Modi le Maudit Jean-Louis Cloët, 11 janvier 20082 août 2023 Un autre volet de l’ensemble poétique consacré à L’École de Paris : Modi le Maudit ; trente-six tableaux d’Amédéo Modigliani, trente-six poèmes qui les éclairent. Le recueil date de 1984 ; jamais publié, il avait été salué par Pierre Seghers à qui je l’avais présenté : « Modigliani est là debout devant moi. » [Corrélats : Soutine soûl ; Jean-Marie Drot le Magnifique]PORTRAIT DE CHAIM SOUTINE Il a l’air d’un jeune mort danssa veste couleur de terre ;s’il est né d’avant-hier, le re-gard dit le contraire. On lit dans la bouche ou le dégoût ou lacolère de ceux dont on sefout. Il a, bien à plat, sur cequ’il n’a pas dans ses poches, la paume de chaque main, commes’il y cachait la misère,son tout, son bien. On peut croire qu’il les tend, ces mains, tout commevoleur : montrant bien qu’il n’a rienpris d’ici, qu’il n’emporte rien.* PORTRAIT DE CHAÏM SOUTINE Un verre sur la table est vi-de. Fibreux, les yeux sont remplisde cheveux filasse, de vi-de. L’une à l’autre nouées, les mains, sur le pantalon taché,respirent, les veines gonfléesbleuies par l’angoisse. Il est assis,un oeil refermé à demi, seul, il semble révolvéri-sé sur sa chaise dans ce ca-fé-bar. La bouche et la cravat- te sont dénouées de l’avant-veille. Il essuie, des bras, souvent,un nez qui goutte obstinément.* MADAM POMPADOUR Mousquetaire, l’amazone a le cha-peau belliqueux comme un cul de coq. Né-gresse de par l’ombre, cuivrée, son pla-teau ne lui distend plus la lèvre, mais, plus encombré que l’étal d’un rôtis-seur de foire, il écrase son chignonaussi clouté d’épingles qu’un féti-che, qu’un poupée vaudou. Dessus, son oreille, fripée comme celle deschoux, est rouge-vif. Sa bouche, fendued’une entaille à la verticale, a l’air d’un trou de tirelire mignarde etlibertine. — Des volets clos, la rue,puis elle… A son cou, pend un coeur de pierre.* ALMAÏSA La belle étrangère moukè-re, en un bistrot de Montparnas-se, est assise sous une gla-ce où son prénom, Almaïsa, est écrit comme au rouge à lè-vres. C’est Almaïsa, la prin-cesse chaste, Almaïsa l’in-touchable, qui ne craint plus rien. Sur sa robe, elle étend la maincomme pour se cacher le se-se ; un serpent lui monte le bras. Pour demi malgré son dédainla bouche rie ; ses beaux yeux secsbrillent des larmes d’autrefois.* NU DEBOUT. ELVIRE Le linge qu’elle tient devantson ventre avec ses mains, c’est unnuage. De face, ainsi, danssa nudité nue, si simple en fait et chaste même, elle a uncorps de jarre d’argile dontles bras fortement arqués, fins,sont les anses fragiles. Bien en face, presqu’un défi : sonregard doublé par celui desseins. Une tige, c’est le cou, supporte une pivoine, c’estla bouche. Elle a du cheval lescrins, comme lui rêve debout.* FILLETTE EN ROBE JAUNE Jeune fille au long corps dressécomme une gerbe, avantque le vent l’ait couchée, avantqu’une main te moissonne, l’é- té finissant déjà sous l’au-tomne, avant qu’on te jette surl’aire où tu seras battue mûre,et foulée, puis secouée aux quatre vents quand on voudra sé-parer ta jeunesse de toipour ne garder que ce qui peut être broyé. Ton destin, c’estd’être farine. Et l’air, perdrale chant du vent dans tes cheveux.* PORTRAIT DE LUNIA CZECHOWSKA Des yeux vides, si bleus, si verts,comme une mer qu’on rêve à deux.Que regarde-t-elle au reversdu monde, perdue, dans le jeu d’ombre et de soleils de son coeur ?Il bat, sous la blouse blanchequi semble une voile aux blondeursde l’aube carguée. Se cachent dessous les deux seins, jamais tou-chés. Un camée semble scellerle rabat du col à jamais. Fins, les deux bras pendent, longs, toutcomme des rames, le long dela coque d’un corps de vierge.