Le Livre de l’Absent Jean-Louis Cloët, 23 septembre 20075 août 2023 Leçon de Ténèbres (opus, I) (1995-1997) Une voix cherche Le Père, Dieu, qui semble avoir quitté ce monde… Une voix cherche les morts chers — jadis chair encore, — le cher mort ou la morte chère, les appelle… Bien sûr, ils se confondent.(Extraits) (En guise de préface : )OUROBOROS à Edward Young Nuit. Haute nuit. Pur vœu nié. Substrat de la chose et du lieu dans La Lumière, où toute absence… Nuit, pure nuit si haute, où se revit la chute infinie du plus beau des Anges. Nuit, qui dissocie toute chose, qui annule tout lieu jusqu’à ne laisser que l’absence d’un avant-Dieu rêvé, un avant du « Tout-Jour ». Car jamais, non, jamais, la nuit ne fut autre chose que cette autre face du jour. Jamais, elle n’eut d’autre visage — ce seul Visage, — ce visage seul qu’elle se rêve avoir au plus lumineux de son noir, quand elle parvient à chasser, abusive, sa mère : La Lune. Oui — Non. Non ? — Oui ? La Nuit n’eut jamais le visage qu’elle croit s’avoir inventé. Elle n’est que la volonté de masquer un visage, le seul Visage — le sien encore — : celui du Jour. Or, au creux de la nuit, comme le diamant noir qui dort dans le crayon noir du poète ou du peintre, ou du musicien, démiurges, La Nuit médite immensément — la pauvre Nuit ! —, son autre sœur après la chute, célestielle elle aussi : La Mort. Dans la solitude jugée infinie de son « Rien » conquis, dans l’angoisse infinie — mais ni jour ni sûre — de ce rien qui ne sait s’il est soi mais sourd et s’est atteint enfin : étreinte, à la fin, elle appelle, elle appelle. Alors, chaque fois (chaque fois) quand La Mort à la longue — enfin — consent à remonter à elle, à lui paraître, pour d’un sourire involontaire ouvrir la bouche, lui répondre, par cette bouche paraît l’aube — L’Aube. — Et La Nuit disparaît (La Grande Nuit damnée) que son refus du jour condamne à revenir. SPLENDEUR BAROQUE : MORT DE L’AIMÉ(E). MORT DE L’ABSENT. VANITÉ : Est-ce vrai que tout passe ? Est-ce vrai qu’il ne reste rien de rien ? Est-ce vrai qu’il ne reste rien de tout : que tout n’est rien, qu’on soit tout ou qu’on ne soit rien ? Comment se pourrait-il que l’homme soit vaincu par sa condition puisqu’elle n’est qu’une hypothèse ? La mort de ceux qu’on aime est de toutes la plus abstraite, même si, par sa propre mort, elle nous oblige à renaître, et, chaque jour, à leur amour même ; même si à leur apparent abandon répond l’apparent abandon vis à vis d’autrui qu’on fait de soi-même ; même si le temps soudain semble à nouveau couler, couler plus vite, alors même qu’il s’était arrêté au point même où il s’était suspendu jadis, dans l’extase invisible du bonheur même qui ne nous disait de lui-même que ce qu’il pouvait dire : l’indicible de ces trois mots quasi incompréhensibles mais comprenant le monde même : « il ou elle m’aime, le temps enfin est arrêté, l’instant […] éternité. » Et, c’est précisément l’éternité de cet instant vécu qui fait que la mort est annulée, que la mort devient abstraite, que La Mort devient L’Amour même qu’elle a cru ôter — cruauté ! —, qu’elle a cru effacer du monde, brisant un monde, qui, en réalité, le contenait et s’avère plus que jamais, et, pour jamais, dès lors, au cœur du monde résumé enfin à un mot, juste à ce seul mot, le seul qui sait — juste ! — à tout résumer, le bien multiplier : « Aimer ». Que peut la mort contre L’Amour ? Rien. Que peut L’Amour contre La Mort ? Tout. Jamais les amants ne sont autant unis, indéfectibles l’un à l’autre, que depuis l’apparente trahison que La Mort leur a imposé ; car, si, de pierre, l’un semble avoir un jour renié, au chant du coq ou bien au chant du rossignol car c’est tout un, c’est sur cet autre de pierre, enraciné dans le réel, dans la vie, solide à jamais, que l’autre alors bâtit la chapelle de leur amour à la gloire du « Haut-Amour » ; c’est alors que l’on sait que l’un, s’il semblait de pierre à jamais, s’est aussi mué en source, que cette source à jamais bruit, sortant de terre, fougère d’eau, qui, sur la pierre, quand même les cailloux semblent dire, chanter, claire, semble dire et chanter : « Amour, qui me tires plus haut que mon désir, force de loi de la gravitation de ce cœur autre et qui me hausse au-delà et comme au-delà : et de la voix et de la vie, seul, mais pourtant uni — déjà ! — dans ce geste qui est aussi le regard, ce regard qui comprend le monde et porte le monde en un cercle ouvert et porte le nom de la compassion ; Amour, toi seul qui ne me laisses rien, pas même une ombre, et me brûles de grand soleil comme pour réinventer L’Aube à partir de rien, puisque ne suis rien à partir de rien, puisque tous sont tout s’ils le veulent mais jamais pour soi seul : pour l’autre, pour ne plus être seul enfin pour pouvoir l’être enfin encore ; Amour, qui me tiendrais au rang des chiens si je n’étais un homme. » Amour, et cette fin abstraite. Amour, mais qui n’a pas de fin, dans cette fin. Amour, qui me tient à ma quintessence, dont je viens, et m’y ramène encore : « Ce que je fus : L’Absent aussi. Qui je serai : absence encore. » Oui : Source et feu. Car je le dis. Soleil et ombre. Si je le dis encore. Et Monde. Rien et tout. Personne devenu personne comme personne. « En vérité », si je l’ai dit, ici. Terre-monde. Une terre-visage : comment dire ?