La notion de temps chez Gaston Bachelard Stéphane Partiot, 16 août 200825 octobre 2023 Si l’aspect épistémologique de l’œuvre de Gaston Bachelard, tout comme le volet de critique littéraire, ont fait l’objet de plusieurs études, on peut cependant déplorer l’absence de travaux relatifs à la philosophie bachelardienne du temps. Le présent article s’attache à combler cette lacune. [Article rédigé en 2007. Relu et légèrement amendé en 2023.] La notion de temps chez Gaston Bachelard La critique de la durée métaphysique Le titre du premier ouvrage de Bachelard consacré à la notion de temps ― l’Intuition de l’instant1Gaston Bachelard, L’Intuition de l’instant, Paris, Stock, 1932. ― rend compte d’une polémique affichée contre les thèses bergsoniennes telles qu’elles sont exposées dans L’Essai sur les données immédiates de la conscience ainsi que dans Durée et simultanéité. Bergson estimait en effet que l’homme pouvait faire « l’intuition de la durée », c’est à dire l’expérience métaphysique d’un temps subjectif, radicalement indivisible et impossible à mesurer, distinct par sa nature du temps homogène et spatialisé des montres et des horloges. Cette mystique de la durée s’accompagne d’une dépréciation du « temps homogène », quantitatif et objectif dans lequel Bergson ne voit qu’une projection de la durée qualitative dans l’espace, qu’une sorte de durée dégradée. C’est cette argumentation, fondée toute entière sur « l’intuition de la durée », que Bachelard entreprend non seulement de réfuter, mais de renverser. À partir d’une lecture du livre Siloë2Gaston Roupnel, Siloë, Paris, Stock, 1927. On voit là l’illustration d’une pratique toute bachelardienne consistant à faire jouer « tout contre tout », repérée par Michel Foucault, même si ce dernier la relie à un antihumanisme assez étranger au rêveur baralbin : « Ce qui me frappe beaucoup chez Bachelard, c’est en quelque sorte qu’il joue contre sa propre culture, avec sa propre culture. Dans l’enseignement traditionnel – et pas seulement, dans l’enseignement traditionnel, dans la culture que nous recevons – , il y a un certain nombre de valeurs établies, de choses qu’il faut dire et d’autres qu’il ne faut pas dire, d’oeuvres qui sont estimables et puis d’autres qui sont négligeables, il y a les grands et les petits, il y a la hiérarchie enfin, tout ce monde céleste avec les Trônes, les Dominations, les Anges et les Archanges !… Tout ça est très hiérarchisé. Eh bien, Bachelard fait se déprendre de tout cet ensemble de valeurs, et il fait s’en déprendre en lisant tout et en faisant jouer tout contre tout. » (Michel Foucault, « Piéger sa propre culture», in «Gaston Bachelard, le philosophe et son ombre », Le Figaro littéraire, 1376, 30 septembre 1972, p. 16) de son ami Gaston Roupnel, Bachelard va mener une critique de la durée pure. Il reproche d’abord à Bergson d’avoir séparé le temps des hommes du temps des choses, faisant de la durée une nouvelle différence anthropologique. Ce « temps des horloges », Bergson en parlerait comme d’un temps inhumain, littéralement impossible à habiter. Or l’instant, nous dit Bachelard, ne revêt pas qu’une réalité objective : il comprend aussi une réalité subjective. Renouant avec la théorie humienne de l’associationnisme critiquée par Bergson, Bachelard entend montrer que notre esprit, à proprement parler, ne « dure » pas mais qu’il est tout entier investi dans l’instant présent, dans l’instant objectif. Chose dont nous faisons tous l’expérience élémentaire : « Qu’on se rende donc compte que l’expérience immédiate du temps, ce n’est pas l’expérience si fugace, si difficile, si savante, de la durée, mais bien l’expérience nonchalante de l’instant, saisi toujours comme immobile3Gaston Bachelard, L’Intuition de l’instant, p. 34.. » À l’intuition si incertaine de la durée, Bachelard oppose l’intuition naturelle de l’instant présent. Il n’y a guère que l’esprit du métaphysicien, dépris du réel, qui puisse vraiment se dire coupé du « temps des choses ». Bachelard reproche donc à Bergson d’avoir joué l’hypothèse invraisemblable de la durée contre la réalité