René Char ou le rimbaldien merveilleux [retour sur « L’Adolescent souffleté » in Les Matinaux (1950)] Jean-Louis Cloët, 25 août 20235 décembre 2023 Voici la chose : Les mêmes coups qui l’envoyaient au sol le lançaient en même temps loin devant sa vie, vers les futures années où, quand il saignerait, ce ne serait plus à cause de l’iniquité d’un seul.Tel l’arbuste que réconfortent ses racines et qui presse ses rameaux meurtris contre son fût résistant, il descendait ensuite à reculons dans le mutisme de ce savoir et dans son innocence.Enfin il s’échappait, s’enfuyait et devenait souverainement heureux.Il atteignait la prairie et la barrière des roseaux dont il cajolait la vase et percevait le sec frémissement.Il semblait que ce que la terre avait produit de plus noble et de plus persévérant, l’avait, en compensation, adopté. Il recommencerait ainsi jusqu’au moment où, la nécessité de rompre disparue, il se tiendrait droit et attentif parmi les hommes, à la fois plus vulnérable et plus fort. —————————————————————————————René Char, in Les Matinaux, 1950. René Char, de son adolescence à sa mort, durant toute sa carrière d’écrivain, se revendiqua comme étant un fils de Rimbaud. Ce qu’il fut hautement, incontestablement : ayant retrouvé sa « dignité de fils du Soleil » comme disait Rimbaud. Pourquoi Baudelaire et Rimbaud sont-ils si importants dans l’Histoire littéraire française, européenne, voire mondiale ? Parce que deux esthétiques, deux familles antithétiques, se sont développées à partir d’eux et de leur héritage, et qu’on n’en a toujours pas changé. Les Baudelairiens ont hérité de l’héritage du romantisme sataniste, du romantisme noir ; ils sont porteurs du concept que l’Occident est mort et que le Mal a triomphé : ils incarnent la Littérature du Mal ; les Rimbaldiens, eux, s’étant tournés vers l’Orient — puisque le soleil se lève à l’Est et se couche à l’Ouest — sont convaincus que le salut se trouve à l’Est, dans la sagesse orientale, et croient que la vie continue ! Ils incarnent la Littérature du Bien. Quand le fleuve est pollué, il s’agit de remonter à sa source. Dès le début du romantisme, les artistes opèrent un voyage intellectuel — voire physique : que l’on nommait alors : « voyage en Orient » — vers l’Est. Au tout début du romantisme français, vers 1802-1830, les artistes rêvaient et fantasmaient sur le Maghreb et sur l’Espagne qui avait longtemps été occupée par l’Islam ; puis, le temps passant, les esprits vont partir de plus en plus à l’Est, vers le Machrek : Irak, Syrie, Liban, Jordanie, Palestine, et au-delà : la Perse. Ce fut le cas pour Goethe qui, dès 1819 dans son Divan occidental et oriental (1819) cité par Théophile Gautier dans la préface d’Émaux et camées (1852), rêve de la Perse mythique des grands poètes et des princesses des mille et une nuits. Baudelaire est déjà plus loin, puisqu’il rêve dans ses Fleurs du Mal (1856) déjà de l’Inde ou de la Chine. Rimbaud et ses émules iront plus loin encore, puisqu’ils trouveront leurs ports en extrême-Orient, au Japon. À ce Japon mythique, René Char se plaît de faire correspondre la Grèce archaïque, berceau de la civilisation occidentale : celle d’Héraclite d’Éphèse, VIe s. avant J.C. Si cet autre fils de Rimbaud que fut le grand poète belge Henri Michaux choisit et revendique hautement le Japon et l’Orient, René Char, lui, se sert plus volontiers comme argument d’autorité de la mystique primitive d’Héraclite, de la Grèce éternelle comme les romantiques allemands, dont, paradoxalement, ce provençal se sent l’héritier de droit. Si Rimbaud, dans son voyage vers l’Orient, retrouve le concept d’« illumination bouddhiste », pour en faire le cœur de son esthétique à terme, c’est pour lui