Croire aux lendemains qui font chanter… Jean-Louis Cloët, 24 novembre 20062 novembre 2023 « Le sommeil de la Raison produit des monstres. » Francisco Goya à Roger-Marc, Olivier, Jean-Marc, Jean-Pierre, Christian, et Fabrice, mes amis suicidés, victimes de mauvais maîtres, de « la trahison des clercs » et du dandysme postmoderne… à mes chers amis, mes Grands Aînés Déportés, Lili, Robert et André, Genia, Michelle, Jean, Jules et Émile, qui ont pris leur place à mes côtés… à l’avenir auquel nous croyons encore… Après près de cinq années de compagnonnage et de dialogue amical avec d’anciennes et d’anciens Déportés, je viens de terminer un livre intitulé Petites Suites pour voix seule[1] qui cherche maïeutiquement par-delà leurs récits à rendre compte du message philosophique résultant de leur expérience mais également des « croyances » les ayant soutenus au fil des mois voire des années lors de leur survie pourtant improbable au Lager.A posteriori, alors que la réception et le « succès » des Bienveillantes de l’Américain Jonathan Littell sur les marchés occidentaux du livre semblent brouiller la donne, révéler, réveiller un malaise profond , comment rendre compte d’un tel projet ? DES ORIGINES DE LA CRISE DE LA PENSÉE EN OCCIDENT « Dieu est mort ! le ciel est vide… / Pleurez ! enfants, vous n’avez plus de père[2] ! » C’est là le constat, sans état d’âme pour ce qui le concerne, que faisait le bon « Jean-Paul » — Jean-Paul Richter — bien avant Nietzsche : dès 1790 !… Consécutif au progrès des Sciences, à la révolution industrielle commencée en Angleterre dès 1750, installée dans les mentalités et dans les pratiques économiques dès 1775, se répand en Europe un mouvement littéraire et artistique globalement en réaction contre le phénomène du progrès et ses conséquences dans le domaine spirituel et celui des mentalités : on le nomme, on le sait, le romantisme. Le romantisme est la déploration du monde à jamais perdu de la croyance en Dieu, du recours aux mythes, aux légendes, à la féerie… en un mot : à l’enchantement[3]. La modernité est vécue comme « la chute » dans un univers désenchanté ; c’est le début de ce qu’on va appeler « le désenchantement du monde[4] ». Le romantisme — mis à part le romantisme social[5] qui sauve au mieux sa dynamique, —c’est l’espérance nostalgique et réactionnaire d’un retour à cet ordre ancien du monde ; cela consiste à ressasser — ressassement le plus souvent stérile — sous diverses formes, sur le mode de la variation musicale : « Ils reviendront, ces Dieux que tu pleures toujours ! / Le temps va ramener l’ordre des anciens jours […][6]. » Depuis, pour d’aucuns la certitude est arrêtée : Le monde va finir. La seule raison pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel ? — Car, en supposant qu’il continuât à exister matériellement, serait-ce une existence digne de ce nom et du dictionnaire historique ? […] Nouvel exemple et nouvelles victimes des inexorables lois morales, nous périrons par où nous avons cru vivre. La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle, que rien parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges ou anti-naturelles des utopistes ne pourra être comparé à ses résultats positifs. Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie. De la religion, je crois inutile d’en parler et d’en chercher les restes, puisque se donner la peine de nier Dieu est le seul scandale en pareilles matières. […] / L’imagination humaine peut concevoir, sans trop de peine, des républiques ou autres états communautaires, dignes de quelque gloire, s’ils sont dirigés par des hommes sacrés, par de certains aristocrates[7]. Mais ce n’est pas particulièrement par des institutions politiques que se manifestera la ruine universelle, ou le progrès universel ; car peu m’importe le nom. Ce sera par l’avilissement des cœurs. Ai-je besoin de dire que le peu qui restera de politique se débattra péniblement dans les étreintes de l’animalité générale, et que les gouvernants seront forcés, pour se maintenir et pour créer un fantôme d’ordre, de recourir à des moyens qui feraient frissonner notre humanité actuelle pourtant si endurcie ? […] Alors, ce qui ressemblera à la vertu, — que dis-je, — tout ce qui ne sera pas l’ardeur vers Plutus sera réputé un immense ridicule. La justice, si à cette époque fortunée, il peut encore exister une justice, fera interdire les citoyens qui ne sauront pas faire fortune. […] Et toi-même, ô Bourgeois, — moins poëte encore que tu n’es aujourd’hui, — tu n’y trouveras rien à redire ; tu ne regretteras rien. Car il y a des choses dans l’homme, qui se fortifient et prospèrent à mesure que d’autres se délicatisent et s’amoindrissent, et, grâce au progrès de ces temps, il ne te restera de tes entrailles que des viscères ! — Ces temps sont peut-être bien proches ; qui sait même s’ils ne sont pas venus, et si l’épaississement de notre nature n’est pas le seul obstacle qui nous empêche d’apprécier le milieu dans lequel nous respirons[8] ! Quel est l’auteur de cette fulgurante prophétie ? Jean-François Lyotard ? Jacques Derrida ?… Quelqu’autre de leurs épigones postmodernes fanatiques et besogneux qui pulullent, comme au ciel dans la nuit brasillent ou scintillent les astres morts ?… Pourrait-on hésiter longtemps ? Si le constat désabusé — et ironique ? — sur la modernité est le même, cela sent trop la nostalgie des temps qui l’ont précédée pour qu’ils la signent. C’est en fait de Charles Baudelaire, et cela date sans doute de fin décembre 1861 ou du début de l’année 1862. Dès alors, il semble — bien avant Marcuse[9] et Debord[10], — tout était dit. En matière de destin, rien n’est écrit d’avance pourtant, sauf si l’on dénie par principe et d’avance toute rédemption possible, tout réveil, tout sursaut de l’être. Si Baudelaire, jamais coupé des perspectives judéo-chrétiennes qui constituent sa référence obsessionnelle, conclut : « en réalité le satanisme a gagné[11] » — bien qu’il continue de croire encore, de croire malgré tout, bien avant Bergson[12] et à l’imitation du Pascal des « deux infinis[13] », à « La Reine des facultés[14] », l’imagination, pour lui seule rédemptrice possible pour l’homme, — c’est qu’il prévoit déjà le rire de la dérision postmoderne qui ne saurait que venir saluer de manière dandy, aristocratique au pire sens du terme, toute l’étendue du désastre de la civilisation occidentale sur le mode du « Après moi le déluge ! », devise secrète de Louis XV comme chacun sait… c’est qu’il entrevoit cette pose qui consistera à tourner tout élan vers l’idéalisme en ridicule, et à faire de l’« aquoibonisme » une pseudo éthique qui saura se parer de tous les sophismes pour se faire adorer, pour briller… Prévoyant prophétiquement ce rire-là, s’emparant du rire comme objet philosophique (là-encore bien avant Bergson[15]), Baudelaire, le maudissant, jette sur lui, par-delà le temps, son anathème : « le rire humain est intiment lié à l’accident d’une chute ancienne, d’une dégradation physique et morale. […] le comique est un élément damnable et d’origine diabolique, […] un des plus clairs signes sataniques de l’homme et l’un des nombreux pépins contenus dans la pomme symbolique […][16]. » Pour choisir son camp, sans la moindre équivoque, par avance il fustige, par avance il « fouette[17] » les ricanants : « Le Sage ne rit qu’en tremblant […][18]. » Messieurs les postmodernes, Baudelaire en personne vous condamne, du fond du passé, de la mort ou du néant… de l’Enfer ou du Purgatoire… du Paradis, qui sait ?… DEUX IMPOSTURES QUI OCCULTENT TOUT HORIZON Posthistoricité[19] et postmodernité : deux impostures qui laissent à entendre, qui laissent à « penser », qu’il n’y a plus rien à espérer, qu’il n’est plus de « jeunesse » possible en Europe et en Occident, que le monde occidental a rendu toute âme avec Auschwitz, et, bien sûr, Hiroshima… Dans un monde où la mort de Dieu, la mort de l’Art, la mort de l’homme, et la mort de la Mort en somme puisqu’elle semble ne plus pouvoir offrir aucune espèce d’au-delà, semblent avoir été entérinées de longue date par les chapelles intellectuelles bon-chic bon-genre qui se font les gardiennes du cimetière depuis plus de quarante ans, des voix s’élèvent encore — contre toute attente — qui parlent de la solidarité qui combat la solitude, du