Franz Kafka ou le « Non-né », Préambule Jean-Louis Cloët, 21 janvier 20089 août 2023 Franz Kafka ou l’Homme sans corps La reprise de l’article de synthèse paru dans la revue « Lieux d’Être » en 2006 mise en ligne sur « Polaire » ayant été particulièrement visitée par les amateurs de Kafka, j’ai décidé de mettre en ligne l’intégralité de l’étude sous forme de feuilleton, soit huit chapitres. En voici le préambule. Amateurs de Kafka, qui errez sur internet et peut-être dans ce monde comme dans les couloirs du « Procès », nous constituons une famille : je vous salue !… Monsieur K.,L’HOMME SANS CORPS (FRANZ KAFKA ET LA FICTIONouLES GOLEMS DE L’HOMME SANS CORPS) PRÉAMBULE : FRANZ-JOSEPH K., AUTOPORTRAIT DANS LE FIL DU RASOIR DU JOURNAL :Quatre vingt citations (environ), morceaux de graphite pur, tirés de la mine intérieure, nés de la compression du moi : autant de diamants qui éclairent l’homme, qui éclairent l’Œuvre — pour lui ce corps substitut — en autant de points d’attaque qu’il y a d’horizons chez Kafka. — L’IMAGE DE SOI :Au seuil de la trentaine, à vingt neuf ans, à l’âge des premiers bilans, Kafka constate : « Je suis dur au dehors, froid au dedans [1]. » Il dénonce en lui aussi « La terrible insécurité de [son] existence intérieure [2] », et se voit obligé d’admettre son irréductible incapacité à trouver un biais véritablement efficace, un expédient satisfaisant, afin d’y remédier. Son avenir lui fait peur, une peur panique ; cette peur panique, dans le Journal, sera un des plus fréquents leitmotivs, parmi ceux qu’il entremêle le plus volontiers, qui en constituent « la ligne [3] » ; tel un musicien inspiré, il le soumettra à toutes les variations possibles — Jean Paulhan ne disait-il pas : « l’inspiration, c’est d’avoir quelque chose à dire qu’on ne se lasse pas de répéter » ? —. En 1913, par exemple, il note, avec une terreur schizoïde qui n’a rien de fictif : « la pensée de mon avenir lointain se présent[e] [, et, conjointement, il se demande :] comment ferais-je pour le supporter avec ce corps emprunté à un cabinet de débarras [4] ? » Pour tenter un portrait, pour tenter d’esquisser par le biais du Journal un autoportrait de Franz K. (alias Joseph K. : il fait la confusion lui-même), on touche peut-être là à l’essentiel : il ne se reconnaît pas dans ce corps qui l’enferme et qui l’emprisonne. L’angoisse métaphysique l’étreint ; elle est telle qu’elle va lentement l’étouffer et l’amener à somatiser au point de la traduire et de la déclarer un jour — il en est persuadé — en tuberculose à trente quatre ans, mal très réel, « mal spirituel » nonobstant, dont il va mourir à quarante et un an ; à Max Brod, en 1917, lorsqu’il apprend la nouvelle par les médecins des atteintes de la maladie, il écrit : « Ça ne peut pas durer comme ça, a dit le cerveau, et au bout de cinq ans, les poumons se sont déclarés prêts à l’aider [5]. » Si l’on fait un calcul rapide : c’est donc à compter de l’annonce de ses fiançailles avec Felice Bauer publiées dans le Berliner Tageblatt de Berlin du 21 avril 1914, fiançailles rompues en juillet de la même année, que Kafka date le processus d’autodestruction qui se met en œuvre en lui ; Kafka restera jusqu’au bout persuadé qu’il mourrait d’« une plaie dont les poumons n[’étaient et ne furent] que le symbole [6] ». Pour corroborer cette version des faits, confirmer cette vision de la maladie qu’il avait, les citations ne manquent pas :« Plus que sa profondeur et son degré d’infection, c’est l’âge d’une plaie qui fait son caractère douloureux. Être sans cesse rouvert dans le même sillon à vif, voir appliquer un nouveau traitement à la plaie déjà opérée d’innombrables fois, c’est cela qui est affreux [7]. »« J’attends la pneumonie. Ce n’est pas tellement de la maladie elle-même que j’ai peur, j’ai peur pour ma mère et de ma mère, de mon père, de mon directeur et de tous les autres. Ici, il semble évident que les mondes subsistent et que je suis aussi ignorant, aussi perdu, aussi inquiet en face de la maladie que dans mes rapports avec le garçon de l’hôtel, par exemple. Mais pour le reste, la séparation me paraît être par trop précise, dangereuse dans sa précision, triste, trop tyrannique. Habiterai-je dont l’autre monde ? Oserais-je dire cela [8] ? »« Je n’arrive pas à concevoir qu’il soit possible à toute personne — ou à peu près — capable d’écrire, d’objectiver la souffrance dans la souffrance, ce que je fais, par exemple, quand, en pleine détresse et peut-être même la tête encore brûlante de malheur, je m’assieds à une table pour annoncer à quelqu’un dans une lettre : Je suis malheureux. Je puis même aller au-delà de cette phrase et, y ajoutant toutes sortes de fioritures selon les ressources d’un talent qui semble n’avoir rien de commun avec le malheur, improviser là-dessus soit de façon simple, soit sur le mode antithétique, soit avec des orchestres entiers d’associations. Et ce n’est nullement un mensonge, et cela ne calme pas la souffrance, ce n’est qu’un surplus de forces dont je suis gratifié en un moment où la souffrance a pourtant visiblement épuisé toutes mes ressources, et jusqu’au fond de mon être qu’elle gratte. Quelle espèce de surplus est-ce donc [9] ? »La maladie la plus profonde chez lui, c’est, sans conteste, la névrose qui le rend étranger à sa corporéité et bient sûr à la corporéité des autres, cette névrose radicale dont la tuberculose ne sera jamais que la somatisation mortelle ; à cet égard, « Héautontimorouménos [10] », « Bourreau de soi-même » comme Baudelaire, il s’interroge comme on soumet un prisonnier suspect d’hérésie à la question à la torture :« Sentiment de détresse absolue.Qu’est-ce qui te relie à ces corps solidement délimités, à ces corps parlants doués d’yeux qui clignotent, plus étroitement qu’à une chose quelconque, disons à ce porte-plume dans ta main ? Serait-ce le fait que tu es de la même espèce qu’eux ? Mais tu n’es pas de leur espèce, c’est bien pour cela que tu as soulevé la question.La solide délimitation des corps humains est horrible.Ce qu’il y a d’étrange, d’indéchiffrable dans le fait de ne pas sombrer, d’être guidé en silence. C’est ce qui conduit à cette absurdité : « Moi, pour ma part, je serais perdu depuis longtemps. » Moi, pour ma part [11]. » Dans la mesure où il se sent sûr à l’avance de son destin, se croyant prédestiné, chez Kafka cette peur de l’avenir va bientôt devenir obsessionnelle. Cela fait bien longtemps que la névrose le travaille et l’épuise : « L’impatience et la tristesse que me cause mon épuisement se nourrissent principalement des images de l’avenir que cet état me prépare et que je ne perds jamais de vue. Que de soirées passées à me promener ou à me désespérer dans mon lit et sur mon canapé ai-je encore devant moi, pires que celles dont j’ai déjà surmonté l’épreuve [12] ! » Il ne peut faire, dans ces conditions de désarroi et de délabrement sans cesse en cours, que des constats désabusés, que se déprécier gravement, à l’instar de son père qui ne cesse de le rabrouer, de l’humilier. « Avec quel regard méchant et débile je m’observe [, vérifie-t-il, consterné] ! Il faut croire que je ne puis pas forcer la porte du monde [ni celle du « château intérieur [13] » non plus d’ailleurs : on retrouve là la parabole essentielle donnée par Kafka sous forme d’une énigme du Sphinx et d’un oracle dans Le Procès [14]], mais que je peux rester tranquillement couché, concevoir, développer en moi ce qui a été conçu, et me produire tranquillement [15]. » Cependant, il y a encore en lui, les premières années, ponctuellement un désir de lutter, un désir de revanche, ou, plus simplement une illusion plus tenace que toutes les autres, qui va lui permettre de tenir jusqu’à l’âge de quarante et un ans sans se suicider ou devenir fou : « je me sens désarmé et en marge de tout. Mais l’assurance que me procure le moindre travail littéraire est indubitable et merveilleuse [16]. »Ayant fait ce constat, pourquoi ne se créerait-il pas de toute pièce soi et tout d’une pièce par la fiction, comme un « Golem [17] », comme la célèbre créature de la légende juive pragoise ? Qui, sinon lui, peut songer à écrire et à écrire sur le front de ses héros de fiction substitutifs — comme Joseph K. — implicitement le mot « Emeth [18] » ou le mot « meth [19] » ? Personne. « Stabilité. Je ne veux pas me développer dans un sens défini, je veux changer de place, c’est bien, en vérité, ce fameux « vouloir-aller-sur-une-autre-planète [20] », il me suffirait d’être place juste à côté de moi [21], il me suffirait de pouvoir concevoir comme une autre place la place qui est la mienne [22]. » Les manches retroussées comme une blanchisseuse, le