Kiko Christian Moroy, le « dernier des Mohicans » ou le Wanderer de l’Apocalypse Jean-Louis Cloët, 23 mai 20235 décembre 2023 L’expérience poétique, c’est quoi ? « Habiter le monde poétiquement » répondait Hölderlin au seuil du désenchantement du monde qui, depuis 1750, en Europe, s’installait avec le capitalisme, et lui faisait dire : « À quoi bon des poètes dans ces temps de misère ? » Ce n’est certes pas un hasard, si le romantisme a commencé en Angleterre et en Écosse avec les poètes lakistes, lesquels, pour résister à ce désenchantement radical qu’ils présentaient, se tournèrent vers la Nature, effectuèrent en quelque sorte, précurseurs bien avant d’autres puis dans les pas mêmes de Rousseau, un “retour aux sources“. Dès le dernier quart du XVIIIe siècle, le mouvement s’étendit en Allemagne ; Eichendorff, reprenant le type du « promeneur solitaire » créé par Rousseau, pour en faire une typologie spécifiquement romantique, campera d’abord un Wanderer joyeux, allant par la campagne, qui devint assez vite plutôt un “Juif errant“, un vrai maudit ; Caspar David Friedrich peignant dans cette Nature les ruines et vestiges d’une civilisation en train de disparaître au profit d’un monde qui allait bientôt devenir industriel l’attestait, le prophétisait ; le désenchantement s’étant installé comme une évidence, ayant tout desséché, tari, c’est alors que Baudelaire, sentant que le poète errant, désormais maudit, était habité déjà par le chancre du « Any where out of the world », inventa avec l’univers des « petits poèmes en prose », dans son génial Spleen de Paris, son chef d’œuvre, le Wanderer urbain — qui n’est pas sans emprunter à « l’homme des foules » de son cher Edgar Allan Poe —. Reprenant la quête du Wanderer, là où « l’horrible travailleur » Baudelaire s’était « affaissé », Rimbaud — comme il l’explique dans sa célèbre « Lettre du voyant » — fit de la Résistance, et se remit, en tant que Wanderer lui aussi, au centre de cette Nature, qui avait paru être pour les premiers romantiques, le viatique salvateur au « désenchantement du monde » occidental, lequel allait se perdre dans le matérialisme le plus aveugle alors même qu’il fallait « se faire voyant », « par un dérèglement de tous les sens », pour voir sourdre et circuler la vie, le principe vital — l’âme, oserais-je dire ? — sous les choses … ; or, où mieux les voir, les entrevoir, que dans la Nature, que dans le monde natif et primitif ? Dans « Alchimie du Verbe », Rimbaud l’évoque assez clairement et presque philosophiquement, de manière assez limpide : Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises,Que buvais-je, à genoux dans cette bruyèreEntourée de tendres bois de noisetiers,Dans un brouillard d’après-midi tiède et vert ? Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise,— Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert ! —Boire à ces gourdes jaunes, loin de ma caseChérie ? Quelque liqueur d’or qui fait suer. Je faisais une louche enseigne d’auberge.— Un orage vint chasser le ciel. Au soirL’eau des bois se perdait sur les sables vierges,Le vent de Dieu jetait des glaçons aux mares ; Pleurant, je voyais de l’or — et ne pus boire. — Pour prolonger ce questionnement, ce cri intrinsèque des « ouvriers », des « horribles travailleurs » du poétique qui cherchent à rouvrir l’horizon du spleen, un autre chant : À quatre heures du matin, l’été, Le sommeil d’amour dure encore. Sous les bocages s’évapore L’odeur du soir fêté. Là-bas, dans leur vaste chantier Au soleil des Hespérides, Déjà s’agitent — en bras de chemise — Les Charpentiers. Dans leurs Déserts de mousse, tranquilles, Ils préparent les lambris précieux Où la ville Peindra de faux cieux. Ô, pour ces Ouvriers charmants Sujets d’un roi de Babylone, Vénus ! quitte un instant les Amants Dont l’âme est en couronne. Ô Reine des Bergers, Porte aux travailleurs l’eau-de-vie, Que leurs forces soient en paix En attendant le bain dans la mer à midi. Pour « habiter le monde poétiquement, encore faut-il qu’il y ait encore un monde, la Nature ! Rimbaud l’affirme dans « Sensation », au tout début de son « voyage » et de sa quête, en mars 1870 : Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers, Picoté par les blés, fouler l’herbe menue : Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds. Je laisserai le vent baigner ma tête nue. Je ne parlerai pas, je ne penserai rien : Mais l’amour infini me montera dans