiment réel et la métaphore de la description » l’amènent à méditer sans cesse sur cette « étrange, mystérieuse consolation donnée par la littérature, dangereuse peut-être, peut-être libératrice : bond hors du rang des meurtriers, acte-observation […] », sans jamais parvenir à répondre à la question : la littérature, en définitive, m’est-elle réellement bénéfique, apporte-t-elle un réconfort réel, réel et durable ? Quoiqu’il fasse, quoi qu’il dise ou pense, il en revient toujours à cette idée, à ce refuge dans ce fantôme d’idée enfin « concrète » : « Considérée sous un angle de vue primitif, la vérité proprement dite, irréfutable, inaccessible au trouble venant de l’extérieur (martyre, sacrifice pour un être humain) ne peut être que de la douleur physique [c’est-à-dire pour lui, d’abord morale, puisque sans cesse, il somatise. Aussi constate-t-il et s’interroge-t-il :] Il est étrange que le Dieu de la Douleur n’ai pas été le Dieu principal des premières religions (il ne l’est peut-être que de celle qui sont venues plus tard.) À chaque malade son Dieu lare, au phtisique, le Dieu de l’asphyxie. Comment pourrait-on supporter son approche si l’on ne participait de sa nature avant même la terrible union ? » Le recours à la littérature est à ce point désespéré chez lui qu’il le mène sans cesse aux bords mêmes de la folie ; ainsi, après une lecture de Werfel, observe-t-il : « Grâce aux poèmes de Werfel, j’ai eu la tête comme emplie de vapeur pendant toute la matinée d’hier. Un instant, j’ai craint que l’enthousiasme ne m’emportât sans halte jusque dans la folie. » Et qu’est-ce alors que les affres de l’écriture au bureau pour Franz-Joseph K. l’arpenteur des morts, l’arpenteur des mots, quand il est confronté au miroir de l’énervement d’une mystérieuse « Mlle K », laquelle le renvoie — comme seules les femmes savent le faire, pour lui du moins — à son angoisse, à l’angoisse béante de sa névrose, en creusant la mise en abyme très cruellement, puis, l’amène à la chute infinie de l’ensevelissement en elle, comme dans l’épisode marginal du Procès intitulé « Un rêve » : Au bureau, je dicte une importante circulaire destinée à la police du district. Arrivé à la conclusion, qui doit prendre de l’élan, je reste court et suis incapable de faire autre chose que de regarder la dactylo, Mlle K., laquelle, comme à son habitude, devient particulièrement remuante, déplace sa chaise, tousse, pianote sur la table, attirant par là l’attention de tout le bureau sur mon malheur. L’idée que je cherche prend maintenant d’autant plus de prix qu’elle tranquilliserait Mlle K., et plus elle devient précieuse, plus elle est difficile à trouver. Enfin, je tiens le mot : « stigmatiser » et la phrase qui va avec, mais je continue à garder tout cela dans ma bouche avec dégoût et un sentiment de honte, comme si les mots étaient de la viande crue, de la viande coupée à même ma chair (tant cela m’a coûté). Enfin, je dis la phrase, mais il me reste une grande terreur parce que je vois que tout en moi est prêt pour un travail poétique, que ce travail serait pour moi une solution divine, une entrée réelle dans la vie, alors qu’au bureau je dois, au nom d’une lamentable paperasserie, arracher un morceau de sa chair au corps capable d’un tel bonheur. Le corps substitutif que constitue le langage pour Kafka, le corps des mots, s’entend fort bien ici, si « l’œil écoute ». Franz-Joseph K. l’arpenteur des mots, l’arpenteur du « château intérieur », « vampire » et anthropophage de soi-même, en a plein la bouche au point que l’on songe une fois de plus à Baudelaire, celui d’« Un fantôme » : « Je suis comme un peintre qu’un Dieu moqueur / Condamne à peindre, hélas ! sur les ténèbres ; / Où, cuisinier aux appétits funèbres, / je fais bouillir et je mange mon cœur […]. » Quoi qu’il advienne, il s’agit pour Kafka de ne pas s’occulter l’accès à cette unique échappatoire pour lui que constitue le langage : « Surtout ne pas surestimer ce que j’ai écrit, cela me fermerait l’accès de ce que j’ai à écrire. » Il note par exemple en juillet 1912, presque tout juste un mois avant la rencontre avec Felice B. : « Rien écrit jusqu’à présent. Commencer demain. Sinon, je vais tomber dans une insatisfaction que rien ne pourra empêcher de s’étendre ; à vrai dire, je suis déjà dedans. Mes accès de nervosité commencent. […]. » C’est pourquoi, sans cesse il se pose la question : « Où trouverai-je le salut ? [et admet, lucide et cruel :] Que de mensonges dont je ne savais plus rien sont remontés avec le reste à la surface. [Cependant qu’il sait qu’il a trouvé déjà sa réponse, son unique réponse à cette angoisse sourde :] S’ils se sont infiltrés aussi bien dans l’union réelle que dans la séparation réelle, alors j’ai sûrement bien agi. Sans relations humaines, il n’y a pas en moi de mensonges visibles. Le cercle limité est pur. » Les relations humaines, voilà donc bien le hic ! il faudrait, il lui faudrait pouvoir intégralement se retrancher du monde, car le monde, immanquablement, ne peut que lui rappeler cruellement la réalité très concrète de sa névrose, son incurabilité, autant que la vacuité et l’inanité de toute tentative littéraire pour la dissiper : Mon inimaginable tristesse de ce matin. […] J’ai été excité par des femmes, puis je suis rentré, j’ai lu La Métamorphose et je la trouve mauvaise. Je suis peut-être réellement perdu, la tristesse de ce matin reviendra, je ne pourrai pas lui résister longtemps, elle m’enlève tout espoir. Je n’ai même pas envie de tenir mon journal, peut-être parce qu’il y manque déjà trop de choses, peut-être parce que je ne pourrai jamais décrire que des façons d’agir incomplètes — et nécessairement incomplètes, semble-t-il —, peut-être parce que le fait même d’écrire contribue à ma tristesse. / J’aimerai bien écrire des contes de fées (pourquoi ai-je tellement ce mot en haine ?) […]. Des « contes de fées », Vraiment ?… Pourquoi a-t-il tellement ce mot en haine ? Consternante naïveté des « génies », direz-vous ?… Que non ! ici, pas le moins du monde ; pour s’en convaincre, dans le Journal, à la date du 22 juillet 1916, Franz Kafka imagine, une fois de plus un mode d’exécution, un face à face entre un bourreau et sa victime (l’arme d’exécution, comme dans Le Procès, une fois encore : le couteau) : préparant quelque nouvelle ou roman qui va avorter, il se laisse aller à son imagination fantaisiste peut-être, mais précise comme un bourreau : « Étrange coutume judiciaire. Le condamné est égorgé par le bourreau dans sa cellule, la présence d’autres personnes étant interdite. Il est assis à sa table et termine sa lettre ou son dernier repas. On frappe, c’est le bourreau. […] « Je suis prêt », dit le bourreau au bout d’un moment. — Prêt ? interroge le condamné dans un cri, il bondit et se décide maintenant à regarder le bourreau en face. Tu ne me tueras pas […] car tu es un homme malgré tout, tu es capable d’exécuter quelqu’un sur l’échafaud, avec des aides et en présence de magistrats, mais pas ici, pas dans cette cellule, en homme tuant un autre homme. […] Le bourreau détach[e] un nouveau poignard enfermé dans sa gaine de ouate et dit : — Tu songes sans doute à ces contes de fées dans lesquels un serviteur recevait l’ordre d’exposer un enfant, mais ne parvenait pas à accomplir l’ordre et préférait mettre l’enfant en apprentissage chez un cordonnier. C’était un conte de fées, mais ici, ce n’en est pas un. » N’avoir pour seule compagne que l’écriture, ce vampire pour lui, son vampire, comme il est lui aussi son propre vampire, et ne pouvoir lui dire comme Baudelaire — l’on songe alors à la mort indigne de Joseph K. dans Le Procès tué d’un coup de couteau dans le cœur, d’un coup de couteau de cuisine : « Toi qui, comme un coup de couteau, / Dans mon cœur plaintif es entrée ; / Toi qui, forte comme un troupeau / De démons, vins, folle et parée, // De mon esprit humilié / Faire ton lit et ton domaine ; / — Infâme à qui je suis lié / Comme le forçat à la chaîne , // Comme au jeu le joueur têtu, / Comme à la bouteille l’ivrogne, / Comme aux vermines la charogne, / — Maudite, maudite, sois-tu ! // J’ai privé le glaive rapide / De conquérir ma liberté, / Et j’ai dit au poison perfide / De secourir ma lâcheté. // Hélas ! le poison et le glaive / M’ont pris en dédain et m’ont dit : / « Tu n’es pas digne qu’on t’enlève / À ton esclavage maudit, // Imbécile ! — de son empire / Si nos efforts te délivraient, / Tes baisers ressusciteraient / Le cadavre de ton vampire ! » C’est bien « comme si [de toute éternité] la honte [devait] lui survivre » : il n’y a aucun doute à cela.Si au moment où il entame la rédaction du Château, Kafka écrit : « Je suis d’ores et déjà citoyen de cet autre monde qui est, avec le monde ordinaire, dans le même rapport que le désert avec une contrée agricole (il y a quarante ans que j’erre au sortir de Chanaan) ; c’est en étranger que je regarde derrière moi », Kafka ne fait que sanctionner une continuité plutôt que de dresser un bilan ; Kafka, très tôt, se plaint de se sentir en dehors, comme en marge de la réalité, de toute réalité : il remarque pour lui, pour exemple : « Comme le chemin est long de ma détresse intérieure à la scène qui se passe dans la cour. Mais on est désormais dans son pays natal, et l’on ne peut plus repartir. » Puisqu’il ne parvient pas à s’accoucher mentalement à son propre corps et à ce qu’on nomme la vie, la vie en société, la réalité, il se plaint de « N’être pas encore né et [d’] être déjà forcé de se promener dans les rues, de parler aux hommes. »Ma thèse est simple : Kafka fait partie, Kafka est à compter au nombre — assez conséquent à vrai dire — de ces artistes et écrivains que pour ma part je nomme : les « Non-nés ». Reprenant les propos de Kafka cherchant à formuler le sentiment diffus qu’il a « de n’être pas vraiment né », Marthe Robert parle de « Mal-né » pour situer sinon pour définir Kafka ; elle argumente : « en décidant de demeurer neutre en face de sa tendance invétérée à se plaindre, à se consoler, à se venger d’être mal né [écrit-elle] et par conséquent à se « sauver », Kafka est conduit à prendre une mesure extrême […] : il disjoint littéralement l’homme de l’écrivain et crée ainsi entre l’écrit et le vécu une apparente solution de continuité […]. » Kafka, en effet — c’est en tous les cas une question —, ne serait-il pas ce que j’appelle un « Non-né », c’est-à-dire un inhibé fondamental, incapable d’assumer son corps, sa corporalité comme sa corporéïté, indécis quant à sa sexuation, et, par conséquent, incapable d’assumer sereinement et pleinement une quelconque sexualité, se rabattant ainsi sur cette corporéïté de substitution que peut être une œuvre, un livre ? C’est la vieille question plotinienne : comment être « Un », c’est-à-dire un esprit dans un corps, à la fois esprit et corps, équitablement ? La corporéïté de substitution, c’est un peu le rêve artaudien du « corps sans organes » : une idée-concept qui m’obsède en littérature et en Art, me poursuit, que je vois à l’œuvre dans bien des Œuvres dites « majeures », qui ne sont pourtant avant tout — si géniales qu’elles puissent apparaître a posteriori — pour leur auteur que des tentatives thérapeutiques, d’abord. J’ai longuement développé en mars 2000 dans un double numéro de ma défunte revue Polaire intitulé « Corps de l’Art, corps « Un » possible ? », l’idée que l’œuvre d’art pour l’artiste, le livre pour l’écrivain, est souvent intimement pour son créateur (comme pour son lecteur ou son spectateur même, l’« hypocrite lecteur, — [son] semblable, — [son] frère »), quelque chose comme un corps refuge, comme un corps de substitution, plus conforme au désir d’être « autre », voire même au désir de