Rabbi était devant le baquet et pétrissait l’argile qui présentait déjà les grossiers contours qui présentaient déjà les grossiers contours d’une forme humaine. Même quand il ne travaillait qu’à un petit détail, à une phalange par exemple, il embrassait du regard la figure dans son entier. Bien qu’elle parût réussir à vue d’œil sous le rapport de la ressemblance humaine, le Rabbi se conduisait comme un enragé, sa mâchoire inférieure se lançait sans cesse en avant, ses lèvres passaient continuellement l’une sur l’autre, et quand il trempait les mains dans la bassine préparée à cet usage, il les y plongeait avec une telle violence que l’eau éclaboussait le plafond de la cave aux murs nus [23]. Hélas pour lui, il n’est pas fait d’argile, mais de chair ; simplement de chair humaine, de chair sexuée, qui se doit de l’être du moins, qui se doit de l’être d’autant plus qu’il est Juif et que cela fait partie dans la culture juive pour tout être mâle de la Loi. Comme le dira Artaud plus tard dans « La Recherche de la fécalité » de son très célèbre et longtemps maudit Pour en finir avec le jugement de Dieu [24] : « Pour exister il suffit de se laisser aller à être, / mais pour vivre, / il faut être quelqu’un, / pour être quelqu’un, / il faut avoir un OS, / ne pas avoir peur de montrer l’os, / et de perdre la viande en passant [25]. » Être contraint d’« avoir un OS », être tenu de le « montrer » comme son père Hermann, fils d’un boucher de Bohème, sait si bien le faire en famille et en société, cela, « ça » non, il ne le supporte pas, Joseph K., Franz K. qui se castre soi-même de ce patronyme dont il a honte avant que les Bacchantes ou les Érynnies ne s’en chargent : « Sans cesse l’image d’un large couteau de charcutier qui, me prenant de côté, entre promptement en moi avec une régularité mécanique et détache de très minces tranches qui s’envolent, en s’enroulant presque sur elles-mêmes tant le travail est rapide [26]. » Des bacchantes comme pour Orphée disions-nous ? Oui, le couteau de charcutier dans un autre rêve éveillé peut s’avérer être les griffes féminines de quelque terrifiante Mélusine : « —Non, laisse-moi ! Non, laisse-moi ! criais-je sans interruption le long des rues, et sans cesse elle me saisissait, sans cesse les pattes griffues de la sirène s’abattaient sur ma poitrine, m’attaquant de côté ou par-dessus l’épaule [27]. »Le fantasme de castration, il le pousse parfois plus loin ; dans un autre rêve, un autre cauchemar éveillé, il s’imagine avec dans le dos, entre la peau et la chair, une épée de chevalier, telle une « croix » au-dessus de sa tête [28] : il est mort avant que d’être né, même pas digne d’être enterré chez les Juifs, sous une stèle [29]. Sans l’aide de ses amis, il ne peut, Arthur d’un genre nouveau, sortir de son étrange fourreau mortuaire — son propre corps — cette épée pour aller combattre les sortilèges. Le symbole, qu’il soit lu psychanalytiquement ou plus simplement métaphoriquement, stupéfie par son caractère explicite : de la plume à l’épée, de l’épée à la plume, il n’y a qu’un pas, rapidement franchi pour ce familier, pour cet ivrogne invétéré de l’hubris supposé naître des métaphores, des emblèmes, des symboles, des allégories : « Mon travail se clôt [écrit Franz K., jouant avec sa névrose, filant à l’envi masochistement la métaphore], comme peut se fermer une plaie qui n’est pas guérie [30]. » Quand le vin est tiré, il faut le boire. Quand la vie est tirée du néant, il faut la boire aussi ; Baudelaire a beau écrire dans sa préface aux Paradis artificiels : « Le bon sens nous dit que les choses de la terre n’existent que bien peu, et que la vraie réalité n’est que dans les rêves. Pour digérer le bonheur naturel, comme l’artificiel, il faut d’abord avoir le courage de l’avaler, et ceux qui mériteraient peut-être le bonheur sont justement ceux-là à qui la félicité, telle que la conçoivent les mortels, a toujours fait l’effet d’un vomitif », il convient pour qui est supposé être au monde, pour qui est tenu d’être au monde, de tenir sa place dans une société quelconque, de finir de boire son propre sang jusqu’à la lie, jusqu’au caillot final, jusqu’à l’embolie, qu’elle soit pulmonaire ou non. Kafka — qui recourt à l’hubris non point dionysiaque mais à celui tout éthérée de l’ébriété mentale, — ne peut que se dire comme Baudelaire encore : « Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve [31] », ne peut que se sentir assoiffé toujours, vampire de soi-même, sitôt que le recours à l’écriture est épuisé. Franz K., qui, dans une citation précédente, criait victoire, se proclamait guéri de ses inhibitions, en magnifiant « l’assurance que [lui] procur[ait] le moindre travail littéraire, […] [assurance] indubitable et merveilleuse [32] » à l’en croire, très vite déchante, souvent déchante donc, et, ici, déchante tout à fait. Il est vrai qu’il écrit cette notule sinistre et totalement désespérée en mai 1922. Tous les affres de l’écriture, il les connaît, une simple orchestration de citations choisies entre mille peut suffire pour le prouver : « J’ai gâché toute la matinée à dormir et à lire le journal. Peur de terminer une critique pour le Prager Tagblatt. Cette peur d’écrire s’exprime toujours de la même manière, je trouve accidentellement, sans être assis à mon bureau, des phrases de début qui se révèlent aussitôt inutilisables, sèches, interrompues bien avant la fin et qui, de leurs fragments qui sortent, me désignent un triste avenir [33]. » « Le sentiment du faux que j’ai en écrivant pourrait être rendu par l’image suivante : un homme, placé dans un grenier devant deux lucarnes, attend une apparition qui n’a le droit de se produire qu’à la lucarne de droite. Mais tandis que celle-ci justement, reste fermée par un verrou que l’on distingue vaguement, les apparitions surgissent l’une après l’autre à celle de gauche, s’efforcent d’attirer le regard et y parviennent finalement sans peine en prenant une ampleur croissante, qui va, quelque résistance que l’on oppose, jusqu’à boucher l’ouverture véritable. Or, pour peu qu’on ne veuille pas quitter la place — et on ne le veut à aucun prix — on se trouve réduit à accepter ces apparitions dont on ne peut se contenter parce qu’elles sont trop instables — leur force s’use dans le simple fait d’apparaître —, et que l’on pousse en avant et dans tous les sens quand leur propre faiblesse les arrête, à seule fin d’en faire surgir d’autres, puisque aussi bien la vue prolongée d’une seule d’entre elles est insupportable et que l’espoir demeure, quand les fausses apparitions seront épuisées, de voir enfin surgir les vraies. Comme l’image précédente a peu de vigueur ! Une condition préliminaire incohérente est placée comme une planche entre le sentiment réel et la métaphore de la description [34]. » « Étrange, mystérieuse consolation donnée par la littérature, dangereuse peut-être, peut-être libératrice : bond hors du rang des meurtriers, acte-observation. Acte-observation, parce qu’une observation d’une espèce plus haute est créée, plus haute, mais non plus aiguë, et plus elle s’élève, plus elle devient inaccessible au « rang », plus elle est indépendante, plus elle obéit aux lois propres de son mouvement, plus son chemin est imprévisible et joyeux, puis il monte [35]. » « Considérée sous un angle de vue primitif, la vérité proprement dite, irréfutable, inaccessible au trouble venant de l’extérieur (martyre, sacrifice pour un être humain) ne peut être que de la douleur physique. Il est étrange que le Dieu de la Douleur n’ait pas été le Dieu principal des premières religions (il ne l’est peut-être que de celle qui sont venues plus tard.) À chaque malade son Dieu lare, au phtisique, le Dieu de l’asphyxie. Comment pourrait-on supporter son approche si l’on ne participait de sa nature avant même la terrible union [36] ? » Et ce ne sont pas ses lectures qui peuvent l’exorciser de son mal, elles nourrissent sa névrose autant qu’elles semblent la calmer, et, souvent, il s’avère pour lui objectivement qu’elles l’exaltent ; il s’en rend compte :« Grâce aux poèmes de Werfel, j’ai eu la tête comme emplie de vapeur pendant toute la matinée d’hier. Un instant, j’ai craint que l’enthousiasme ne m’emportât sans halte jusque dans la folie [37]. » Un intéressante anecdote relatant sa vie au bureau montre de quelles mises en scène perverses son cerveau malade est capable pour traduire son inhibition : « Au bureau, je dicte une importante circulaire destinée à la police du district. Arrivé à la conclusion, qui doit prendre de l’élan, je reste court et suis incapable de faire autre chose que de regarder la dactylo, Mlle K., laquelle, comme