le milieu naturel qui permet cette illumination, cet état de supra conscience, qui, en un éclair, peut révéler et comprendre l’harmonie entre le moi et le monde, la Nature, dans laquelle il se dissout par le biais de la méditation, jusqu’à parvenir au non-être, qui mène précisément à l’Être, à la possibilité de se fondre et de se confondre avec lui, dans un état de supra conscience cosmique qu’on nomme en Orient : « l’Illumination », dans le bouddhisme hindou : « le nirvâna », dans le bouddhisme japonais zen : « le satori ». « J’ai embrassé l’Aube d’été […] [dira Rimbaud] Au réveil, il était midi », c’est-à-dire : dans le zénith de sa toute conscience exaltée et transcendée. Char, lui, conçoit « l’Illumination » dans la rencontre avec l’autre, souvent dans la rencontre amoureuse ; amicale ou amoureuse, donc. Il y a dans ce recueil mythique publié en 1950, Les Matinaux, juste aux lendemains de la Seconde Guerre Mondiale, et de son engagement dans la Résistance en tant que chef de maquis sous le pseudonyme du « capitaine Alexandre », plusieurs textes ou séries de textes qui en attestent et qui l’illustrent : plusieurs textes d’amour, comme « Anoukis » , et la magnifique série des « Transparents », qui rend hommage à tous ces pauvres, transparents, invisibles aux regards des riches, qui lui semblent à lui porteurs de toute la sagesse et de toute la noblesse millénaires de l’humain, du « très humain », du « trop humain », dirait Nietzsche. Si Rimbaud était le génie enfant, puisqu’il a écrit tous ses textes de l’âge de sept ans à celui de vingt, Char, lui, fait de l’adolescent qu’il a été le père de toute la poésie qu’il va écrire ensuite. C’est pourquoi, le texte « L’Adolescent souffleté » est sans doute le texte phare de tout le recueil, qui résume toute l’esthétique, et, surtout, toute la sagesse et toute la philosophie du recueil, à lui seul. D’abord le titre : « L’Adolescent souffleté ». Un titre doit, dans l’idéal, toujours être comme un coup de diapason donné sur le bord d’un piano pour l’accorder : il donne le la. C’est à l’adolescence que l’individu va déterminer ses choix. Si Char écrit qu’il a été « souffleté », en usant d’un champ lexical chevaleresque, aristocratique, qui est celui du Duel et du défi, tout en pratiquant l’ellipse, puisqu’on ne sait pas qui soufflète, c’est que Char veut signifier que chaque adolescent, dans son idéalisme natif, doit affronter le défi que lui lance la société, qui le gratifie d’un soufflet, lui lance un défi, le provoque en duel. Quel est l’enjeu de ce duel : — Pauvre petite conne, pauvre petit con, sauras-tu être à la hauteur de tes rêves ? Sinon, soumets-toi d’emblée. La jeunesse, qui, en principe, est porteuse et rêve d’idéal, conçoit ce défi de manière chevaleresque : elle entend être « le chevalier blanc » qui pourrait, qui devrait sauver la planète et le genre humain. C’est cela être jeune : vouloir changer le monde, le rêver beau, le vouloir meilleur. Les mêmes coups qui l’envoyaient au sol le lançaient en même temps loin devant sa vie, vers les futures années où, quand il saignerait, ce ne serait plus à cause de l’iniquité d’un seul. Entre l’idéalisme et la réalité, le réveil est cuisant pour l’adolescent ; il apprend d’abord, en tout premier lieu, en effet, que la vie est un combat de boxe, où tous les coups sont permis ; et, il roule au tapis ; il apprend que la première règle dans la vie, c’est de se relever pour combattre ; Winston Churchill avait une belle formule : « La première victoire, c’est de continuer à se battre. » George Clémenceau en avait une autre, qui, sans doute, la préfigure : « Le vainqueur, c’est celui qui croit cinq minutes de plus que l’autre à la victoire. » Comme les choses