non-être de son auteur. Kafka est pour moi un « Non-né » parmi les « Non-nés » à la « destinée éternellement solitaire » comme Baudelaire, pour n’en citer qu’un seul, semblable à lui, parmi tant d’autres. Si Baudelaire s’interrogeait comme Thomas de Quincey en disant avec lui : « « Nous pouvons regarder la mort en face ; mais sachant, comme quelques-uns d’entre nous le savent aujourd’hui, ce qu’est la vie humaine, qui pourrait sans frissonner (en supposant qu’il en fût averti) regarder en face l’heure de sa naissance ? » », Franz K., lui, écrit, décrit de manière plus explicite encore à cet égard son « Hésitation devant la naissance. S’il y a une transmigration des âmes [ajoute-t-il comme pour commenter], la mienne n’a pas encore atteint le plus bas. Ma vie est hésitation devant la naissance. » Peut-on être plus explicite ? Mais qui est assez « singulier » pour l’entendre ? L’IMAGE DE L’AUTRE :Peut-on résoudre ses problèmes métaphysiques avec l’aide d’un alter ego, d’une alter-héroïne ? C’est l’illusion commune, largement partagée. Envieux du supposé bonheur qu’il prête aux autres, Franz K. (ou Franz-Joseph K.) note dans son Journal, à la date du 24 janvier 1922, soit quelques mois avant sa mort — l’illusion lui aura véritablement duré jusqu’au bout — : « Au bureau, [voir] le bonheur des hommes mariés, jeunes et vieux. Bonheur qui m’est inaccessible et qui, s’il était à ma portée, me serait insupportable ; c’est pourtant le seul dont, par goût, j’aimerais me rassasier. » Leitmotiv obsessionnel. Combien d’occurrences de ce type : l’Œuvre et la correspondance en sont littéralement infestées. Est-ce parce qu’il est convaincu de son incurabilité qu’en août 1912, à vingt neuf ans, après maints échecs déjà, il choisit Felice Bauer — de tous ses échecs le plus cuisant, le plus archétypal, et, par conséquent, le plus singulier — :Mlle F[elice] B[auer]. Quand j’arrivai chez Brod, le 13 août, elle était assise à table et je l’ai prise pour une bonne. Je n’étais d’ailleurs nullement curieux de savoir qui elle était, je l’ai aussitôt acceptée. Visage osseux et insignifiant, qui portait franchement son insignifiance. Cou dégagé. Blouse jetée sur les épaules. Elle semblait être habillée tout à fait comme une ménagère, bien qu’elle ne fût nullement, comme j’ai pu le constater ensuite (je l’éloigne un peu d’elle-même en la serrant d’aussi près. Dans quel état suis-je d’ailleurs en ce moment, étranger à tout bien général et sans l’admettre encore, par surcroît. Si je ne suis pas trop distrait par les nouvelles littéraires aujourd’hui chez Max, j’essaierai d’écrire l’histoire de Blenkelt. Il n’est pas nécessaire qu’elle soit longue, mais il faut qu’elle m’atteigne). Nez presque cassé. Cheveux blonds, un peu raides et sans charme, menton fort. En m’asseyant, je la regardai attentivement pour la première fois, une fois assis, j’avais déjà sur elle un jugement inébranlable. Comme se… (Interrompu.) Portrait de Felice Bauer : croquée sur le motif, lors de leur première rencontre, en août 1912. Voilà donc celle qui va générer chez Franz K. au seuil du premier conflit mondial l’écriture de son grand roman laissé en chantier : Le Procès, juste avant le cataclysme pour lui qu’est l’effondrement de l’Ancien-Monde, du monde des Pères (même s’il les hait !…). C’est la première fois qu’il la voit, et c’est ainsi qu’il la décrit : on croit rêver. On ne s’étonne plus qu’il invoquait, ainsi que j’ai eu l’occasion de le rappeler dans l’attaque du présent article sa propre « dur[eté] » à lui, sa « froid[eur] ». Vision clinique sans affect aucun, et, comme au scanner : terrifique !… « Un remède contre l’amour » dit-on en langage populaire ; et dire qu’il va songer à l’épouser !. Mais n’est-ce pas là précisément ce qui « l’attire » en Felice Bauer : par avance il sait qu’il n’aura jamais envie d’elle ?… Le lendemain du premier jour anniversaire de leur première rencontre, après un an et un jour, le 14 août 1913, dans son Journal, Kafka s’interroge ou rêve : « Le coït considéré comme châtiment du bonheur de vivre ensemble. Vivre dans le plus grand ascétisme possible, plus ascétiquement qu’un célibataire, c’est pour moi l’unique possibilité de supporter le mariage. Mais elle ? » La veille, il s’avouait : « Il se peut que tout soit fini et que ma lettre [car voici qu’il fonctionne avec elle encore par lettres interposées, qui s’en étonnerait ?] soit la dernière. Ce serait incontestablement le mieux. Ce que je souffrirai, ce qu’elle souffrirait n’est rien en comparaison de la souffrance commune qui en résulterait [s’il se mettait à vivre ensemble : on appréciera l’ellipse]. [Après la rupture, on appréciera encore l’ellipse] je me ressaisirai lentement, elle se mariera, c’est la seule issue possible entre créatures vivantes. Nous ne pouvons pas nous frayer un chemin pour deux dans le roc, c’est assez que nous ayons pleuré et que nous nous soyons torturés pendant un an à cause de cela. Elle comprendra d’après mes dernières lettres. » Felice Bauer, lors de la première rencontre… : à elle seule, il le voit du premier coup d’œil comme frappé par la foudre, focalise tous les aspects de son inhibition comme si elle la justifiait ; épouser Felice Bauer, pour ne pas coucher avec elle, pour montrer son dégoût de toute sexualité, c’est épouser une « justification » de son inhibition, c’est épouser sa propre inhibition. Dans le cours de la description, on appréciera l’incise tellement significative de son rapport à l’écriture, parlant d’un projet littéraire, comme s’il s’agissait d’ouvrir par avance la jeune fille, la femme, la future fiancée, en deux pour y loger un projet littéraire, qu’elle seule est susceptible de contenir, de « porter » ; comme s’il s’agissait de penser par avance la seule maternité, le seul type de maternité qu’on lui tolère, qu’on lui concédera. Il ne s’agit pas de « savoir ce qu’elle a dans le ventre », non, jamais ! La chose est entendue par avance. Non ! il s’agit de « savoir ce qu’on a dans le ventre » grâce à elle, en l’ouvrant en deux et en l’y mettant, comme une « petite graine », comme s’il s’agissait plutôt d’envisager la femme comme un débarras du pandémonium psychique, hystérique, « capharnaüm pandémoniaque de la solitude », en lui prétendant sérieusement qu’on la considère malgré tout comme une pouponnière potentielle et comme une amante. Oui, décidément, tout le poète est dans l’hystérie, comme la femme, elle, est dans l’utérus si l’on en croit Hypocrate et les hypocratiques ; si tout le poète est dans l’hystérie pour Franz K., c’est pourquoi l’utérus de la femme peut lui être utile, à lui aussi, mais utérus pour hystérie, utérus porteur, dont on n’use uniquement à des fins sémantiques, métaphysiques, ontologiques, philosophiques, philologiques, supposées comme telles bien sûr !… La femme, comme débarras psychique, la femme comme biotope porteur ou porte-livre. Voilà la femme kafkaïenne. Elle n’est rien de plus. Il en est, il est vrai, une d’un tout autre type, parfois fugitivement évoquée par K. : son exact envers, puisqu’elle a deux faces, comme Janus ou comme la « Bénédicta » de Baudelaire : toute femme est duplice, est double. Ainsi que le pensait le sage Héraclite ou Beethoven : « La vérité ne peut exister sans contenir la force qui la nie. » Dans cet autre cas, à l’opposé, sur son revers, sur son envers, elle est « Fata Morgana céleste en enfer » (c’est Franz K. qui s’exprime, la formule est belle !…), mirage plotinien ou platonicien perdue dans « Le Très-Haut », mais générée par « Le Très-Bas », ectoplasme et succube !… Qui le peut s’y reconnaîtra…On avait vu l’épée, la plume, traverser la peau, et, surtout, le cerveau de Kafka, et comment. Ne manquait qu’un pieu pour lui traverser le corps, le cœur, lui, le vampire de soi-même : encore un fantasme, sa névrose n’en est pas avare, ni lui de leurs récits : « Un pieu — on ne sait pas d’où il est venu — a atteint l’époux par derrière, l’a renversé et transpercé. Il gémit, couché sur le sol, la tête levée et les bras étendus. Un peu plus tard, il parvient même à se lever et reste un instant dans un équilibre précaire. Il n’a rien à raconter, sinon qu’il a été atteint, et il montre la direction approximative d’où, selon lui, le pieu est venu. Ces récits toujours pareils commencent à fatiguer l’épouse, d’autant que l’homme désigne sans cesse une nouvelle direction. » Kafka se voit déjà marié… — Marié ?… Reste à Kafka à faire disparaître, à annuler le corps, son propre corps d’abord, comme le corps de ses « golems » de fortune, de mauvaise fortune, ses personnages, sous l’écriture, une écriture « labyrinthique » faite comme un tatouage au stylet, à l’aiguille, « pas calligraphié[e] pour les enfants des écoles ! […] [Oh non !] car elle ne doit pas tuer tout de suite » — c’est l’écriture comme tatouage, subtil martyr, subtile torture — comme il le montre symboliquement dans « La Colonie pénitentiaire », matérialisant une fois de plus, couchant sur le papier comme sur un corps (sans garantie aucune de communion, encore moins de reproduction fertile), une fois de plus, un fantasme, tel qu’il le poursuit dans sa propre vie. À la date du 6 août 1914, dans le Journal, on lit : « Considéré du point de vue de la littérature, mon destin est très simple. Le talent que j’ai pour décrire ma vie intérieure, vie qui s’apparente au rêve, a fait tomber tout le reste dans l’accessoire, et tout le reste s’est affreusement rabougri, ne cesse de se rabougrir. Rien d’autre ne pourra jamais me satisfaire. […] moi, je flotte dans les hauteurs, ce n’est malheureusement pas la mort, ce sont les éternels tourments du trépas. » Somnambule « dans les hauteurs », Franz K ?… Sans doute. Il le dit. Il l’écrit. Alors ?… « Je n’ai que des rêves, pas de sommeil » se plaint Franz K.À des cauchemars éveillés, Kafka est sujet, fréquemment. Il s’agit là de ce que Nerval appelait « l’épanchement du songe dans la vie réelle », ni plus ni moins. La psychose n’est pas loin, elle rôde. « L’épanchement du songe dans la vie réelle », c’est même l’exacte définition de la folie pour les psychiatres. Il y a effectivement chez Kafka « la peur de se conduire en fou. [Au point qu’il s’interroge sans cesse avec angoisse, fébrilité :] Voir une folie dans tout sentiment qui s’efforce d’aller en ligne droite et fait oublier tout le reste. Mais alors, qu’est-ce que la non-folie ? Le non-folie consiste à se tenir en mendiant sur le seuil, à l’écart de la porte, pour y pourrir et s’effondrer. » La réponse est trop péremptoire et trop rapide pour être honnête, pour tenir. Autrement dit, à l’entendre : il n’est rien de pire que « la non-folie » puisqu’elle rejoint l’apologue du prêtre-commandeur et Sphinx dans l’épisode « À la cathédrale » dans Le Procès ; « la non-folie », ce serait en effet le choix de la non-vie, soit la pire des folies en vérité, au point qu’elle mérite la mort. Kafka est bien malade, oui. Il le diagnostique lui-même ; de sa névrose, il démonte le mécanisme : « Je distingue [chez moi] une faiblesse, un défaut, précis, mais difficile à définir ; c’est un mélange de timidité, de retenue [mais comme on le verra, il n’use pas toujours de l’euphémisme], d’indiscrétion, de tiédeur […]. Cette faiblesse me préserve autant de la folie que de toute montée [montée de quoi ? D’angoisse ?…]. En échange de sa protection contre la folie, je la cultive ; par peur de la folie, je sacrifie la montée [la montée vers quoi ? Vers l’Idéal cette fois ?