… Et tout cela, dans le suspens de commencements infinis. Comme une épure de l’épure : présence de L’Absence. Ombre de l’ombre mais jusque dans Le Soleil qui naît du soleil même ; épure de l’épure, parce que l’absent doit être parfait, que lui seul est parfait : présent dans l’ombre et la lumière, qu’il demeure — là — l’éclipse aveuglante, essentielle enfin, du soleil enfin regardé en face et comme vu d’une autre vie. Source. Poussière ; poussière sèche et chaude. Source mais fleuve aussi. Espace même de ce qui meurt, lors même au sein de ce qui meurt, de ce qui naît. Parce que « Amour » déborde l’amour, parce que « La Vie » déborde la vie, parce que « La Mort » déborda la mort, que la vie la déborde encore : « L’Absent » dans ce débordement. Car ce qui a été semble s’effacer sous ce qui n’est plus mais demeure ; ainsi, L’Absence définit, seule dans l’absence, l’espace seul de ce qui est. Du corps qui n’est plus, naît un autre corps qui « Est ». Dans l’invisible, le visible reste à déterminer, alors. Dans le silence, l’audible reste à distinguer. Audible et visible L’Absent, dans L’Invisible et Le Silence. Audible et visible, L’Absent, que l’on voit, à qui l’on parle et qui répond. « Poésie » : « Visages de L’Absent » ; ce répons de ciel à terre ou de réel à néant qui permet de mettre en espace la mesure du temps. Et Le Silence. Enfin, ce dialogue noble ; s’il fallait qu’il y en eut un. Puisqu’il le fallait ; et, « L’Espace ». Enfin, ce dialogue humain, gratuit, sans aucune arrière-pensée possible : sans que le temporel puisse interférer jamais dans cette spiritualité découverte et plus nue que la nudité.* C’est parce que tout de la vie nous paraît gratuit que tout en est noble, pour qui sait conserver à la vie cette gratuité dont naturellement naît l’idée du partage, dès lors, sa nécessité ; car il n’est que le don qui donne un sens. Source et désert. Désert. Silence. Puis,… quoi ? Certes, l’être s’apprend. L’être se prend ici au pied de L’Être et « au pied de la lettre » et prend pied. Est-ce faute de paradis que L’Arbre de Vie renaît, ici, avec L’Absent. Avec lui ? Comment l’expliquer ? C’est au cœur du désert que la vie renaît. La forêt de la vie cachait « L’Arbre ». Jardin Premier. La forêt de « La Vie » cache « L’Arbre », entre autres symboles niés, invisibles. De « Pierre », depuis « Source », puis, « Arbre », « L’Absent » en ses métamorphoses, ses osmoses méta-orphiques, renaît — re-naît —, renaît bien, oui !… Corps : à la fois Orphée et Christ. La douleur, La Douleur elle aussi, (et, »méta-morphique » ), revêt cet habit de clarté, de lumière : de pierre, « celui qui reste » redevient source aussi, puis arbre, Arbre. « Arbre » et pourtant « Épi ». Qui peut comprendre ? Sur le coup, La Douleur coupe l’amant, l’amante, comme un pain de ferme, et, La Mort coupe net, sans miettes presque. Sur le coup, les choses, les êtres, se font là où ils se défont, peut-être. La déréliction même est une alchimie pour qui continue à vouloir que la vie soit, qu’elle devienne en ce qu’elle devient ce qu’elle « Est » révélée en ce qu’elle « Est » par sa fragmentation même. Ainsi, un être éclaté, émietté par La Douleur, s’il se reconstitue, s’il le fait, seul, ou, par autrui, aidé par autrui en ceci qu’autrui sait qu’il saigne, sent qu’il sait, un être, — en somme — tel qu’en soi-même parce qu’il sait que tel qu’il fut il ne sera jamais plus, est le seul qui, après, sache vraiment se partager : « eucharistique ». Il faudrait être un enfant pour comprendre ce qu’est L’Absent, ce qu’est devenu l’absent, ce qu’Il Est, partant, ce que nous demeurons, ce que nous demeurons, par Lui ! Il faudrait un jeu d’enfant, puisque seuls les enfants savent où « Il Est » où qu’il soit ; mieux, oui, bien mieux : qu’eux seuls Le voient ! Or, dès lors, si c’était un jeu, ce serait le jeu du : « Et si c’était » ; ce jeu, je le sais, je le crois ; et, puisqu’il est autre chose, L’Absent, puisqu’il est autre chose déjà, un enfant dirait : « C’est un arbre, car c’est une personne absente ; et, puisque c’est un Arbre, c’est un épi géant ! » Et nous, nous ne le verrions pas. Car cet « Arbre de Vie » est un arbre mais un épi, oui, étonnante théophanie ! Fils et fille d’Isis, d’Osiris, de Déméter et de Coré, enfant du Nil et d’Éleusis, arbre et grains, arbre et pain, c’est ainsi qu’il revient dans l’ordre de L’Esprit, à jamais exotique alors, du seul véritable exotisme qui soit : celui de La Mort et de L’Au-delà. Seul encore et par lui seul, venu de la terre, rendu à la terre, mais rendu par la terre « Esprit » ! C’est lui encore. Puisque cet Arbre est aussi « Blé ». « Mystère ». Né au désert. Incarné. Simple, réel, partagé, et, même irréel, partagé encore en esprit, car « ceci est son corps » et cela : mieux, « son sang » encore. Pardon si je ne sais mieux dire !… Cosmos vivant, échelle de Jacob, poteau mitan du sanctuaire autour duquel doit se danser La Danse du Soleil encore, L’Absent est un arbre, en effet. Mais, foin du chêne celtique, du tilleul germanique, du frêne scandinave, de l’olivier de L’Orient islamique, du mélèze et du bouleau sibérien ; foin de L’Arbre Kien-Mou de Chine, lequel n’a à son pied ni ombre ni écho, et de L’Arbre Fou, et de L’Arbre Jo ; foin du grand sapin chthonien des Indiens Pueblo, du Boddhi bouddhique même où Bouddha atteignit « L’Illumination » ; foin de L’Açvattha aux « branches en bas », « au branches en haut », de La Katha Upanishad, et, même de celui dont les amoureuses nomades d’Iran se tatouent le corps : ses racines partant du sexe aux branches montant jusqu’aux seins ; foin de L’Arbre que les Yakoutes ont vu, disent-ils, florissant au nombril de la terre ; foin de celui des Youngouses de Sibérie, de Sibérie — « Oh !