à son habitude, devient particulièrement remuante, déplace sa chaise, tousse, pianote sur la table, attirant par là l’attention de tout le bureau sur mon malheur. L’idée que je cherche prend maintenant d’autant plus de prix qu’elle tranquilliserait Mlle K., et plus elle devient précieuse, plus elle difficile à trouver. Enfin, je tiens le mot : « stigmatiser » et la phrase qui va avec, mais je continue à garder tout cela dans ma bouche avec dégoût et un sentiment de honte, comme si les mots étaient de la viande crue, de la viande coupée à même ma chair (tant cela m’a coûté). Enfin, je dis la phrase, mais il me reste une grande terreur parce que je vois que tout en moi est prêt pour un travail poétique, que ce travail serait pour moi une solution divine, une entrée réelle dans la vie, alors qu’au bureau je dois, au nom d’une lamentable paperasserie, arracher un morceau de sa chair au corps capable d’un tel bonheur [38]. »Extraordinaire anecdote où le « jansénisme névrotique sadomasochiste » se mêle dans une confusion panique et fervente aux illusions d’élans mystiques vers une Écriture déifiée pensée comme étant une panacée rédemptrice. Quand l’écriture elle-même, quand la Parole elle-même renvoie au constat d’impuissance, et n’opère plus son rôle de supposé exorcisme… pour être une véritable sensation de damnation irréparable. En faisant de tels constats sur son incapacité radicale à vivre et à s’assumer, il n’oublie pas cependant que l’écriture est le seul biais qu’il s’est donné, qu’il s’est inventé pour « donner le change », se donner le change ; il s’y raccroche avec toute l’énergie du désespoir, avant que cette illusion coupable elle aussi ne l’abandonne : « Surtout ne pas surestimer ce que j’ai écrit, cela me fermerait l’accès de ce que j’ai à écrire [39]. » À vrai dire, l’écriture est la seule « chose » qui lui permet encore, qui lui ait jamais permis de se projeter dans l’avenir, un avenir même improbable : « Rien écrit jusqu’à présent. Commencer demain. Sinon, je vais tomber dans une insatisfaction que rien ne pourra empêcher de s’étendre ; à vrai dire, je suis déjà dedans. Mes accès de nervosité commencent. Mais pour autant que je sois capable de faire quelque chose, je le puis sans précautions superstitieuses [40]. »Sans cesse, il tente de penser pourtant sa névrose : « Où trouverai-je le salut ? Que de mensonges dont je ne savais plus rien sont remontés avec le reste à la surface. S’ils se sont infiltrés aussi bien dans l’union réelle que dans la séparation réelle, alors j’ai sûrement bien agi. Sans relations humaines, il n’y a pas en moi de mensonges visibles. Le cercle limité est pur [41]. » Cette autre anecdote, plus significative que celle évoquant la torture du « Bureau », sans doute : « Mon inimaginable tristesse de ce matin. […] J’ai été excité par des femmes, puis je suis rentré, j’ai lu La Métamorphose et je la trouve mauvaise. Je suis peut-être réellement perdu, la tristesse de ce matin reviendra, je ne pourrai pas lui résister longtemps, elle m’enlève tout espoir. Je n’ai même pas envie de tenir mon journal, peut-être parce qu’il y manque déjà trop de choses, peut-être parce que je ne pourrai jamais décrire que des façons d’agir incomplètes — et nécessairement incomplètes, semble-t-il —, peut-être parce que le fait même d’écrire contribue à ma tristesse. / J’aimerai bien écrire des contes de fées (pourquoi ai-je tellement ce mot en haine ?) […] [42]. »Si Verlaine n’avait pas inventé pour saluer a posteriori son Maître inhibé, Charles Baudelaire, en 1883, c’est pour Kafka qu’il eut fallu inventer l’épithète homérique : « Poète maudit » : « Je vais recommencer à écrire, mais que de doutes, entre temps, sur ma création littéraire ! Au fond, je suis un être incapable et ignorant qui, s’il n’avait été mis de force à l’école — je n’y allais que contraint, sans aucun mérite personnel, sentant à peine la contrainte, — serait tout juste bon à rester blotti dans une niche à chien, à sauter dehors quand on lui apporte sa pâtée et à rentrer d’un bond quand il l’a engloutie [43]. » Baudelaire, lui-même, à la toute fin de sa vie d’auteur, s’est plu à rêvasser magnifiquement sur « Les Bons Chiens [44] », en faisant dans ces chiens par le biais d’une mise en abyme un saisissant « portrait de l’artiste », un ultime « autoportrait ». Kafka, très tôt, se plaint de se sentir en dehors, comme en marge de la réalité, de toute réalité : « Comme le chemin est long de ma détresse intérieure à la scène qui se passe dans la cour. Mais on est désormais dans son pays natal, et l’on ne peut plus repartir [45]. » Puisqu’il ne parvient pas à s’accoucher mentalement à son propre corps et à ce qu’on nomme la vie, la vie en société, la réalité, il se plaint de « N’être pas encore né et [d’] être déjà forcé de se promener dans les rues, de parler aux hommes [46]. »Ma thèse est simple : Kafka fait partie, Kafka est à compter au nombre — assez conséquent à vrai dire — de ces artistes et écrivains que pour ma part je nomme (d’un concept nouveau, je crois) : les « Non-nés ». Kafka est un « Non-né » comme Baudelaire, pour n’en citer qu’un seul, semblable à lui, parmi tant d’autres. Si Baudelaire s’interrogeait comme Thomas de Quincey en disant avec lui : « « Nous pouvons regarder la mort en face ; mais sachant, comme quelques-uns d’entre nous le savent aujourd’hui, ce qu’est la vie humaine, qui pourrait sans frissonner (en supposant qu’il en fût averti) regarder en face l’heure de sa naissance [47] ? » », Franz K., lui, écrit « Hésitation devant la naissance. S’il y a une transmigration des âmes, la mienne n’a pas encore atteint le plus bas. Ma vie est hésitation devant la naissance [48]. » — L’IMAGE DE L’AUTRE :Peut-on résoudre ses problèmes métaphysiques avec l’aide d’un alter ego, d’une alter-héroïne ? C’est l’illusion commune, largement partagée. Envieux du supposé bonheur qu’il prête aux autres, Franz K. note dans son Journal, à la date du 24 janvier 1922, soit quelques mois avant sa mort — l’illusion lui aura véritablement duré jusqu’au bout — : « Au bureau, le bonheur des hommes mariés, jeunes et vieux. Bonheur qui m’est inaccessible et qui, s’il était à ma portée, me serait insupportable ; c’est pourtant le seul dont, par goût, j’aimerais me rassasier [49]. » Est-ce parce qu’il est convaincu de son incurabilité qu’il choisit Felice Bauer — de tous ses échecs le plus cuisant, le plus archétypal, et, par conséquent, le plus singulier — :Mlle F[elice] B[auer]. Quand j’arrivai chez Brod, le 13 août, elle était assise à table et je l’ai prise pour une bonne. Je n’étais d’ailleurs nullement curieux de savoir qui elle était, je l’ai aussitôt acceptée. Visage osseux et insignifiant, qui portait franchement son insignifiance. Cou dégagé. Blouse jetée sur les épaules. Elle semblait être habillée tout à fait comme une ménagère, bien qu’elle ne fût nullement, comme j’ai pu le constater ensuite (je l’éloigne un peu d’elle-même en la serrant d’aussi près. Dans quel état suis-je d’ailleurs en ce moment, étranger à tout bien général et sans l’admettre encore, par surcroît. Si je ne suis pas trop distrait par les nouvelles littéraires aujourd’hui chez Max, j’essaierai d’écrire l’histoire de Blenkelt. Il n’est pas nécessaire qu’elle soit longue, mais il faut qu’elle m’atteigne). Nez presque cassé. Cheveux blonds, un peu raides et sans charme, menton fort. En m’asseyant, je la regardai attentivement pour la première fois, une fois assis, j’avais déjà sur elle un jugement inébranlable. Comme se [50]… (Interrompu.) Portrait de Felice Bauer : croquée sur le motif, lors de leur première rencontre. Voilà donc celle qui va générer l’écriture de son grand roman laissé en chantier : Le Procès, juste avant le cataclysme pour lui qu’est l’effondrement de l’Ancien-Monde, du monde des Pères (même s’il les hait !…). C’est la première fois qu’il la voit, et c’est ainsi qu’il la décrit : on croit rêver. Vision clinique sans affect aucun, et, comme au scanner : terrifique !… « Un remède contre l’amour » dit-on en langage populaire ; et dire qu’il va songer à l’épouser !. Mais n’est-ce pas là précisément ce qui « l’attire » en Felice Bauer : par avance il sait qu’il n’aura jamais envie d’elle ?