n’existent que par contrastes, comme le disait déjà Héraclite d’Éphèse, comme le rediront tous les philosophes, en passant de Montaigne, à Leibniz, pour arriver à Hegel, et à Nieztsche … comme le disait Nietzsche : « Tout ce qui ne nous détruit pas nous construit. » Tout échec est donc potentiellement une pierre qui nous bâtit. Et, il faut laisser du temps au temps. L’homme se bâtit dans l’épreuve. Et il faut du temps. Vivre, c’est se projeter en avant de soi, c’est épouser son propre devenir. « Je ne suis pas. Je deviens. » Un jour, le temps de la maturité arrive. Quelle est-elle ? Elle est héroïque. Le héros, par définition, est capable de vivre en deçà, au-delà, de soi. Il est capable de se dépasser. Si le premier coup est difficile à encaisser, les autres qui suivent deviennent de plus en plus indifférents, de plus en plus légers pour l’individu même qui les reçoit ; par contre, il peut intérioriser l’expérience de la souffrance qu’il en a ressentie, éprouvée, pour se sentir un jour en empathie, et en sympathie avec ceux qui souffrent ; et, cela, c’est la maturité ! Ne plus souffrir pour soi-même, saigner et souffrir pour autrui : s’être dépassé. Un homme véritable, un homme accompli, un héros, ne souffre plus que des maux que souffre autrui, et, auxquels, il compatit, qu’il prend en charge. Tel l’arbuste que réconfortent ses racines et qui presse ses rameaux meurtris contre son fût résistant, il descendait ensuite à reculons dans le mutisme de ce savoir et dans son innocence. Le symbole de l’arbre est quasi universel dans toutes les civilisations. Il est quasiment toujours associé à la vie, à l’idée de vie originelle et essentielle. Qu’il s’agisse de l’Açatva des hindous, avec ses « branches d’en bas », et ses « racines d’en haut », tel que James Cameron l’a magnifiquement mis en scène dans son film Avatar, qu’il s’agisse de « L’Arbre de vie » du paradis originel dans la religion catholique, l’arbre, c’est toujours le symbole de la vie. Dans la culture des vieux Germains, quand un enfant naissait, on plantait un chêne ; quand l’adulte mourrait, on taillait dans ce chêne qu’on abattait alors une pirogue mortuaire que l’on lâchait sur le Rhin ; les archéologues ont ainsi récemment découvert sous les eaux, à l’embouchure du Rhin, des centaines, voire des milliers de ces barques funéraires qui avaient été ignorées jusqu’alors. L’adolescent n’est pas encore un arbre, un arbre solide et fort ; il n’est qu’un arbuste ; mais la force de l’arbuste, ce sont ses racines et son fût, son tronc. Les racines sont le symbole des racines culturelles : il faut savoir de quel terreau culturel on vient et lui rester fidèle à jamais ; Char, par exemple, jeune poète, est monté à Paris, au moment du mouvement surréaliste, mais, très vite, il est redescendu dans sa Provence natale, dans son Lubéron natal, à l’Isle-sur-Sorgue, aux bords de la Sorgue, née des Fontaines de Vaucluse, où allait rêver le poète Pétrarque pour y chanter la jeune Laure de Noves, native du village d’Eygalière, un peu plus loin, le long du massif des Alpilles. Char s’est installé dans la maison familiale, « les Névons » ; et il a passé le reste de sa vie à vivre là, parce que ses racines étaient là. Et, il est devenu un arbre magnifique, un magnifique Açatva poétique, immémorial. Quoi de plus terrible que de n’avoir pas ou plus de racines ? Je pense soudain à ces jeunes filles ou à ces jeunes gars des banlieues françaises, issus de l’immigration maghrébine : ils ne sont ni Français, ni Arabes ; en France, même s’ils sont la quatrième génération, on continue à les traiter de « bougnouls » ; quand ils retournent au pays, on ne cesse de les menacer et de les traiter de « sales blancs » ; alors, pour