… Ah ! » — où les hommes se transforment en arbre pour enfin redevenir homme ; foin de l’arbre phallus encore et pourtant Athanor des alchimistes d’Occident et de L’Arbre de Mort de La Kabbale et du Zohar, dont les feuilles servirent à Adam pour couvrir sa nudité,… « L’Absent » est un « Arbre-Épi ». Noces. Douleurs. « Pain » qui Saigne. Un « Arbre-Cep » aussi. Un « Arbre-Croix » : « Le Cep Antique » mais « L’Épi ». « L’Arbre-Croix » d’Origène, la « Tige de Jessé ».* — « Il était une fois, un couple avant L’Arbre.Il était une fois, un Épi de blé… »Il était une fois un couple avant L’Arbre. Il était une fois un « Épi », et c’est L’Absence : désert et Forêt du Seul, source et Soleil ; arbre et Blé, mais « Forêt » du « Seul » dans « Le Fleuve ». Arbre et blé : notre « Pain » aussi. Arbre : une terre, un monde à soi mais remontant le cours du Fleuve. Seul. Une terre à soi mais pour tous… Qui dira notre communion avec L’Absent, avec l’absent dans Le Fleuve : père et fils, mère et fille, sœur et épouse, frère et mari, mort et vivant, avec L’Arbre, avec « l’Arbre-Pain » qui nous nourrit et nous protège, nous permet de vivre à son ombre, sous son Soleil pourtant aussi sous le soleil, et, dans « Le Fleuve » : corps épars, morcelé, peu à peu reconstitué ? En rêve, puisque le réel — ou soi-disant tel — les rend invisibles lors, dans l’irréel, hors du Fleuve, sur ces Arbres de Vie, chacun vient accrocher s’il peut — s’il veut — les lambeaux de sa propre histoire pour que Le Vent les conte. Arbre-Pain, mais Arbre à Paroles, aussi. — « Il était une fois, un couple avant L’Arbre.Il était une fois, un Épi de blé… »De Fin’amor et chrétienté, chez nous, qu’on ne s’étonne pas que, dans l’imaginaire, ce soit toujours un peu entre le pays de Brocéliande et celui de la fée Mélusine que se soit opérée cette transformation — magique —, cette opération alchimique, ce cadeau des Dieux et des Sylves, qui permet qu’un couple humain pour l’édification des hommes, pour leur indiquer Le Chemin de Vie, leur donner L’Espérance aussi, parfois se transforme en légende. Mais, si, habituellement, ces couples naissent, tout armés pour l’éternité, de la tête d’un poète ivre de son désir même — androgyne accoucheur de mythes, — le couple qui se nomme ici, par-delà Le Temps, fut bien de chair et de sang tout autant que d’air et de vent, et, sa communion fit de la vie même La Vie. Et là, c’est bien exceptionnel !… Oui, pour l’avoir dit, lors, redit, je le dis encore : il faudrait être un enfant ; il faudrait être un enfant, pour comprendre ce qu’est L’Absent, ce qu’est devenu l’absent, ce qu’il « Est » ; partant, ce que nous demeurons, ce que nous demeurons, par Lui ! Manifesté du souterrain et réfléchi par la surface, or, inspiré par la hauteur ; chthonien et ouranien, portant, comme les « douze fruits » de L’Arbre de l’Éden ou les « pommes d’or » du Jardin des Hespérides : ses grains d’or mouillés par « la rosée céleste » qui fit « Le Fleuve » ; axial, ascensionnel et propitiatoire, permettant à tous, à chacun de chercher et sa base et Le Sommet, comme s’il se fallait tous qu’ils fussent oiseaux du ciel fuyant les « cèdres du Liban » et les « térébinthes-Babel » : L’Absent : ô dans « Le Fleuve » ! L’Absent, couple couple jadis, absent ; présence dans Le Fleuve ; couple, couple jadis, et, Arbre ; dans Le Fleuve : « Soleil », Épi ! Ici, pour clore — clore en un suspens, — « Ici j’intercale un second psaume, hors du texte : veuillez tendre une oreille complaisante, et tout le monde sera charmé. J’ai l’archet en main, je commence : » Comptine de L’Arbre Infime, pour clore : — Branches en bas.Racines au Ciel !En fruits, déjà ! au-delà de toute saveur.— Éternel dans notre éphémère.Splendeur amèreet doux Bon Heur.Arbre tu es, où que je sois,Arbre tu es, si je demeure.Et, je me confie à ton OMbreDans L’Alpha & dans L’OMéga. MOURIR (I) : Savoir, au premier regard, que l’autre vous sera repris ; mesurer ce que le vide autour de lui découpe déjà du monde ; connaître d’un coup que ce monde même ne sera réel et tangible qu’à l’entour seul de son amour qui se dérobe sans le savoir encore. Or, approcher ce corps, le reconnaître pour être soi, pour naître ; et le connaître encore, non comme condition du décor qui l’entoure mais comme raison ; perdre raison pour lui mais pour raison garder, puisque l’on sait qu’il est à toute condition l’enchantement nécessaire pour qu’il y ait un monde ouvert, pour que le vide autour de lui ne nous soit jamais plus fermé. Savoir — savoir enfin ! — savoir avec terreur pourtant et cependant serein, qu’il restera ouvert, et, à jamais, quand bien même, quand, demain, lui ne serait plus ; lui disparu : resterait, sera, demeure ce monde ouvert par lui ; lui disparu : le monde autrefois vide, aujourd’hui si pleinement plein de lui, reste, sera, demeurerait soi ; restera soi pour témoigner de lui, de moi. Avoir — mais cette fois pour être, et, cette unique fois, — avoir trouvé sa terre en l’autre. Pouvoir crier : « Terre ! », et sa faim ? Notre « terre comme au ciel… », Terre-éther ? Dans la perdurante durée du rien : ce pointillé qui s’obstine à tracer la frontière entre ce qui n’est pas, ce qui n’est plus et ce qui est, ce qui demeure, en fait, qui fait du monde une demeure, d’imperceptible habitée. Puis se retrouver seul. Se trouver : « seul au monde ». Se trouver ou se retrouver ? Dire — ou ne plus pouvoir dire — que : « Je suis sensible à la matière de moi-même, en ce qu’elle s’enfuit. » Alors reconnaître dans l’autre ce qu’on pourrait perdre, pour l’avoir déjà perdu ; déjà. Reconnaître et naître pour l’autre à cette attente infinie qui nous prolonge dans l’insondable mais qui se révèle par lui. Aimer l’autre, pour ce qu’il attend, et, le savoir en soi encore à naître indéfini, sempiternellement. Là.* En mourant, ceux qu’on aime d’amour emportent — semble-t-il — la pesanteur du Temps, son poids, ne nous laissant qu’un temps abstrait, nous laissant dans un temps abstrait, où, seuls, les images, les sons, les parfums, les saveurs, les touchers aussi, ont cette couleur particulière, particulière et immuable, que l’on nomme « couleur du temps » ; mais, ceux qu’on aime d’amour partis : il n’y a plus de saisons autre qu’un automne qui tend, imperceptiblement, à nous mener vers un Hiver qui ne peut effacer la mémoire et de L’Été, et du Printemps. Pourtant ! On peut se demander si la mort n’est pas la quête la plus longue dans la recherche que l’amant(e) fait pour l’aimé(e) de l’éternel été. Pourtant, si la guirlande des jours que Le Temps nous fait porter est souvent couronne d’épines depuis le départ de l’absent, toujours marqué comme une croix au haut des jours, c’est encore L’Absent lui-même et qui nous aime pour toujours, qui la transforme, par l’amour qu’il nous laisse au corps, en guirlande de la Saint-Jean, pour des fiançailles qui n’auront de fin qu’avec nous. S’il est vrai que seuls les battements d’un cœur peuvent mesurer la trace des jours quand l’oubli répandit sa neige alors, jusqu’à nous perdre : là, remontant alors la trace des jours, c’est aussi le cœur qu’on retrouve mais autre ; autre et enfin marié à l’autre ; jamais sien. Perdu et pour jamais, on est alors sauvé ; passant à jamais pour « perdu ». — L’Absent ? : cette neige à la cime, éternelle virginité des plus hauts de nos jours.— L’absent ?— Cette neige à la cime, et cependant, l’été encore. Vertige haut des temps mêlés : hiver-été ?* Qui dira l’indéfinie mise en abyme de ceux qui s’aiment regardant ceux qu’ils aiment séparés de qui ils aimaient ?… Qui la dira l’indéfinie mise en abîme qui nous engloutit tous, et, à quoi bon, peut-être ? On a bien parlé, trop parlé de « présences irremplaçables », mais, mieux : qui l’on aime est celui ou celle dont l’absence est irremplaçable aussi. Absence — Absent, jusque dans l’absence — ô mon Présent définitif ! Déjà : l’être aimé est de tous le plus présent parce qu’il est le seul à savoir, même présent, être absent, en nous permettant pleinement d’être soi pour lui, puisque c’est ainsi qu’il nous aime. Puis : l’absence ; le vertige d’une présence, partout, toujours recommencée. Vertige persistant de tout abandon qui demeure et ne nous abandonne pas, lui seul. S’il fallait à l’absent quelque définition pour être alors même qu’il se suffit pour être et sans définition, je dirai que, de tous, il est : « le présent magistral ». À nul autre pareil, elle ou il fut : à nul autre pareille, alors, est son absence ! Et, toujours, « autre ». Et toujours autre aussi ! L’autre : ma providence, ô provende de vie ! Oh non ! L’absent n’est pas la nostalgie ; mais l’impatience ! Et vraiment, ce qui détermine et qui définit l’être aimé, c’est une absence inimitable. Absence, merveilleuse absence de l’aimé(e) qui le ou qui la recompose telle qu’elle ou qu’il a toujours été dans le désir qui l’inventait. Avec quelle fantaisie grave, l’inventait-il ou elle, cet être, ce désir, ce désir d’être, immensément accouché et porteur de l’univers même. Dans quelles douleurs accouché aussi ! Désir, qui, sachant qu’il portait ce monde, ce monde qu’il avait incarné, qui l’avait incarné aussi, se déchirait pour l’accoucher. Or, mettrait-on — qui mettrait — un enfant au monde pour seulement le reconnaître ? Si l’on met un enfant au monde, c’est pour le connaître d’abord, naître avec lui. Ainsi, l’absent. Ainsi, L’Absent né de nous et de qui l’on naît. Cet « or ». Car l’absence, c’est « l’enfant libre » : enfin debout, qui court les champs ; c’est l’enfant dont s’entend le chant dans la fleur même du silence, en suspension : fleur de farine, enfant du blé, farine pollen révélé au moindre rayon, au moindre souvenir solaire d’un regard tendre, porté sur la bonne terre d’un sourire, la fécondant, au plus profond ; le blé des mots prêt à pousser, le blé des mots prêt à mûrir ; le blé des mots prêt à faucher, prêt à moudre et prêt à battre ; et prêt à cuire, pour faire le pain de nos certitudes : pain quotidien, pain tout rond ; soleil des blés, à partager avec le plus pauvre, en chemin.