… À elle seule, il le voit du premier coup d’œil comme frappé par la foudre, elle focalise tous les aspects de son inhibition comme si elle la justifiait ; épouser Felice Bauer, pour ne pas coucher avec elle, pour montrer son dégoût de toute sexualité, c’est épouser une justification de son inhibition, c’est épouser sa propre inhibition. Dans le cours de la description, on appréciera l’incise tellement significative de son rapport à l’écriture, parlant d’un projet littéraire, comme s’il s’agissait d’ouvrir par avance la jeune fille, la femme, la future fiancée, en deux pour y loger un projet littéraire, qu’elle seule est susceptible de contenir ; comme s’il s’agissait de penser par avance la seule maternité, le seul type de maternité qu’on lui tolère, qu’on lui concédera. Il ne s’agit pas de « savoir ce qu’elle a dans le ventre », non, jamais ! La chose est entendue par avance. Non ! il s’agit de « savoir ce qu’on a dans le ventre » grâce à elle, en l’ouvrant en deux et en l’y mettant, comme une petite graine, comme s’il s’agissait plutôt d’envisager la femme comme un débarras du pandémonium psychique, hystérique, en lui prétendant sérieusement qu’on la considère malgré tout comme une pouponnière et comme une amante. Oui, décidément, tout le poète est dans l’hystérie, comme la femme, elle, est dans l’utérus [51] si l’on en croit Hypocrate et les hypocratiques ; si tout le poète est dans l’hystérie pour Franz K., c’est pourquoi l’utérus de la femme peut lui être utile, à lui aussi, mais utérus pour hystérie, utérus porteur, dont on n’use uniquement à des fins sémantiques, métaphysiques, ontologiques, philosophiques, philologiques, bien sûr !… La femme, comme débarras psychique, la femme comme biotope porteur ou porte-livre. Voilà la femme kafkaïenne. Elle n’est rien de plus. Il en est, il est vrai, une d’un tout autre type, parfois : son exact envers, puisqu’elle a deux faces, comme Janus ou comme la « Bénédicta [52] » de Baudelaire : toute femme est duplice, est double. Dans cet autre cas, à l’opposé, sur son revers, sur son envers, elle est « Fata Morgana céleste en enfer [53] » (la formule est belle !…), mirage plotinien ou platonicien perdue dans « Le Très-Haut », mais générée par « Le Très-Bas », ectoplasme et succube !…On avait vu l’épée, la plume, traverser la peau, et, surtout, le cerveau de Kafka, et comment. Ne manquait qu’un pieu pour lui traverser le corps, le cœur, lui, le vampire de soi-même : « Un pieu — on ne sait pas d’où il est venu — a atteint l’époux par derrière, l’a renversé et transpercé. Il gémit, couché sur le sol, la tête levée et les bras étendus. Un peu plus tard, il parvient même à se lever et reste un instant dans un équilibre précaire. Il n’a rien à raconter, sinon qu’il a été atteint, et il montre la direction approximative d’où, selon lui, le pieu est venu. Ces récits toujours pareils commencent à fatiguer l’épouse, d’autant que l’homme désigne sans cesse une nouvelle direction [54]. » Kafka se voit déjà marié !…De cauchemars éveillés, Kafka est sujet, fréquemment. Il s’agit là de ce que Nerval appelait « l’épanchement du songe dans la vie réelle », ni plus ni moins. La psychose n’est pas loin, elle rôde. « L’épanchement du songe dans la vie réelle », c’est même l’exacte définition de la folie pour les psychiatres. Autre signe du mal ? L’insomnie. Kafka ponctuellement s’en plaint : « Insomnie presque totale ; torturé par les rêves, comme par une pointe qui les graverait en moi, dans la matière réfractaire que je suis [55]. » Les cauchemars éveillés de Kafka : autant de bouffées délirantes… Qu’on ne s’étonne pas dans ces conditions, qu’un de ses amis peintres — lequel avait l’œil, semble-t-il, c’est la moindre des choses pour un peintre — envisageait de le peindre nu, en Saint Sébastien. « Je dois poser nu en saint Sébastien pour le peintre Ascher [56]. »Saint Sébastien, voilà quelqu’un qui passe par le juge avant d’être exécuté. De quel tribunal s’agit-il ? Il semblerait que Franz Kafka n’ait pas manqué de l’expliquer explicitement : D’une lettre à F., peut-être la dernière (1er octobre) : Si je m’examine à fond pour connaître mon but final, je constate que je n’aspire pas véritablement à être bon et à me conformer aux exigences d’un Tribunal Suprême ; mais, tout à l’opposé, que j’essaie d’embrasser du regard la communauté des hommes et des bêtes tout entière, de comprendre ses prédilections fondamentales, ses désirs, son idéal moral, de les ramener à des préceptes simples et de commencer le plus tôt possible à évoluer dans leur sens à seule fin d’être agréable à tout le monde, et d’être si agréable même (c’est là qu’intervient le bond) qu’il me soit finalement permis, en ma qualité d’unique pécheur que l’on ne fait pas rôtir, d’accomplir ouvertement aux yeux de tous et sans perdre l’amour général, les ignominies qui sont dans ma nature. En résumé, seul m’importe donc ce tribunal des hommes que, par surcroît, je veux tromper, sans toutefois commettre de fraude [57]. Frauduleux, Franz K. alias Joseph K. (ou l’inverse, on ne sait plus et il ne le sait plus lui-même…), frauduleux, Franz K. l’est comme Kierkegaard [58] : « J’ai reçu aujourd’hui le Livre du Juge de Kierkegaard [l’éternel fiancé aux fiançailles toujours brisées]. Comme je le pressentais, son cas est très semblable au mien en dépit de différences essentielles, il est situé pour le moins du même côté du monde. Il me confirme comme un ami. Je fais le brouillon de la lettre suivante que je veux envoyer à son père [celui de Felice Bauer] demain, si j’en ai la force [59]. » Kierkegaard, l’éternel fiancé, comme K. Et toujours les pères !… Du pouvoir des pères, on ne sort jamais !…D’où lui vient cet échec garanti ? Il s’en explique : « Jeune garçon, j’étais aussi innocent, aussi peu intéressé par les questions sexuelles (et je le serais resté très longtemps si l’on ne m’avait poussé à m’en occuper) que je le suis aujourd’hui, disons par la théorie de la relativité. Seuls des détails insignifiants attiraient mon attention (et même ceux-là, après qu’on m’eût fourni des éclaircissements précis), le fait, par exemple, que les femmes de la rue qui me semblaient les plus belles et les mieux habillées dussent précisément être mauvaises [60]. » L’aveu est d’autant plus significatif pour comprendre la culpabilité de Franz K. alias Joseph K. — ou l’inverse —, qu’un « bon Juif », selon les règles fixées par les textes sacrés et la doxa, se doit non seulement d’être marié, mais encore père de famille.Kafka réfléchira sans cesse à cette notion de culpabilité qui l’infeste, qui le possède : Les cinq principes qui mènent à l’enfer (dans leur succession génétique [61]) :1° « Le pire se trouve derrière la fenêtre. » Tout le reste est angélique, soit qu’on le déclare en termes nets, soit, si l’on n’y prend pas garde (c’est le cas le plus fréquent), qu’on le reconnaisse tacitement.2° « Tu es tenu de posséder toutes les femmes », non pas à la manière de Don Juan, mais pour te conformer à ce que le diable appelle « l’étiquette sexuelle ».3° « Cette femme, il ne t’est pas permis de la posséder », et par conséquent tu ne le peux pas. Fata Morgana céleste en enfer [62].4° « Tout n’est que besoin. » Comme tu as le besoin, sois satisfait.5° « Le besoin est tout. » Comment pourrais-tu avoir tout ? En conséquence, tu n’as pas même le besoin [63]. Il n’empêche qu’il lui arrive encore de rêver parfois, sinon de rédemption, du moins de répit : « Les trois Érynnies. Fuite dans le bois sacré. Milena [64]. » Poursuivi par les trois Érynnies tel Oreste ou les autres damnés antiques, Kafka. Confondue au bois sacré ou à quelque divinité compatissante, Milena, apparaît sinon comme une rédemption comme un répit. Momentanément, mais c’est toujours bon à prendre un suspens, l’amitié amoureuse de Milena le sauve. Chère et admirable Milena… — LA SOLUTION :« Ce n’était pourtant que de la fatigue, mais aujourd’hui, nouvelle crise qui me met le front en sueur. Et si l’on était cause de sa propre asphyxie ? Si, sous la pression de l’introspection, l’ouverture par laquelle on se déverse dans le monde devenait trop étroite ou se fermait tout à fait ? Il y a des moments où je ne suis pas loin d’en être là. Un fleuve qui coule à rebours. Ce qui se produit maintenant est, pour une grande part, depuis longtemps en train de se faire [65]. » Vient — on l’attendait — la tentation du suicide : « Le saut par la fenêtre m’est apparu comme l’unique solution [66]. » « Se lancer contre la fenêtre et, faible comme on l’est maintenant après avoir employé toute sa force, franchir la barre d’appui en traversant les morceaux de bois et de verre qui ont volé en éclats [67]. »Oui, mais se suicider, bien évidemment, c’est « mourir ». En petit Hamlet, Kafka s’interroge : « Si l’on en juge de l’extérieur, il est terrible de mourir adulte et jeune, voire de se tuer. C’est partir au milieu d’une confusion totale qui aurait acquis un sens au cours d’une évolution ultérieure, partir sans espoir, ou avec l’unique espoir que cette apparition dans la vie sera considérée comme non avenue à l’intérieur de la grande addition. C’est dans une situation de ce genre que je serais maintenant. Mourir ne signifierait pas autre chose qu’abandonner un rien au rien, ce qui serait impossible à concevoir, car comment pourrait-on, fût-ce en qualité de rien, se donner en toute conscience au rien, et non seulement à un rien vide, mais à un rien bouillonnant dont la nullité consiste uniquement en ce qu’il est incompréhensible [68]. »Il est peut-être, il est sans doute un moyen d’user du suicide à la petite semaine : « Je m’isolerai de tous jusqu’à en perdre conscience. Je me ferai des ennemis de tout le monde [69], je ne parlerai à personne [70]. » « Ainsi, je me confierais à la mort. Reste d’une foi. Retour au Père. Grand Jour des Expiations [71]. » Un suicide, une mort se prépare. Kafka a préparé sa mort, toute « sa vie » — pour user de la seule expression qui s’offre —. — Alors, Kafka, son Œuvre ? Le charme de l’autisme ?Une écriture autiste, tellement qu’elle relève du paradoxe, en devient universelle, et que chacun l’entend ?