…] et ce marché, conclu dans un domaine qui ne connaît pas le marché, je le perdrai sûrement. À moins que la somnolence ne s’en mêle […]. » Lorsque Franz K. n’use pas de l’euphémisme, le même aveu donne à peu près ceci : Je me trouve incontestablement pris dans une inhibition qui m’enveloppe de toutes parts, mais avec laquelle je ne me confonds pas encore intimement, je constate qu’elle se disloque par moments et qu’on pourrait la faire sauter. Il y a deux moyens, le mariage ou Berlin [fuir la famille], le premier est plus sûr, le second, plus attirant pour l’immédiat. […] Mon argumentation en général : je suis perdu par K. . […] Je n’oublierai pas F. en ce monde, en conséquence, je ne me marierai pas. / Est-ce si sûr ? […] il est vrai que j’aime Berlin à cause de F. et du cercle d’images qui entoure F., cela je ne peux pas le contrôler. Il est également probable qu’à Berlin, je la rencontrerai. Si le fait de vivre avec elle pouvait m’aider à la chasser de ma chair et de mon sang, tant mieux, ce ne serait qu’un avantage supplémentaire de Berlin. Mais au fait : qui s’agit-il de « chasser de [sa] chair et de [son] sang » : Felice ou l’inhibition ? Et qui « pou[rrait] l’aider à la chasser » : l’inhibition ou Felice ? Le propos est rigoureusement réversible, comme l’univers d’un fou, des fous ; et l’on passe d’un monde à l’autre, quand on s’appelle Franz-Joseph K., arpenteur ou pas de sa propre névrose. Autre signe du mal ? L’ insomnie. Kafka ponctuellement s’en plaint : « Insomnie presque totale ; torturé par les rêves, comme par une pointe qui les graverait en moi, dans la matière réfractaire que je suis. » On voit ici Kafka « piqué », piqué par la folie, piqué par l’écriture… Piqûre fantasmatique de la névrose, ou quand l’insomnie kafkaïenne rejoint les fantasmes de torture et d’exécution par l’écriture tel qu’il les expose de manière quasi clinique dans « La Colonie pénitentiaire ». Les cauchemars éveillés de Kafka : autant de bouffées délirantes… Qu’on ne s’étonne pas dans ces conditions, qu’un de ses amis peintres — lequel avait l’œil, semble-t-il, c’est la moindre des choses pour un peintre — envisageait de le peindre nu, en Saint Sébastien. « Je dois poser nu en saint Sébastien pour le peintre Ascher. » Saint Sébastien, voilà quelqu’un qui passe par le juge avant d’être exécuté. De quel tribunal s’agit-il ? Il semblerait que Franz Kafka n’ait pas manqué de l’expliquer explicitement, comme pour soi seul. N’est-il pas « seul, comme Franz Kafka » ? D’une lettre à F., peut-être la dernière (1er octobre) : Si je m’examine à fond pour connaître mon but final, je constate que je n’aspire pas véritablement à être bon et à me conformer aux exigences d’un Tribunal Suprême ; mais, tout à l’opposé, que j’essaie d’embrasser du regard la communauté des hommes et des bêtes tout entière, de comprendre ses prédilections fondamentales, ses désirs, son idéal moral, de les ramener à des préceptes simples et de commencer le plus tôt possible à évoluer dans leur sens à seule fin d’être agréable à tout le monde, et d’être si agréable même (c’est là qu’intervient le bond) qu’il me soit finalement permis, en ma qualité d’unique pécheur que l’on ne fait pas rôtir, d’accomplir ouvertement aux yeux de tous et sans perdre l’amour général, les ignominies qui sont dans ma nature. En résumé, seul m’importe donc ce tribunal des hommes que, par surcroît, je veux tromper, sans toutefois commettre de fraude. « prendre tout simplement la fuite pour n’être pas anéanti par la famille », ce fut un projet de Franz-Joseph K. — « Berlin » — : bien sûr, jamais réalisé ; un névrosé tient trop à sa névrose tant qu’il n’a rien trouvé de mieux pour la remplacer. Frauduleux, Franz K. alias Joseph K. (ou l’inverse, on ne sait plus et il ne le sait plus lui-même…), frauduleux, Franz K. l’est comme Kierkegaard : « J’ai reçu aujourd’hui le Livre du Juge de Kierkegaard [l’éternel fiancé aux fiançailles toujours brisées]. Comme je le pressentais, son cas est très semblable au mien en dépit de différences essentielles, il est situé pour le moins du même côté du monde. Il me confirme comme un ami. Je fais le brouillon de la lettre suivante que je veux envoyer à son père [celui de Felice Bauer] demain, si j’en ai la force. » Kierkegaard, l’éternel fiancé, comme K. Et toujours les pères !… — Du pouvoir des pères, on ne sort jamais !…Le mariage, le couple ?… L’échec programmé. D’où lui vient cet échec qu’il garantit d’avance ? Il s’en explique : « Jeune garçon, j’étais aussi innocent, aussi peu intéressé par les questions sexuelles (et je le serais resté très longtemps si l’on ne m’avait poussé à m’en occuper) que je le suis aujourd’hui, disons par la théorie de la relativité. Seuls des détails insignifiants attiraient mon attention (et même ceux-là, après qu’on m’eût fourni des éclaircissements précis), le fait, par exemple, que les femmes de la rue qui me semblaient les plus belles et les mieux habillées dussent précisément être mauvaises. » L’aveu est d’autant plus significatif pour comprendre la culpabilité de Franz K. alias Joseph K. — ou l’inverse —, qu’un « bon Juif », selon les règles fixées par les textes sacrés et la doxa, se doit non seulement d’être marié, mais encore père de famille. Kafka réfléchira sans cesse à cette notion de culpabilité qui l’infeste, qui le possède : Les cinq principes qui mènent à l’enfer (dans leur succession génétique) :1° « Le pire se trouve derrière la fenêtre. » Tout le reste est angélique, soit qu’on le déclare en termes nets, soit, si l’on n’y prend pas garde (c’est le cas le plus fréquent), qu’on le reconnaisse tacitement.2° « Tu es tenu de posséder toutes les femmes », non pas à la manière de Don Juan, mais pour te conformer à ce que le diable appelle « l’étiquette sexuelle ».3° « Cette femme, il ne t’est pas permis de la posséder », et par conséquent tu ne le peux pas. Fata Morgana céleste en enfer.4° « Tout n’est que besoin. » Comme tu as le besoin, sois satisfait.5° « Le besoin est tout. » Comment pourrais-tu avoir tout ? En conséquence, tu n’as pas même le besoin. Il n’empêche qu’il lui arrive encore de rêver parfois, sinon de rédemption, du moins de répit — tant mieux pour lui ! — telles : « Les trois Érynnies. Fuite dans le bois sacré. Milena. » Poursuivi par les trois Érynnies tel Oreste ou les autres damnés antiques, Kafka. Confondue au bois sacré ou à quelque divinité compatissante, en 1920, à quelques mois à peine de sa propre mort, de sa libération donc, pour Franz K., Milena, apparaît sinon comme une rédemption du moins comme un répit, inespéré. Quelques mois. Momentanément donc, après les déchirements stériles avec Felice Bauer, après les bourdonnements futiles de Julie Wohryzek — mais c’est toujours bon à prendre un suspens, — l’amitié amoureuse de Milena le sauve, le sauvera. Chère et admirable Milena… LE RECOURS :Une fois encore, en mars 1922, à quelques mois à peine de sa disparition, de sa mort, comme l’Hamlet shakespearien, Franz K. (Franz-Joseph K.) s’interroge : « Ce n’était pourtant que de la fatigue, mais aujourd’hui, nouvelle crise qui me met le front en sueur. Et si l’on était cause de sa propre asphyxie ? Si, sous la pression de l’introspection, l’ouverture par laquelle on se déverse dans le monde devenait trop étroite ou se fermait tout à fait ? Il y a des moments où je ne suis pas loin d’en être là. Un fleuve qui coule à rebours. Ce qui se produit maintenant est, pour une grande part, depuis longtemps en train de se faire. » Vient — on l’attendait — la tentation du suicide : « Le saut par la fenêtre m’est apparu comme l’unique solution. » « Se lancer contre la fenêtre et, faible comme on l’est maintenant après avoir employé toute sa force, franchir la barre d’appui en traversant les morceaux de bois et de verre qui ont volé en éclats. » C’est une tentation, oui, mais se suicider, bien évidemment, c’est « mourir ». En petit Hamlet, Kafka s’interroge : « Si l’on en juge de l’extérieur, il est terrible de mourir adulte et jeune, voire de se tuer. C’est partir au milieu d’une confusion totale qui aurait acquis un sens au cours d’une évolution ultérieure, partir sans espoir, ou avec l’unique espoir que cette apparition dans la vie sera considérée comme non avenue à l’intérieur de la grande addition. C’est dans une situation de ce genre que je serais maintenant. Mourir ne signifierait pas autre chose qu’abandonner un rien au rien, ce qui serait impossible à concevoir, car comment pourrait-on, fût-ce en qualité de rien, se donner en toute conscience au rien, et non seulement à un rien vide, mais à un rien bouillonnant dont la nullité consiste uniquement en ce qu’il est incompréhensible. » Nonobstant, il est peut-être, il est sans doute un moyen d’user du suicide à la petite semaine, Baudelaire avant lui, et tant d’autres, ne l’avaient-ils pas déjà envisagé comme ersatz, comme expédient, comme attitude de repli : « Je m’isolerai de tous jusqu’à en perdre conscience. Je me ferai des ennemis de tout le monde, je ne parlerai à personne. » Mais Franz K. est têtu, son projet est mûri : il voit déjà au-delà, toujours : « Ainsi, je me confierais à la mort. Reste d’une foi. Retour au Père. Grand Jour des Expiations. » Un suicide, une mort se prépare. Kafka a préparé sa mort, toute « sa vie » — pour user de la seule expression qui s’offre. — Alors, Kafka, son Œuvre ? Le charme de l’autisme ? Une écriture autiste, tellement qu’elle relève du paradoxe, en devient universelle, et que chacun l’entend ?…Substitut de l’utérus féminin, « l’ombre chaude [par exemple] dans le rouge tendre de la bouche de Mme Klug en train de chanter » ; la voix, la parole, l’écriture, sont chez Kafka autant de substituts de la sexualité, puisque tout le problème est là, plutôt toute la conséquence est là, avant tout là, de sa relation pourrie à son père, ce tyran de bazar. Pour preuve cette notation du Journal, une fois encore, à la date du 11 décembre 1913 — lorsqu’il l’écrit Kafka connaît (pas au sens biblique, hélas pour lui !) Felice Bauer déjà depuis seize mois — : « Fait une lecture du début de Michael Kohlhass Salle Toynbee. Raté du tout au tout. Mal choisi, mal lu, pour finir, j’ai vagabondé de façon absurde dans le texte. Auditoire modèle. De tout petits garçons au premier rang [gageons que Kafka n’a pas manqué de pratiquer sur eux, grâce à eux, la mise en abyme, spécialiste de l’abîme qu’il était]. L’un d’eux essaie de tromper son innocent ennui en jetant prudemment sa casquette par terre pour la ramasser prudemment ensuite, manège qu’il recommence souvent [c’est innocemment ce qu’on appelle : « perdre la tête », ou, peut-être (tous les fils ne « marchent » pas dans les combines foireuses des pères en mal d’identité) : refuser de « porter le chapeau »]. Comme il est trop petit pour mener cela à bonne fin de son siège, il est obligé chaque fois de se laisser glisser un peu du fauteuil. [Confronté à sa propre image potentielle, mais qui n’eut pas lieu, Franz K. constate :] Lu en barbare et mal, étourdiment, de façon inintelligible. Et l’après-midi, je tremblais déjà du désir de lire, c’est tout juste si je pouvais garder la bouche fermée. »Si l’on en revient aux premières manifestations de la « vocation » de Kafka pour tenter de mieux comprendre son processus névrotique, sa machine intérieure, ce qui le travaille et agit en lui, on en vient immanquablement à cette célèbre lettre manifeste adressée le 27 janvier 1904 à Oskar Pollack. Ce qui frappe dans la lettre à Pollack datée du 27 janvier 1904, dont Kafka dit lui-même qu’elle « [lui] para[ît dans l’idéal] plus importante que toutes les autres » (Kafka a alors vingt et un ans, ce sont ses premiers et tardifs balbutiements littéraires, comme si la vocation de recours avait mis longtemps à se faire jour), c’est au fil de la plume et par conséquent ici au fil de la pensée — car le genre est épistolaire et relève du premier jet — le recours chaotique et non orchestré sur le mode du hiatus, de l’anacoluthe, à l’apologue et à la fable ; pour être plus précis : le recours à l’apologue sur le mode mythologique. Ce qui se dessine là, dès janvier 1904, n’est de toute évidence — c’est flagrant — pas une vocation de poète, mais bel et bien d’emblée une vocation de romancier lequel va se réfugier dans un univers de fiction pour traduire sa « réalité », ou, du moins, son approche de la réalité, voire même son incapacité radicale à l’affronter, et, en d’autres termes : psychanalytiquement, psychologiquement, spirituellement, c’est sa fuite.On notera dans la lettre, très immédiat, très évident, le chaos des histoires, des historiettes, des apologues qui se succèdent, apparemment sans lien… Tel apparaît Kafka dans la lettre à Pollack : fébrile, il invente des fictions et des images qui s’entrechoquent entre elles, plus exactement, il les essaie ; déçu, il les abandonne pour en inventer aussitôt d’autres, qu’il abandonnera à leur tour. Et ainsi de suite. Ainsi du reste. C’est ainsi. C’est ainsi qu’il fonctionne. C’est ainsi qu’il fonctionnera comme il peut et du mieux qu’il peut, jusqu’à sa fin. Dans cette lettre confession qui se veut manifeste, il se donne pour ce qu’il est au plus profond ; il se trahit. Il opérera toujours ainsi, tout au long de son Œuvre, de sa vie. On peut dire qu’il opérera ainsi aussi — de façon aussi équivoque — avec ses amours. Il en est, en effet, pour Kafka, de l’amour, comme d’une fiction impossible qu’on n’arrive pas à faire vivre, qu’on arrive pas écrire, à coucher sur le papier, sans doute exclusivement d’ailleurs à seules fins de la faire mourir. De la fiction comme un recours à l’amour ? — Sans nul doute !