tenter de retrouver un semblant de racines, une identité, les filles portent le voile, les jeunes gars portent la djellaba et la barbe ; je les trouve pour ma part, pathétiques et touchants, et je les comprends. Quelle que soit notre culture — toutes se valent et sont uniques, leur ensemble est complémentaire et indispensable — il faut être fier de sa culture : c’est là notre richesse, c’est notre bien, notre héritage ; c’est notre monnaie d’échange pour commercer dans le sens le plus noble du terme avec les autres cultures, puisque, comme le disait le grand Montaigne, philosophe juif espagnol par sa mère, métis donc : « il faut limer et frotter sa cervelle contre celle d’autrui », il faut limer et frotter sa culture contre celle d’autrui, pour l’éprouver, la prouver, comme on frotte l’or sur une pierre de touche pour en connaître la valeur. … … Les « rameaux » ? … Ce sont les rêves. Que font les adultes face au foisonnement des rêves des adolescents ? Ils taillent dedans ! … — « Non ! tu ne seras pas danseuse étoile, ma fille, ou chanteuse ! … Passe ton bac d’abord ! … » — « Non ! tu ne seras pas explorateur ou écrivain, mon fils ! … Passe ton bac d’abord ! … » « Vous serez assureur comme papa, ou pharmacienne, comme maman. Ce sera très bien. » C’est cela les parents, souvent. Il y a deux types d’individus, il y a ceux dont les rêves ont la vie courte : il suffit de les tailler une fois ou deux et on en a raison : ils ne repoussent plus ; il y a ceux enfin dont les rêves poussent drus ! Et, comme disent tous les bons jardiniers : « Plus on coupe du bois, plus il y en a ! » Plus on taille dans les rêves d’un adolescent droit dans ses bottes, droit dans ses racines, et bien droit dans son fût, dans son tronc… et plus ils repoussent ! Telle est la règle. Ne jamais rien lâcher, jamais ! Tenir ! Telle était la devise de Guillaume d’Orange : « Je maintiendrais » ; l’éditeur et poète Pierre Seghers l’avait faite sienne. Guy Levis Mano, « le Bénédictin de la poésie », comme Seghers l’appelait, éditeur et poète, comme lui, y ajoutait cet aphorisme de Guillaume d’Orange, dit « Le Taciturne » : « Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. » Il avait imprimé et mit au-dessus de ses presses à bras cet adage, pour se donner le courage de continuer son œuvre. … … Descendre à reculons : qu’est-ce donc que Char veut dire ? « Il descendait ensuite à reculons dans le mutisme de ce savoir et dans son innocence. » Une fois qu’on sait quelque chose et qu’on a appris quelque chose, il importe avant tout de savoir, de connaître enfin, qu’on ne sait pas ; c’est là le vrai savoir, ou le commencement du seul vrai savoir. Socrate — le propos sera repris ensuite par Sénèque et par bien des sages ensuite — le proclamait comme un adage : « Je sais que je ne sais rien. » Un des grands penseurs chrétiens du Moyen-Âge, Nicolas de Cuse, Nicolas de Cusa, évêque de Mayence, mystique rhénan, a, aux alentours des années 1430 inventé un concept qui est directement issu de la pensée de Socrate : celui de « la docte ignorance ». Il s’agit pour y parvenir de remonter dans le temps ; il s’agit de retrouver l’enfant, le bébé qui ne parlait pas encore, qu’on a été. Un bébé ne parle pas, mais pour autant ne communique-t-il pas, ne pense-t-il pas ? Il s’agit de remonter jusqu’à ce savoir inné et qui ne se communiquait pas, dans ce savoir « muet », et « innocent ». Char était de ceux qui pensaient que la poésie est silence : qu’être poète, c’est se taire avec des mots. Il pensait, comme le poète Joé Bousquet, que tout poème est « traduit du silence ». Plus un écrivain est grand, plus il se tait. Ainsi, tout le commentaire que je suis en train de bâtir et d’extraire de ce texte