… L’OBSESSION DE « LA LOI » :À la question : pourquoi le primat de la Loi et l’obsession de la Loi chez Kafka, dans l’Œuvre de Kafka ? La réponse est peut-être : parce que Kafka est un homme de l’Ancien-Monde, c’est-à-dire du monde des pères : patriarches, pater familias, rois et empereurs, représentants du Dieu-Père, qui, tous, incarnent la Loi ; parce qu’il est Juif aussi et que le père est son juge : qu’en tant que Juif, il n’existe pas s’il ne devient pas père lui-même, à son tour, et qu’il sait qu’il ne le deviendra pas.En attendant la rédemption impossible que devrait accorder le père pour que son fils naisse à la vie enfin pour que son fils s’accouche au monde enfin, pour que son fils vive, les golems inventés par le fils, pour peupler ce monde où il n’a pas sa place — où, objectivement il n’est pas, —pour le peupler, le corriger et le venger, lui, Franz K., lui jouent des tours ; à l’hôtel, ce lieu impersonnel entre tous, pour seul exemple cet étonnant et combien significatif lapsus un jour dans un hôtel où il est amené comme le voulait l’usage alors à se faire inscrire sur les registres consultables à tout instant par les services de police : « Bien que j’aie écrit distinctement mon nom à l’hôtel, bien qu’ils m’aient déjà écrit de leur côté en mettant le nom exact, c’est pourtant Joseph K. qui est inscrit au tableau d’en bas. Dois-je les éclairer ou me laisser éclairer par eux [72] ? » Ne prenons pas, nous, comme Franz K. feint de le croire, afin de s’en persuader, à seule fin de se rassurer sur son propre compte, ne prenons pas, nous, non, les réceptionnistes, le réceptionniste pour un idiot — même si l’on prête à ce terme quelque connotation dostoïevskienne — : s’il est « inscrit » « Joseph K. […] au tableau d’en bas », c’est que c’est Kafka lui-même, dans un processus de dédoublement qui pouvait arriver à Balzac lui-même [73], qui — acte manqué ou bien plutôt lapsus révélateur — a donné ce nom, sans y penser. Rétrospectivement, va-t-il « [se] laisser éclairer par eux ? » Telle est la question.Et le Joseph K. du Procès ou Franz K. peut-être, ou, Franz K. sans doute, de s’interroger ou d’interroger ses golems, ses doubles qui lui échappent sans cesse : il y a encore des armes que j’emploie bien rarement, je parviens avec tant de peine jusqu’à elles, je ne connais pas la joie que procure leur usage, je ne l’ai pas apprise dans mon enfance. Et si je ne l’ai pas apprise, ce n’est pas seulement « par la faute du père », c’est aussi parce que je voulais détruire la « paix », l’équilibre et que, en conséquence, je n’avais pas le droit de laisser quelqu’un renaître au-delà de moi tandis que je m’efforçais de l’enterrer en deçà. Il est vrai que là encore, je revient à la « faute », car pourquoi voulais-je sortir du monde ? Parce qu’« il » ne me laissait pas vivre dans le monde, dans son monde. Maintenant cependant, je ne peux plus en juger de façon aussi catégorique, car maintenant, je suis d’ores et déjà citoyen de cet autre monde qui est, avec le monde ordinaire, dans le même rapport que le désert avec une contrée agricole (il y quarante ans que j’erre au sortir de Chanaan) ; c’est en étranger que je regarde derrière moi, je suis assurément, même dans cet autre monde, le plus infime et le plus craintif de tous — c’est là le patrimoine que j’ai apporté — et je ne suis capable d’y vivre qu’en vertu de l’organisation spéciale des choses de là-bas, selon laquelle les plus humbles peuvent être élevés de façon fulgurante, aussi bien d’ailleurs que broyés pour des millénaires sous des pressions océaniques. Ne me faut-il pas être reconnaissant, malgré tout ? Devais-je donc nécessairement trouver le chemin qui mène à ce monde ? « Banni » de là-bas, rejeté d’ici, n’aurais-je pu être écrasé à la frontière ? La puissance de mon père n’a-t-elle pas donné au décret d’expulsion assez de force pour que rien ne puisse lui résister (à lui, mais pas à moi) ? Sans doute, c’est comme si j’accomplissais la pérégrination dans le désert à rebours, en me rapprochant continuellement du désert et en nourrissant des espoirs puérils (surtout en ce qui concerne les femmes), « peut-être resterai-je tout de même en Chanaan », mais entre temps je suis arrivé depuis longtemps dans le désert et ces espoirs ne sont que les chimères du désespoir, surtout en des temps où, même au désert, je suis la plus misérable des créatures et où Chanaan doit nécessairement se présenter à moi comme l’unique terre d’espoir, car il n’y a pas de troisième terre pour les hommes [74]. Pauvre Franz K. ! pauvre Joseph, pauvre Kafka ! Le seul viatique qu’il s’est bricolé, c’est : « Ce matin, j’ai pensé : « Peut-être te sera-t-il tout de même possible de vivre de cette manière, mais surtout, protège cette vie contre les femmes. » Protège-la contres les femmes, mais elles sont déjà dans le « de-cette-manière » [75]. »— Pitoyable cas !… « Être misérable que je suis [76] ! » se dira au reste, non sans masochisme et délice amer, sans cesse kafka, qui se condamne soi-même, car « l’homme le plus désespéré est obligé de reconnaître, l’expérience prouve que quelque chose peut sortir du rien, que le cocher avec ses chevaux peut ramper hors de la porcherie en ruine [77]. »Bilan pour lui de sa vie propre, qu’il n’eut jamais l’impression de lui voir appartenir « en propre » précisément, « étranger [78] » qu’il était à sa propre vie, à son propre corps et au monde : « Une vie qui passe inaperçue. Un échec qui se voit [79]. » Ne nous y trompons pas — si terrible qu’elle soit — c’est là son épitaphe, il n’en est, il n’en veut point d’autre… : « Qu’as-tu fait du sexe dont tu as reçu le don ? On dira finalement qu’il a été gâché, et ce sera tout. Mais il aurait pu facilement ne pas l’être. Certes, c’est une bagatelle qui en a décidé, et pas même une bagatelle connaissable. Que trouves-tu d’étonnant à cela ? Il en a été de même dans les grandes batailles de l’histoire. Le sort des bagatelles est décidé par d’autres bagatelles. […] Le désir sexuel me presse, me torture jour et nuit, pour le satisfaire, il me faudrait surmonter ma peur, ma pudeur et sans doute aussi ma tristesse ; mais d’autre part, il est certain que je profiterais aussitôt, sans la moindre tristesse ni crainte, de la première occasion qui serait à ma porté immédiate et s’offrirait complaisamment ; mais d’après ce qui précède, la loi subsiste, qui commande de ne pas surmonter la peur, etc… (mais aussi de ne pas jouer avec l’idée du triomphe sur la peur) et de profiter de l’occasion (mais de ne pas se plaindre si elle ne se présente pas). Il est vrai, il existe un degré intermédiaire entre « l’acte » et « l’occasion », celui où l’on provoque, où l’on attire l’occasion, et c’est là, malheureusement, une pratique que j’ai adoptée non seulement dans ce cas, mais en tout. Du point de vue de la « loi », c’est à peine s’il y a quelque chose à relever contre cette pratique, encore que la « provocation », surtout quand elle est faite avec de mauvais moyens, ressemble de façon suspecte au « jeu avec l’idée du triomphe sur la peur », et il n’y a pas dans tout cela la moindre trace d’une absence de peur qui serait en repos, franche, capable de tout supporter. C’est là, précisément, en dépit d’une concordance « littérale » avec la loi, quelque chose de répugnant qu’il importe absolument d’éviter. Pour l’éviter, il faut encore de la contrainte, et ce n’est pas de cette façon que j’en finirai [80]. De Description d’un combat et Préparatifs de noce à la campagne, ses tout premiers ouvrages-tentatives, aux Investigations d’un chien [81] et aux nouvelles d’Un champion du jeûne, ses