…Si Franz Kafka, de prime abord, ne semble pas être l’écrivain d’un seul livre, pas plus que l’homme d’un seul amour, on peut admettre de prime abord qu’il est bien l’écrivain d’un seul univers, le sien, reconnaissable entre tous. En outre, préoccupé qu’il est toujours, et de façon de plus en plus urgente — hystérique même peut-on dire, — de sa prospection raisonnée et irraisonnée, de plus en plus profonde, de plus en plus risquée, on peut ajouter que ses livres, ou ses tentatives de livres, vont tous clairement dans une même direction, comme une fuite en avant. L’Œuvre kafkaïen, à vrai dire, ne parle pas du monde — ou disons du monde d’abord, de celui qu’affrontant le monde on aborde, — mais d’abord, voire exclusivement, du « monde à l’intérieur d’un homme » pour reprendre l’expression de Victor Hugo, d’un être en somme enfermé à l’intérieur de sa névrose et qui cherche désespérément son salut non pas vers la fenêtre qui ouvre sur l’extérieur, sur une altérité de façade de toute façon grillagée, munie de barreaux et trop haute,… mais dans sa nuit. Le caractère obsessionnel de cette quête et de cette prospection fait qu’on peut considérer chaque œuvre de Kafka comme un moment de cette quête, comme un chapitre qu’il tente d’y ajouter, immédiatement abandonné, parfois même laissé en chantier comme c’est le cas pour Le Procès. En somme, Kafka est en perpétuelle quête d’un récit impossible, le sien, d’un perpétuel et urgent besoin de se nommer comme Adam les choses pour les posséder, du moins les exorciser, mais en vain.Les mots, le plus souvent selon lui, il le sait, il le sent, lui restant dans la gorge, dans le cœur, refusant de passer par sa main, Kafka est ainsi à la fois l’écrivain d’une possession — celle qu’opère sur lui l’angoisse puisqu’en écrivant, chaque fois, il se confronte en réalité une fois de plus à l’inhibition, — mais l’écrivain aussi d’une dépossession incurable : la névrose le dépossèdant sans cesse de sa vie propre et l’amenant à ne vivre sa vie que par le biais de la fiction et de personnages de substitution ; ses personnages ne sont qu’autant d’images en fait, d’images fragmentées de son moi éclaté, sans qu’il y ait curation ; le moi reste éclaté, « vaporisé » dirait Baudelaire ; la tentative de « concentration » demeure irrémédiablement voué au même échec, et sans remède. C’est sans doute pourquoi, comme cet autre grand névrosé (français, lui), Stéphane Mallarmé, pape du symbolisme, héritier direct de Baudelaire, soleil couchant du romantisme, mort d’« hystérie », c’est sans doute pourquoi Kafka est le porteur d’une croyance unique : celle que le monde impossible, que sa vie impossible doit se résoudre dans un livre et par un livre, livre qui serait entre tous les livres, « Le Livre », un jour.Dans la lettre à Oskar Pollack du 27 janvier 1904 — revenons-y magnétiquement — le recours systématique, chaotique et contradictoire, à la parabole, à l’apologue à prétention mythologique (laquelle fait penser à Freud) sur le mode du « palimpseste », de palimpsestes successifs se rajoutant et se superposant et se surimposant à l’infini, image du récit d’une vie qui, perpétuellement, cherchant à se nommer, perpétuellement s’efface et se réécrit, suffirait à prouver cette obsession, son obsession, dans toute sa radicalité. Kafka est l’homme d’un Livre, oui, en vérité, d’un seul « Livre » qu’il n’écrira jamais ; Kafka est le rêveur éveillé du « Livre » qui devrait le soigner, et, par là-même pense-t-il, pourrait soigner l’humanité entière ; il est en quête — quête impossible — d’un livre panacée. De tentative avortée en tentative avortée, après conjointement dans sa vie privée un nouvel amour avorté aussi et tout en s’apprêtant à en vivre un autre encore, il en viendra à écrire en 1919 — sans recourir cette fois au masque de la fiction, à cette forme d’allégorie qui lui est si commode, incommode à la fois puisqu’impropre à le soigner, — il en viendra à tenter sa fameuse « Lettre au père » — véritable attentat freudien, attentat raté, acte manqué —, laquelle est sans doute la version la plus proche du livre exorcisme rêvé. Il l’écrira, jusqu’au bout certes — « Enfin !… » pourrait-on dire — mais, d’une part on sait qu’il n’atteindra pas son destinataire, d’autre part, ainsi que le remarque sa plus récente traductrice Monique Laederach, la construction de ce texte le dévoile, le révèle dans sa plus totale nudité psychique : celle d’un être profondément atteint et affecté : La construction du texte [écrit-elle, en effet, fonctionne], selon des cercles concentriques [on retrouve là le labyrinthe], forme une parfaite illustration non seulement de l’être intérieur de Franz Kafka et des liens qui l’unissent à son père — et par son père à la société fragmentée qui les entoure —, mais aussi de sa lutte contre les « cercles d’influence » de son père […] elle reproduit également sa prison intérieure, selon une spirale dont l’amplification ne renvoie nullement à une dynamique, mais plutôt à une intensification. […][Une intensification, oui, car] à l’inverse de cette construction rigoureuse qui avance en spirale, ce que l’on découvre très vite [c’est] un incroyable chaos verbal. [On remarque, en effet, d]es mots, leurs agencements et les répétitions non seulement nombreuses mais inutiles, bref : les mille et une maladresses de l’écriture, incompréhensibles de la part d’un écrivain — allant bien au-delà de l’avertissement qu’il donne au lecteur [au destinataire unique : son père] : « Et si je tente ici de te répondre par écrit, ce ne sera encore que très incomplet parce que même dans l’écriture, cette crainte et ses conséquences me paralysent face à toi » [avertissement] qui n’a donc rien de rhétorique. Si besoin était de prouver qu’Hermann Kafka, le père, son père inhibait Kafka, Monique Laederach, on peut le penser, convaincra les dernier incrédules et les ultimes réticents, prêts à donner au père Yaveh sans confession. Ainsi, c’est dit, et posé même comme une thèse en vérité (la thèse défendue par le présent article) : « Le Livre » dans l’Œuvre kafkaïen — rêve fin de siècle, — le « Livre » panacée, et, mallarméen, impossible, sans cesse réécrit de fond en comble, d’échec successif en échec successif sans cesse remis sur le chantier comme un perpétuel avortement d’une série de moi avortés, trouverait donc sa version la plus explicite dans la « Lettre au père », jamais envoyée. La littérature étant envisagée par Franz K., par Franz-Joseph K., comme une médication, et, tout étant en matière de médication affaire de dosage, en attendant l’avènement du livre messianique, comme les vaches mâcheuses de colchiques du poème d’Apollinaire qu’elles ne cessent de ruminer, de « repanser », lentement Kafka s’empoisonne. Dans la « Lettre au père », comme cinq ans plus tôt dans Le Procès, à défaut de pouvoir oser faire le procès du père, de « tuer le père » au sens freudien, Kafka, inhibé fondamental, retournant la violence impossible contre le père, contre soi, tente d’instruire son propre « Procès ». Cela ne lui sera d’aucun enseignement. Il en crèvera.Renié par son père, Kafka existe-t-il ? Pourrait-il exister, être autre « chose » qu’un « fantôme » au sens shakespearien du terme, qu’un petit Hamlet qui erre comme une âme en peine, sans se décider à tuer quiconque, bref, qu’un « non-né » ? Reste, ne reste, ne lui reste que le recours au « Verbe » pour jouer les créateurs, pour tenter de « s’inventer », démiurge de son propre moi. Seulement voilà : si l’on se risque à effectuer comme il se doit un état des lieux de son no man’s land mental et de sa situation, on est amené à constater que pour l’aider, si l’on peut dire, Kafka, n’a à sa portée, entre le yiddish et l’allemand imposé par le père dans la famille, qu’une langue qui n’existe pas ; de cette langue mixte qui hésite et s’annule d’elle-même, il use dans la « Lettre au père » symboliquement, pardon, symptomatiquement ; cette langue mixte, s’annulant, elle était, elle sera toujours là, partout, dans les autres œuvres, comme une tentation sourde, sous-écrite, sur-écrite sous l’apparente, comme implicite, comme un néant, prêt à gagner la partie dont l’enjeu est la quête d’un sens, d’un sens enfin au tout, au monde, à soi et au discours, par un complet effacementVoilà donc pour la langue, la langue de Kafka ; la langue : ce pays qu’on porte avec soi. Quelles autres domaines ? Quelle autre patrie ? Pour se réfugier, s’ancrer quelque part en ce monde, lorsqu’il n’a pas la tentation romantique d’être un Wanderer, Juif errant, éternel errant récurrent — une tentation qu’il a souvent, — un voyageur n’ayant pour bagage que son malheur, Kafka, entre Tchékie, Bohême, et empire Austro-Hongrois momentanément persistant comme un spectre, lequel sera dissout, défait par le Traité de Versailles et celui de Saint-Germain-en-Laye, n’a pour refuge qu’un pays qui n’existe plus déjà, n’existe pas. Kafka peut-il dès lors espérer trouver dans sa « raison sociale » sinon des éléments tout au moins des ferments d’identité ? Sur le plan social, entre réussite et échec — comme pour Joseph K. — dans son « Office d’assurances contre les accidents du travail » sans nulle assurance pour lui, il est, il le sait, il le sent : un être social qui n’existe pas.Mais la dissipation de son identité possible, le processus inéluctable de dissipation de son être, pire encore : de la possibilité pour lui de constituer un être ne s’arrête pas là : plus subtil encore, plus terrible, dans son prénom même, à ce prénom même de Franz que son père a emprunté à l’Empereur François-Joseph, figure paternelle pour « l’Empire », et qu’on lui fait porter parce qu’il est l’aîné et le premier fils, le seul, comme s’il devait s’agir d’une preuve tangible de l’intégration sociale de toute la famille : en tant que Juif, Franz Kafka, ne peut, dès son plus jeune âge, que ressentir un rapport « irrémédiable[ment] » impossible ; un Franz juif, en effet, pour lui, et sous cette autre figure paternelle terrible qu’est Hermann