* L’autre : « notre pain quotidien ». Ah ! « Donnez-nous » encore « notre pain quotidien » après la mort. Qui dira qu’il existe aussi un pain des mots, un pain des gestes : pétrie, la pâte d’un tout du monde qui lève d’un rien mais de tout ce qui nous nourrit, et qu’on partage. Si l’absent crée L’Absent, L’Absent : pour partager le pain de la douleur toujours avec le pauvre, avec le plus pauvre, en chemin ; et parce que le pain de la douleur partagé devient le doux heur du jour où l’on s’attable : s’attabler partout avec lui. L’autre, notre partage quotidien. Ah ! Donnez-nous encore, notre partage quotidien après la mort.* Là, soi ; quelque soit la surprise encore : encore soi, et, l’autre, levé dans le silence, apprenant La Leçon de L’Arbre mais droit comme la gerbe neuve, mûre, protégeant son Épi et ployant pour se redresser sous les vents podestats : pour se dresser plus haut encore parmi la confusion de leurs diktats contradictoires, dont elle ne retiendra, dont elle n’a choisi de retenir, que le souffle (ce souffle qui leur échappe), que la fraîcheur — cette fraîcheur clandestine embarquée par eux ! —, venue des lointains, sans qu’ils sachent. On l’a dit, je l’ai dit, il s’est dit déjà : L’enfant, c’est « soi ». Fusionné, neuf, eucharistique ! Là, — quelle que soit la surprise encore : encore soi. Là, soi, et, l’autre, levé dans Le Silence — Grain d’or ! Il n’y a, il n’est, ne sera, de pain sans grain d’abord à moudre ; et nous sommes le propre grain de notre pain. Rien, ni personne, ne nous évitera la meule que feront tourner les ailes de nos rêves cargués de nos linceuls futurs, soumis, livrés enfin, à la violence des Vents en rut. Rien que cela : ce broyage, la vérité de ces grains craqués éclatant sous la pierre ; cet anéantissement de blancheur soudain ; cette fluidité inespérée encore ; puis l’eau, la baptisant ; puis le pétrin, le feu, alors : pour calmer notre faim de partage. Boulanger de l’âme. Nous sommes, chacun cherchant notre levain. Mais avant — car, avant ! — Brindilles vibrant à l’humain, tige de blé vert. Qui de nous trois ouvre la terre ? La Terre ? Moi ou l’absent ? Les trois ? Et pour quelle germination ? Survivre : est-ce « pain quotidien » ? Survivre. Et ce « pain quotidien » déjà transformé en espace. L’absence nourrit nos blessures ; c’est le soleil qui les mûrit. Complexe flétrissure de la saveur !* L’absence : ce dénuement qui ne peut être un dénouement ; ce dénouement qui ne peut être un dénuement. Veuf, mais ne l’est-on pas d’abord de soi ? Perdu, mais ne l’est-on jamais plus, de fait, qu’une fois pour toute arrivé ? À jamais incompris dès lors ? Mais ne l’est-on pas alors pour comprendre ?… Qui sait marquer la lassitude au coin du doute et nous sauver, sinon l’amour ? Or, nous sauver de quoi, sinon de faim d’Amour ? Pain de l’amour. Anorexie gourmande et de l’amour encore, de l’amour en corps, et le jour. Aimer permet de définir l’espace de l’éternellement vierge, de l’éternellement jeune, de l’éternellement donné qui se donne, même abandonné. Et nul ne peut dire à l’absent : « Comme je vous ai aimé ! » ; on ne peut lui dire jamais que : « Je vous aime ». Certes, on ne peut pas survivre au départ des siens : on ne peut que vivre, pour eux. Tenter de comprendre ce qu’on nous a pris pour l’emmener partout avec soi, ne plus le quitter, ne pas le trahir, l’avoir fait sien, le faire soi. Vivre ! Ne plus rien attendre mais bien plutôt tendre vers : c’est là le cadeau de l’absent et sa leçon. Et, parce que le souvenir d’un bonheur c’est déjà mieux que l’absence du bonheur en somme : tout ce que nous donne L’Absent nous le donnons à La Vie, qui nous fait le rendre à la vie. Mourir. Et, regarder, encore.* Ce n’est pas tant la confusion qui est confuse que nous quand nous l’affrontons. Lorsqu’on ne voit autour de soi que des vies dévastées. Le grand bois, ce grand bois de La Mort devant nous, et, à l’orée — comme à l’orée —, L’Absent, qui nous fait signe ? Les morts, si « les morts vont vite… », l’absent les précède, partout. Qu’en sera-t-il de moi, car, comme vous sans doute, j’ai connu des vies qui depuis longtemps semblaient arrêtées, lesquelles courraient pourtant, vertigineuses, telles : au point même que leur mouvement devenait invisible aux autres. J’en ai connues aussi qui paraissaient jaillir, fuser, pour tous, et, qui, de près, avouaient l’état formidable, quasi magique, diabolique, irrémédiable apparemment, dans lequel elles étaient : figées. J’en ai vu tomber sous le charme : confondues, plus tard, pour avoir confondu hier ce qu’il ne fallait pas confondre. — Regarder ?… — Voir ! Ce n’est pas tant la confusion qui est confuse, que nous, quand nous l’affrontons.* Si l’on n’était pas précédé par tout ce que l’on a pu croire et, sans cesse, porté plus haut par tout ce qui nous fit chuter ; si au souffle brûlant du rêve — éclatant ! — le grisou du monde en nous défigurant ne nous faisait pas la face plus belle ; si les clous de la trahison forés par Le Destin ou par les hommes dans ces paumes ouvertes qu’on invite à passer à table en riant ne nous apprenaient pas à ouvrir mieux les bras et à souffrir comme à sourire ; si tout cela qui nous détruit ne nous construisait pas… : qui referait ce monde à naître, qui croit être et qui n’est, de fait, pour tous et pour nous, jamais que par ce qu’il n’est pas ? Mais, eux ne savent pas — eux — ; et, nous, nous le savons. C’est à nous de porter, de laver « le péché du monde » si laid, s’il est au monde ; c’est à nous de « sauver » ce monde, de dire qu’il est « beau », toujours !