véritablement intuitive, la réalité présente et incontestable de l’instant : « Nous refusons, ajoute-t-il, cette extrapolation métaphysique qui affirme un continu en soi, alors que nous ne sommes toujours qu’en face du discontinu de notre expérience4Ibid., p. 42. » En somme, et pour détourner la formule platonicienne, Bachelard ne croit pas à cette « image immobile de l’éternité mobile » qu’est la durée bergsonienne. Le renversement s’opère ici sous la forme d’un chiasme : ce n’est pas le temps qui aurait été inventé à partir de la durée, mais la durée à partir du temps, c’est-à-dire à partir de l’instant. Ainsi « le problème changerait de sens si nous considérions la construction réelle du temps à partir des instants, au lieu de sa division toujours factice à partir de la durée. Nous verrions alors que le temps se multiplie sur le schème des correspondances numériques, loin de se diviser sur le schème du morcelage d’un continu5Idem.. » Car Bergson pense le temps objectif sur le mode du morcellement : une continuité essentielle (la durée) est parasitée par une division objective (le temps). Pour Bachelard, au contraire, c’est dans la discontinuité radicale que réside l’essence du temps. Le temps ne se remarque que par ses instants car il n’est qu’instant. Ainsi, dès le troisième chapitre de l’Intuition de l’instant, la sentence est définitive : « La durée n’est qu’un nombre dont l’unité est l’instant. » L’analogie avec la perspective géométrique sert à expliciter le propos : la durée s’avère « poussière d’instants, mieux, un groupe de points qu’un phénomène de perspective solidarise plus ou moins étroitement. » La physique radicale du temps Le moment éristique de l’argumentation étant achevé, il s’agit désormais pour Bachelard d’établir une physique du temps, qui puisse se passer de la représentation abstraite d’une durée non-physique. Pour ce faire, il s’appuie sur la critique einsteinienne de la durée objective. La longueur de temps que Bergson voulait homogène et mesurable se révèle essentiellement relative à la méthode de mesure. C’est sur ce fonds que Bachelard récuse l’idée d’une perception distincte du temps que l’on pourrait abstraire du mouvement et du repos des choses. Le temps n’est pas une donnée métaphysique et n’est jamais que « la quatrième dimension de l’espace ». Un philosophe contemporain ne saurait ignorer purement et simplement cet acquis incontestable de la physique moderne : « La relativité du laps de temps [ou : durée] pour les systèmes en mouvement est désormais une donnée scientifique […] Par exemple tout le monde accorde que l’expérience de dissolution d’un morceau de sucre met en jeu la température ? Eh bien, pour la science moderne elle met également en jeu la relativité du temps. On ne fait pas la à la science sa part, il faut la prendre toute entière. » On peut lire dans la même perspective ces lignes extraites de La dialectique de la durée : « La science contemporaine dispose de la variable temps comme de la variable espace ; elle sait rendre le temps efficace ou inefficace à propos de qualités distinguées. Peu à peu, quand la technique des fréquences sera mieux connue, on arrivera à peupler le temps d’une manière discontinue comme l’atomisme a peuplé l’espace6Gaston Bachelard, La dialectique de la durée, Paris, PUF, 1963, p. 60.. » L’intuition de l’instant Bachelard propose en outre de saisir la réalité première et fondamentale de l’instant objectif dans l’expérience intuitive. Il développe pour ce faire deux exemple bien distincts : l’instant douloureux et l’instant d’attention. « Quand survient l’instant déchirant où un être cher ferme les yeux, immédiatement on sent avec quelle nouveauté hostile l’instant suivant assaille notre cœur7Gaston Bachelard, L’Intuition de l’instant, p. 15.. » Le fardeau du Temps se fait insoutenable, « déchirant », proprement discontinu. Il entraine l’homme dans sa chute, comme l’évoque ce tercet de Georges Bataille : Le temps m’oppresse je tombeEt je glisse sur les genouxMes mains tâtent la nuit8Georges Bataille, « Le Tombeau », II, l’Archangélique, Paris, Gallimard, 