l’âme, Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien, Par la Nature, — heureux comme avec une femme. — Encore faut-il pouvoir et savoir s’unir avec cette Nature, retrouver le sens du Mystère de la Vie, dans ses bras, pratiquer avec elle la « prostitution sacrée » comme les initiés au début de la civilisation occidentale, jadis, aux cours des célébrations des « Mystères d’Éleusis » : Rimbaud fait allusion à cette union dans « Vies, I », une de ses plus belles « Illuminations » : « Je me souviens des heures d’argent et de soleil vers les fleuves, la main de la campagne sur mon épaule, et de nos caresses debout dans les plaines poivrées. » Bien sûr, cette rencontre et cette union sacrée s’affirme également — et en « apothéose » comme eut dit Baudelaire — dans ce qui peut être considéré comme son « Art poétique », sa plus belle des « Illuminations », la plus accessible au tout venant, initiatique et pédagogique, « Aube » : « J’ai embrassé l’Aube d’été. […] L’Aube et l’enfant tombèrent au bas du bois. / Au réveil, il était midi. » Oui, il y a du Rimbaud chez Kiko Christian Moroy, qui pourrait écrire avec le Rimbe pour tenter d’expliquer sa propre « Alchimie du Verbe » : « j’enviais la félicité des bêtes, — les chenilles, qui représentent l’innocence des limbes, les taupes, le sommeil de la virginité ! » Kiko Christian Moroy est à nouveau un Wanderer urbain comme Baudelaire, mais qui rêve de redevenir un Wanderer rural comme Eichendorff et le Rimbe, et, il s’échappe, dès qu’il le peut, pour retrouver les bras de Dame Nature … ; mais Kiko est de son temps, et constate qu’à moins de monter au sommet des montagnes, Dame Nature est languissante, non, pire : mourante, qu’elle étouffe, et que c’est l’homme qui la tue. La question que pose la poésie de Kiko Christian est simple ; elle nous met chacune et chacun devant nos responsabilités : « Quel est le rôle de chacun[e] dans la destruction de la Planète » (p. 46) ? Est-ce qu’on participe, par exemple, pour l’exemple, à « La pure folie des abattoirs » (p. 46) qui avoue de manière consternante, accablante, où l’homme situe l’animal dans la hiérarchie du vivant ? Et le poète, dans la foulée, fait le constat, scandalisé, la tête, le cœur et les tripes retournées — oserais-je dire : l’âme ? — que « Toutes ces infâmes histoires humaines / Elles troublent l’ordre de la Nature / Cet organisme magique / magnifique / & autonome / Il se passerait facilement de cette espèce-là / Le-La pur[e] voudrait le voir sauver sa peau / Quitte à y laisser la sienne / La sienne & celles de ses semblables » (p. 34-35) ; Kiko Christian Moroy fait indubitablement partie de ces « purs » là ; il faut, oui, il faut bien le compter au nombre des « Derniers des Mohicans », des derniers “natifs“ de cette planète qui court à sa perte, sans que rien, semble-t-il, puisse désormais entraver le processus de sa destruction, tant l’homme est bête … — Hélas ! pas au sens propre du terme ! … Être “natif“, Indien, « Mohican », le proclamer en mettant sa peau en jeu pour le faire, tout son être, c’est là sa révolte, sa Révolution, sa noblesse ! Son écriture est un tatouage indélébile sur le visage et le corps de la Nature nue, primordiale et primitive, ainsi que sur les siens qu’il a en propre et que cette Nature lui a confiés ; il écrit à son image. Il ne professe pas pour autant le désespoir. … Kiko, comme tout vrai poète, est un professeur d’espérance, d’espoir : « Il est toujours possible de se retirer sur une plage / dans une forêt / & de jouir à satiété dedans la terre / dedans le sable / dedans toutes matières désirables » (p. 61). Son point de vue philosophique et, disons-le, spirituel, est clair : l’homme doit retourner à l’animal en lui, au végétal en lui, à l’archaïque en soi, à l’essentiel, les rejoindre, les exhumer, les faire revenir au jour, au soleil, en vrai « fils du soleil » comme disait le Rimbe, pour retrouver sa liberté native. Il est plus que jamais impératif pour l’homme, pour son équilibre et pour son bonheur encore possible, de se souvenir qu’il est, comme disait le philosophe Emmanuel Berl, dès les années trente de l’autre siècle — bref, bien avant qu’on parle d’écologie —, « un morceau de la Nature » ; et s’il souffre et se perd, c’est précisément parce qu’ il « ne se reconnaît plus comme un morceau de la Nature » ; parce que, voyez-vous, lectrices, lecteurs, mes sœurs, mes frères, mes camarades, « Il