Kafka, fils de boucher, macho autosatisfait achevé, péquin hyperbolique selon son fils, ne peut être que de la fausse monnaie. Hermann Kafka, le Père, le Pater familias tyrannique et intransigeant, sans rémission, sans pardon, qui exige qu’on parle allemand chez lui, en donnant ce prénom à son fils aîné, en ayant appelé son fils « Franz », répond en quelque sorte à la propagande impériale qui présente l’empereur comme étant le Père absolu pour tous ses sujets, sous cet autre Père qu’est Dieu ; pour Franz K. (mais je devrair dire pour F. K., porter « le prénom de l’empereur François-Joseph le vieux souverain en qui les Juifs de la double monarchie révèrent leur protecteur traditionnel et que du temps de Kafka [pense Marthe Robert] on s’habitue à croire éternel », c’est une croix. Sur cette question des prénoms, Marthe Robert de remarquer également avec sagacité, qu’outre « les célèbres doubles dont Kafka flanque ses héros » — (Franz le gardien grossier de Joseph K. dans Le Procès, pour seul exemple), pour elleautant « de[…] représentants des couches inférieures de sa propre psyché », autant de doubles sexués de Joseph K., — Kafka « s’incarne non sans ironie dans des héros nommés Joseph (« Joséphine »), ce qui lui permet de s’attribuer le double prénom de l’empereur ». Sans contester ce point de vue de Marthe Robert dans le panorama qu’elle offre, simplement en effectuant un cadrage propre, c’est surtout un prénom subi, je pense ; avec ce prénom, Hermann Kafka a mis son fils en première ligne, il l’a contraint pour jamais, sans lui demander son avis, à un destin de champion mandaté pour défendre l’honneur supposé d’une famille juive ; il l’a voué à un combat perdu d’avance ; il en a fait un vaincu, un vaincu définitif qui n’aura jamais sa revanche. Pour Franz Kafka, son père ne le reconnaissant pas, l’héritage en est d’autant plus terrible. Franz K. (implicitement Franz-Joseph K.) est exilé dans son prénom comme il l’est par voie de conséquence aussi ainsi dans son pays. « Juif » de son père, « Juif » au sens raciste du terme pour son propre père — on est toujours le Juif de quelqu’un dans cette vie, — comme juif encore pour le moindre des sujets de l’empereur de l’Autriche-Hongrie, il se doit d’affronter sans cesse, de se confronter sans cesse à un rapport impossible au père, au roi-père (à l’empereur), comme au « Père » qu’est Dieu. Dire que le sien est à soi seul le brouillon de tous ceux-là. Ainsi, il est remarquable de constater que, ponctuellement, ce jusqu’à la fin de sa vie, et, avec une recrudescence de force à la fin de sa vie, Kafka s’intéressera au judaïsme, comme pour tenter une ultime fois de résoudre cette énigme — véritable énigme du Sphinx, — ce rébus, auquel son père l’a voué, sans pitié aucune ; car, pour Franz Kafka, c’est acquis, c’est du pur sadisme : Hermann, le Père, savait le dilemme impossible à résoudre — on dirait en France : cornélien — ; Hermann Kafka savait que c’était un prénom impossible, impossible à porter pour un fils ; Juif subi plus que revendiqué — il suffit de lire et de relire la Lettre au père pour s’en persuader, — il s’est vengé de sa judaïté sur son fils, ce fils dont il a fait un bouc émissaire pour prouver qu’il était un bon sujet de l’Empereur austro-hongrois.Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas que dans la lettre à Oskar Pollack, on sente sourdre partout — comme dans tant d’autres textes — que Kafka donne de soi une image déprécié de soi-même ; il donne pleinement raison au père, comme beaucoup d’enfants violentés. À défaut de pouvoir se résoudre à oser faire, faire enfin, « Le Procès » des parents, l’absence d’amour d’un des parents amène souvent l’enfant à la haine de soi, à la remise en cause d’abord du support de l’ego qu’est le corps. Ce rejet peut parfois aller jusqu’à la mutilation. Avant d’aller jusqu’à s’imaginer dans la carapace d’une vermine abjecte, sous le nom de Grégoire Samsa, on peut supposer que très tôt, Franz Kafka vit dans le plus complet dégoût de soi-même. Claude Thiebaut dans son ouvrage Les Métamorphoses de Franz Kafka en signale un des effets les plus tangibles : « Kafka a connu dans sa vie des périodes de paralysie de l’appétit sexuel. Ce qu’il écrit dans son journal permet d’en apprécier le caractère ponctuel et d’en préciser l’origine, en général, de gros soucis causés par sa famille. » Une question se pose : sans accréditer pour autant une seconde la thèse d’une impuissance mécanique, ne faut-il pas suggérer que ce caractère n’est sans doute pas ponctuel mais au contraire récurrent, installé, quand on lit de la main même de Kafka des aveux plus que signifiants du type de celui du Journal à la date du 14 août 1913, lorsqu’il conçoit « le coït comme châtiment du bonheur de vivre ensemble. [Lorsqu’il émet le souhait explicite de] vivre dans le plus grand ascétisme possible, [avec la femme qu’il dit aimer] plus ascétiquement qu’un célibataire [ajoute-t-il, et, qu’il avoue d’un même élan psychotique :] c’est pour moi l’unique possibilité de supporter le mariage [ ; puis, s’interrogeant quand même sur les désirs de sa future conjointe, il demande, se demande :] mais elle ? » À Felix Weltsch aussi, la même année 1913, le 23 juillet, dans un bordel de Prague, après avoir pris sur ses genoux une petite beauté vénale et l’avoir « trouvée amère » comme eut dit Rimbaud, et, avoir eu sans doute comme Rimbaud l’envie de l’« insulte[r] », il récrimine contre « la sexualité éclatée des femmes, leur impureté naturelle ». Cette impureté lui fait même envisager fantasmatiquement et hystériquement la femme comme une lépreuse.Se sentant confronté tel Artaud, et, de fait, comme tout un chacun, à « la mise au baquet » quotidienne et ontologique d’un corps irrémédiablement insatisfaisant, Kafka, condamné à la relégation dans un corps intouchable et inhabitable dans un monde sans Dieu puisque Dieu est déclaré mort, Kafka, artiste, écrivain, porte-parole volontaire ou involontaire — réceptacle en vérité, haut-parleur en quelque sorte — de toutes les névroses de sa classe et de son temps : celui de la Mort des Pères (car après Dieu l’Empereur suivra ainsi que les autres monarques, pour laisser place au temps des parâtres : celui des dictateurs) semble poser quelques questions fatales, fondamentales, qui inscrivent son Œuvre complet au cœur du questionnement humain universel, fondamental ; il demeure que pour lui la question qui domine est à peu près de cet ordre : qu’est-ce que l’art quand il n’y a pas de sexualité viable pour l’artiste qui le crée, qui croit le créer ? Que vaut-il ? En d’autres termes, pour enlever l’alibi que constitue l’art et regarder la vérité du questionnement dans sa primordiale nudité : qu’est-ce qu’une vie quand il n’y a pas de sexualité ? Réponse : — Un « Procès ». À la date du 5 juillet 1916 — Kafka a alors trente-trois ans —, on lit : « Jamais encore je n’ai été intime avec une femme, sauf à Zuckmantel. Puis une autre fois avec la Suisesse à Riva. La première était une femme et j’étais ignorant, la deuxième était une enfant et j’étais dans le complet désarroi. » On est donc bien au-delà des pannes que suggère Claude Thiébaut, la remise en cause du fait physiologique et libidinal est bien plus radicale, fondamentale, métaphysique, comme j’ai tenté de le prouver par le présent article.Être contre la sexualité comme Kafka, non pas tout contre, mais en être à ce point irrémédiablement éloigné, c’est être contre la vie, donc contre Dieu, donc coupable du pire péché qui soit ou de la pire faute qui soit si l’on retire Dieu du jeu : être contre la vie. C’est un crime. Et ce crime tôt ou tard, il faudra le payer, d’un procès d’abord, sans doute de la mort ensuite. Sans nul doute. La névrose de Kafka tient au fait que son accession à la sexuation s’est révélée impossible, de par son père castrateur. L’indécision dans le domaine de la sexuation est perceptible chez Kafka à maints endroits de l’Œuvre : il apparaît que comme être, il n’est pas fini, fixé. Faut-il des preuves ? Des pièces pour instruire le procès ? Ils abondent. Pour seul exemple, dans le rapport à Oskar Pollack comme à Max Brod qui le remplacera, il y a sans doute une part d’homosexualité latente, non assumée ; on la retrouvera exprimée dans Le Procès presque explicitement dans la scène inventée par Franz K. entre Joseph K. et le très interlope Titorelli, et, si la chose est implicite dans le roman, elle est très clairement explicite dans le chapitre remisé dans le cagibi des marginalia du roman et intitulé « La Maison ». « Cherchez la femme » confiait Nadar lorsqu’il prétendait comprendre son ami Baudelaire, cette légende, ce quiproquo, pour qui prétendait comprendre son vieil ami Charles-Pierre Baudelaire : « le plus halluciné des illusionnistes », qui portait en lui selon lui — il n’avait pas tort d’oser le dire — : « la haine biblique de la femme ». Nadar avait raison, c’est un point de vue ontologique. « Cherche[r] la femme »… Si l’on se réfère au mythe de l’androgyne tel quel l’expose Aristophane dans Le Banquet de Platon, cela relève en matière d’art et d’artiste du simple bon sens. Toujours dans l’écrivain homme : « cherch[ons] la femme », comme dans l’écrivain femme, cherchons l’homme. Dans Kafka, cherchons la part féminine.On connaît l’histoire. Dans Le Banquet de Platon, le discours d’Aristophane nous rappelle ou nous révèle que l’être humain, jadis, se suffisait à soi-même, sous la forme de l’androgyne ; mais, les dieux jaloux et vexés de cette criante autonomie qui faisait que les hommes ignoraient les dieux, décidèrent de les couper en deux comme des œufs, sur le conseil du très habile et perfide Hermès, que d’aucuns ont appelé depuis « Trismégiste » — une des figures de Satan. — Ce ne fut plus dès lors que désordre et désolation, et, dans l’espoir de recouvrer leur moitié perdue, les hommes, devenus hommes ou femmes, se mirent à prier les dieux, et parfois à recourir, croyant retrouver leur moitié, à des collages contre nature. L’artiste tente toujours de recréer en lui l’androgyne primitif afin de pouvoir supporter la solitude, de pouvoir échapper à la solitude en créant une autonomie qui se suffit à elle seule. Comme pour rappeler en outre que toute Œuvre d’Art est un substitut du corps de l’artiste, d’un corps qu’il juge même s’il l’habite viscéralement insatisfaisant quoi qu’il vive ou quoiqu’il affirme, pour rester dans ce domaine qu’est la pensée platonicienne et son rapport avec l’univers kafkaïen, il est significatif de noter le recours assez explicite que Kafka fait dans l’un de ses apologues émaillant la lettre du 27 janvier 1904 à Pollack au mythe platonicien de la caverne. j’ai lu d’un trait le journal de Hebbel (près de mille huit cents pages), alors qu’autrefois je ne le prenais toujours que par morceaux, auxquels je ne trouvais aucun goût. J’ai quand même commencé de façon suivie, au début en me jouant, pour me sentir finalement comme l’homme des cavernes qui, ayant roulé une grosse pierre devant l’entrée de sa caverne, par jeu et pour rompre l’ennui, est pris d’une sourde frayeur en voyant que la pierre le prive d’air et le plonge dans l’obscurité. Il tente alors avec une ardente ardeur de la déplacer, mais maintenant elle est dix fois plus lourde et, pour retrouver l’air et la lumière, l’homme angoissé doit tendre de toutes ses forces. De même je n’ai pu toucher une plume de tout ce temps, car à embrasser du regard une telle vie, qui s’élève continuellement sans faille, si haut qu’on peut à peine la suivre avec sa longue-vue, on ne peut pas garder la conscience en paix. […] On ne prend pas de bain de soleil à l’ombre. Dans son apologue, cette caverne de Platon où il devrait lire