1967, p. 33. Quant à la singularité intensive de l’instant d’attention, elle nous est révélée par une « Psychologie de la volonté et de l’attention » : « Avec la durée, on ne peut mesurer que l’attente, non pas l’attention elle-même qui reçoit toute sa valeur dans un seul instant9Gaston Bachelard, L’Intuition de l’instant, p. 35.. » Il y aurait ici à creuser l’importante de l’attention au monde dans l’économie de l’œuvre bachelardienne, en la mettant en perspective avec la définition qu’en donne Simone Weil dans La Pesanteur et la Grâce, puisqu’elle confère à cette notion une triple valeur, à la fois morale, esthétique et religieuse. Dans son opuscule La flamme d’une chandelle, Bachelard développe l’image de l’étudiant qui concentre toute sa volonté sur son objet d’étude : « Seul, la nuit, avec un livre éclairé par une chandelle ― livre et chandelle, double îlot de lumière, contre les doubles ténèbres de l’esprit et de la nuit.J’étudie ! Je ne suis que le sujet du verbe étudier.Penser je n’ose.Avant de penser, il faut étudier.Seuls les philosophes pensent avant d’étudier10Gaston Bachelard, La flamme d’une chandelle, Paris, PUF, 1961, p. 55. » On comprend dès lors ce que Bachelard entend par l’« attention pure » : une contention extrême de l’esprit, qui se traduit presque naturellement par une tension formelle que souligne le retour à la ligne dans le texte original ― on pourrait presque dire que l’écriture du philosophe baralbin emprunte ici la forme du vers. À cette double expérience de la douleur et de l’attention chargée de nous convaincre de la réalité première de l’instant, Bachelard ajoute la remarque suivante : « Si notre cœur était assez large pour aimer la vie dans son détail, nous verrions que tous les instants sont à la fois des donateurs et des spoliateurs et qu’une nouveauté jeune ou tragique, toujours soudaine, ne cesse d’illustrer la discontinuité essentielle du temps11Gaston Bachelard, L’Intuition de l’instant, p. 15.. » Mais si l’instant demeure une réalité indépassable sur le plan quantitatif ― car il ne saurait y avoir de « durée » mais seulement des instants qui se succèdent et s’anéantissent ― est-ce à dire pour autant qu’il n’y a aucune différence qualitative entre les différents instants qui composent une journée ? Certes non. Car c’est seulement l’idée de durée qui égalise et abrase l’instant vécu pour en faire une réalité dégradée. L’intuition de l’instant vécu nous montre, tout au contraire, combien des instants, pour autant qu’ils demeurent étrangers les uns aux autres comme des atomes séparés par du vide, peuvent s’avérer différents, combien ils peuvent être plus ou moins riches, plus ou moins denses, lourds ou légers, joyeux ou tristes. Le phénomène de condensation instantanée « Cueille l’instant » aurait pu constituer le titre de ce paragraphe tant la conception bachelardienne du temps rejoint celle des épicuriens. « Le temps infini contient un plaisir égal à celui du temps limité, si de ce plaisir on mesure les limites par la raison », affirmait le sage du Jardin. Une telle assertation ne laisse pas de nous surprendre. Comment un temps fini pourrait-il contenir autant de plaisir qu’un temps infini ? Grande énigme, et qui ferait froncer les sourcils de plus d’un théologien. Bachelard nous livre une partie de la réponse dans les dernières lignes de L’Intuition de l’instant : « Toute la force du temps se condense dans l’instant novateur où la vue se dessille, près de la fontaine de Siloë, sous le toucher d’un divin rédempteur qui nous donne d’un même geste la joie et la raison, et le moyen d’être éternel par la vérité et la bonté. » On pourrait à première vue craindre une forme de grandiloquence, tendance à laquelle Bachelard, aussi subtil que soit son verbe, sacrifie par moments. Mais dans ces lignes empreintes de mystère et de solennité chaque mot se trouve pesé avec soin. Il s’agit bien de connaître « la joie et la raison » ainsi que de devenir éternel. Et le propos acquiert plus de clarté si on l’inscrit dans une perspective spinoziste, en lien avec la connaissance du troisième genre comme