Longue Suite des états Jean-Louis Cloët, 28 juillet 20086 août 2023 Le Repentir Celui qui se nettoie dans un soleil de crin connaît, seul, la vraie propreté de l’âme, et, passé à la poudre d’astre, on mesure alors lorsqu’il saigne, s’il a ou non un corps. Celui-là, seul, déboute les morts qui devancent l’appel de leur droit à l’absence, pour les ramener au détour de tout signe dans la présence, rappel de sentinelles dues à la vigilance, la nuit. Nulle douleur pour lui alors n’échappe à cet épouillage moral, qui, à toute sueur de sang y associant la cendre referait un corps même au vide. Lors renaissant dans le remords, c’est une armée qui se lève, celle d’un moi, jadis perdu, magiquement multiplié, qui peuple alors, immédiat, un monde soudain innombrable qui se déploie, Pangée qui se reconstitue… comblant ses mers ou les repoussant pour le moins aux frontières d’un nouveau réel.* La Fatigue [Faire parler l’autre ? Prêter des mots pour l’exorcisme ?Boulot de poète !Allons-y :]J’ai une fatigue en surplomb. Pas moyen de lui redonner une assise. Elle est oblique sur le ciel, au point de barrer tout le ciel, au moins d’en donner l’illusion. Je suis sous elle et je tente un rétablissement à vrai dire assez improbable dans l’à-pic et dans l’abrupt où dans l’instant je peux plonger. Il y a un point où je me sentirai tellement mal que je ne pourrai qu’arrêter et repartir sur des bases saines. — Je crois que ce point est atteint. En toute chose, il y a un seuil d’intolérabilité qu’il ne faut pas dépasser. — Comment je vais ?Fort bien. Je préférerais être à méditer en déambulant dans les rues de Brugge mais je suis là, ici et maintenant. Je suis content de n’être rien ? « Peut-être »… J’ai conscience de n’être pas grand chose mais je sens plutôt que je ne sais que la « chose » qui est en moi est grand, et cette chose n’est pourtant pas shakespearienne. Il faudrait que je puisse avouer en moi cette grande fatigue pour me permettre de l’expulser de mon ventre, de mes poumons, de mon thorax et de ma gorge… C’est affaire de souffle : il y quelque chose en moi qui m’interdit, qui se refuse au souffle : quelque chose de tapi dans l’ombre qui m’agit parfois, tente de m’agir en permanence, et, qui, quand il est sans succès se venge : quelque chose à exorciser. Je suis déjà au-delà de la voix. Il faut que je me pousse (que je « gueule ») et tout ira bien.* Le Spleen Jusqu’au plus infime de l’ombre, lentement descendu, demain n’apparaît plus que comme une pavane atroce déjà célébrant l’enfant mort. Pourtant, jusqu’au plus infirme de soi, lentement descendu, de rappel en rappel, dans l’inaudible et sa source souvent tarie, dans la poussière, à remuer les morts et les années perdues, rêve-t-on la fraîcheur encore à cette heure indue des dépits que ne marque aucune heure ? Car, rien n’est dit, quand tout est dit tant qu’il semble, à se rassembler dans la cendre. Debout. Et tu sais bien ce que parler veut dire, quand, à deux genoux, dans la cendre, on guette la poussée : fût du « ce fut », ce nouvel arbre de Jessé. Par terre des fleurs, par terre des nuages au ciel célestement posés et déposés, qui passent… : « Tout » est passé. La poussière virevolte au sol avec le vent. Comme un présage inattendu, et, la promesse du passé soudain retrouvé.* Le Rire J’aurais au moins besoin du rire, ce détour entre les pierres, de ce ruisseau pour me laver de la poussière de la route. Mais, rien… rien ne se donne ainsi, rien n’est acquis : il faut prendre sur soi le silence pour l’obtenir puisque seul le Silence nomme lorsqu’on est dans la déshérence, et le besoin, et l’oubli. J’ai passé sur le silence, j’ai donc passé sur le silence et mes routes et mon oubli ; j’ai trempé dans son fil, son cours, l’orbe de mes déroutes pour qu’il rayonne enfin comme un espoir anonyme sur les chemins pour d’autres, inconnus cependant à jamais, pour d’autres, que je ne croiserai jamais, qui ne me croiseront jamais, et qui se croiseront pourtant, comme moi, comme moi jadis, comme d’autres, pour l’Impossible. Mais quand ils auront besoin du rire, ce détour entre les pierres, ce ruisseau pour se laver de la poussière et de la route, alors, tous nous seront en lui, unis à eux sans qu’ils le sachent.