était contenu dans le silence du texte, au-delà, en-deçà des mots ; ce n’est pas explicite, jamais, mais c’était là ; il suffisait de le traduire, d’aller le chercher. « Lire, c’est créer à deux » dit Balzac ; « Ce que veut le lecteur, c’est se lire » dit Cocteau ; quand l’écrivain dit tout, il ne dit rien ; quand l’écrivain ne dit rien, s’il est écrivain, il dit tout. C’est à nous de le traduire. Tout le plaisir de la lecture est là : traduire ; traduire du silence des mots ; voir en deçà. Enfin il s’échappait, s’enfuyait et devenait souverainement heureux. Tous les adolescents de la génération de René Char, né en 1907, ont étudié au collège, voire au lycée encore, une pièce de Corneille intitulée Horace ; elle raconte l’histoire de deux familles depuis toujours ennemies, qui avaient chacune trois fils : les trois Horaces et les trois Curiaces ; les vieux pères, ne pouvant plus se battre eux-mêmes vont lancer leurs trois fils les uns contre les autres, pour une histoire de vengeance, de vendetta obscure et stupide ; dans l’affrontement, deux Horaces sont tués immédiatement ; le troisième Horace alors s’enfuit ; mais, s’il s’enfuit, ce n’est pas par lâcheté, c’est simplement par stratégie : il a compris, selon leur gabarit, que les trois Curiaces ne vont pas courir à la même vitesse, et, il va ainsi pouvoir les abattre les uns après les autres, alors que s’il les eût affrontés ensemble, il eût péri. Voilà la leçon que tous les adolescents connaissent : la bonne stratégie parfois, la seule, c’est la fuite … ce qu’on appelle en langage psychanalytique : la régression. Quel adolescent en peine ne s’est pas senti soudain réconforté d’emblée en adoptant une attitude enfantine, en remontant le fleuve, en quelque sorte, « à reculons » ; il faut parfois se préserver et aller se cacher et se ressourcer au « royaume » ; encore faut-il en avoir encore un, ne pas l’avoir abandonné ! Ainsi, notre bien le plus cher est ce « royaume d’enfance », dont il ne faut jamais perdre le chemin ; comme le Petit Poucet, si un poète écrit, sème des rimes, c’est pour marquer le chemin d’un retour possible ; c’est ce que dit Rimbaud dans « Ma Bohème » : « Petit Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course des rimes ». Car, pour être « souverainement heureux », encore faut-il posséder un royaume. Il atteignait la prairie et la barrière des roseaux dont il cajolait la vase et percevait le sec frémissement. Le royaume d’enfance pour Char, c’est la prairie, la prairie des Névons, la maison de son enfance au bord de la Sorgue, de la rivière née des Fontaines de Vaucluse, ces sources geysers creusant la roche du Luberon. On constate que Char semble indiquer qu’il faut traverser la rivière, passer la barrière des roseaux, pour enfin atteindre la prairie. Dans les romans de chevalerie, comme ceux de Chrétien de Troyes, et tout spécialement Lancelot ou le chevalier de la charrette (vers 1170), la rivière marque la frontière entre deux mondes ; plus précisément dans ce roman entre le monde des vivants et le monde des morts. Dans ce poème de Char, elle marque la frontière entre le monde des adultes et le monde de l’enfance. Il s’agit de la traverser ; il s’agit également de traverser la barrière des roseaux, qui sont à eux seuls aussi un symbole. Baudelaire disait que tout grand texte s’écrit sur un palimpseste ; un palimpseste, c’est le nom donné à ces textes qui réapparaissaient sur les parchemins en peau de chevreau que l’on grattait par souci d’économie pour pouvoir réécrire dessus ; ainsi, sous tout grand texte littéraire y a-t-il un voire plusieurs textes qu’un lecteur avisé peut reconnaître et décrypter ; Char, nous a déjà évoqué la pièce d’Horace de Corneille