* NU COUCHÉ, LES BRAS OUVERTS Elle est dénouée comme un noeud s’il coule, et cor-de neuve de fakir, prête à se lever jus-qu’au ciel, magique, elle n’attend qu’une mu- sique pour bouger. Corde, qui monte à ce corps,jusqu’au ciel bleu de nuit d’été du coussin, jus-qu’aux étoiles éloignées dans les deux nu- ages des seins, jusqu’à la lune de la bou-che au deuxième quartier : l’infini le regar-dera par deux trous noirs ; au delà, le regardd’une femme le rendra au monde, mais dou- ble de cet autre monde, et de ses bras. Comme au-tant de soleils qui roulent, ces dessins, murexsolaires du couvre-lit, c’est la mer. Le sex-tant ce son sexe est réglé aux chemins d’en haut.* PORTRAIT DE BÉATRICE HASTINGS Epinglée, grosse comme un sou, rouge, labouche, broche, à même la soie du visa-ge, fait pendant au camée brun du corsa-ge et sans doute aux deux fraises des seins dessous. Avec son petit chapeau rond sans bord d’oùne passe pas une mèche, avec ce cousi long, ce teint si pâle aussi, l’ovale ou-tré de cette tête, on jurerait un ré- verbère, réverbère oublié qu’on auraitoublié d’éteindre, et, qui, seul, brilleraitdepuis lors, sur l’éminence labourée des épaules de drap rayé, fanal so-litaire au bout d’un piquet. De par cette au-ra, insectes, la noctambule a ses sots.* NU ASSIS Larges, les hanches comme un bollard où s’amarrer, oùse nouer. Ses deux seins : deux bouées, petites. Le va-rech des cheveux glissant contre son cou cerne le ga-let d’une joue (l’autre jouxte, en équilibre sur le Fou- ji-Yama de l’épaule, ces coquillages célestes fermés, que sontles paupières baissées). Elle est nue (toute nue rigou-reusement), s’appuie à l’un des montants du lit, et, tou-te à l’impudeur de sa pose, elle sent ses seins se gon- fler, durcir. La coquille Saint-Jacques de son mont-de-vénus lui semble s’écailler ; elle sent frissonnerdedans des lèvres roses, les sent comme glacées par l’air se rétracter de tous leurs muscles, mais, proches dese relacher d’un coup, comme s’ouvre, nerf sectionné,le coquillage où quelque couteau s’immisce avec art.* NU COUCHÉ, LES MAINS DERRIÈRE LA TÊTE Béatrice sur le lit, ce sont les falaises deDouvres dans un océan de rouge ; ses seins sont deuxpetits bastions gardant le port. Les arabesques surle couvre-lit ( des hippocampes montés sur des serpents de mer fort gentils ) croisent au large, l’en-vironnent, qui la rejoignent. Béatrice rougit ;ou en dépit, est-ce le rouge de la mer que ré- verbèrent ses joues ? Une vague lèche la plage encontrebas de la plus belle des falaises, celle hy-aline de sa cuisse et de cette fesse à qui ré- pondent l’autre cuisse, une autre fesse, dessous, qui fontcette plage insoupçonnée où accoster de nuit. Sonaisselle est un bouquet de buissons maigres et ras oùse cacher ; près, la bouche : ouverte !… et le port est à nous.* MADAME REYNOUARD Sur la moitié de son visa-ge, elle est restée jeune fille ;l’autre moitié le dément. Àtrente ans pour demi le visa- ge ment, il se masque du mieuxqu’il peut, mais l’autre moitié letrahit. Chez elle, c’est tout lecorps qui obéit à cette loi. Statue d’un côté, et del’autre putain plutôt, elle a,élégante, du haut du creux du dossier, la main qui pend ; àelle l’autre se raccroche àce qu’elle a été, cru être.