* La Douleur Voici que la Douleur s’ébroue comme un chien sale et malheureux qui rêve d’un jour sans vermine, de puits de cendre et de ruisseau pour l’étouffer enfin, pour la noyer.Voici que la Douleur…* La Haine Prodigue, prodige dans la saveur jusqu’à l’explosi-on du sens même de la douceur puisqu’installé dans l’amertume, la Haine se sait profuse. Elle mesure ses attraits en géomètre sortilège : à pas comptés, elle infecte jusqu’aux recoins les plus solaires, car il n’est rien qu’elle ne finit par atteindre pour l’obscurcir. L’être ainsi proprement gagné devient alors un bloc languide que va pouvoir sculpter la Douleur ou la Cruauté, tel un chef-d’œuvre souvent, toujours vain cependant…* La Haine Quand c’est celle des autres : le parfait ferment de la réussite, si l’on y résiste.* L’Excentricité Dans une société qui vous nie : le simple fait d’être vivant, c’est déjà être excentrique.* L’incrédulité L’incrédulité me galvanise. La méchanceté me rend fort. J’admoneste les âmes passagères de la médiocrité qui triomphe sans modestie comme on bat les mouches d’un coup de queue, quand il convient d’être vache…* La Folie — Ce langage toujours tanné : « la folie », comme la peau d’une caisse prête à rouler pour qu’éclate la vérité, toujours au-delà de la comédie, du spectacle, dans le théâtre, dans le cirque. Avec elle, c’est toujours parade. On ne fait qu’entrer et sortir. Si le spectacle est dans la salle, elle rappelle ainsi qu’il est aussi en marge, qu’il ne cesse jamais de fait, qu’on passe des tréteaux à la scène et de la scène à l’échafaud du « Grand Guignol » qui fait tomber les masques sous des huées que couvre et porte un roulement de caisse sourd comme une pluie propitiatoire de balles de son qui volent puis s’abattent en continu sur des têtes plates qui tombent trop rondes sous ce tir pointu. Car la folie joue du tambour toujours, et, partout où elle passe, elle réveille Carnaval. Le sfumato des illusions ayant pu passer comme un souffle plus diffus que bavard sur la rugosité d’un horizon sans perspective et qui ressemblait aux lignes perdues d’un désir sans nom qui murmure : « ravalée… vérolée… », La folie — ce langage toujours tanné, — la folie : comme la peau d’une caisse prête à rouler.* Déchoir Enfant, j’étais un Dieu en parfait accord, en parfaite harmonie avec le monde : je voyais juste. Puis, au contact forcé du monde des adultes avec obligation de m’y plier, de m’y soumettre et d’y entrer, tout s’est brouillé et l’harmonie a disparu, autour de moi. Elle persistait en moi, intacte, et je suis devenu poète à seule fin de la recréer pour la protéger avec tous. Voilà mon utopie réelle. J’ai eu la chance irrémédiable dans mon enfance de côtoyer un être qui ayant le génie du bonheur me fit vivre dans un hors-temps ; j’ai côtoyé aussi son vis à vis puissant qui du bonheur par tout son être affirmait l’inexistence. Je n’ai trahi aucun des deux. — De là vient ma douleur extrême. Il ne reste qu’à découvrir cette sorte de connivence immédiate que ne peuvent donner que le plaisir ou la souffrance. Craquer, c’est aussi se creuser, se former, être soudain vide, béant, accueillant : se voir offrir la possibilité d’être enfin à nouveau plein, plus sainement, d’être enfin fécond.* Le Doute Dans le silence remanié d’un doute pailleté par la honte, et, sa buée, dans sa lessive, quand se découd l’aube battue, l’aube de lin ourlée… : il lui reste de rester parmi les bêtes pétries par la Mort. Pour lui seul — il croit — la fraîcheur est fade. Il court sur le fil de tout horizon comme sur celui d’un couteau. Tout est désert ; et, seul son sang qui perle toujours du silence rafraîchit son front et ses paumes.