* Sans doute les jours où nous croyons sont-ils bâtis sur ceux où l’on ne croyait plus : toute croyance n’étant ainsi pas le contraire, mais bien l’envers du doute. L’amour ? La seule occasion avec la douleur de montrer notre dignité ; c’est peut-être pourquoi la douleur se révèle toujours tôt ou tard la secrète épouse de l’amour. Puisqu’il fallait — puisqu’il fallait—, puisqu’il fallait cette « leçon de ténèbres » pour inventer la clarté ; puisqu’il fallait ce coït de l’amour et de la douleur, ce ventre de la mort pour nous réaccoucher. — Mais qui croirait que la matrice et le sexe à passer de la mort alors fut un pont, et, nous, chevalier ?…— Ah ! L’« Amor », « fin’ amor » « cortoise » de la « mort-amère », « cortoisie » ; « fin’ amor », toujours d’« Amor » recommencée ! Quelle « queste » singulière de l’autre que celle que nous impose la mort. Quel voyage étrange : d’un à l’autre port, d’une à l’autre rive, pour se joindre l’un à l’autre. Quel singulier « Pont de l’Épée » à traverser, dont, foin de notre quarantième lion rugissant dans nos jours de jeûne au désert, le silence et l’invisibilité sont les plus pernicieux mirages créés par la force de désunion du Doute — du Mal ? —, qui, menteuse, nous les envisage, pour nous dissuader de traverser. Trouverons-nous la « conjointure » ? Pour nous sauver ? C’est un peuple, sur l’autre rive ! Un peuple, qui nous attendait.* L’absent rend présents les vivants, nous contraignant à le redécouvrir en eux. L’absent n’est pas celle ou celui éternellement qui s’en va, mais bien plutôt celui ou celle éternellement qui revient. — Se dépensant sans compter, par lui, n’être plus que la petite monnaie de l’autre pour les menus frais de sa vie ; n’être que ce qui reste, quand il a tout donné comme soi-même et nous, parce qu’il aime aussi. La règle, toujours l’unique règle, après : être plus en situation de transmettre que de recevoir, ne plus recevoir qu’en se dépouillant, sûr — tellement ! — au fond de soi, toujours porté par ce murmure qui est comme sa voix et qui nous désenmure : tout ce qui est donné à quiconque est donné à l’absent qui nous le rend. L’Absent dans l’absence toujours : la première mort du premier amour, mais l’éternelle renaissance au cœur du jour pour qu’il prenne corps, soit debout ; le ciel déjà dans une main, nous tendant l’autre. Alors, encore : Le Rythme, Le Souffle et Le Sang. — Le rythme ? Le souffle et le sang ?…— Naissance donc ?— Eh bien. Une naissance, c’est toujours sale. C’est un sale pour un bien. Et c’est cela qui est beau. La mort nous naît. Car La Mort nous naît l’un à l’autre. Par les autres. Tout un peuple nous attendait. Ainsi, mille amitiés et mille mercis à l’absent pour ces amitiés qu’il nous laisse. Inconnues. Autant de surprises d’un temps qui passe et passe encore pour n’être que d’inattendu tout comme hier ; comme un futur trouvé, perdu, encore ici comme de lui ; et, pour L’Absent. Mille mercis pour ces amitiés d’infortune, compagnons vagabonds unis par la fraternité du pire : pour un meilleur auquel nous avions droit, où l’autre, d’autres, tant d’autres enfin, trouveront cette bonne fortune qui leur fera force de loi — que nous tairons en leur donnant, — qu’ils emporteront en nous remerciant sans savoir jamais à qui ils la doivent.* Dès lors, demain, même mourir — « demain » — ne restera qu’une hypothèse.* Dès lors, demain, même mourir, « demain », ne restera qu’une hypothèse aussi ; s’il nous faut traverser le temps encore. Qui sait ? : jusqu’au terme ? Qui le verra saura. Arrivés à un certain âge, les grands vieillards tiennent leur vie dans leur main. Quand ils estiment qu’il ne vaut plus la peine de vivre, que ceux qu’ils aiment, ceux qu’ils aimaient, sont de fait de l’autre côté, même s’ils gardent des attaches, des attaches mais soudain qui, soudain, ne sont plus des liens auprès de quelques-uns, ici ; si, de rester enfin — ils le sentent un jour — trahit les morts : ils ouvrent leur main, cette main, et leur vie roule, elle roule, alors, d’un coup. Oh ! pas comme une pelote : il n’y a plus de fil ! comme une petite bille d’agathe : une toute petite bille qui, dans un dernier rire d’enfant, rebondit sur le sol encore. Puis, se tait. Ainsi, l’absence seule,… ainsi, L’Absence, enfin, finira par tuer l’absence, pour redevenir présence. Car nous resterons avec tous. MOURIR (II). DÉSILLUSIONS : On dirait qu’aux désillusions, les médiocres — les « encore-médiocres », disons, — d’instinct, enfin subtils, ajoutent aux désillusions, lorsqu’ils éprouvent un combat. Savent-ils que leur fardeau même, et sous leur fardeau même, et, par leur fardeau même, s’invente une légèreté bien indicible à laquelle nous ne serions jamais parvenus par nos seuls efforts ? La bassesse nous procurant, prodigue, de la hauteur : de l’air enfin plus pur ainsi, aussi est-elle toujours remerciée ! Sa Rédemption, hélas, ne fait qu’ajouter à sa rage : elle seule n’est pas sauvée.