tentatives ultimes : « bagatelles pour un massacre ». Obsessionnels, ses constats… ses constats sur sa propre misère : Job se plaint, mais Job est sans Dieu ici : Kafka est livré à lui-même ; névrosé sans remède, il est son propre bourreau ; il lui arrive de tenter de croire à une rédemption : « Un homme malheureux qui doit rester sans enfants est terriblement enfermé dans son malheur. Aucun espoir de renouvellement, aucune aide à attendre de constellations plus favorables. Marqué par le malheur, il lui faut aller son chemin et s’estimer heureux quand son cycle est achevé, sans prendre un nouveau point de départ pour voir si, sur un chemin plus long et dans d’autres conditions physiques et temporelles, ce malheur qu’il a subi ne pourrait pas se perdre ou même donner naissance à un bien [82]. »Cette illusion le quitte bien vite : « Un mariage ne pourrait pas me changer, pas plus que mon emploi ne peut le faire [83]. » Il tente sans cesse d’analyser sa propre situation : « Je me trouve incontestablement pris dans une inhibition qui m’enveloppe de toutes parts, mais avec laquelle je ne me confonds pas encore intimement, je constate qu’elle se disloque par moments et qu’on pourrait la faire sauter. Il y a deux moyens, le mariage ou Berlin, le premier est plus sûr, le second, plus attirant pour l’immédiat. […] Mon argumentation en général : je suis perdu par K. . […] Je n’oublierai pas F. en ce monde, en conséquence, je ne me marierai pas. / Est-ce si sûr ? […] il est vrai que j’aime Berlin à cause de F. et du cercle d’images qui entoure F., cela je ne peux pas le contrôler. Il est également probable qu’à Berlin, je la rencontrerai. Si le fait de vivre avec elle pouvait m’aider à la chasser de ma chair et de mon sang, tant mieux, ce ne serait qu’un avantage supplémentaire de Berlin [84]. »Et voici qu’au cours d’une de ses innombrables tergiversations stériles et masochistes, il s’invente la parabole du mendiant, telle qu’il va la mettre en scène dans Le Procès : « La peur de se conduire en fou. Voir une folie dans tout sentiment qui s’efforce d’aller en ligne droite et fait oublier tout le reste. Mais alors, qu’est-ce que la non-folie ? La non-folie consiste à se tenir en mendiant sur le seuil, à l’écart de la porte, pour y pourrir et s’effondrer. P. et O. sont pourtant des fous répugnants. Il doit exister des folies plus grandes que leurs représentants. Le répugnant, c’est peut-être cette manière qu’ont les fous médiocres de se tendre à l’intérieur de leur grande folie. Mais n’est-ce pas là l’état dans lequel le Christ est apparu aux Pharisiens [85] ? » Prodigieuse identification d’un Juif à un chrétien, qui, on le sent : chrétien se sentirait Juif !… Il essaie de s’envisager : « Je distingue une faiblesse, un défaut, précis, mais difficile à définir ; c’est un mélange de timidité, de retenue, d’indiscrétion, de tiédeur, j’entends délimiter par là quelque chose de défini, un groupe de faiblesses qui, dans une perspective particulière, se présentent comme une faiblesse unique et bien caractérisée (et qui ne se confond pas avec les grands vices, tels que propension au mensonge, vanité, etc.). Cette faiblesse me préserve autant de la folie que de toute montée. En échange de sa protection contre la folie, je la cultive ; par peur de la folie, je sacrifie la montée et ce marché, conclu dans un domaine qui ne connaît pas le marché, je le perdrai sûrement. À moins que la somnolence ne s’en mêle et, que par son travail de jour et de nuit, elle n’abatte tous les obstacles et ne dégage le chemin. Mais dans ce cas encore, il n’y aura plus que la folie pour m’accueillir, puisque j’ai refusé la montée et qu’on ne l’obtient que si on la désire [86]. » Ce genre de délibération ne peut que le mener bien vite à se faire l’aveu des aveux et à envisager — à défaut de pouvoir s’envisager soi, — à d’envisager le coït — dont en principe tout être né, est amené à naître deux fois : une première par la naissance, une autre par la naissance à la sexualité et à soi-même par la sexualité — ; voilà ce que cela peut donner : le verdict est sans appel : « Le coït considéré comme châtiment du bonheur de vivre ensemble. Vivre dans le plus grand ascétisme possible, plus ascétiquement qu’un célibataire, c’est pour moi l’unique possibilité de supporter le mariage. Mais elle [87] ? » C’est bien sûr de Felice Bauer — de sa « fiancée » — dont il parle ; il ne lui reste plus qu’à se résoudre à ceci : « prendre tout simplement la fuite pour n’être pas anéanti par sa famille [88]. » LA JUDAÏTÉ :Elle est associée à la castration chez Franz K. de la manière la plus fantasmatique ; elle est associée implicitement au père, bien sûr, porteur de la tradition, détenteur du pouvoir familial en Pater Familias incontesté, détenteur légitime et incontesté du « Phallus » : « Circoncision en Russie. […] — La circoncision se fait généralement en présence des parents et amis, qui sont parfois plus d’une centaine. La personne la plus en vue parmi les assistants a le droit de porter l’enfant. Le circonciseur, qui exerce sa fonction sans salaire, est la plupart du temps un ivrogne qui, occupé comme il l’est, ne peut pas participer aux différents repas et n’avale qu’un peu de schnaps. C’est pourquoi tous ces circonciseurs ont le nez rouge et puent de la bouche. C’est aussi pourquoi il n’est pas appétissant de les voir, une fois l’incision faite, sucer le membre sanglant avec cette même bouche, ainsi qu’il est prescrit. Le membre est ensuite saupoudré de sciure de bois et se cicatrise au bout d’environ trois jours [89]. »Et Kafka de tenter de démonter là encore sa malédiction : « Je m’appelle Amschel en hébreu, comme le grand-père de ma mère du côté maternel […] [90]. » Et de réfléchir sur sa mère aussi, de tenter de s’y réfléchir comme dans une psyché — pour mieux se comprendre ?… — : « Pour les Juifs, le mot Mutter est particulièrement allemand, il contient à leur insu autant de froideur que de splendeur chrétiennes, c’est pourquoi la femme juive appelée Mutter n’est pas seulement ridicule, elle nous est aussi étrangère. Maman serait préférable, s’il était possible de ne pas imaginer Mutter derrière. Je crois que seuls les souvenirs du ghetto maintiennent encore la famille juive, car le mot Vater ne désigne pas non plus le père juif, à beaucoup près [91]. »Les rêveries de Kafka sur le judaïsme prennent parfois des dimensions prophétiques sur le mode apocalyptique, implicitement : « Aujourd’hui, en entendant le compagnon du Moule dire la prière qui termine le repas, tandis que les assistants, à l’exception des deux grands-pères, passaient le temps à rêver et à s’ennuyer dans l’absolue incompréhension de la prière qu’on leur récitait, j’ai vu devant moi le judaïsme d’Europe occidentale à une période de transition manifeste dont la fin est imprévisible, ce dont ne s’inquiètent nullement les premiers intéressés, lesquels, en vrais hommes de transition, subissent ce qui leur est infligé. Ces formes religieuses parvenues à leur fin ultime avaient déjà de façon si incontestable un caractère purement historique dans leur pratique actuelle, qu’un peu de temps écoulé dans le courant de cette matinée paraissait suffire pour qu’on pût intéresser historiquement les assistants, en leur faisant connaître la vielle coutume surannée de la circoncision et ses prières demi-chantée [92]. »Et de rêver alors sur le Diable… : « L’invention du diable. Si nous sommes possédés du diable, il n’est pas possible qu’il soit seul, car alors, sur terre tout au moins, nous vivrions en paix, comme avec Dieu, dans l’unité, sans réflexion, sans contradiction, toujours sûrs de celui qui est derrière nous. Son visage ne nous effrayerait pas, puisque, en créatures diaboliques quelque peu sensibles à ce spectacle, nous serions assez intelligents pour sacrifier une main qui nous servirait à cacher son visage. Si nous étions possédés par un seul diable ayant sur l’ensemble de notre nature une vue sereine que rien ne viendrait troubler et une liberté de décision instantanée, ce diable aurait aussi une force suffisante pour nous tenir et même nous agiter durant toute notre vie humaine si haut au-dessus de l’esprit de Dieu qui est en nous que nous n’aurions pas même la possibilité de nous faire la moindre idée de cet esprit, et que, par conséquent, nous ne serions pas non plus inquiétés de ce côté-là. Ce n’est pas la foule des diables qui peut faire notre malheur terrestre. Pourquoi ne s’exterminent-ils pas en en laissant subsister un, ou pourquoi ne se soumettent-ils pas à un grand diable unique ? Ces deux possibilités iraient dans le sens du principe diabolique qui consiste à nous