Ode à Pablo NERUDA Jean-Louis Cloët, 11 septembre 20072 août 2023 Au Président Salvador Allende, assassiné. À l’ombre du Président Nixon & à sa créature, le dictateur Augusto Pinochet. Aux pauvres victimes du World Trade Center. In Memoriam. « J’ai voulu chanter pour vous autres, pour toute la terre,ce chant de paroles obscures,afin que nous soyons dignes de la lumière qui arrive [1]. »Pablo NERUDA. « Faîtes parler ceux qui n’ont jamais la parole [2]. »Un Chômeur, devenu S.D.F. Aujourd’hui, il y a un Grand Soleil « de sel consumé et de gorge en danger [3] » qui pantèle sur l’Occident… Sans doute, c’est toi, Pablo, qui reviens résider sur terre, parce que tu n’es pas content, parce que… comme un ouvrier fidèle à sa machine, amoureux du travail bien fait — non pas pour le Patron [4] bien sûr mais pour tes frères — tu trouves que tout est à refaire, qu’il n’y a plus « que la nuit accompagnée du jour, […] le jour accompagné d’un refuge, d’un sabot, du silence [5] […] », et que ce n’est pas assez pour faire avec cela l’espérance d’un travailleur… surtout s’il a choisi pour ses frères d’habiter le monde poétiquement [6], de leur montrer — plutôt non : de leur rappeler ce qu’ils savent depuis toujours mais qu’on leur a fait oublier, — toi, tu le sais : « comment l’on fait ».À dire vrai, d’où tu es, tu n’entends plus le chant du monde : celui des peuples, lorsqu’ils se mettent à rêver.Tu es inquiet. O Pablo Neruda, si tu reviens ainsi sous la forme d’un Grand Soleil qui s’effeuille dans le tamis de « filets tristes [7] » de ce matin abandonné par ces pêcheurs, morts depuis longtemps avant toi, prophètes d’horizons communs, de soir de fête… : sans doute, « il arrive », il arrive enfin, « que [tu] lasse[s] d’être [8] » une ombre…Tu « ne veux pas continuer à être une racine dans les ténèbres, vacillant, étendu, grelottant de rêve [9] », tandis que les « notaires [10] » du monde, par ces temps qu’ils font courir avec tous les hommes (ces hommes dont ils font des chiens), ne sont plus effrayés par rien. Non. Si tu reviens, c’est parce qu’ils prennent toujours avec plus de profits leurs paris sur la mort des plus pauvres, que plus personne ne leur répond, et que, plus que jamais, peut-être — c’est là la tentation sordide que tu crains — « il serait beau d’aller par les rues avec un couteau vert et en criant jusqu’à mourir de froid [11]. » Ce « sang dans les rues [12] », ce « sang dans les rues » : tu ne le veux plus ! Tu ne le veux pas !… non !… Oh ! non !… Il faudrait trouver autre chose, tout autre chose. Quoi ?… Toi, tu sais.Toutefois s’il faut se battre, on se battra. Par avance tu es des nôtres ; revenu ici, avec nous. D’abord Soleil… puis Arbre… renaissant de la mer… tu reviens tel un bois flotté vers nous autres ; car tu nous sens abandonnés. Tu n’entends plus le chant du monde. Il te semble tari. L’océan même est muet. Le « chant général [13] » des hommes semble s’être mué, dans des portefeuilles vides qui remplacent les cœurs, en un bruissement de papier monnaie ; et c’est un bruit qui te déplaît puisqu’il ne parle pas des hommes. Mort, c’est ton corps que tu offres encore, Poète ! pour qu’ils en fassent quelque vaisseau, quelque arche de Nemo propre à découvrir l’Amérique, à la montrer dans sa nudité d’os verdissants sous la chair des dollars, pulpeuses rondeurs de starlette qu’un seul pied au cul de conquistador « loqueteux » jouant les plagistes, pourtant, suffit à faire tomber en cendre.Tu rêvais bien d’autres Florides !… « Sur le fer injurié, sur les yeux du plâtre passe une langue différente du temps [14] […] » Mieux qu’un autre, tu la reconnais…Sûr : c’est elle ! Pablo Neruda, mon frère, « tu ne dors pas, non tu ne dors pas [15] […] ». Pablo, mon frère, à présent que te revoilà : ne t’endors pas, ne t’en vas pas ; reste ici, avec nous autres. Dieu jovial, de viande et de vin, de guitare : apprends-nous à nouveau ce chant que tu sais et qui tourne comme un moteur chaud bien huilé de cargo ou de caboteur : grand cœur vivant, au cœur du monde… (6/VII/04) (Ce texte est déjà paru dans cette version en 2004, dans la revue Lieux d’être.) [1] .— « Hymne à l’Armée Rouge à son arrivée aux portes de la Prusse », in Résidence sur la terre, trad. Guy Suarès, Paris, éd. Gallimard, coll. « Poésie/ Gallimard », 1975, p. 215. [2] .— La Rochefoucauld, La Bruyère ou Chamfort d’un nouveau temps, pour survivre, il vendait des cartes dans la rue sur lesquelles il avait inventé et inscrit les maximes des Caractères d’un nouveau temps. [3] .— « Le Sud de l’Océan » in Résidence sur la terre, éd. cit., p. 83. [4] .— Judéo-chrétiennement, selon la tradition, appelons-le : Dieu. [5] .— « Le Sud de l’Océan » in Résidence sur la terre, éd. cit., p. 83. [6] .— Pour reprendre le mot célèbre d’Hölderlin, qui va fort bien à Pablo Neruda aussi, qui donne, lui, la fraternité comme moyen ; on peut penser que c’est plus efficace qu’une solitude exaltée. [7] .— « Penché dans les soirs… », Vingt Poèmes d’amour, VII, in Vingt Poèmes d’amour et une chanson désespérée, suivi de Les Vers du capitaine, trad. Claude Couffon et Christion Rinderknecht, Paris, éd. Gallimard, coll. « Poésie/ Gallimard », 1998, p. 33. [8] .— « Walking around » in Résidence sur la terre, éd. cit., p. 87. [9] .— Ibid., p. 87. [10] .— Ibid., p. 87. [11] .— Ibid., p. 87. [12] .— « J’explique certaines choses », op. cit., éd. cit. p. 163. [13] .— Chant Général, trad. Claude Couffon, Paris, éd. Gallimard, coll. « Poésie/ Gallimard, 1977. [14] .— « La rue détruite » in Résidence sur la terre, éd. cit., p. 91. [15] .— « Tina Modotti est morte », op. cit., éd. cit., p. 196. Pères & Mères (nos modèles, nos héros, nos saints, nos valeurs)