Petite Suite des dieux perdus Jean-Louis Cloët, 26 juin 20086 août 2023 Osiris : Sans doute faudrait-il toujours parler du corps comme d’une « chose » qui ne nous est pas propre. Homme d’ombre ou ombre d’homme : la mort serait la seule étoile pour éclairer notre horizon ? Quand la souffrance nous étampe d’un poinçon sûr ou hasardeux et qu’on aimerait être deux pour mieux oublier sa morsure. Oui. Sans doute. Avancer jusqu’au risque le plus extrême ; jusqu’au risque nié par tous ; jusqu’au mépris ou plus. Quoi faire ?… Oh ! quoi faire d’autre surtout ?… — Vivre.Si tant est qu’il nous faille nous rebâtir dans le démembrement. Osiris déchiqueté.Dans le dénombrement trouverais-je l’astreinte où toute angoisse se résout ?* Icare : Il regarde. Il est seul. Il vacille mais comme au faîte ébloui de son effondrement. Il ne sera jamais ni tout à fait à terre, ni tout à fait perdu dans la mer, puisqu’il n’est que le naufragé d’un rêve. Il ne le sait pas cependant. Il se devance. Il espérait se devancer ; et, il trouve la nonchalance : un jour, on est comme débordé, pas débarqué, non, mais passé par dessus bord, voué désormais à mourir ou à flotter entre deux eaux. Alors, on glisse ; on est une algue ; on danse ; on rêve ; ou l’on rêve qu’on rêve encore — mais à quoi ? — On ne saurait dire. La vague qui devrait vous tuer vous déploît translucide et sensible à tous les courants ; on méduse, et l’on se dévoie ; on se dévoue à la fascination du vide ; on se pèse pour mieux sentir l’immatérielle joie de l’apesanteur de tout corps plongé dans un liquide occurrent, là, dans le néant ; on s’enivre de n’être rien, rien et vivant. Vivant pour quoi ? On s’interroge pour savoir si l’on espère encore, et quoi ? On ne cherche pas. On ne cherche plus. On constate — c’est tout — qu’on n’a pas de réponse, qu’il n’y en a pas — pas ou plus, —qu’on a plus de réponse pour rien, pour rien au reste. On s’arrange de ce qui reste : simplement vivre, pas grand chose, presque rien, à quoi pourtant il semble, il semblerait qu’on tient.— Pourquoi ?… À ce « pourquoi ? », tout recommence.Icare n’est qu’une alouette. La mer, le ciel : son miroir.* L’Acrobate : Perpétuellement le mot comme un tremplin ou un obstacle. La parentèle pour choisir : celle des Anges et du saut. Voilé, ce qui demeure inviolé passe sans qu’on l’arrête : il nous fait signe de le suivre au-delà, toujours au-delà… Et le hérissement de la berge sur ce qui meurt et passe en suivant le fil du courant, scrupuleusement projeté, reproduit au ciel, s’affaisse… Et les mirages des lions inquiétants, terrifiants, rugissants, dérisoires, sur l’autre rive, disparaissent comme d’où venus, comme par enchantement. — Dès lors, dès lors on s’aventure… et l’on s’équilibre… et l’on passe : angélique, Prince du saut à son insu sans avoir jamais rien compris… sans avoir jamais rien compris que la vérité : « Il faut croire ». Pont de l’épée.* Le Taureau : Il déboule ; le terrasser, c’est terrasser la Terre en son mitan. Mais il déboule… comme s’il était le moyeu du Soleil et la Lune noire enchâssée sur lui, empalée qui rit, tout ensemble, heureuse de jouir, démone, de ce rut énorme, et, d’accoucher de ce fils noir, par sa bouche, comme un crachat dans l’arène, sur ce sable où il va mourir en roi. Car, lui aussi, semble fixé soudain au haut d’un bâton, d’une hampe : là, céleste et mugissant, porteur de sa semence et de son sang. Tel qu’il semble d’or, altier et indomptable comme les marées en furies, les marées blanches sur la mer léchant le côtes de l’Europe avant de finir sur le sable, mousse écarlate aux nasaux morts. On sent qu’élancé vers le ciel, il traverserait toute mer pour s’unir, perpétrer cette noce et se perpétuer, cosmique, confondu à l’ardeur chaleureuse de tout vivant : Indra, Çiva, Nandî, Dharma, Vrishabha, védique : insondable !