expérience de l’éternité de l’Amour intellectuel de Dieu12Spinoza, proposition XXXIII du dernier livre de l’Ethique : « De la liberté humaine ».. La réponse au problème serait ainsi contenue dans l’énoncé : le moyen d’être éternel n’est autre que la capacité à faire que « la force du temps se condense ». Vivre « plus » ce n’est pas vivre plus longtemps mais c’est vivre mieux, connaître un supplément d’être par l’intensité même du présent. De là l’inversion proposée par Bachelard dans son article intitulé « Instant poétique et instant métaphysique13Gaston Bachelard, Le droit de rêver, « Instant poétique et instant métaphysique », Paris, PUF, 1943. » : le temps doit parfois se faire « vertical » et non plus simplement « horizontal ». L’éternité ne sera pas extensive, comme une somme de parties identiques disposées les unes à coté des autres, mais bien plutôt intensive ― au sens où Spinoza parlait de « quantités intensives » dans la célèbre lettre 12 à Meyer dite « Lettre sur l’infini ». Toute l’éthique de l’instant vécu consistera alors à donner à l’instantané les couleurs et le goût de l’éternité. « Condenser » le temps c’est d’abord prêter au présent les résonances du passé, de notre plus lointain passé. C’est faire jouer les « correspondances » dans le temps comme on peut les faire jouer dans l’espace. C’est retrouver « le vert paradis des amours enfantines » qu’évoque Charles Baudelaire. Pour un rêveur d’avenir comme René Char, ce sera aussi « trouver du nouveau », trouver « l’instant novateur » : « À chaque effondrement des preuves, le poète répond par des salves d’avenir14René Char, Fureur et mystère, Seuls demeurent, « Partage formel », Paris, Gallimard, p. 167.. » La condensation du temps apparaît donc, tout uniment, comme une « recherche de la base et du sommet ». Au delà du sens psychanalytique du terme qui n’est pas sans intérêt, il faut presque entendre le mot « condensation » dans le sens qu’il revêt en chimie ; il s’agit de rendre solide, d’amener à l’être-solide un élément aussi volatil que le temps. Il y faut tout un art du progrès qualitatif de vivre. Il y faut cette alchimie que l’on s’est parfois risqué à appeler « sagesse ». C’est donc bien la densité singulière d’un « grand instant15Olivier Barbarant, Un grand instant, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2019, 136 p., tout en nuances, tout en « différences », qu’à redécouvert Bachelard. Ce qui fait, en somme, la valeur d’un instant n’est pas son inscription évanescente dans une Durée majuscule mais c’est sa densité qui lui permet de prendre corps et d’être vraiment cueilli à l’arbre de la vie, et goûté dans la richesse nouvelle de son suc ainsi que l’on goûte un fruit défendu. On le comprend : un instant vécu est toujours plus qu’un instant. En ce sens Proust n’est pas si bergsonien qui écrivait dans Le Temps retrouvé : « Une heure n’est pas qu’une heure. C’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. » Ce que soutient Bachelard c’est qu’il n’appartient qu’à nous de faire d’un instant un tel condensat de réel. Un exemple de temps condensé nous est livré dans un passage de La flamme d’une chandelle. Bachelard y critique le règne de l’ampoule électrique, « l’ère de la lumière administrée » qui « ne nous donnera jamais les rêveries de cette lampe vivante qui, avec de l’huile, faisait de la lumière. » Le geste d’allumer l’interrupteur que nous accomplissons chaque jour ne permet pas que se déploie toute la valeur d’un instant. « Entre les deux univers de ténèbres et de lumières, il n’y a qu’un instant sans réalité, un instant bergsonien, un instant d’intellectuel. L’instant avait plus de drame quand la lampe était plus humaine16Gaston Bachelard, La flamme d’une chandelle, Paris, PUF, p. 91.. » Alors le philosophe ajoute, sur un ton teinté de nostalgie : « Nous ne sommes plus que le sujet mécanique d’un geste mécanique. Nous ne pouvons pas profiter de cet acte pour nous constituer, en un orgueil légitime comme le sujet du verbe allumer. » C’est là le geste de l’homme moderne qui ne cherche pas, à la différence du poète, à renouer ce