au moins l’illusion de la réalité est obstruée par le journal de 1800 pages de Hebbel, est obstruée en somme par la littérature de type autobiographique, par un modèle qu’il juge insurpassable. Hebbel joue ici le rôle de figure du père. Comme la mort du père est encore ici impossible : c’est le fils qui est mis au tombeau. Muré dans la conscience « irrémédiable », « irréparable » d’un rapport impossible, d’un rapport d’altérité avec le père impossible, seul, dans le noir, abandonné, se suicidant soi-même, ayant choisi la mort lente et la punition du noir, Kafka éprouve quand même, pour meubler sa nuit toutefois, la tentation de la projection. Cette projection sera double et clairement schizophrénique : une projection dans des êtres de chair, pères substitutifs — Pollack et Brod — à qui il donne à lire sa littérature, ses justificatifs d’existence ; dans ses amours aussi : ne souhaite-t-il pas au départ que ses fiancées le lisent ? ; puis, la névrose aidant et évoluant, il ne se projettera plus que dans des êtres de papier. C’est une vie par procuration. On l’a dit.Autre version de la caverne obstruée mais cette fois il est muré à l’extérieur (intérieur, extérieur : même sensation ; par conséquent, pas de solution), Kafka est bien évidemment aussi le prisonnier de son petit apologue qu’il prête au prêtre de la Cathédrale dans Le Procès. Là encore, Kafka vieillit, stérile, inutile à soi comme à tous et comme à chacun, dans la non-vie et meurt devant la porte de Littérature et de sa libération psychique qui ne s’ouvrira jamais, devant une porte ou un rocher qu’il ne pourra jamais faire rouler. Dans ce fait patent que Kafka voit la littérature comme une caverne dont on ne peut plus rouler la pierre, pousser « la porte » pour sortir, et qui se transforme en tombeau par conséquent, en tombeau où l’on est enterré vivant, on lit là la prescience qu’il a de son inévitable échec, lequel se produira et se reproduira toujours. Qu’on se reporte encore à la « Lettre au père » pour s’en persuader si besoin. Cet apologue nous dit que la projection s’avérera toujours impossible, du moins fortement compromise.Le rapport à Pollack à qui Franz Kafka fait toutes ces confidences tout en l’érigeant en juge suprême, ainsi ne paraît guère sain. Le rapport à Max Brod ne le sera pas davantage. Pollack qui quittera Prague à la fin de 1903 sera remplacé par Max Brod rencontré en novembre 1902 lors d’un exposé sur Schopenhauer et sur Nietzsche, où Kafka et lui vont sympathiser : au sens étymologique, n’en doutons pas. Pas sain, le rapport ? Il est en effet très symptomatique de noter que l’amitié avec Max Brod s’est nouée, en 1903, après leur première rencontre lors d’une conférence consacré au pape du pessimisme : Schopenhauer, ainsi qu’au pape de l’idéalisme lucide, non exempt de pessimisme également : Frédéric Nietzsche. Dans la « Lettre à Oskar Pollack » du 27 janvier 1904 (qui mourra au front en 1915), Pollack, comme plus tard le sera Max Brod, apparaît clairement comme un père de substitution (il convient de le répéter). Comme pour le confirmer, et pour affirmer son immaturité revendiquée vis à vis de lui, son masochisme, son désir de régression enfantine afin d’être enfin pris en charge et guidé, Kafka lui écrit dans une autre lettre ceci : Tu étais, entre beaucoup d’autres choses, également pour moi un peu comme une fenêtre, par laquelle je pouvais regarder dans la rue. Tout seul, je ne le pouvais pas, car, malgré ma haute taille, je n’arrive pas encore au niveau de l’appui. Avant que Brod ne joue ce rôle, cette fonction à son tour, Pollack est donc celui qui hausse Kafka jusqu’à la fenêtre de l’art à défaut de pouvoir le hausser jusqu’à celle de la vie, sans doute. Si Oskar Pollack assiste aux premiers balbutiements littéraires de Kafka et sera remplacé par Max Brod, c’est que Kafka ne peut écrire sans avoir quelqu’un à qui en référer pour ce qui concerne son écriture, sa pourtant part de liberté, la seule un peu réelle. Max Brod — critique et confident, directeur de conscience, père confesseur, — Max Brod accompagnera la quête de Kafka, l’Œuvre de Kafka, jusqu’à la fin, lui, et c’est lui qui réinstillera de la confiance en son névrotique ami chaque fois que ce dernier s’éloignant de l’écriture se rapprochera un peu plus du suicide par « goût du néant ». Il est à noter que l’écriture kafkaïenne de sa naissance à sa mort est le fruit d’un duo et ne saurait s’exercer solitairement ; Kafka n’en a pas la force morale. Dans le couple : idem, il fonctionne de la même façon : il lui faut dans l’amour comme dans l’écriture la présence d’un confident, la présence de ce qu’on pourrait nommer : un père bienveillant (enfin bienveillant !…). Quelque élément pour le prouver ? Marqué à jamais, à vie, par sa relation ratée avec son père biologique qui ne cesse de le rabrouer, de le nier, de l’« « écrabouiller comme un poisson » » dira-t-il, écrira-t-il dans la lettre impossible qu’il aura l’héroïsme de lui écrire mais non pas de lui envoyer, vis à vis d’Oskar Pollack, dans la lettre du 27 janvier 1904, précisément parce qu’il lui fait jouer un rôle de père — fut-il bienveillant celui-là, — Kafka manifeste une culpabilité diffuse : Tu m’as écrit une lettre charmante qui demandait, soit une réponse rapide, soit pas de réponse du tout ; quinze jours ont passé depuis sans que je t’ai écrit, ce serait impardonnable en soi si je n’avais des raisons. D’abord je ne voulais t’écrire que des choses bien pesées parce que ma réponse à cette lettre me paraissait plus importante que toutes les autres (malheureusement je ne l’ai pas fait) ; ensuite j’ai lu d’un trait le Journal de Hebbel (près de mille huit cents pages) […]. / […] / J’ai l’impression de t’avoir fait du tort et d’avoir à te demander pardon. Mais je n’ai connaissance d’aucun tort. / Ton Franz. Que faut-il déduire de ces quelques lignes, qui puisse être universel pour les autres œuvres, le Journal, la correspondance ? Ceci : Kafka semble habité par le goût de l’impossible. Rien n’est jamais ni ne peut être assez beau pour le père, quand il s’agit d’une chose destinée au père, un objet — s’il est littéraire surtout — qu’on prétend lui donner. Les conséquences de cette culpabilité et de ce « goût de l’infini » comme dirait Baudelaire, sont dès lors chez Kafka très logiques et elles vont de paire : la procrastination et le spleen ; Kafka connaîtra en effet des phases suicidaires et de stérilité totale dans le domaine de la création. Dans le fragment sus-cité, on notera le processus psychologique : d’abord la pulsion chez lui d’une reconnaissance mimétique dûe au besoin de reconnaissance, laquelle amène la projection ; puis, c’est l’écrasement sur la réalité sensible de l’intégrité du sujet choisi, et le rejet. Il est clair qu’à terme, ces échecs trop successifs, trop fréquents peuvent mener un individu névrosé à l’idée de la mort, voire au suicide. Dans son Journal, Kafka avoue qu’il est sujet à des obsessions de ce type, à l’idée de suicide, parfois sous la forme de cauchemars ; prisonnier de l’intérieur comme de l’extérieur qu’il s’avère être, comme on le sait, l’un d’entre eux à la date du 15 octobre 1913 est particulièrement significatif : Pour finir, il faudra bien que la douleur me fasse sauter la tête. Et ce sera aux tempes. Ce que je voyais en imaginant cela, c’était en réalité une blessure faite par un coup de feu, sauf que les bords du trou étaient retroussés tout autour et se dressaient en arêtes aiguës, comme une boîte de conserve ouverte brutalement. Comment diable sortir de soi ? La demande de Kafka en matière d’amitié comme en matière de littérature — n’oublions jamais que les deux sont et seront pour lui indissociablement, indissolublement mêlés — est une demande contradictoire de sagesse et d’ivresse. Kafka, toujours dans sa lettre du 27 janvier 1904, par un apologue, plaçant Pollack en une position de sage, significativement s’interroge avec urgence et avec angoisse en retour : suis-je fou ? Il est bon que la conscience porte de larges plaies [c’est par là que nous avons commencé cet article, souvenez-vous], elle n’en est que plus sensible aux morsures. Il me semble d’ailleurs qu’on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? […] Nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide — un livre doit être la hache pour la mer gelée en nous. Voilà ce que je crois. Kafka demande à la littérature d’être un outil thérapeutique. Il avoue clairement un apport à la littérature de type convergent et non divergent : entendons qu’il entretient de toute évidence avec la littérature un rapport de report de type narcissique. Il y a donc un grand paradoxe pour qui se confronte à l’Œuvre de Kafka : c’est que Kafka passe pour un « grand écrivain » alors même qu’on diagnostique qu’il s’agit d’une écriture de la convergence, narcissique. Mais, les extrêmes se touchant, parce qu’il est allé au bout de son narcissisme, et, donc, du mystère humain dans son Œuvre, il en devient divergent : il rayonne. L’OBSESSION DE « LA LOI »À la question : pourquoi le primat de la Loi et l’obsession de la Loi chez Kafka, dans l’Œuvre de Kafka ? La réponse est peut-être : parce que Kafka est un homme de cet Ancien-Monde qui en 1914 va finir, c’est-à-dire du monde des pères : patriarches, pater familias, rois et empereurs, représentants du Dieu-Père, qui, tous, incarnent la Loi, un ressortissant, oui, puis un revenant, un fantôme de cet Ancien-Monde, passé 1918. Pourquoi ce primat de la Loi et son obsession chez lui ? D’autre part, inéluctablement aussi, parce qu’il est Juif et que le père est son juge, qu’en tant que Juif, il n’existe pas s’il ne devient pas père lui-même, à son tour, et qu’il sait d’avance que, quoi qu’il advienne, il ne le deviendra pas, jamais. En attendant la rédemption impossible que devrait accorder le père pour que son fils naisse à la vie enfin, pour que son fils s’accouche au monde enfin, pour que le fils vive enfin véritablement, soit autre chose qu’un « Non-né » — et F. K., F.-J. K. sait bien que le père ne l’accordera jamais, — les golems inventés par le fils pour peupler ce monde où il n’a pas sa place, où objectivement il n’est pas, pour le peupler, pour le corriger, pour le venger, lui, Franz K., lui jouent des tours… Un exemple ? Les exemples probants ne manquent pas : à l’hôtel — lieu impersonnel entre tous — en janvier 1922, pour seul exemple, cet étonnant et combien significatif lapsus ou acte manqué qu’un jour Franz-Joseph K. commet : voici l’anecdote (elle est savoureuse et terrible) : dans un hôtel où il est amené comme le voulait l’usage alors à se faire inscrire sur les registres consultables à tout instant par les services de police, Franz Kafka alias Joseph K. ou l’arpenteur K. feint de constater avec surprise : « Bien que j’aie écrit distinctement mon nom à l’hôtel, bien qu’ils m’aient déjà écrit de leur côté en mettant le nom exact, c’est pourtant Joseph K. qui est inscrit au tableau d’en bas. Dois-je les éclairer ou me laisser éclairer par eux ? » Ne prenons pas, nous, comme Franz K. feint de le croire, afin de s’en persuader, à seule fin de se rassurer sur son propre compte, ne prenons pas, non, le réceptionniste, les réceptionnistes, pour des crétins ou des idiots — même si l’on prête à ce terme quelque connotation dostoïevskienne — : s’il est « inscrit » « Joseph K. […] au tableau d’en bas », c’est que c’est Franz Kafka lui-même (dans un processus de dédoublement qui pouvait arriver à Balzac lui-même) — acte manqué ou bien plutôt lapsus révélateur — a donné ce nom, sans y penser, « naturellement » pourrait-on presque dire, si l’on tient compte de sa névrose objectivement. Rétrospectivement, oui, comme il l’écrit, J.