tromper aussi parfaitement que possible. À quoi sert donc, tant que l’unité manque, la sollicitude tatillonne que tous les diables ont pour nous ? Il est trop évidant que les diables sont bien obligés d’attacher plus d’importance que Dieu à la perte d’un cheveu humain, car le diable perd réellement le cheveu, Dieu, non. Mais tant que cette foule de diables sera en nous, ce n’est pas encore cela qui nous fera parvenir à la santé [93]. » ©Cloët, avril-mai 2005 LA LITTÉRATURE ET LA LECTURE OU LE CHANT COMME SEXUALITÉ DE RECOURS :Substitut de l’utérus féminin, « L’ombre chaude dans le rouge tendre de la bouche de Mme Klug en train de chanter [94]. » La voix, la parole, l’écriture, sont chez Kafka autant de substituts de la sexualité : « Fait une lecture du début de Michael Kohlhass Salle Toynbee. Raté du tout au tout. Mal choisi, mal lu, pour finir, j’ai vagabondé de façon absurde dans le texte. Auditoire modèle. De tout petits garçons au premier rang. L’un d’eux essaie de tromper son innocent ennui en jetant prudemment sa casquette par terre pour la ramasser prudemment ensuite, manège qu’il recommence souvent. Comme il est trop petit pour mener cela à bonne fin de son siège, il est obligé chaque fois de se laisser glisser un peu du fauteuil. Lu en barbare et mal, étourdiment, de façon inintelligible. Et l’après-midi, je tremblais déjà du désir de lire, c’est tout juste si je pouvais garder la bouche fermée [95]. » De l’utilité névrotique de la lecture comme compensation… pour qui n’a plus le droit de téter ! Continuons notre prospection du terrain en guise de préambule. L’ÉROTISME KAFKAÏEN : L’érotisme trivial, quand Franz K. s’essaie — en vain — à « être un homme », n’est guère plus ragoûtant que celui de Joris-Karl Huysmans qui par masochisme [96] n’aimait, on le sait, que les prostituées faisandées : Je prends à dessein les rues où il y a des putains. Passer devant elle m’excite comme une possibilité lointaine, mais qui n’en existe pas moins, d’aller avec l’une d’elles. Est-ce de la bassesse ? Mais je ne connais rien de plus agréable et la réalisation de ce désir me paraît au fond innocente et ne me donne presque aucun remords. Je ne désire que les grosses filles un peu mûres qui ont des vêtements démodés auxquels toutes sortes de fanfreluches donnent cependant un certain air de luxe. Il y en a une qui me connaît sans doute déjà. Je l’ai rencontrée cet après-midi, elle n’était presque pas encore en tenue professionnelle, ses cheveux étaient tirés, elle n’avait pas de chapeau, elle avait une blouse de travail comme en mettent les cuisinières et une espèce de paquet qu’elle portait peut-être chez la blanchisseuse. Personne, à part moi, ne lui eût trouvé quoi que ce soit de séduisant. Nous nous lançâmes un regard rapide. Ce soir — entre temps il s’est mis à faire froid — je l’ai aperçue de l’autre côté de la rue étroite qui débouche dans la Zeltnergasse — c’est là qu’elle fait le trottoir, — vêtue d’un manteau jaunâtre très collant. Je me suis retourné deux fois pour la regarder, elle a du reste saisi mon regard, mais ensuite je lui ai proprement faussé compagnie. / La pensée de F. est sûrement à l’origine de mon sentiment d’insécurité [97]. On retrouve cet art de l’esquive qui caractérise ses « fiançailles » : il file à l’anglaise au dernier moment, au moment crucial pour lui, refusant à la vierge élue la crucifixion [98]. Il semblerait que son substitut hystérique du « coït » (pour lui « abominable [99] ») soit de laisser penser à la prostituée qu’il va être son client, et, au dernier moment — spasme, orgasme — disparaître, s’éclipser.Un autre indice de cet érotisme assez stupéfiant, assez singulier : « Cet après-midi chez Baum. Il donne des leçons de piano à une petite fille pâle qui porte des lunettes. Son petit garçon est assis en silence dans la pénombre de la cuisine et joue indolemment avec un objet impossible à identifier. Impression de grand bien-être. Surtout devant les gestes de la bonne, une grande femme qui lave la vaisselle dans un baquet [100]. » On retrouvera ces mains de femme perdues dans le travail le plus quotidien… dans Le Procès. Chacun voit à quelle scène je fais allusion, je pense. HAINE DE L’INTROSPECTION :La « haine de l’introspection » chez Kafka — que cependant il pratique sans cesse, obsessionnellement, autre visage du Janus qu’est la haine de soi — cache le dégoût ou la crainte plutôt de la psychiatrie et de la psychanalyse : il craint le dévoilement de son psychisme et de son inconscient. Il a peur de ce qu’il est susceptible d’y trouver d’« irrémédiable [101] », d’« irréparable [102] », d’irréductible et d’incurable : « Haine de l’introspection active. Des interprétations psychiques telles que : hier j’étais comme ceci et pour telle raison, aujourd’hui je suis comme ceci et pour telle raison. Ce n’est pas vrai, ce n’est pas pour telle raison, ni pour telle raison ni à cause de cela, pas davantage comme ceci ou comme cela. Se supporter tranquillement, sans précipitation, vivre comme on y est obligé, ne pas tourner cyniquement autour de soi-même [103]. »Il tente de s’expliquer, masochistement, comme toujours : « À un certain niveau de connaissance de soi-même, les autres phénomènes secondaires étant favorables à l’observation, on en viendra invariablement à se trouver exécrable. Pour mesurer le bien — et quelle que soit la diversité des opinions à ce sujet — tout étalon sera jugé trop grand. On se rendra compte qu’on n’est rien de plus qu’un nid à rats peuplé d’arrière-pensées. L’acte le plus infime ne sera pas exempt de ces arrière-pensées. Elles seront si sales que, dans l’état d’auto-observation où l’on se trouve, on se refusera à les examiner jusqu’au bout et l’on se contentera de les contempler au loin. Ce n’est pas que ces arrière-pensées relèvent simplement de l’égoïsme, comparé à elles, l’égoïsme apparaîtra comme un idéal de Beau et de Bien. La boue qu’on trouvera sera là en son propre nom, on constatera qu’on est venu au monde tout dégoûtant de ce mal et que, par sa faute, on repartira méconnaissable ou bien trop facile à reconnaître. Cette boue sera le terrain que l’on trouvera tout au fond, car le terrain le plus profond ne contiendra pas de la lave mais de la boue. La boue sera tout en bas et tout en haut, et les doutes de l’auto-observation eux-mêmes ne tarderont pas à devenir aussi débiles et complaisants que les dandinements d’un porc dans le fumier [104]. » CITATIONS DIVERSES À MÉDITER : AUTANT DE « GOUFFRES », AUTANT D’ABYSSES :« Tu as, si tant est que cette possibilité existe, la possibilité de faire un commencement. Ne la gaspille pas. Si tu veux pénétrer en toi, tu n’éviteras pas la boue que tu charries. Mais ne t’y vautre pas. Si, comme tu le prétends, la blessure de tes poumons n’est qu’un symbole — symbole de la blessure dont l’inflammation s’appelle F. et dont la profondeur s’appelle justification — s’il en est bien ainsi, les conseils des médecins (air, soleil, lumière, repos) sont aussi un symbole. Saisis-toi de ce symbole [105]. » « Comme le chemin est long de ma détresse intérieure à la scène qui se passe dans la cour. Mais on est désormais dans son pays natal, et l’on ne peut plus repartir [106]. » « Merveilleuse soirée hier avec Max. Quand je m’aime, je l’aime encore plus fort [107]. » PISTES à EXPLOITER :(Voir : chap I 🙂Mettre en note : La preuve que Baudelaire et « Une charogne » étaient connus de Kafka : Voir : RSP, p. 32.Rodin expose à Prague. Or, on sait que Rodin est un baudelairien convaincu. Écriture et « prostitution » : Cf. : Baudelaire. Corps de carnaval, vision carnavalesque du corps.Comment être une âme dans un corps, un esprit dans un corps ?Je crois que la littérature et que l’Art ne parlent que de « ça ». [1] .— Franz Kafka, Journal, Lundi 5 février 1912, p. 218. [2] .— Franz Kafka, Journal, 3 mai 1913, p. 274. [3] .— Pour emprunter cette expression au Jean Cocteau de La Difficulté d’être, 1947. [4] .— Franz Kafka, Journal, 24 novembre 1911, p. 150, passim. [5] .— Cité par Claude Thiébaut, p. 89. Lettre de Kafka à Max Brod, 1917. [6] .— Cité par Claude Thiébaut, p. 89. [7] .— Franz Kafka, Journal, 19 septembre 1917, p. 496. [8] .— Franz Kafka, Journal, 30 janvier 1922, p. 544. [9] .— Franz Kafka, Journal, 19 septembre 1917, p. 497. [10] .— Voir : Charles Baudelaire, « L’Héautontimorouménos », « à J.G. F. », « Spleen et Idéal », LXXXIII, in Les Fleurs du Mal. Kafka partage beaucoup avec Baudelaire dans l’incapacité radicale à entretenir un rapport à la femme autre que celui des deux extrêmes du sadisme vengeur d’une part ou d’autre part de l’idéalisation platonique masochiste né du sentiment d’impuissance, les deux versants d’une même névrose radicalement castratrice. On se méprend totalement sur Baudelaire ; depuis 1867 on ne cesse d’ânonner à son égard et à l’égard de sa sexualité les mêmes âneries : le seul qui ait vu clair est Nadar, pour qui Baudelaire — quand Nadar publie son Baudelaire intime chez A. Blaizot en 1911 — reste « Le Poète vierge ». [11] .