apprise à l’école, au collège… on peut penser qu’ici, il évoque à la fois Jean de La Fontaine et le philosophe Blaise Pascal. Le roseau de La Fontaine va durer plus longtemps que le chêne, puisqu’il a choisi l’humilité plutôt que la grandeur ; Char a choisi de retourner à la vie paysanne de son enfance, plutôt que de se perdre dans les mirages des grandeurs de la capitale ; clairement, il donne ici une leçon de modestie : le bonheur se trouve dans l’humilité, pas dans les grandeurs illusoires. Le chêne se rompt au premier orage un peu fort — Char a connu deux guerres mondiales, la grippe espagnole, le Krach de 29, et d’autres catastrophes… et il est toujours là, massif, puissant, mais humble et souple également : comme le roseau, il « plie, mais ne rompt point » comme dit le fabuliste ; et, comme le commente le philosophe Blaise Pascal : « l’homme est un roseau, le plus faible de la Nature, mais c’est un roseau pensant. » … … Pourquoi donc faut-il cajoler la vase ? Que peut-elle représenter ? D’abord, la vase, c’est ce qui nourrit les roseaux. Comme valeur emblématique, on peut considérer que Char évoque, psychanalytiquement, tout ce qui est refoulé ; or, on sait que l’inconscient nourrit le conscient ; la vase, c’est ce qui a été refoulé : ce sont les échecs, qui, si on les laisse décanter, se transformer, peuvent être l’aliment de la réussite. Rien n’existe que par contraste, comme le disait déjà Héraclite d’Éphèse qui est l’un des penseurs, le grand penseur présocratique, auquel Char se réfère le plus. Il ne tient qu’à nous de rendre positif ce qu’on a pu connaître de négatif dans nos vies. Quant au « sec frémissement », on entend bien l’oxymore ou l’oxymoron : le frémissement est à connotation d’empathie, de sympathie, d’émotion partagée… le terme « sec », au contraire, est à connotation de retenue, voire de rudesse ; telle est la gentillesse pourtant des gens qui ont vécu, qui ont fait leurs preuves : ils sont gentils, chaleureux et prévenants, attentifs, mais ne font pas dans la guimauve et dans la complaisance. Tel était Char, pour celles et ceux qui l’ont rencontré, pratiqué, connu : c’était un homme de prime abord froid et distant, mais on ne tardait pas à comprendre qu’il était un être profondément chaleureux et attentif à l’autre, mais jamais dans la complaisance : sa gentillesse se méritait, en quelque sorte. Et, il est vrai que la gentillesse se mérite, elle n’est pas un dû, jamais. Il semblait que ce que la terre avait produit de plus noble et de plus persévérant, l’avait, en compensation, adopté. Jusque-là, à la manière de certains textes des Illuminations d’Arthur Rimbaud — je pense tout particulièrement à « Aube » —, le texte de Char était un parcours initiatique en gradation croissante. Après avoir détaillé les conditions de l’apprentissage, voici à présent que Char va évoquer la récompense. On notera d’abord la prudence avec laquelle Char évoque cette possible récompense, cette possible réalisation de soi, comme s’il semblait nous dire comme Aragon que « Rien n’est jamais acquis à l’homme », et, comme s’il entendait nous rappeler avec La Fontaine que : « Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage » … mais, quand même ! La récompense ultime, c’est d’être adoubé comme un chevalier par une famille spirituelle, par une sorte de cour du roi Arthur, où se trouvent ceux qui sont les plus nobles et les plus persévérants ; entendons pourtant que ce ne sont pas seulement des êtres humains, mais qu’il peut aussi s’agir d’animaux, de végétaux, d’éléments naturels, voire de choses. Noble et persévérant : il est clair que le meilleur signe de la noblesse pour Char, le plus patent, le plus indubitable, est la persévérance. Ce qui