contact intime, presque secret, de l’homme avec choses qui l’entourent. Ainsi, l’éthique bachelardienne de l’instant vécu esquisse des chemins qui nous invitent, pour reprendre le mot de Hölderlin, à « habiter poétiquement » non seulement le monde, mais également le temps. Solidifié, condensé, l’instant restera non pas inscrit dans l’être-mémoire bergsonien mais « exinscrit » à l’être-vivant, ou plutôt « co-inscrit à l’être », comme une nuance musicale dans la marge de notre existence. Qu’est-ce donc alors, dans une telle perspective, que l’acte du souvenir ? C’est « partir à la recherche des instants perdus17Gaston Bachelard, L’Intuition de l’instant, p. 47. C’est nous qui soulignons. », car une durée ne saurait en aucun cas faire l’objet d’une réminiscence. Nous ne nous souvenons pas, à proprement parler, d’une semaine ou d’un mois, mais toujours d’un instant précis dans sa densité plurielle et inépuisable, proprement éternelle. La dialectique de l’éveil et du repos Quatre années après la parution de l’Intuition de l’instant, Bachelard publie un autre livre consacré à la notion de temps : La dialectique de la durée. Dans la continuité de sa précédente démonstration, il entreprend d’y démontrer que l’essence de ce que nous appelons « durée » n’est pas seulement discontinue mais, bien plus, dialectique. C’est-à-dire que, contrairement à ce qu’avançait Bergson, la durée est nécessairement hétérogène : elle comporte des moments négatifs que l’on pourrait appeler « intervalles » et des moments de pleine consistance qui s’y opposent. La durée homogène n’est ainsi jamais, aux yeux de l’être vivant, qu’une forme d’abstraction. C’est pourquoi Bachelard déclare qu’une « description temporelle du psychisme comporte la nécessité de poser des lacunes. » On pourrait, par analogie, décrire la physique bachelardienne du temps comme une théorie atomiste. Lui même n’hésite pas à s’en réclamer. En ce sens, là encore, Bachelard s’avère profondément épicurien : la filiation entre Épicure et Bachelard semble une piste féconde à explorer à divers titres. Dans un article publié en 2002, le spécialiste de philosophie antique Pierre-Marie Morel cherche à dégager, à partir de sources pour le moins disparates, une conception épicurienne du temps. Les conclusions qu’il tire ne sont pas sans rappeler, à plusieurs égards, la théorie exposée ci-devant. « Mon hypothèse, écrit Pierre-Marie Morel, est que le défaut d’unité du [mode de réalité du temps] n’est pas un problème gnoséologique, la conséquences des difficultés que nous éprouvons à définir le temps, mais bien un défaut réel18Pierre-Marie Morel, « Les ambiguïtés de la conception épicurienne du temps », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2002/2, 127/2, p. 195-211. C’est nous qui soulignons.. » On retrouve ici l’idée de l’hétérogénéité du temps objectif qui répugnait tant à Bergson. Longtemps avant Bachelard, Épicure avait donc mené une critique de l’idée de durée. C’est du moins le constat que fait Pierre-Marie Morel : « Il faut donc prendre à la lettre le pluriel du texte parallèle d’Épicure : les temps observés par la raison sont effectivement multiples et ne sauraient constituer, comme par agrégation, un temps unique qui en serait la synthèse. La somme, illimitée, des temps atomiques ne constituera jamais un unique temps global et le temps ainsi conçu n’a d’unité que générique. Cette dispersion du temps rend en tous cas illusoire la recherche d’un temps de référence susceptible de valoir comme unité de mesure. » Épicure ne s’opposait pas à Bergson mais à celui dont ce dernier tire nombre de ses « intuitions » : Aristote, qui définissait le temps objectif par le mouvement, comme « nombre d’un mouvement selon l’antérieur et le postérieur », c’est-à-dire, pour le traduire à l’aide d’une métaphore bergsonienne, comme le nombre du mouvement d’une aiguille sur le cadran d’une horloge. Contre Aristote, Épicure affirme que le temps constitue une succession de mouvements et de repos : il confère au repos une réalité temporelle positive. L’aristotélisme de Bergson est une question débattue