… tant, que tout à l’heure, lorsqu’il sera mort, les assises du monde peut-être seront détruites, peut-être, lorsqu’il sera mort, tout à l’heure, bientôt, dans l’arène… Cosmophore, ne portait-il pas, hier encore, la mer de bronze, l’eau lustrale avec ses frères, comme pour se laver par avance de cette mort, fils du tonnerre et de la foudre ? Qui ne le craindrait pas ? Son frère le cheval, autre fils de la Lune, l’affronte, porteur d’un être ingambe porteur de pique, d’une lance. Dans l’arène, taureau seul, il rêve alors de la douceur du fond des lacs, puis l’encorne d’un croissant de Lune au bas-ventre tant que le cheval ressuscite et meurt, que l’homme plonge alors son fer en son cœur pour un baptême de sang qui l’égorge, lui, et recrée le monde pourtant : solaire… solaire, solaire enfin… enfin fécond.* Le Saut & L’Ange : S’arranger pour rendre loisible en soi, toujours, le plus souvent une pensée hors du rang. On ne devient ange que dans et que par le saut à vrai dire. À vrai dire, L’Ange, toujours, se définit par le saut !… […].* La Diane : Inaugurée par la parole, le Dédale, et sa perdition au-dessus du Temps qui se transmet par la Parole. Nul ne l’entend pourtant ; nul n’attend son passage : il est vrai que le vol des grues d’Apollon, il n’est plus ici personne pour le déchiffrer, le rendre au monde clair et tintant parmi les signes quand « le cuivre s’éveille clairon ». — Où le chantre ? qui saurait pousser l’aile encore de son chant pour le frotter aux schistes rudes des aurores de mort, aux schistes bleu du Levant ? Le sable emplit les dunes de sable et leur mouvement est muet quand les ombres glissant sur le ciel sur elles, languides, passe. Dans les casernes désertées mangées par le désert, il n’est plus de veilleur au couchant pour donner le réveil, quand passe l’ombre des oiseaux vers Le Levant.* Le Maudit : Éperdu et le cœur en friches, détourant les regards croisés — des regards vides — pour s’inventer quelque soleil pour croire à la fertilité encore. Perdu, perdu parmi les morts comme un grain trop sec, un sel éventé qu’on disperse. Fils de Caïn, poursuivi par l’ombre d’Abel, jusque dans les tombes inventées, orphelines, les tombes veuves pour les soirs errants d’un désastre qui se connaît, toujours plus humble dans les soirs…* La Soif : Peut-être que le ciel se fait dans l’ébréchure et consacre la coupe où le regard hésite au bord des yeux, pour boire ; car le bleu ne dévore jamais la soif mais l’affame jusqu’au désir, celui du « Rien », jusqu’au déni, jusqu’au désir de « l’ombre » éperdue perdue sous le nombre, perdue nombre perdu sous l’ombre, comme si la seule, l’unique et l’absolue nécessité pour l’être ne résidait jamais — parfait — que dans le recommencement, que dans l’appel, celui du « quelque chose » enfoui sous ou dans ce « bleu » : c’est là, là, la saveur toujours distante à peine devinée sous la soif et du bout des yeux, que cette éclipse permanente, ce « soleil noir » « irrémédiable » qui, cependant, donne le goût, ce goût — oh ! oui ! — de l’ineffable, comme on donne un coup de couteau. Dès lors ; dès lors, voici qu’Œdipe pose — dais d’or — sa main sur l’épaule fille de sa soif noire qui le guide par-delà ce qu’il croyait être, sous la portée du coup donné, du coup porté, le renoncement ultime ; et, voici que la fille noire de sa soif — son guide — le guide vers L’Aurore… vers enfin — sa fin ? — enfin, L’Aube !…* Le Kobold : [esprit lutin, familier dans les contes allemands] * La Quête : Dieu : l’hypothèse révérée.Car tout s’inaugure au paraphe, entre l’exigence et le reniement.* L’Ego : L’ego se lègue, tout de go, au rien au vide, comme on se débarrasse, comme on vide ses poches, comme on débande et qu’on déballe ce que l’on débaptise dans la désillusion lorsque l’amour n’est plus présent. — L’homme ?…— La rencontre d’un Ange et d’un démon. Une lutte. Une lutte à mort.Quiconque croit qu’il est autre chose est mort. Quiconque croit échapper au combat est un lâche, mais surtout, surtout, un idiot. Répondre à la diabolisation en prouvant que l’on est un ange, donner ses preuves d’angélisme, voire d’archangélisme — d’ange armé donc, — s’ils insistent, persistent dans leurs erreurs. — L’homme ?…— La rencontre d’un Ange et d’un démon. Une lutte, une lutte à mort.* [Extrait de Le Livre des rencontres, 1999] Voies (textes critiques)