* LES DEUX FILLETTES Tout habillée de noir commeles mariées pauvres des campa-gnes jadis, elle est veuve deson enfance, du gars qui a quitté sa mère ou d’un pèrequi n’est plus là, qui n’aura ja-mais été là ; il est l’ombresur le mur. Tout contre elle, sa jeune soeur en blanc, s’étant blot-tie, prend toute la chaise ; elle estlaide à faire peur, quoique la grande l’ait peignée, lavée aus-si bien que la mère l’eut fait ;mère, aucun ne la lui prendra.* NU ASSIS SUR UN DIVAN Les banderilles de ses yeux : de quoil’avoir dans la peau ! Nue, assise con-tre un mur rouge, elle torée avec sabouche, avec le soleil de son sein con- stellé de grains de pourpre en sa géo-de ; pour moitié levé à flanc d’avant-bras, disque contre collé il s’aube. O-dalisque, elle a fait glisser jusqu’aux han- ches sa combinaison blanche d’un cô-té ; il lui faut un temps infini pourdégager de sa bretelle un beau bras autre, où faire monter un autre so-leil. En habit de lumière enfin, pource combat, le taureau l’encornera.* LA PETITE SERVANTE Quand on est servante, on n’a pasdroit au visage, aussi n’en a-t-elle pas : rien qu’un brouillon sur un corps de petite fille.Son tablier est rayé surfond blanc de barreaux noirs, grille, son ventre est en prison — Monsieurdoit en avoir la clef. — Elle ades mains comme des godets àdraguer le canal des jours : deux godets à curer la vaissel-le ,le linge sale, la sa-leté des autres, bref, la cras-se. Dans ses grands yeux, plus de ciel.* NU COUCHÉ ACCOUDÉ Petite et potelée, couchée sur des cous-sins, l’un noir, l’autre bleu, l’autre blanc, sur ledivan rouge-sang, elle un coussin dechair chaude ,épais ,une serre chaude où pous- ser. Avec des airs de plante grasse et lasaveur de sa chaleur qu’exacerbe lapourpre du mur, où, juste au dessus de sahanche ,un triangle noir, grossièrement tra- cé au fusain, est l’écho d’un autre plusclair, elle s’accoude, elle sourie, son au-tre bras est replié, et une main con- tre son cou, son coude contre un lourd sein nujumeau d’un autre sein plus lourd est gémeaudes seins. Louve ,au loup ( s’il vient ), elle fait front.* MARGUERITE ASSISE Son corps est un épouvantail. Satrentaine aux seins fatigués la faitsourire et rêver ; elle ne saitplus trop à quoi. Absente, elle est as- sise dans un coin et tourne latête à une porte qui ne com-porte ni poignée, ni loquet, con-damnée. Elle a l’air d’une qui at- tendrait encore sur le quai d’u-ne gare, là, longtemps après quele tout dernier voyageur soit des- cendu, que le train ait disparu.Incrédule, elle ne veut pas, quela vie soit ce rendez-vous manqué.* LA FILLETTE AU BÉRET Cabossé comme ses rêves,son vieux chapeau a roulé au-tant qu’elle roulera. Hâve,sa petite gueule sage, au front semble griffée de quatremèches ; d’un côté un bout detresse pend et sous le feutrenoir où elle l’a fourrée, de l’autre, ne dépasse qu’un ru-ban sale. Elle montre de lon-gues dents dans ce qu’elle croit un sourire ; elle a un air battuet d’aguicheuse ; elle en fait sonrôle, et croit, qu’un, y croira bien.* PORTRAIT DE LUNIA CZECHOWSKA Cette charpente maL bâtiede femme sur fond rouge, aussitordue que le meuble où elles’appuie ; ce visage émaci- é de tant d’années, trop mâle,trop mal vécue. Elle portesa robe comme un valet denuit et n’a de vivant que le nu des bras. Pierrot mal à l’ai-se aux yeux las et vides — Quel hom-me les aura remplis ? Elle a , grand ouvert, un éventail : trei-ze volets de papier blanc, com-me pour s’excuser, d’être là.* PORTRAIT DE LÉOPOLD ZBOROWSKI Des airs de prince florentinqu’on s’apprête à décapiter ;le sourcil haussé, l’air hautain,la morgue rogue qui ne tient qu’à peine aux lèvres duvetées%3 Pères & Mères (nos modèles, nos héros, nos saints, nos valeurs)