par la critique19Romuald Waszkinel, « L’inspiration aristotélicienne de la métaphysique de Bergson », Louvain, Revue Philosophique de Louvain, 1991, 82, p. 211-242, https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1991_num_89_82_6680, et c’est sur le lien entre les deux « physiques du temps » qu’il nous faut concentrer notre analyse. « Sans doute n’est il pas indifférent, poursuit Pierre-Marie Morel, qu’Épicure mette le repos sur le même plan que le mouvement et qu’il rapporte la perception du temps à des couples contraires. Il n’est pas impossible qu’il veuille ainsi suggérer que le temps se caractérise, non pas par une illusoire continuité du mouvement, mais par l’alternance des phases événementielles, éventuellement contraires, et par les ruptures qui marquent leur succession. » Nous sommes ici en présence d’une théorie dialectique de la durée telle qu’elle est défendue par Bachelard dans les ouvrages qui intéressent notre propos. Comme chez Épicure, la physique du temps adopte une finalité éthique. La discontinuité temporelle fonde une certaine tranquillité : elle dispose d’une vertu prophylactique qui peut nous libérer tout à la fois de la crainte de l’avenir et du poids du passé. Elle permet l’« oubli », la vie intempestive, qui représente, selon Nietzsche, la faculté première du surhomme, ce danseur d’avenir. Et l’on pourrait dire de Bachelard la même chose que ce qu’écrit Pierre-Marie Morel à propos d’Épicure : « Contre les inquiétudes liées à la temporalité, et en se conformant au langage ordinaire, il invite à s’en tenir à une représentation du temps qui, par son immédiateté, est aussi une promesse de bonheur. » Mais alors, en quoi réside plus spécifiquement l’apport de Bachelard aux vues de la physique épicurienne ? Nous croyons les trouver dans les notions d’éveil et de repos. Il est remarquable en effet que, dans La dialectique de la durée, Bachelard n’ait de cesse de faire jouer ensemble le couple du mouvement et du repos et celui de l’éveil et repos. Ce jeu peut nous éclairer sur la nature de ces « lacunes » constitutives de ce qu’est le temps. Les lacunes (ou discontinuités) sont bien des « repos », non au sens militaire, mais au sens grammatical du terme qui nous enseigne qu’un point, qu’une virgule, servent à reposer la voix. De même la ponctuation réalise la dialectique d’une écriture, de même le repos — la sieste, la détente, le souverain farniente… ! — réalise la dialectique de la durée. « Il faut donner du relâche à l’esprit20 « Danda est animis remissio. » (Sénèque, De la tranquilité de l’âme, 2). » Le repos apparaît tout simplement nécessaire, au même titre que le mouvement, et ce bien qu’il soit la force qui le nie, bien qu’il soit une « vaporisation d’être » plutôt qu’une concentration. Et nous pensons que Bachelard ne veut pas dire autre chose lorsqu’il annonce dans l’avant-propos de la Dialectique de la durée sa conviction que « le repos est inscrit au cœur de l’être, que nous devons le sentir au fond même de notre être, intimement mêlé au devenir imparti à notre être, au niveau même de la réalité temporelle sur laquelle s’appuient notre conscience et notre personne. » La dialectique propre à la durée n’est donc pas une dialectique dichotomique qui verrait s’opposer deux déterminations logiques absolues. Il s’agit d’une dialectique de forces subtiles, d’une dialectique héraclitéenne. Cette dialectique de la différence, Bachelard entend la penser comme un rythme : « Le rythme est vraiment la seule manière de discipliner et de conserver les énergies les plus diverses. Il est la base de la dynamique vitale et de la dynamique psychique. Le rythme ― et non pas la mélodie trop complexe ― peut fournir les véritables métaphores d’une philosophie de la durée21Gaston Bachelard, La dialectique de la durée, p. 128.. » On comprend, dans ces conditions, l’engouement de Bachelard pour les travaux de Lucio Alberto Pinheiro dos Santos. Ce dernier est l’auteur de traités physiques, biologiques et psychologiques qui proposent une théorie scientifique du rythme : la rythmanalyse. Il nous est impossible