— Franz Kafka, Journal, 30 octobre 1921, p. 523-524. [12] .— Franz Kafka, Journal, Lundi 5 février 1912, p. 219. [13] .— Pour emprunter la formule à la très baroque Thérèse d’Avila. [14] .— Le prêche du prêtre en chaire dans la cathédrale à l’avant-dernier chapitre, la parabole paradoxale du prisonnier de l’extérieur. [15] .— Franz Kafka, Journal, 20 janvier 1915, p. 423. [16] .— Franz Kafka, Journal, 27 novembre 1913, p. 304 [17] .— Ce serait Rabbi Löw (1512-1609) enterré au cimetière juif de Prague, qui aurait créé la légende de ce zombie fait d’argile, façonné et animé par le seul pouvoir de la parole par un Rabbi kabbaliste prométhéen désireux de venger les fils de sa race des exactions auxquelles sans cesse ils se trouvaient soumis. Gustav Meyrink s’en est inspiré en 1915 pour un roman, et Paul Wegener a porté son histoire au cinéma dès 1920, du vivant de Kafka. [18] .— Lequel signifie « vérité » en Hébreu. [19] .— Lequel signifie « mort » en Hébreu. [20] .— Baudelaire ironise également sur ce sentiment qu’il partage avec Kafka de ne pas être pleinement humain, de ne pas faire partie de la race humaine, dans son poème liminaire des Fleurs du Mal : l’adresse « Au lecteur » : « Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frère ! » : il s’agit, bien sûr, d’antiphrases. [21] .— Désir de belvédère phénoménologique, pour s’envisager soi, entier, et de manière ontologique. Dans la mesure où Kafka passe pour se faire par la fiction : s’agit-il d’une illusion ? [22] .— Franz Kafka, Journal, 24 janvier 1922, p. 538. [23] .— Franz Kafka, Journal, 19 avril 1916, p. 463-464. [24] .— Prévue pour être diffusée sur les ondes de la radio-diffusion française en 1947, l’émission fut censurée, puis, pendant plusieurs dizaines d’années interdites. Il n’y a à ce jour aucune cassette, disque sur le marché. [25] .— Voir Antonin Artaud, « La Recherche de la fécalité », Pour en finir avec le jugement de Dieu, in Œuvres, éd. Gallimard, coll. « Quarto », Paris, 2004, p. 1644. [26] .— Franz Kafka, Journal, 3 mai 1913, p. 275. [27] .— Franz Kafka, Journal, 9 août 1917, p. 495. [28] .— Voir : Franz Kafka, Journal, 19 janvier 1915, éd. Le Livre de Poche, coll. « biblio », p. 422-423. [29] .— Voir : « Un rêve », marginalia du roman Le Procès, qui fera l’objet du chapitre IV de la présente étude. [30] .— Franz Kafka, Journal, 8 mai 1922, p. 557. [31] .— Charles Baudelaire, « Enivrez-vous », in Le Spleen de Paris, XXXIII. [32] .— Franz Kafka, Journal, 27 novembre 1913, p. 304 [33] .— Franz Kafka, Journal, Dimanche midi, 16 décembre 1911, p. 167. [34] .— Franz Kafka, Journal, 27 décembre 1911, p. 188-189. [35] .— Franz Kakfa, Journal, 27 janvier 1922, p. 540. [36] .— Franz Kafka, Journal, 1er février 1922, p. 545. [37] .— Franz Kafka, Journal, Samedi 23 décembre 1911, p. 176. [38] .— Franz Kafka, Journal, 3 octobre 1911, p. 65. [39] .— Franz Kafka, Journal, 26 mars 1912, p. 243. [40] .— Franz Kafka, Journal, 9 juillet 1912, p. 250. [41] .— Franz Kafka, Journal, 30 août 1913, p. 289. [42] .— Franz Kafka, Journal, 20 octobre 1913, p. 292-293, passim. [43] .— Franz Kafka, Journal, 18 novembre 1913, p. 297-298. [44] .— Charles Baudelaire, « Les Bons Chiens », « à M. Joseph Stevens », in Le Spleen de Paris, L. Qu’on veuille bien se souvenir pour compléter le parallèle que Franz Kafka est l’auteur à la fin de sa vie d’un texte intitulé : « Investigations d’un chien ». [45] .— Franz Kakfa, Journal, 4 avril 1922, p. 555. [46] .— Franz Kafka, Journal, 15 mars 1922, p. 554. [47] .— Charles Baudelaire, citant Thomas de Quincey, in Les Paradis artificiels, Un mangeur d’opium, IX, « Conclusion ». [48] .— Franz Kafka, Journal, 24 janvier 1922, p. 538. [49] .— Franz Kafka, Journal, 24 janvier 1922, p. 537. [50] .— Franz Kafka, Journal, 20 août 1912, p. 254-255. [51] .— Hypocrate écrit : « Tota mulier in utero », « toute la femme est dans l’utérus ». C’est à partir du mot « utérus » que fut formé le mot « hystérie ». [52] .— Voir : Charles Baudelaire, « Laquelle est la vraie ? », in Le Spleen de Paris, XXXVIII. [53] .— Franz Kafka, Journal, 10 avril 1922, p. 555-556. [54] .— Franz Kafka, Journal, 3 mai 1913, p. 274-275. [55] .— Franz Kafka, Journal, 3 février 1920, p. 546. [56] .— Franz Kafka, Journal, 7 janvier 1912, p. 214. [57] .— Franz Kafka, Journal, 28 septembre 1917, p. 501. [58] .— La lecture du philosophe danois accompagnera Kafka toute sa vie. Sans cesse il y reviendra comme à un justificatif. [59] .— Franz Kafka, Journal, 21 août 1913, p. 287. [60] .— Franz Kafka, Journal, 10 avril 1922, p. 556. [61] .— On appréciera le choix du terme : génétique, générer, dégénéré, génital, […]. [62] .— Superbe définition de la femme kafkaïenne !… [63] .— Franz Kafka, Journal, 10 avril 1922, p. 555-556. [64] .— Franz Kafka, Journal, 6 avril 1922, p. 555. [65] .— Franz Kafka, Journal, 9 mars 1922, p. 352-353. [66] .— Franz Kafka, Journal, 15 août 1913, p. 286. [67] .— Franz Kafka, Journal, 25 décembre 1911, p. 186. [68] .— Franz Kafka, Journal, 4 décembre 1913, p. 304-305. [69] .— On songe à Baudelaire encore dans Pauvre Belgique ou la Belgique déshabillée, Ft 97, R, 671 : « Il n’y a[…] de bonheur pour moi que dans la solitude » et dans Fusées, XI, R, 627 : « Quand j’aurai inspiré le dégoût et l’horreur universels, j’aurai conquis la solitude. » [70] .— Franz Kafka, Journal, 15 août 1913, p. 286. [71] .— Franz Kafka, Journal, 28 septembre 1917, p. 501. [72] .— Franz Kafka, Journal, 27 janvier 1922, p. 540. [73] .— Balzac n’appelle-t-il pas Bianchon, la figure de médecin qu’il invente dans Le Père Goriot, sur son lit d’agonie comme étant seul capable de le sauver ? [74] .— Franz Kafka, Journal, 28 janvier 1922, p. 540-541. [75] .— Franz Kafka, Journal, 24 janvier 1922, p. 539. [76] .— Franz Kafka, Journal, 21 juillet 1913, p. 282. [77] .— Franz Kafka, Journal, 27 janvier 1922, p. 540. [78] .— Pour emprunter le mot à Charles Baudelaire. Voir : « L’Étranger », in Le Spleen de Paris, I. [79] .— Franz Kafka, Journal, 20 février 1922, p. 551. [80] .— Franz Kafka, Journal, 18 janvier 1922, p. 531-532. [81] .— Où l’on retrouve « le portrait de l’artiste » en chien, et Baudelaire !… [82] .— Franz Kafka, Journal, 27 décembre 1911, p. 188. [83] .— Franz Kafka, Journal, 21 août 1913, p. 289. [84] .— Franz Kafka, Journal, 23 février 1914, p. 334-339, passim. [85] .— Franz Kafka, Journal, 4 décembre 1913, p. 305-306. [86] .— Franz Kafka, Journal, 3 février 1922, p. 546-547. [87] .— Franz Kafka, Journal, 14 août 1913, p. 285. [88] .— Franz Kafka, Journal, 1 août 1917, p. 488. [89] .— Franz Kafka, Journal, 25 décembre 1911, p. 175-176, passim. [90] .— Franz Kafka, Journal, 25 décembre 1911, p. 185. [91] .— Franz Kafka, Journal, 24 octobre 1911, p. 99. [92] .— Franz Kafka, Journal, Dimanche 24 décembre 1911, p. 179. [93] .— Franz Kafka, Journal, 9 juillet 1912, p. 250-251. [94] .— Franz Kafka, Journal, Dimanche midi, 16 décembre 1911, p. 167. Il y a une autre occurrence situant cette Madame Klug, p. 117, dans le Journal. [95] .— Franz Kafka, Journal, 11 décembre 1913, p. 309. [96] .— Lorsqu’on songe à Kakfa, on n’est guère étonné que Sacher-Masoch (1836-1895) soit autrichien. Voir : Vénus im Pelz, La Vénus à la fourrure, 1870, qui est à lui seul la quintessence de toutes les névroses fin de siècle de la Mittel-Europa. [97] .— Franz Kafka, Journal, 19 novembre 1913, p. 298-299. [98] .— Je pense à cette coplas andalouse qui plaisait tant à Paul Éluard : « Petite, Amour,… j’aimerais que nous soyons un jour comme les pieds du Christ : l’un dessus, l’autre dessous, un petit clou entre les deux… » [99] .— Pour reprendre le mot baudelairien : « La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable », Mon cœur mis à nu, III, R, 630. [100] .— Franz Kafka, Journal, 14 décembre 1914, p. 411. [101] .— Voir : Charles Baudelaire, « L’Irrémédiable », « Spleen et Idéal », LXXXIV, in Les Fleurs du Mal. [102] .— Voir : Charles Baudelaire, « L’Irréparable », « Spleen et Idéal », LIV, in Les Fleurs du Mal. [103] .— Franz Kafka, Journal, 8 décembre 1913, p. 307. [104] .— Franz Kafka, Journal, 7 février 1915, p. 426-427. [105] .— Franz Kafka, Journal, 15 septembre 1917, p. 495. [106] .— Franz Kafka, Journal, 4 avril 1922, p. 555. [107] .— Franz Kafka, Journal, 9 mai 1912, p. 247. Voies (textes critiques)