est temps de faire la Paix avec les arbres / les animaux sauvages / avec les trombes d’eau & l’écho / d’entre les sommets » (p. 40). Il est grand temps de retrouver l’animal en soi, de n’être « ni ange, ni bête » — comme disait Pascal — mais de retrouver en soi la bête édénique. « Les animaux assurent l’héritage de l’espèce / Ils sont sages / L’humain[e] devrait se suffire à lui-même » (p. 42) Rimbaud pour proclamer cette vérité du retour aux sources, du retour à l’essence, à l’essentiel, au primitif, au “sauvage“, prônait de manière volontairement provocatrice, lui, le retour à l’état de « barbare », en s’« encrapulant le plus possible », en proclamant dans « Mauvais sang », dans Une saison en enfer : « J’ai de mes ancêtres gaulois l’œil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse dans la lutte. Je trouve mon habillement aussi barbare que le leur. Mais je ne beurre pas ma chevelure. […] D’eux, j’ai : l’idolâtrie et l’amour du sacrilège ; […] Je ne me crois pas embarqué pour une noce avec Jésus-Christ pour beau-père. Je ne suis pas prisonnier de ma raison. J’ai dit : Dieu. Je veux la liberté dans le salut : comment la poursuivre ? Les goûts frivoles m’ont quitté. Plus besoin de dévouement ni d’amour divin. Je ne regrette pas le siècle des cœurs sensibles. Chacun a sa raison, mépris et charité : je retiens ma place au sommet de cette angélique échelle de bon sens. » ; C’était là la profession de foi du Rimbe ! … N’en doutons pas, Kiko marche dans ses pas : « L’heure est à la Mutinerie / […] Dresser bien haut le pavillon rouge » (p. 59). « Que grondent les fleuves en crue / Que résiste l’Origine sacrée des nébuleuses » (p. 41) « À quoi sert l’argile / Si c’est pour le jeter par la fenêtre » (p. 43) « L’animal a repris ses droits / C’est la moindre des choses / Après avoir tant souffert / Mais aujourd’hui / Illes est libre de trôner au faite de la montage / Aigle ou Edelweiss » (p. 71) car « Mieux vaut fuir / déserter / Construire l’Amour sur le / flanc d’une montagne / Loin Loin / Très très très loin de tout ce désordre » (p. 53) ; là où « La poisse de l’espèce s’oublie » (p. 54) Sans pour autant chercher à jouer les Zarathoustras nietzschéens, voilà où est, pour le poète Kiko Chrisian Moroy, le vrai salut : « Dans tout vacarme / L’Amour prédominera toujours / […] / Toujours en accord avec le chant des arbres / avec les véritables migrations / avec la danse des joncs » (p. 54) Mais il mesure bien, Kiko Christian, que ce n’est pas acquis, que, décidément, comme disait le Louis [notre Aragon] : « Rien n’est jamais acquis à l’homme. » Oui, il le concède sans la moindre difficulté : « Il faudrait encore plus de douceur / Bien plus encore / Des tonnes & des tonnes / pour que la Planète en réchappe » (p. 54). « L’Être humain[e] a mâté la Nature / Pas la sienne » (p. 36). « Parfois / L’humain[e] s’accorde à la Nature / […] / Parfois seulement » (p. 48) … « La catastrophe finale se rapproche de jour en jour » (p. 62), et « L’intelligence est denrée rare / & plus rare encore / Celleux qui savent s’en servir / Par-dessus tout s’en prémunir / jusqu’à en mourir pour sauver la Terre » (p. 60). « Égoïste, l’espèce humaine ne voudra / pas s’éteindre / toute seule / il lui faudra tout sacrifier » (p. 52). Si l’optimisme tragique qui prévoyait comme encore possible l’Espoir fait soudain place au tragique, Kiko Christian voit cependant une moralité dans ce à quoi doit s’attendre l’espèce humaine dans l’avenir : « Ils s’opposent toujours à l’ordre des choses / Mais la Nature est bien faite / Elle rendra justice sans remords » (p. 67) … Alors, quand l’engeance qu’est l’homme sera passée, effacée, punie … il n’y aura plus personne pour se souvenir, pour entendre comme un écho, que « L’Origine riait fort / Le soir / La nuit / Le matin » (p. 36) en « observant » — comme eut dit Baudelaire — ce « morceau de la Nature » grotesque et vain, qui ignorait l’être, superbement, suicidairement, qui l’ignorait, qui s’ignorait, et par là-même se perdait : cet « être », ce qu’on appelle, ce qu’on appelait jadis : “l’homme“, qui constituait “une espèce“, … à la vérité, bien inutile ! Jean-Louis Cloët, 28 mai 2023 —> Kiko Christian Moroy Les torrents dorment-ils la nuit éditions LE MERLE MOQUEUR, Paris, Janvier 2023 [10 €] [Kiko Christian Moroy est également peintre. C’est une de ses œuvres qui figure sur la couverture.] À la Saint Charlemagne (nos coups de cœur)