d’exposer ici en détail les thèses de Pinheiro dos Santos qui mériteraient un développement indépendant. Nous renvoyons donc notre lecteur aux dernières pages de la Dialectique de la durée en l’assurant qu’il y trouvera matière à penser et à repenser le monde, la vie et l’esprit. Il nous suffira, pour les besoins de notre présente étude, de retenir l’aspect polémique de cette nouvelle science du rythme qui contredit tous les substantialismes qui veulent réduire le temps à une donnée métaphysique : « La matière n’est pas étalée dans l’espace, indifférente au temps ; elle ne subsiste pas toute constante, tout inerte, dans une durée uniforme. […] Elle est, non seulement sensible aux rythmes ; elle existe, dans toute la force du terme, sur le plan du rythme, et le temps où elle développe certaines manifestations délicates est un temps ondulant, temps qui n’a qu’une manière d’être uniforme : la régularité de sa fréquence22Ibid., p. 130.. » Toute l’éthique de l’instant vécu, dont nous n’avons livré jusqu’ici qu’une esquisse, pourra donc prendre la forme d’une pratique personnelle du rythme de l’éveil et du repos, d’une libre éthique nos rythmes intérieurs, d’un travail exigeant de condensation et de dilatation, de tension, de détente, de concentration, et de sublimation de l’être. 1Gaston Bachelard, L’Intuition de l’instant, Paris, Stock, 1932.2Gaston Roupnel, Siloë, Paris, Stock, 1927. On voit là l’illustration d’une pratique toute bachelardienne consistant à faire jouer « tout contre tout », repérée par Michel Foucault, même si ce dernier la relie à un antihumanisme assez étranger au rêveur baralbin : « Ce qui me frappe beaucoup chez Bachelard, c’est en quelque sorte qu’il joue contre sa propre culture, avec sa propre culture. Dans l’enseignement traditionnel – et pas seulement, dans l’enseignement traditionnel, dans la culture que nous recevons – , il y a un certain nombre de valeurs établies, de choses qu’il faut dire et d’autres qu’il ne faut pas dire, d’oeuvres qui sont estimables et puis d’autres qui sont négligeables, il y a les grands et les petits, il y a la hiérarchie enfin, tout ce monde céleste avec les Trônes, les Dominations, les Anges et les Archanges !… Tout ça est très hiérarchisé. Eh bien, Bachelard fait se déprendre de tout cet ensemble de valeurs, et il fait s’en déprendre en lisant tout et en faisant jouer tout contre tout. » (Michel Foucault, « Piéger sa propre culture», in «Gaston Bachelard, le philosophe et son ombre », Le Figaro littéraire, 1376, 30 septembre 1972, p. 16)3Gaston Bachelard, L’Intuition de l’instant, p. 34.4Ibid., p. 42.5Idem.6Gaston Bachelard, La dialectique de la durée, Paris, PUF, 1963, p. 60.7Gaston Bachelard, L’Intuition de l’instant, p. 15.8Georges Bataille, « Le Tombeau », II, l’Archangélique, Paris, Gallimard, 1967, p. 339Gaston Bachelard, L’Intuition de l’instant, p. 35.10Gaston Bachelard, La flamme d’une chandelle, Paris, PUF, 1961, p. 5511Gaston Bachelard, L’Intuition de l’instant, p. 15.12Spinoza, proposition XXXIII du dernier livre de l’Ethique : « De la liberté humaine ».13Gaston Bachelard, Le droit de rêver, « Instant poétique et instant métaphysique », Paris, PUF, 1943.14René Char, Fureur et mystère, Seuls demeurent, « Partage formel », Paris, Gallimard, p. 167.15Olivier Barbarant, Un grand instant, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2019, 136 p.16Gaston Bachelard, La flamme d’une chandelle, Paris, PUF, p. 91.17Gaston Bachelard, L’Intuition de l’instant, p. 47. C’est nous qui soulignons.18Pierre-Marie Morel, « Les ambiguïtés de la conception épicurienne du temps », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2002/2, 127/2, p. 195-211. C’est nous qui soulignons.19Romuald Waszkinel, « L’inspiration aristotélicienne de la métaphysique de Bergson », Louvain, Revue Philosophique de Louvain, 1991, 82, p. 211-242, https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1991_num_89_82_668020 « Danda est animis remissio. » (Sénèque, De la tranquilité de l’âme, 2)21Gaston Bachelard, La dialectique de la durée, p. 128.22Ibid., p. 130. Voies (textes critiques)