Un écho, du Moi devenu je Delaigle Delaigle, 19 décembre 20074 août 2023 Comme celles de Jean-Baptiste Chassignet, de Jean de Sponde, de Juan de la Cruz, de Thérèse d’Avila… des mystiques baroques, sa poésie interroge « Le Seul » en définitive qui compte : « Le Grand Autre ». Car à la vérité, nous sommes tous de la même famille. Il n’y a de moi véritable qu’abandonné au profit d’un devenir fraternel, déjà dépassé. Il n’y a de moi que dévoué, dévoué à une cause ou à un combat qui nous dépasse, qui nous ouvre à l’Altérité. Il n’y a de moi justifié qu’en « Dieu », qu’en « Le Grand Autre », ce « Grand Autre » vers quoi nous tendons, que nous devinons ; appelons-le, chacun, du cœur de notre confession, comme on le désire : c’est bien Le Même : Celui qui nous accueille « au seuil », lorsqu’enfin nous nous abandonnons, lorsqu’enfin nous abdiquons notre royauté dérisoire pour être simplement « présence », chambre d’écho, vide du moi, accueil à l’écho du silence, de son Silence, à quoi il importe de donner voix, à qui il faut donner l’incarnation d’une voix, pour qu’Il soit rédemption et partage.J.L.C. Flamboyant, comme un trait de feu dans l’azur,En plein jour, en plein cœur.Dans l’obscur silence intérieur, l’âme frémit,Rejointe par Celui qui l’appelle. La parole recueille et murmure,Et consent à l’Autre, aperçu,Qui seul peut accueillir l’offrande de soiSi douloureusement désirée. Briser l’enfermement et rompre le mutisme.Adam, où es-tu ? Je me suis caché,De peur habillé, étranger à moi-même,Replié, accusateur, redevenu solitaire. La création tout entièreT’acclame par nos voix.Salut détourné, salut retrouvé.Doxologie, seule parole ajustée. Comme en prolongement au poème, une méditation sur le bonheur :QUE DU BONHEUR !Les citations sur le bonheur fleurissent sur les blogues et l’on voit bien que le cœur de certains aspire à cette sorte d’état si difficile à définir, si sujet à d’imprévisibles variations, si peu identifiable puisqu’il semble ne devoir être que précaire, fugitif, fuyant même. Probablement influencé par son austérité soupçonneuse, Kant écrivit quelques pages sur cette notion pour en écarter la décisive utilité : comment assigner à la vie humaine une telle finalité, alors que l’on remarque les formes infiniment changeantes de son apparence ? Il n’avait sans doute pas complètement tort et son esprit acéré transmet au moins encore une certaine prudence à l’égard des marchands de bonheur si enclins à capter le client pour en tirer quelque bénéfice, sous forme sonnante et trébuchante. Que du bonheur ! Cette expression-là, si fluette au fond mais proférée avec un sourire éclatant sous les lumières du plateau, ce refrain sans couplet laisse un goût étrange : un maquillage et des répétitions, tout est huilé pour que coule la mélodie d’un bonheur fait d’oubli ou d’évasion, comme si l’incantation retrouvait un pouvoir magique, comme si l’on pouvait ainsi fabriquer du bonheur, comme s’il tirait sa réalité de sa distance avec la vie de tous les jours. Et même, il en devient une divinité nouvelle aux exigences immenses, il étend ses filets invisibles et tient captifs de sa domination tous ceux qui s’aventurent en son territoire : il n’est point de bon ton d’exprimer une tristesse, une inquiétude, une objection. Sois cool un peu, détends-toi, ne te prends pas au sérieux. Mais que vaut donc ce bonheur convenu qui impose de taire l’incertitude et l’inquiétude, l’aspiration et l’inspiration, la violence et la mort ? Serait-ce ici une manière de jouer l’empêcheur de tourner en rond ? On peut le prendre ainsi après tout, si l’on est dans la danse, et repousser le gêneur en espérant qu’il se découvre honteux d’une telle pensée iconoclaste : Je préfère mes chaînes et mes illusions à tes considérations d’un autre âge ! J’ai observé que le corps réagit aux agressions qui tentent de le détruire. Pourquoi l’esprit ne pourrait-il pas lui aussi produire quelques anticorps ? Les moralistes ont toujours eu mauvaise presse, mais il est vrai que leur amour de la vie paraissait un peu éteint, ils se sont taillés la réputation de Cassandre, prompts à agiter des dangers au nez de taureaux impétueux, vaguement soupçonnés du coup de faire en cachette ce qu’ils vilipendaient à ciel ouvert. C’est leur faire mauvais procès et oublier que le plus averti d’entre eux peut être sensible comme n’importe qui à la brillante beauté de fruits qu’il sait vénéneux. Un animal jamais ne se trompera, un être humain, si. Voilà bien un paradoxe obvie, une étonnante configuration, une étrange disposition. On le dit de certains : il est capable du meilleur comme du pire. Mais soudain aussi s’insinue la pensée que je puis être aussi capable du meilleur comme du pire, que rien ne me fait fondamentalement différent de tous ceux qui partagent la condition humaine, qu’il y a une redoutable question enfouie. Je peux bien sûr choisir ceux que je vais montrer du doigt comme des monstres et hurler avec les loups contre eux, et m’estimer ainsi d’une autre étoffe, imbu de ma conscience éclairée, fort de mon juste courroux. Mais il est à craindre qu’un tel élan vindicatif ne cache un sombre mépris de soi-même, un aveuglement coupable, une ignorance crasse, dangereuse, malfaisante, qui me dispense de me regarder dans l’image de moi-même que me renvoie le miroir de mon semblable défiguré. Que du bonheur, avez-vous dit ? Ce n’est point que je veuille