courage qui défie la haine et la peur, de dignité et de grandeur, d’« amour » pour risquer le mot interdit, le mot obscène entre tous : ce sont celles des dernières et des derniers Déportés. Seulement voilà, à une époque où — pour emprunter la métaphore à la mythologie catholique — au Christ on préfère une fois encore Barabas… à une époque où — et le dernier prix Goncourt attribué à l’Américain Jonathan Littell le révèle si besoin était — on préfère écouter les bourreaux, même fantasmés de la manière la plus voyeuriste et la plus obscène qui soit, plutôt que de prêter une oreille même inattentive aux victimes les plus réelles… qui les écoute encore, les Déportés ?… Derniers détenteurs d’un sacré pluri-confessionnel sans lequel aucune construction démocratique ou éthique n’est possible, leur message est pourtant d’une étonnante modernité : il s’inscrit et il nous inscrit au cœur de l’Histoire à venir, de ce qui nous attend, nous guette… il nous projette dans ces temps proches où il va nous falloir pour survivre reconstruire de l’éthique, une éthique viable et carrossable, reconstruire des routes, des voies nouvelles, préférer par souci de survie, de vie conviviale, civique et démocratique, bâtir des ponts plutôt que de bâtir des chapelles. Digne élève de Jean Cavaillès[20], Résistant de la première heure comme lui, l’excellent et discret Jean-Toussaint Desanti qui fuyait les interviews et se gardait bien de toute médiatisation sans objet, juste après le 11 septembre 2001 a éprouvé, se sentant proche de sa fin[21], le besoin de confier à son ami Roger-Pol Droit dans un livre d’entretiens[22] — comme s’il nous livrait-là son testament sous forme de prophétie — une prévision laconique : il est vraisemblable que les horreurs du XXe siècle nous apparaîtront comme une joyeuse kermesse comparées à celles qui nous attendent au XXIe siècle. Écoutons, dans ces conditions, ces « voix chères » qui ne sont pas encore tues, et qui nous mettent en garde, ces voix qui nous indiquent en leur âme et conscience, avec tout leur corps défendant, toute leur âme et leur expérience, quelle direction est à suivre. Si la Sagesse, Athéna, naît armée et casquée de la tête de Zeus lorsque ce dernier reçoit le coup de hache qui — en principe — devait immanquablement le tuer et dont il survit, il en est rarement de même pour l’homme lorsque le Destin l’accable, lorsque le Destin entend l’éduquer à coups de cataclysmes, sauf si, comme pour Zeus, le Destin le touche dans sa propre chair, dans sa chair intime et profondément ; parce que l’homme raisonne d’abord à partir de sa propre peau comme le constatait Michel de Montaigne. Un cataclysme, les Anciens en ont connu un il y a un peu plus de soixante années. Le 11 septembre 2001 en est un autre. Du cataclysme de la Seconde Guerre Mondiale et de la Shoah, les Anciens ont tiré toutes les conséquences utiles pour assurer leur survie. Leurs associations de Déportées et de Déportés, d’obédiences diverses, bien vivantes et bien actives, sont encore là pour en témoigner ; mais nous, depuis le retour de l’Histoire, son retour impromptu, fracassant : sommes-nous armés, avons-nous appris quelque chose ?… Sommes-nous réveillés seulement ? Quand l’Histoire s’inscrit au cœur d’un corps, elle inscrit ce corps au cœur de l’Histoire, et, ce corps, alors, devient eucharistique pour tous les membres d’une nation ; partageable entre tous sur l’autel sacré des mémoires, il l’incarne à lui seul, il en fait l’union et la transcendance : il la sauve. « Aux Grands Hommes », à ceux qui se sont sacrifiés comme aux victimes innocentes, une « Nation » se devrait toujours d’être « Reconnaissante ». À chaque nation, chaque civilisation, pour qu’elles soient debout et unies, pour qu’elles aient une dynamique, il faut au moins le sacré laïc d’un Panthéon[23]. L’existence d’un seul Jean Moulin lave la honte d’au moins dix millions de lâches et d’un million de collaborateurs actifs : il suffit d’une poignée d’hommes debout pour porter ou sauver l’honneur d’une nation. Un seul Leclerc fait d’une armée de « clochards[24] » — pour reprendre l’expression de Malraux — une armée de héros