-F. K. va-t-il « [se] laisser éclairer par eux ? » Telle est la question en effet. Et le Joseph K. du Procès (ou Franz K. peut-être, ou, Franz K. sans doute) de s’interroger ou d’interroger ses golems, ses doubles, lesquels lui échappent sans cesse : il y a encore des armes que j’emploie bien rarement, je parviens avec tant de peine jusqu’à elles, je ne connais pas la joie que procure leur usage, je ne l’ai pas apprise dans mon enfance. Et si je ne l’ai pas apprise, ce n’est pas seulement « par la faute du père », c’est aussi parce que je voulais détruire la « paix », l’équilibre et que, en conséquence, je n’avais pas le droit de laisser quelqu’un renaître au-delà de moi tandis que je m’efforçais de l’enterrer en deçà. Il est vrai que là encore, je revient à la « faute », car pourquoi voulais-je sortir du monde ? Parce qu’« il » ne me laissait pas vivre dans le monde, dans son monde. Maintenant cependant, je ne peux plus en juger de façon aussi catégorique, car maintenant, je suis d’ores et déjà citoyen de cet autre monde qui est, avec le monde ordinaire, dans le même rapport que le désert avec une contrée agricole (il y quarante ans que j’erre au sortir de Chanaan) ; c’est en étranger que je regarde derrière moi, je suis assurément, même dans cet autre monde, le plus infime et le plus craintif de tous — c’est là le patrimoine que j’ai apporté — et je ne suis capable d’y vivre qu’en vertu de l’organisation spéciale des choses de là-bas, selon laquelle les plus humbles peuvent être élevés de façon fulgurante, aussi bien d’ailleurs que broyés pour des millénaires sous des pressions océaniques. Ne me faut-il pas être reconnaissant, malgré tout ? Devais-je donc nécessairement trouver le chemin qui mène à ce monde ? « Banni » de là-bas, rejeté d’ici, n’aurais-je pu être écrasé à la frontière ? La puissance de mon père n’a-t-elle pas donné au décret d’expulsion assez de force pour que rien ne puisse lui résister (à lui, mais pas à moi) ? Sans doute, c’est comme si j’accomplissais la pérégrination dans le désert à rebours, en me rapprochant continuellement du désert et en nourrissant des espoirs puérils (surtout en ce qui concerne les femmes), « peut-être resterai-je tout de même en Chanaan », mais entre temps je suis arrivé depuis longtemps dans le désert et ces espoirs ne sont que les chimères du désespoir, surtout en des temps où, même au désert, je suis la plus misérable des créatures et où Chanaan doit nécessairement se présenter à moi comme l’unique terre d’espoir, car il n’y a pas de troisième terre pour les hommes. Pauvre Franz K. ! pauvre Joseph, pauvre Kafka ! Le seul viatique qu’il s’est bricolé, c’est : « Ce matin, j’ai pensé : « Peut-être te sera-t-il tout de même possible de vivre de cette manière, mais surtout, protège cette vie contre les femmes. » Protège-la contres les femmes, mais elles sont déjà dans le « de-cette-manière ». » — Pitoyable cas !… « Être misérable que je suis ! » se dira au reste, non sans masochisme et délice amer, sans cesse kafka, qui se condamne soi-même, qui se condamne car « l’homme le plus désespéré est obligé de reconnaître, l’expérience prouve que quelque chose peut sortir du rien, que le cocher avec ses chevaux peut ramper hors de la porcherie en ruine. » « Ramper hors de la porcherie », serait-ce donc possible encore ? Pour un cocher, oui, peut-être !… Mais un Joseph ou un Franz[-Joseph] K., lui — c’est sûr — y meurt, sans coup férir, pas n’importe comment non plus : « comme un chien »d’ailleurs, un couteau retourné par deux fois dans la plaie symbolique d’un cœur absent qui marque son incapacité à aimer, à s’aimer soi, donc autrui. Bilan pour lui, Franz-Joseph K., bilan pour lui de sa vie propre, qu’il n’eut jamais l’impression de lui voir appartenir « en propre » précisément, « étranger » qu’il était à sa propre vie, à son propre corps et au monde : « Une vie qui passe inaperçue. Un échec qui se voit. » Ne nous y trompons pas — si terrible qu’elle soit — c’est là son épitaphe ; il n’en est, il n’en veut point d’autre… « Qu’as-tu fait du sexe dont tu as reçu le don ? On dira finalement qu’il a été gâché, et ce sera tout. Mais il aurait pu facilement ne pas l’être. Certes, c’est une bagatelle qui en a décidé, et pas même une bagatelle connaissable. Que trouves-tu d’étonnant à cela ? Il en a été de même dans les grandes batailles de l’histoire. Le sort des bagatelles est décidé par d’autres bagatelles. […] Le désir sexuel me presse, me torture jour et nuit, pour le satisfaire, il me faudrait surmonter ma peur, ma pudeur et sans doute aussi ma tristesse ; mais d’autre part, il est certain que je profiterais aussitôt, sans la moindre tristesse ni crainte, de la première occasion qui serait à ma porté immédiate et s’offrirait complaisamment ; mais d’après ce qui précède, la loi subsiste, qui commande de ne pas surmonter la peur, etc… (mais aussi de ne pas jouer avec l’idée du triomphe sur la peur) et de profiter de l’occasion (mais de ne pas se plaindre si elle ne se présente pas). Il est vrai, il existe un degré intermédiaire entre « l’acte » et « l’occasion », celui où l’on provoque, où l’on attire l’occasion, et c’est là, malheureusement, une pratique que j’ai adoptée non seulement dans ce cas, mais en tout. Du point de vue de la « loi », c’est à peine s’il y a quelque chose à relever contre cette pratique, encore que la « provocation », surtout quand elle est faite avec de mauvais moyens, ressemble de façon suspecte au « jeu avec l’idée du triomphe sur la peur », et il n’y a pas dans tout cela la moindre trace d’une absence de peur qui serait en repos, franche, capable de tout supporter. C’est là, précisément, en dépit d’une concordance « littérale » avec la loi, quelque chose de répugnant qu’il importe absolument d’éviter. Pour l’éviter, il faut encore de la contrainte, et ce n’est pas de cette façon que j’en finirai. De Description d’un combat et Préparatifs de noce à la campagne, en somme, de ses tout premiers ouvrages-tentatives, aux Investigations d’un chien et aux nouvelles d’Un champion du jeûne, ses tentatives ultimes : « bagatelles pour un massacre », pourrait-on dire.Les grands développement juridiques que l’on trouve dans Le Procès, à peu près incompréhensibles toujours, relèvent de la logomachie, la logorrhée. À mon humble avis, outre l’expression de la névrose propre à Franz Kafka, ils sont la parodie du cartésianisme triomphant en Europe, lequel a remplacé le monde de la croyance et de l’enchantement. Kafka sut se situer dans son temps. Réactionnaires pour la plupart, pour les plus grands d’entre eux, les romantiques déjà dénoncèrent cette perte d’un sens qui pouvait être porteur des sens, de sensualisme, pour qui l’abordait sur le mode le plus poétique. Même si certains d’entre eux, beaucoup même, chantèrent la Révolution, la suppression des privilèges, l’utopie de la chute supposée de la tyrannie — à commencer par les romantiques allemands lesquels ont exalté pour la plupart une révolution lointaine qu’ils pouvaient transformer en mythe, en légende, sacraliser en croyance-espoir en la Liberté, déesse d’un nouveau culte à laquelle ils donnaient pour charme une sorte de « revenez-y de » Grèce antique inventée, de Grèce auréolée de mythe, d’utopie sacrée et de croyance, mêlée syncrétiquement au culte de la Déesse Nature qu’ils avaient cru lire dans « Jean-Jacques » au temps des tempêtes du « Stürm und Drang », — ils avaient tous, sans exception, la nostalgie d’un monde de croyance qui se perdait, du monde des contes et des légendes comme Herder, un de leurs Pères, et, pour certains d’entre eux même du monde de la religion triomphante, un monde pour lors, pour l’heure, de tous les enchantements si terribles qu’ils aient pu être parfois (que l’on songe à la manière qu’a eue le romantisme noir de représenter la religion : je songe au Moine de Lewis comme aux divagations du révérend Maturin, entre autres illustrations patentes, qui ne sont pas du tout contradictoires, non, car la fantasmagorie fantastique relève encore de l’enchantement, d’un goût de l’enchantement primitif. Tous ont rêvé d’une religion primitive, syncrétique, à vrai dire absolument fantasmée qui aurait pu leur faire dire, avant que Rimbaud ne proclame que « l’amour [était] à réinventer », la Religion est à réinventer : que l’on songe à cet égard aux rêveries préromantiques qui enchantèrent toute l’Europe : celle du faux barde Ossian. Les romantiques, par conséquent premiers héritiers des « Lumières » — supposées « Lumières », — aveuglés par elles, lassés par leurs quinquets de taverne parfois il faut l’avouer, premiers fils révoltés, dénonçaient les travers où nous fourvoyait immanquablement la Raison triomphante. Ils luttèrent tous en réaction contre ce monde « moderne », ce capitalisme sans âme, qui s’esquissait, se précisait, se dessinait, qu’ils haïssaient d’avance ; sous Napoléon III, il était déjà irrémédiablement installé : bien visible, comme une armature métallique d’usine, un chevalet de mine, un haut-fourneau… ; il nous a amené deux conflits mondiaux particulièrement meurtriers dont nous ne nous sommes toujours pas remis, et, de ce monde, nous ne sommes toujours pas sorti : il dure. Dans un tel monde, la seule façon de fermer la lumière, déjà à l’époque de Franz K., c’est la folie (le suicide ou la folie), avant c’était la prière. Max Weber : le grand penseur du « désenchantement » a bien associé ce concept à l’économique. On peut songer aussi, bien avant lui à « L’Ennui » baudelairien allégorisé en vampire qui ne peut qu’engraisser dans cet univers de la « modernité » et du « Progrès » indéfini. Dans un tel monde, la pensée — non, pardon : l’esprit, l’esprit, oui, — vite tourne à vide comme un moulin qui se détruit : plus de rêves, plus de grain à moudre. Cette critique de la modernité dans son roman inachevé Le Procès, Kafka la focalise sur un personnage en particulier : le Directeur adjoint ; il permet la critique du monde ultra libéral capitaliste, lequel n’est régi que par la loi de la jungle ; c’est Spencer, qui trouva des applications quasi immédiates, une interprétation sociale géniale aux découvertes majeures, bouleversantes, de Charles Darwin dans De l’origine des espèces (1859) ; il adapta à la Cité des hommes devenue société libérale de type ultra capitaliste, à l’époque de l’industrialisation à outrance et du capitalisme sauvage, la fameuse loi du « struggle for live », de la lutte pour la survie. Dans un tel monde, la vie n’a plus aucun prix ; dès 1835, Alfred de Vigny dans son Chatterton l’avait annoncé déjà, Büchner sans doute dans son Lenz, et Gogol dans Le Portrait (pour faire le tour de l’Europe) ; dans un tel monde du paraître et de l’avoir, tous les êtres (non-êtres) se valent : « Stück[s] », ce qui seul peut les distinguer, c’est l’argent et le pouvoir qu’ils en retirent. Walter Benjamin a rêvé, pensé, et théorisé, quant à lui — cherchant le point médian entre la croyance traditionnelle à la transcendance et le marxisme — la reproductibilité à l’ère industrielle, pour montrer également que l’idée d’unicité morte : l’être même ne valait plus rien. Ceux qui parmi les romantiques tirèrent le mieux leur épingle du jeu furent sans doute les tenants du romantisme social : ils réinventaient par là une religion, par la mystique de la Révolution, mais on sait que les utopies — Kafka devait le deviner plus qu’aucun autre (ses quatre sœurs sont mortes au Lager, parties en fumée) — furent porteuses de mort et étaient d’avance vouées à la mort. Alors ?