* Je pense que même les imbéciles — même eux ! — ne peuvent pas séparer ceux qui s’aiment. Je le pense, et j’ai peut-être tort. L’absence, creusée ainsi traîtreusement par la jalousie ; la séparation, tramée ainsi haineusement par des idiots et qui savent trop ce qu’ils font : des médiocres dont le plaisir est de casser ce à quoi ils n’atteindront jamais, pensent-ils, est, peut-être, la plus douloureuse — qui n’y aura goûté ? — ; mais, au fond de cette douleur, comme au fond de toute douleur d’amour, il y a un enfantement : l’enfantement d’un soi meilleur, encor meilleur, d’un soi que l’on destine à l’autre, même et surtout s’il vous est perdu à jamais ; perdu, parce que Le Mal aime casser, jaloux de tous, de tout, de vous : pour voir ; pour « ça » : pour voir ; pour rien. Il faudrait néanmoins qu’ils sachent, puisqu’il faut qu’ils sachent un jour, ceux-là, ces pauvres-là ; il faudrait qu’ils sachent un jour, au moins cela, ceci (Si ! et, si fait !) : il faut savoir pardonner aux êtres La Grâce qu’ils ont reçue. Pour beaucoup, c’est bien là le plus impossible : ils ne voient que la lumière mais jamais l’incendie, jamais, non, l’incendie — jamais —, qui en résulte. Aveuglés qu’ils sont par l’envie, pour eux, La Grâce n’est qu’un privilège accordé, qui, par surcroît, se paie leur tête ! Aucun n’a jamais mesuré les privilèges désastreux de La Grâce née de « La Dure Tendresse de Dieu », qui font d’elle moins une fonction qu’une charge qui invite à se surpasser, et, dont on sait bien, dont on sait, à chaque instant, qu’on peut être déposé : allant même jusqu’à le souhaiter — parfois — lorsque se fait trop fort, déjà, par manque de foi cette fois, le sentiment profond de n’être — de n’être au fond —, de n’être plus que l’ombre de La Lumière qui nous aura choisi pour la porter. — Mais, les autres, voire l’autre, en attendant L’Autre ; les autres, s’attendant autre, soi ? « Hygiène. Conduite. Méthode. » Les autres ; l’autre même, oui : Oh ! qu’en faire ? Comprennent-ils ? Comprend-t-il, lui-même ? Chacun comprendra-t-il jamais ?— C’est selon, disons-le… Ah ! disons-le ! Osons : est-ce et serait-ce, là, selon notre désir de pardon ? Sagesse, conscience… : est-ce pardon ?* Faire abandonner les illusions avant qu’elles ne vous abandonnent. C’est peut-être pour cela que l’on est dur parfois avec l’autre, lorsqu’il ne devient décidément plus ce qu’il est, qu’il n’est plus, même plus, déjà, ce qu’il était. Ce qui fait les hommes, ce sont les événements ; mais qu’est-ce qu’on fait — Eh ! qu’est-ce ou quoi ? ! — lorsqu’il n’y a pas d’événements ?… Beaucoup d’amitiés pour parvenir à l’amitié. Beaucoup d’amours pour parvenir à l’amour. Les hommes sont ce qu’ils sont, et, si c’est déjà trop ! parfois « ce n’est pas si mal ». Je pose la question : est-ce un leurre ? Est-ce un leurre, la question qui se pose là ? Est-ce un leurre qu’un « moi », tranquille, délicieusement désabusé, avec cette vie devant soi encore, et, puisque les amants sont toujours séparés quoi qu’on fasse, seul, se demandant : « À quoi bon la vivre ? ! », se questionnant, certes, mais traversé, crucifié presque par leur sourire — même figé, — se disant que : « Vis à vis et au front de la condition humaine, il n’est rien de plus définitif, de plus revendicateur, de plus démiurgique, et, peut-être — c’est à définir à jamais — de plus christique, hors eux ? » Si ce n’est pas un leurre, qu’est-ce ? Car, tranquille, et délicieusement désabusé, avec cette vie devant soi encore mais au-delà d’elle, quand se découvre : la joie, la joie profonde, et constante, et quasi égale toujours, et comme déjà au-delà des jours, du « mystique » : est-ce, là, la joie d’un moi libre, ou illusion ?* Nous sommes à ce point habitués à toutes les trahisons, que lorsqu’il advient que nous rencontrons enfin L’Amour — est-ce Hasard ? —, souvent nous n’y croyons pas. Notre vie, après les avoir subies, se passe à fuir les déceptions, et, pour la plupart, nous avons perdu cette ineffable, jumelle et déjà amoureuse, fonction de nous émouvoir et de croire. Pourtant, nous portons tous en nous un paysage unique : Le Temps ne parvient pas à l’effacer ; une musique imperceptible partout reconnue où la vie chante malgré tout et qui enchante : rien ne parvient à la couvrir ; un visage souvent reconnu qui soudain ne ment pas, ne ment plus : rien ne parvient à le voiler ; une enfance que certains d’entre nous n’ont même jamais eue et qui est, qui demeure là, là pourtant, la seule chose à laquelle on puisse encor croire ; une pureté — mieux ! infime ! enfin ! — que l’on n’a peut-être jamais connue et qui finit par être la seule chose qui compte, qui depuis toujours a compté, à quoi nous voudrions, secrètement, souvent sans oser l’avouer, voir atteindre et se résumer notre vie.* Dès lors, alors,… ce monde encore, ce monde avec… : la jalousie ? la méchanceté ? l’universelle médiocrité que nous partageons tous ? Oui. Oui ! Oui : ce monde inchangé ; inchangé, à jamais semblable. Cependant, pour autant, pourtant : de guerre lasse : que de victoires ! De guerre lasse : que d’armistices ! De guerre lasse : pour La Mort, que de redditions. Alors, « en fin » à terme, enfin, — je veux dire : demain encore — berger enfin sauvé, berger insoupçonné, pouvoir dire se dire : « J’ai démonté le ciel, comme une arche perdue, comme une arche à refaire, et, désiré la pluie. Je n’ai eu si longtemps pour autre vertu que ma nuit ; pour première, ma patience. Rien ne fut aussi fort que l’effort qui me lie à l’espérance ; car nulle bête en mon troupeau ne fut honnie. Toutes aimées ! Toutes suivies à l’assaut des sommets anciens dont est perdue la route. Nulle déroute ne me fit oublier jamais la transhumance et le pacage de ces âmes simples, de ces âmes saintes, de ces sentiments, tous proscrits, qui