est noble est persévérant, et ce qui est persévérant est noble : une nouvelle façon de nous dire que rien n’est jamais vraiment acquis et que tout est à reconquérir, toujours. D’autre part, Char nous dit clairement que le bonheur n’est qu’une compensation ; une fois de plus on entend que rien n’existe que par contraste : à petits malheurs, petits bonheurs, à grands malheurs, grands bonheurs. L’une des conditions essentielles du bonheur est donc la dignité ; une autre de ses conditions est la solidarité, la reconnaissance que l’autre est l’écho de soi, qu’on est l’écho de l’autre, et qu’on existe en harmonie selon des règles morales de vertus civiques. Enfin, on retrouve la notion d’humilité, puisque c’est la terre qui a produit ces êtres, comme elle produit les arbres, les végétaux, les animaux, les fruits… Comme le disait si justement le philosophe Emmanuel Berl dans l’entre-deux guerres : chaque homme est et doit surtout se considérer comme « un morceau de la Nature ». Il recommencerait ainsi jusqu’au moment où, la nécessité de rompre disparue, il se tiendrait droit et attentif parmi les hommes, à la fois plus vulnérable et plus fort. « Rien n’est jamais acquis à l’homme », il faut toujours recommencer, toujours se battre. Vivre est une tension, une attention, de chaque instant, de chaque seconde : attention à soi, attention à l’autre, attention au monde et aux choses. La récompense ultime est durable à terme, c’est la paix : la confiance en soi, la tranquillité de l’âme au cœur des combats de la vie. « Qui vit en guerre vit en roi ; qui vit en paix vit en esclave. » Un jour vient où l’on se tient droit, droit et attentif parmi les hommes, à la fois plus vulnérable — puisqu’être debout parmi des gens couchés ou assis, c’est immanquablement prendre le risque sans cesse de servir de cible — ; mais, c’est également une force presque invincible que d’avoir le courage d’enfin s’affirmer. Au pire, on sera un “vaincu vainqueur“, comme les grands héros de la tragédie, comme les martyrs de toutes les cultures et de toutes les religions, encore plus grands morts que vivants. Conclusion : Comme on le voit, on est loin de l’héritage baudelairien, du satanisme romantique, de ses névroses, de ses miasmes, de ses malédictions ; on est bien dans l’héritage rimbaldien, positif, spirituel et idéaliste. La devise de Rimbaud était : « En avant ! » ; il est assez intéressant de noter que l’Abbé Pierre l’a reprise à son compte. La grande leçon de ce texte, c’est que « L’enfant, c’est le père de l’homme » comme disait Nietzsche. La grande leçon de ce texte, c’est ce qu’écrivait le grand romantique catholique Alfred de Vigny : « réussir sa vie, c’est réaliser à l’âge mûr, les rêves qu’on a formés adolescent. » ; et, comme l’adolescent de l’époque romantique correspond incontestablement à l’enfant d’aujourd’hui avec l’évolution des mœurs, nous dirons donc plutôt : « les rêves que l’on a formés enfant ». Amédéo Modigliani ne disait pas autre chose en écrivant à son ami Oscar Ghiglia, alors qu’il était à Venise et qu’ils avaient tous deux vingt ans : « Ton devoir réel est de sauver ton rêve ! ». Cet adage ne concerne-t-il que ceux qui ont vingt ans et les moins de vingt ans ? André Malraux constatait : « Il n’y a pas de grandes personnes. » Le grand peintre juif Marc Chagall acquiesçait sans conteste, quand, lors d’une interview qu’il accorda alors qu’il avait plus de quatre vingt dix ans, il répondit à la question : « Qui êtes-vous, Marc Chagall ? … », « Je suis un enfant d’un certain âge. » Ce qui caractérise les chefs-d’œuvre, toujours, c’est l’intemporalité, et l’universalité. Voilà. Jean-Louis Cloët, ces 16 et 17 mai 2020. À la Saint Charlemagne (nos coups de cœur)