… La destruction du monde des pères n’amena jamais que le règne des parâtres, plus meurtriers, plus pernicieux encore. La mort de la religion (laquelle n’est remplacée par rien qui vaille), Kafka nous la représente symboliquement dans Le Procès avec l’épisode « à la cathédrale », de la visite à la Cathédrale : Joseph K. s’y retrouve, comiquement avec un plan-guide de la ville de Prague dans les mains, à attendre un homme d’affaire italien qui ne veut visiter que la cathédrale et qui lui fera faux bond — circulons : il n’y a rien à voir !… non, plus rien ; l’Italien le sait déjà (peut-être représentant des intérêts financiers de l’Église comme le héros du Joueur d’échecs de Stephan Zweig — ; perdu comme en un labyrinthe, Joseph K. constate que les cierges n’éclairent pas ; toute la cathédrale est symboliquement plongée dans l’ombre la plus noire ; comme des spectres, Joseph K. devine plus qu’il ne les voit des statues vestiges d’un temps (d’un passé) révolu ; la lampe de poche — pauvre symbole de la raison raisonnante, héritière des « Lumières » —, la lampe de poche de K. a déjà les piles épuisées ; la cathédrale est devenue le royaume de l’ombre et de la nuit ; c’est là que Joseph K., et, fantasmatiquement Franz K. par la même occasion va rencontrer sous la forme d’un prêtre fantôme et statue du Commandeur logé dans une niche en forme de chaire, le Sphinx, lequel va lui délivrer l’oracle sous forme d’énigme (hélas ! il est universel ou presque, valable pour la plus grande part d’entre nous) : Joseph K. !… tu n’as pas eu le courage d’affronter la vie, de te prendre en main, d’assumer cette vie qui était la tienne en l’inventant comme tu pouvais,… tu vas mourir ; et, de fait, Joseph K. est exécuté quasiment au sortir de la cathédrale, non sans avoir croisé — comme un juge pourrait lire le chef d’accusation du condamné avant qu’il ne soit exécuté — Mlle Bürmster, alias F. B., Felice Bauer. On connaît la suite : Joseph K. est exécuté d’un coup de couteau de cuisine dans le cœur, le bourreau retourne par deux fois son couteau de cuisine dans la plaie : le cœur vide de Joseph K., et, Joseph meurt « comme un chien », « comme si la honte dût lui survivre ». Rideau.Mais écoutons Baudelaire, ce frère aîné de Franz K., cet « esprit frère du sien » quoique français, une dernière fois : Le monde va finir. La seule raison pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel ? — Car, en supposant qu’il continuât à exister matériellement, serait-ce une existence digne du dictionnaire historique ? Je ne dis pas que le monde sera réduit aux expédients et aux désordre bouffon des républiques du Sud-Amérique, — que peut-être même nous retournerons à l’état sauvage, et que nous irons, à travers les ruines herbues de notre civilisation, chercher notre pâture, un fusil à la main. Non ; — car ce sort et ces aventures supposeraient encore une certaine énergie vitale, écho des premiers âges. Nouvel exemple et nouvelles victimes des inexorables lois morales, nous périrons par où nous avons cru vivre. La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle, que rien parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges, ou anti-naturelles des utopistes ne pourra être comparé à ses résultats positifs. Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie. De la religion, je crois inutile d’en parler et d’en chercher les restes, puisque se donner encore la peine de nier Dieu est le seul scandale en pareilles matières. La propriété avait disparue virtuellement avec la suppression du droit d’aînesse ; mais le temps viendra où l’humanité, comme un ogre vengeur, arrachera leur dernier morceau à ceux qui croiront avoir hérité légitimement des révolutions. Encore là ne serait pas le mal suprême.L’imagination humaine peut concevoir, sans trop de peine, des républiques ou autres états communautaires, dignes de quelque gloire, s’ils sont dirigés par des hommes sacrés, par de certains aristocrates. Mais ce n’est pas particulièrement par des institutions politiques que se manifestera la ruine universelle, ou le progrès universel ; car peu m’importe le nom. Ce sera par l’avilissement des cœurs. Ai-je besoin de dire que le peu qui restera de politique se débattra péniblement dans les étreintes de l’animalité générale, et que les gouvernants seront forcés, pour se maintenir et pour créer un fantôme d’ordre, de recourir à des moyens qui feraient frissonner notre humanité actuelle, pourtant si endurcie ? — Alors, le fils fuira la famille, non pas à dix-huit ans, mais à douze, émancipé par sa précocité gloutonne ; il la fuira, non pas pour chercher des aventures héroïques, non pas pour délivrer une beauté prisonnière dans une tour, non pas pour immortaliser une galetas par de sublimes pensées, mais pour fonder un commerce, pour s’enrichir, et pour faire concurrence à son infâme papa, — fondateur et actionnaire d’un journal qui répandra les lumières et qui ferait considérer Le Siècle d’alors comme un suppôt de la superstition. — Alors, les errantes, les déclassées, celles qui ont eu quelques amants, et qu’on appelle parfois des anges, en raison et en remerciement de l’étourderie qui brille, lumière de hasard, dans leur existence logique comme le mal, — alors, celles-là, dis-je, ne seront plus qu’impitoyable sagesse, sagesse qui condamnera tout, fors l’argent, tout, même les erreurs des sens ! — Alors, ce qui ressemblera à la Vertu, — que dis-je, — tout ce qui ne sera pas l’ardeur vers Plutus sera réputé un immense ridicule. La justice, si, à cette époque fortunée, il peut encore exister une justice, fera interdire les citoyens qui ne sauront pas faire fortune. — Ton épouse, ô Bourgeois ! ta chaste moitié dont la légitimité fait pour toi la poésie, introduisant désormais dans la légalité une infamie irréprochable, gardienne vigilante et amoureuse de ton coffre-fort, ne sera plus que l’idéal parfait de la femme entretenue. Ta fille, avec une nubilité enfantine rêvera dans son berceau qu’elle se vend un million. Et toi-même, ô Bourgeois, — moins poëte encore que tu n’es aujourd’hui, — tu n’y trouveras rien à redire ; tu ne regretteras rien. Car il y a des choses dans l’homme, qui se fortifient et prospèrent à mesure que d’autres se délicatisent et s’amoindrissent, et, grâce au progrès de ces temps, il ne te restera de tes entrailles que des viscères ! — Ces temps sont peut-être bien proches ; qui sait même s’ils ne sont pas venus, et si l’épaississement de notre nature n’est pas le seul obstacle qui nous empêche d’apprécier le milieu dans lequel nous respirons !Quant à moi qui sens quelquefois en moi le ridicule d’un prophète, je sais que je n’y trouverai jamais la charité d’un médecin. Perdu dans ce vilain monde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l’œil ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume, et devant lui qu’un orage où rien de neuf n’est contenu, ni enseignement, ni douleur. Le soir où cet homme a volé à la destinée quelques heures de plaisir, bercé dans sa digestion, oublieux, autant que possible — du passé, content du présent et résigné à l’avenir, enivré de son sang-froid et de son dandysme, fier de n’être pas aussi bas que ceux qui passent, il se dit en contemplant la fumée de son cigare : Que m’importe où vont les consciences ? Cynisme de Baudelaire ? Lucidité ? Que dire du cynisme alors de Kafka ?… À la date du 18 novembre 1913 dans le Journal, on lit, comme une confirmation de la prophétie baudelairienne, sur la délicatisation de l’homme d’Occident qui court à sa perte — c’est en cela que Kafka est universel et nous représente — : « Je vais recommencer à écrire, mais que de doutes, entre temps, sur ma création littéraire ! Au fond, je suis un être incapable et ignorant qui, s’il n’avait été mis de force à l’école — je n’y allais que contraint, sans aucun mérite personnel, sentant à peine la contrainte, — serait tout juste bon à rester blotti dans une niche à chien, à sauter dehors quand on lui apporte sa pâtée et à rentrer d’un bond quand il l’a engloutie. »Que lit-on comme message, comme prophétie universelle dans l’Œuvre de Kafka, comme constat ? Que « l’homme est mort » ; c’est un constat. Que l’image ne vaut plus rien. Dans l’Œuvre de Kafka, pour ses golems, ses personnages, il y a perte d’identité inéluctable ; la perte de l’image est conjointe. Pas de description de K., on le notera. Dans Le Procès, Joseph K. est l’homme sans image. Joseph K. ou l’homme sans image. La chose vient de loin. Du romantisme. Déjà Aldabert von Chamisso (1781-1838) pressentait, présentait une image de l’homme à venir comme étant celle d’un « homme sans ombre » : plus de soleil, soit plus de Dieu, donc plus d’ombre, plus de contraste — or, rien n’existe que par contraste : que l’on songe à Leibniz, héritier d’Héraclite d’Éphèse, coutumier de ce leitmotiv —, plus de sens, déjà… Dès 1790, au lendemain de la Révolution française, dans son « Discours du Christ mort prononcé du haut de l’édifice du monde », Jean-Paul Richter, presque cent ans avant Nietzsche proclame déjà : « Dieu est mort ! le ciel est vide… / Pleurez ! enfants, vous n’avez plus de père ! » Si le héros de Von Chamisso n’a plus d’ombre déjà en 1837, c’est dire combien à la veille du premier conflit mondial, de l’effondrement effectif de tout un monde passé, un monde de valeurs passées que la monarchie faisait semblant d’encore conserver en vie, avec Kafka, on passe une autre étape décisive et plus irrémédiable encore dans la déréliction : plus d’image, plus d’être : tel est Joseph K. Joseph K. sans image. Franz K. sans image. Il faudrait inventer un néologisme : Franz K. n’écrit pas, il d-écrit. D-écrire, comme on se désengage ; inscrire comme on efface. La d-écriture du « Non-né ». Ce qui annonce, vociféré par Ferré, le « Il n’y a plus rien » du bilan de l’après 68, du dernier sursaut, du dernier pseudo espoir dans l’utopie. Puis, viennent les Punks : « No future ! » ; mais, là encore, dans cette génération-là, restait encore la profération, restait encore la parole, au moins le cri. En 2005 : plus même de parole. Silence. Néant. L’Œuvre de Kafka, prémonitoire et prophétique, l’annonçait. Après « la mort de Dieu », « la mort de l’Art » proclamée par les dadaïstes en 1915, avant « la mort de l’homme » entérinée par le structuralisme et souligné par le rire cynique et désabusé du post-modernisme, ce n’est rien moins que « la mort de la littérature » qu’annonce Kafka ; plus de littérature demain, non, elle est déjà morte (il n’y aura plus que des produits, quasi manufacturés, calibrés, et de consommation courante, destinés à « la mise au baquet » qui ne seront certes plus des « hache[s] qui brise[nt] la mer gelée en nous » : à l’époque charnière que vit Franz Kafka, les Chattertons décidément sont voués au suicide et au célibat : c’est le règne même plus des Lords Beckford, mais des Johns Bell, qui sonnent,… qui sonnent !… pour appeler au grand office économique, au nouveau Temple, le seul, la Bourse — mais Balzac avait déjà prévu cela, et Zola —). Ce qui caractérise l’Art de Kafka, c’est qu’il est en effet déjà A-littéraire, comme Bataille pourra parler d’A-théologie. Le A. est privatif comme on le sait. Ceci étant, étant revenus à ce A. — première lettre de l’alphabet ; alphabet par le biais duquel, puisqu’« au commencement était Le Verbe » tout peut découler — : pour les optimistes (optimistes-tragiques) : tout peut recommencer. C’est ce que, peut-être, on verra. ©Jean-Louis Cloët, avril-mai 2005 Cet article dans cette version abrégée et sans notes est paru une première fois dans la revue Lieux d’être.(Je me réserve l’édition de la version intégrale et accompagnée de ses notes — fort nombreuses et fort précises — pour une publication ultérieure en version papier. Cet article n’est qu’un extrait d’une étude bien plus longue, d’un livre encore inédit.) Voies (textes critiques)