ici tourner en dérision l’aspiration au bonheur, mais je perçois vivement les contrefaçons qui avivent l’insatisfaction, produisent les déceptions, aiguisent les flèches aux amers poisons. Repousser l’idée de bonheur, serait-ce en la cantonnant aux domaines des plaisirs, n’est pas résoudre la question que pose en se posant cet irréductible mouvement. Il vient se briser, et parfois mourir, sur les rochers déchirés de la dureté du cœur humain. Et s’acharner à ce combat n’ouvre guère d’issue si l’on n’a point dévisagé cette roche pour que l’eau du désir vienne la polir et, s’il est possible, la dissoudre. La violence du flux accroît la résistance de la pierre et le choc pulvérise la force pourtant ramassée qui a voulu passer outre. Mais à l’échelle d’une vie d’homme, rien n’aura été transformé par cette tumultueuse lutte. La distillation des images instillées dans l’esprit fait se succéder le pire et le meilleur, le laid et le beau, l’indésirable et le désirable : un charivari tient lieu de commentaire et viole l’intelligence abusée, retirée ou vaincue. On en vient à souhaiter du silence pour que se défasse ce mélange qui donne la nausée et que la mer se retire un instant et que les rochers sortent de la brume. Le flot des mots recouvre les rubis et les émeraudes, l’œil capte l’éclat de la lumière sur la crête de la vague et le prend pour un diamant, l’oreille perçoit un tumulte et ne distingue plus les notes claires ni les accords. Et le navire va s’encastrer, éperonné, arraché à la mer pour laquelle il est fait. Etrange univers où l’on meure de trop manger, où l’on pleure de mal aimer, où l’on a peur à force de trop se protéger. Quelle est donc la texture invisible de ce bonheur proposé, de cet idéal d’existence moderne, de ce mirage si séduisant ? Frédéric, pour utiliser la forme française de son prénom, l’a douloureusement identifiée, mais ses épigones l’ont oublié ! Ils ont de son propos fait un utile alibi à leur plat égoïsme, baptisé fils de la volonté de puissance, sombrant dans le courant que son œil perçant avait identifié, et même Albert s’est demandé pourquoi celui qui la refusait reçut une telle postérité, grouillante comme la vermine qu’il dénonçait. Tout simplement parce qu’il a vu ce qui était et sa cause, sans pouvoir indiquer une voie qui fût salutaire. Un autre, bien avant lui, le grand prophète, avait mis en garde ses auditeurs non point contre l’argent mais contre la dépendance à l’argent qui exacerbe la convoitise, roule la pierre à l’entrée du cœur et en fait un tombeau sans parfum. Avoir, et avoir encore, engranger, et posséder : un ressort bandé qui distend la corde du désir d’être et fait rampant l’individu dissocié de ses semblables et le fait dominateur par indigence intérieure et le rend étranger à lui-même dans la grande affaire de son existence : aimer. Je sais bien : S’il suffisait d’aimer… Il faudrait déjà identifier l’origine d’une telle ambition que l’être humain ne s’est pas toujours assigné comme but, du moins avec l’amplitude qu’il lui accorde, et ensuite se demander si cela ne s’apprend pas, au lieu d’imaginer que chacun sait ce qu’aimer veut dire. Et, une fois que l’esprit en a identifié la figure, encore faut-il le vivre. Le bonheur pourrait bien avoir un prix : en faisant comme si l’on supposait le bonheur gratuit et dû, on risque bien de n’en saisir qu’une forme illusoire, incapable de répondre à l’attente de plénitude qui pousse l’être humain à le désirer, presque à toute force. Je puis bien m’insurger et demander au ciel des comptes, encore heureux si c’est vers le ciel que je me tourne et non vers mes semblables brutalement vampirisés. Je le puis bien, mais cela ne fera pas que je puisse recevoir sans peine ce qui me nourrit et m’élève. Pourquoi en est-il ainsi ? Je ne le sais de moi-même, mais de moi-même j’apprends qu’il en est ainsi et que je n’y puis rien changer. A m’imaginer plus grand que ce qui me dépasse, je ferai de mon existence un enfer, je lutterai en pure perte et me heurterai un jour à la mort qui me viendra chercher, insoumis jusqu’au bout mais sans rien laisser derrière moi qu’une stérile rétractation de moi-même. Les effluves de la figure maternelle grisent le cœur ainsi hostile à ce qui ne plie pas à sa volonté, et l’odeur de la figure paternelle ne vient point dégriser ce cœur qui n’a pas entendu une voix lui dire : Debout, et affronte la haute mer qui te portera là où tu t’accompliras. La mère porte la vie et la protège en elle, elle en protège encore le fruit hors d’elle. Livrée sans limite à son embrassement, elle pourrait étouffer en l’enfant, qu’elle croit ainsi prémunir contre les dangers, la belle capacité à aimer librement. Et la douleur même devient prétexte à se laisser envelopper, au lieu que la douceur pourrait s’allier à la vigueur pour délivrer l’enfant de ses peurs et inventer une route vers le bonheur d’exister. La plainte monte et l’aigre rancœur, l’autre est l’ennemi, la cause de mon malheur, l’artisan de mon malaise : l’enfer, c’est les autres, ligués contre mon appétit d’être centre et mon épanouissement, jamais venu, toujours à venir. On ne les compte plus, ces rochers solitaires ou massés en bandes, battus par les vents de violence et de haine. La terre est si belle, écrivait Julien, mais elle est devenue désert de sable brûlant, desséchée par la caresse chaude de l’appât du gain.Delaigle Voix (poèmes)