* La Violence Prendre qu’il n’y a rien à comprendre de la bête humaine qui paît la haine et le dépit dans le pacage des puissances sous l’œil de Mammon et de Baal, sans conscience du Mal, sinon que l’instinct du vivant prédateur et du sang, le sang qui coule, partout où le faible a affaire aux faibles en bandes…* La Déchéance Quand on aime quelqu’un, la déchéance n’a aucune importance ; l’amour qu’il nous inspire lui redonne comme sublimée toute la dignité que prétend lui ôter la maladie ou la vieillesse.* Le Désir Au fond de tout désir, il y a un manque à perdre qui se doit d’être regagné et sur la vie et sur le vide : tous deux liés, reliés.* La Tentation Pesante épiphanie des fêtes du savoir qui trompe et nous disperse aux quatre vents comme le grain réduit en poudre. — Quel désir ? Quel déni de l’extase aussi que ce désordre dans la cour où se désorbiterait non le soleil, mais pire : l’ombre, l’ombre elle-même et sans recours.* Les Portes Il faut imaginer des portes, même à la bêtise, à la cruauté, à l’humiliation gratuite infligée par les impuissants détenteurs d’un pouvoir quelconque — l’un est souvent l’envers de l’autre — qui croient se créer une icône dorée de l’ego, de leur image en souillant d’excréments moraux ou en détruisant celle de l’autre. Il faut imaginer des portes… S’il faut imaginer des portes même à l’injustice, cependant ce n’est pas pour les emprunter pour s’enfuir mais au contraire pour faire passer du renfort : celui des Anges de nos désirs et de nos espérances qui veillent qui nous indiqueront comment parvenir au sommeil, puis au réveil, puis à l’éveil d’autres témoins qui deviendront frères en combat. Car on ne combat l’imbécillité qu’avec des victoires, des succès ; on ne combat la méchanceté qu’avec la douceur indifférente des réussites chèrement gagnées, conquises de haute lutte, et, proprement, sans daigner utiliser les basses armes des basses œuvres d’ennemis soudain devenus minuscules, petits soudain au point qu’ils fuient dans le trou de souris de leur remords, ou, incurables, le trou à rat de leur dépit, alors qu’on se permet, soi, de pousser la porte pour aller un peu respirer un air enfin moins vicié.* Pardonner Pardonner. Oublier que l’homme est — presque toujours ? — cette vilaine bête prête à voler, prête à mordre, prête à déchirer, prête à égorger, prête à tuer et salement, toujours prête à souiller ce qui passe à portée pour marquer son territoire.Oublier ? Non, s’en garantir, en rappelant aux bêtes que l’homme existe, qu’il n’est pas une bête, qu’il peut s’il le veut les frapper aussi, mais seulement s’il le veut, et que dans ce vouloir ou non-vouloir réside non seulement le seul vrai pouvoir mais aussi l’humanité — cette humanité qu’ils n’ont pas, — qu’il faut pouvoir parvenir même par le non-vouloir, et, peut-être, surtout par le non-vouloir, presque humblement, à le leur faire, les élevant ainsi à l’humanité, amèrement regretter. — Mais s’il faut répondre, et s’il faut frapper : qu’on frappe !* L’Orgueil Quelque vague douleur d’estime. Assez pour déjuger un dieu.Dans la caverne de l’être, seul le brin d’orgueil ne cristallisera pas.* L’Humilité …Pour moi consiste à prendre les risques de ce que l’on avance, et, à payer de sa personne, en redisant humblement, posément, avec fermeté, ce à quoi l’on croit ; lorsque l’on vient de vous frapper : c’est cela « tendre l’autre joue », rien d’autre. C’est cela l’humilité : elle est toujours celle du courage qui s’ose.* Les Projets À point nommé, à pas comptés, je m’indiffère : je m’interpose entre moi et mon passé ; je me future, je m’utopise, penché comme une tour attentive sur cette ombre que j’ironise si bien qu’elle prend la mouche et s’envole. Alors, je me tourne le dos ; je me gravis en colimaçon à l’envers et je prophétise, vaticinateur dont je n’aurai à me soucier ni d’Ève, ni d’Adam, ni de Pythagore même, compte tenu qu’il n’est pas compté dans le décompte des jours ouvrables ces projets que l’on fait par esprit de « farniente », les jours chômés.[Extrait de Le Livre des rencontres, in Pangée et autres mondes, 1999-2000.] Voies (textes critiques)