Petite Suite pour Franz Schubert Jean-Louis Cloët, 19 novembre 20079 août 2023 [Né le 31 janvier 1797 à Vienne, il y a cent quatre-vingt dix-neuf ans, mourait à Vienne Franz Schubert, le 19 novembre 1828, à trente et un an.En guise d’hommage, cette « Petite Suite ».] * Le Tertre solitaire Tertre lumineux et obscur — Tumulus, — c’est là que, voyageur, je viens planter ma tente, sous les célestes tourbillons, sur la circulation boréale des eaux profondes… Là, dans les mains de La Nuit et du Jour, jointes ici, cathédrale des vents, j’aspire à la célébration, qui, prodigieuse et humble, augure, inaugure enfin « L’Autre-espace ». — Quelles sont proches les étoiles, posées sur le contour léger des doigts du Temps, telle une micassure qui les poudre, et, scintille, avouant l’envie vaine du vol, puisque les révélant au point même où il les dérobe… — Ah ! le repos, dans les mains de la Nuit et du Jour, caché par les paumes du Temps !… — « […] Par-delà, je m’avance […] [1] » Comme installé au-dessus même de l’espace, un grand vent méconnu qui passe me mord, moi, dessous, si infiniment ; si infiniment prisonnier de cet espace et de la tourbe où je fermente, seul, parmi les bêtes sororales ; comme un corps sans usage et sans destinée. — Ne s’invente-t-on que dans la distance qui nous sépare de l’écho, où, seul, on parvient à rêver la distance, à se concevoir ? * Le Cheval du Lied …Et le cheval passa comme une pierre morte au dessus du vent ; il devançait la mort, d’une tête écumante (et folle). — Moi, tandis qu’il passait, j’étais avec La Mort ; Elle était dans mes bras, vivante, et, je découvrais, avec Elle, la bouche dans le désir ; effet-gouffre : la bouche dans le déni du gouffre ; la langue : à la fois repoussant le vide et le cri. Ma main errait sur son sein froid… quand le cheval passa comme une pierre morte au-dessus du vent… * Le Renouveau Alors, ce fut mieux qu’un verdict : comme une trêve entrevue après un carnage dans les ferveurs sèches d’un sang mort qui tombait en poudre ; comme une rémission après l’orage, quand plus rien n’était à détruire ; comme un grand calme appesanti, tombant du Ciel, qui s’étendait parmi les granges éventrées et les greniers ruinés. Et, Le Moulin tournait… Dans l’âpre craquement sec d’un Ciel cargué : il tournait, faisant s’effondrer les marées, La Roue du Temps, sur des hommes ayant depuis longtemps perdu jusqu’à son image parmi les vents qu’ils ne sentaient même plus, tant ils se succédaient, trop brefs pour de si pauvres vies. Il tournait quand même. (D’aucuns disent que Le Meunier dort. Il dort. D’aucuns disent qu’il est mort. Personne ne voit plus Le Moulin.) * L’Homme mort L’homme mort devance l’appel :— Trop longtemps. Trop longtemps que j’ai le vin pour seul sommeilpense-t-il.L’homme mort compte ses morts, dans le droit fil du vent et du temps et du sang qu’il perd, comme un poing qu’il serre en silence. L’homme mort est couché dans le ciel comme une feuille vierge, qui pleure. L’homme mort est dans les reins moites de la femme que son amant pénètre, et pénètre encore, en corps, mais qui doute. L’homme mort enterre : et sa mère, et son père, dans chaque repli du vent ; partout, où il renaît. L’homme mort, c’est le soleil debout dans un bois de bouleaux qui ne sait pas même où il est ; les yeux ouverts… L’homme mort, c’est celui qui vous dit :— demain… L’homme mort est cette naissance qui jamais, jamais plus, ne craindra de vivre. L’homme mort mange son pain toujours trempé dans le sang de l’enfant mort qu’il porte en lui. L’homme mort revit son passé par le sang. * Tombeau de Matthias Grünewald Car je vous parlerai du cœur des os, frères, pour vous dire ce que Le Temps sépara entre nous dans la chair. Celui qui tient Le LIVRE n’en sait pas plus que la tourbe ni la sueur du mourant qu’il croise, du mourant qui croise ses doigts dans ceux déjà de l’Orient aux pigments noirs cachés, masqués de l’humide céruse !… L’envol du dieu « Bleu » dans sa pourpre, saura-t-il être, dans le nimbe, notre incertaine rédemption ? — Déjà, si le « Très-Bas » en doute… en douterai-je à mon tour ? * La Loreleï Il semblait que de l’or coulait dans la rivière : un or ancien, tutélaire. Le haut rocher semblait même s’y miroiter tout en surplomb, tel un gibet — je pêchais, j’avoue !… — ; et l’on entendait, au loin, chanter le Loriot (le « Merle d’or ») ; et la Fauvette à l’œil fauve figeait un court instant — je sais… je sens — sa tête noire dans le lointain, cachée dans les buissons de lauriers blancs. La Rivière coulait et se perdait sous le couvert des frondaisons, tranquille ; tant qu’on pouvait la croire Amie, complice … « Tout n’était qu’harmonie. » Dans un trou d’eau tourbillonnante — j’étais au bord — dansait un poisson d’or ; là, comme un fa pendu sur une clef de sol, je le pris. Et, là, j’entendis… j’entendis une petite voix flûtée : — Est-ce qu’il t’a fait quelque chose ?…— Quoi ? !…fis-je. Alors, parut La Loreleï ; cinq ans à peine : — Qu’est-ce qu’il t’a fait ?… réitéra-t-elle gravement, comme une grande personne. C’était Ondine — pardon, La Loreleï — debout sur le rocher tout en surplomb comme un jubé… Et, je ne vis d’abord que son reflet dans l’eau, troublé parmi les encyclies. — Qu’est-ce qu’il t’a fait ?… La question me poursuivait sans me laisser de retraite. J’hésitai, un peu stupéfait, entre la réalité de ma pêche pesante au bout du bras et cette Apparition… Le poisson gigotait, d’argent, au bout de ma ligne. Et, je tournais la tête vers le Ciel, au haut du rocher, vers le Soleil ; et, je vis le visage de Loreleï, auréolé comme un été ébouriffé. — Qu’est-ce qu’il t’a fait ?… Je me sentais soudain idiot et pris en faute ; la réalité me parut stupide. Je mentais sur mes intentions premières, lâche comme un homme face à l’Enfance : — Rien. On va le rendre à l’eau. Là, regarde… Je pris le poisson d’argent d’une main, le libérant en m’appliquant, je le remis dans le trou d’eau : aussitôt, il redevint Poisson d’or, regagnant l’or du fond, s’enfonçant et disparaissant dans le reflet de la blondeur auréolée de Loreleï. Alors, et alors seulement, elle rit !… …Soudain, une voix au loin :— Laurie !… Laurie !…— C’est Maman !… Ah ! la ! la !… » fit-elle « Au revoir !… Et elle s’enfuit. [1] .— Novalis, Hymnes à la Nuit, « Poésie/Gallimard », p. 129. Voix (poèmes)