cherchaient encore un berger pour être encore et au cœur du désastre, vives. Vivant encore, invisible, seul, j’ai gravi les routes anciennes, j’ai gravi ces routes anciennes, dont le chemin est oublié, pour les sauver. Et si j’ai renié le monde, c’est afin de mieux le sauver, par elles. Et si j’ai renié le monde, c’est afin de mieux le sauver. » Cela, ceci, le dirons-nous ? Qui ? Qui d’entre nous saura, pourra conclure ainsi sa vie par ces mots-là ou leurs semblables, des mots frères ? Là est la question ; « That is the question », la seule, le doute : Il n’est pas d’Hamlet, hors de « ça », hors-là, dans « le théâtre du monde ». C’est cela qui compte et qui comptera ; rien que cela, cela qui fera le décompte et de nos joies et de nos risques, de notre prix ; en un seul mot : notre salut. DÉSERT (I) : Il restera toujours assez de soleil pour dessiner une ombre. Mais je pose la question : où est L’Ombre dans l’ombre ? Et Le Soleil dans le soleil ? Je pose la question : et Le Soleil de l’ombre ? Et L’Ombre du soleil aussi ? Où ? Où, aussi ?* Il faudrait pouvoir danser l’arbre et l’ombre ; à l’ombre de L’Arbre : la source ; et la source à L’Ombre de l’ombre ; et leur commencement. Or, le maître de danse, Le Maître de tout Commencement : celui qui peut réinventer d’un geste L’Ombre et La Source, la source et leur commencement dans l’or du jour comme du Jour Premier, c’est L’Absent. L’absence, car l’anéantissement même s’est révélé une source. L’absence : dans la sécheresse, comme au cœur du débordement. L’absence est ce débordement. Que ce soit de douleur, que ce soit de tendresse ou d’amour fou, l’absence est toujours un débordement.* Désert : des étapes à marche forcée vers le rien, pour atteindre un Tout qui nous satisfasse. Dunes. Dunes d’absence ! Architecture de l’affaissement, mais : quelle douceur ! Langueur des corps. — Et toujours à attendre la mer ! — Désert : à la recherche d’un nuage. Il n’y a guère que les nuages qui soient sans âge.* Certes, rien ne remplace le désert pour qui veut découvrir La Source, sa source et l’oasis. Seul le chemin du désert mène à l’oasis. Pris dans la canicule pétrifiante du quotidien, comme brûlé en plein désert par le simoun, et, gelé par le tourbillon d’une tempête de sable, à l’ombre d’une absence, là, dans son ombre, pourtant chante une source qui nous sauve et qu’on ne peut nommer ou du moins si imparfaitement qu’on ne pourra jamais vraiment la remercier. Non. Non, ce ne sont pas des pierres qui jalonnent jalousement le pas des poètes à même la vie, mais des sources. Chacun peut y boire, pourvu qu’il les trouve. Elles sont toutes enchantées, et chantent. C’est à qui saura les entendre.* De la liquéfaction des pierres au bord des sources et des puits, et des sources au fond des puits : c’est de cela que doit traiter qui veut disserter sur l’absence. Puits de l’oubli (l’absent), et, comme au bord de la margelle : nous, pour quelque chute, infinie. Au fond, L’Absent : toujours étal, notre réverbérant. Et, puis, l’absence. Désert. Absence : la soif disparue, perdure le goût du sel !… DÉSERT (II) : « Hic et nunc » il y aura toujours des veilleurs dans la nuit, qui allument des feux solitaires, dans la nuit noire, attendant L’Aube. Paroles d’aubes. Paroles d’eau, où se mire le jour. Seul, sans ce reflet, n’existerait pour personne. Se jeter dans les eaux lustrales de L’Absence pour une noyade éblouie ; si, à ceux qui ne savent, n’apparaît, ne paraît que mort : Mort, Obscurité, Oubli.* Car seulement dans le désert, toute vie est un miracle. Et, plus avant dans le désert, or, plus avant dans la saveur ! : celle, née de la seule coulée et de la sève et de la lave enfin mêlées mais lavée d’elles ; celle, dont le souffle seul, porté sur le dur hiver mais passant sur lui comme une aile, pollinise — par elle rendues à nouveau visibles — les forêts de milliers d’ailes ; celle, dont le chant enfoui qui dort, sort des « Enfers » avec la source bourdonnante entre les mousses butinant ses eaux éternelles ; celle, dont la voix étincelle sous le silence !* Ah ! le frémissement ne connaît-il rien de la profondeur et la profondeur est-elle trop loin du frémissement pour qu’elle y affleure comme un sel d’un sol dans un frissonnement d’écume ? La présence ainsi est-elle trop loin de l’absence aussi ? Ainsi, le mouvement de l’immobilité serait-il, comme ici, aussi, ou, tout est-il plutôt indissolublement lié, et, la mer, est-elle toujours sous la terre à bruire imperceptiblement de ses marées, et à attendre ?* Un absent, c’est toujours un fleuve qui débouche sur l’immensité du « Réel » insoupçonné jusqu’au delta, et, qui ne se souvient plus, dès lors, de ses sources du transitoire que de l’éclat intemporel qu’elles pouvaient avoir, qu’elles pouvaient avoir, déjà ! Absence : présence ardente, qui, d’abord, nous glace, fait fondre pourtant notre cœur d’abord, et pour qu’il se répande, or, afin que, se répandant, il réponde à toutes les soifs. Et dire que nous portions fleuve et source gelés en nous ! Comme encore : L’Eau et Le Feu ! L’Absence : ce bûcher délicieux où l’on trouve sa liberté, dans le feu ! Comme encore : Le Feu et L’Eau ! L’Absence, dans le cours du fleuve : vivier de flammes neuves, foisonnement allumant au fond, sur le lit des jours, le rutilement des trésors du Temps méconnu. Alors !… Voix (poèmes)