vainqueurs. L’aura d’un seul « Grand Homme » au sens où l’entend le Panthéon, donne de la lumière à des millions d’hommes pour plusieurs générations. Nos Déportées, nos Déportés, sont autant de Jean Moulins et de Leclercs modestes et anonymes qui rayonnent encore autour d’eux, surtout auprès de la jeunesse, des adolescents, des plus jeunes qu’ils peuvent encore marquer à vie, influencer durablement dans la conduite de leur pensée et de leur vie. Pour jouer dûment les Leporellos et les Sganarelles jusqu’au terme de la comédie, du drame — « le monde entier [n’]est[-il pas] un théâtre[25] » où chacun doit jouer dûment sa partie ? — devant nos Dom Juans au libertinage postmoderne si satisfaits d’eux-mêmes, qui ont rangé les Dieux, les mythologies, les « Grands Hommes » et tous les récits au placard, dans l’enfer de leurs bibliothèques, défiant pour obtenir une réponse tangible enfin à leur angoisse refoulée tout ce qu’il y avait de sacré, tout ce qu’il y avait encore de sacré en Occident, avec le plus solide bon sens, je continue la tirade… et je prolonge le tir : — Sans Dieu ou principe supérieur allégorisé, Messieurs les postmodernes, il n’y a plus de saints et il n’y a plus de héros (mais cela vous ne le savez que trop bien) ; sans héros et sans saints, il n’y a plus de « religion », du latin « religere » : relier ; sans « religion », il n’y a plus de liens, de lien social ; sans lien social, il n’y a plus de nation possible ; et sans nations possibles enfin il n’y a plus de civilisation. Parce que la mondialisation évacue l’idée de nation et par là même celle des « Grands Hommes », elle instaure les conditions de la déliquescence de l’Occident ou celles de l’émergence de la pire forme de totalitarisme qui ait jamais existé : celle d’un capitalisme sauvage aux têtes invisibles donc inattaquables, d’un grand corps social mou à jamais désormais sans « âmes », sans « grandes âmes », sans « belles âmes » pour le contrarier… et le guider ! s’il est vrai que « tout grand [homme] est comme un second gouvernement dans son pays[26] ». Une question : la pensée postmoderne est-elle encore à même de faire encore illusion longtemps, de faire mine de résoudre les problèmes éthiques nouveaux les plus concrets : les problèmes du chômage dans la vieille Europe, les problèmes de l’affrontement Orient-Occident en cours, et, ceux nés de la mondialisation ? Il est permis d’en douter. Les impostures tôt ou tard finissent par se révéler surtout lorsqu’elles rencontrent l’Histoire. Le temps des amusements de salon est sans doute passé. La postmodernité était une « idée » de temps de paix, une pensée de nantis. En face de l’Occident capitaliste a-religieux, sans « âmes » ayant droit de cité encore pour « le sauver », il y a des armées de fanatiques, reliés par la religion qu’ils ont de ceux qu’ils considèrent comme leurs saints, leurs héros (eux en ont !) et comme leurs martyrs, et, qui, à leur exemple, sont — sinon chacun, du moins, disciples de la cause, de plus en plus nombreux — prêts à mourir, puisque pour eux la vie dans « l’ici-bas » ne compte pour rien[27]. Après un cataclysme, « déconstruire » c’est bien ; mais, à terme, il faut reconstruire : c’est mieux ! Il serait peut-être temps de s’y mettre, et pour ce faire d’unir nos efforts, tous : Juifs, Musulmans, Chrétiens, Communistes, Franc-maçons, Athées… partisans de « droite » ou de « gauche », modérés comme radicaux… tous sincères, tous solidaires… tous égaux dans un même élan civique, un même réflexe de survie : ceux qui croient au ciel, comme ceux qui n’y croient pas[28]. — Utopie ? — Non. Les combats de la Résistance et de la France Libre l’ont prouvé : l’« union sacrée[29] » qui fait la force, celle qui se crée au-dessus des partis, des factions, des confessions et des idéologies, s’est plusieurs fois réalisée pour le meilleur (même en prenant souvent le risque du pire) ; « le sang, la sueur et les larmes », la peur, les risques, l’engagement jusqu’au sacrifice ont été partagés fraternellement pour l’honneur, pour la dignité, un idéal commun de « Liberté ». Les perspectives pour qu’il y ait encore un avenir sont simples : où nous retrouverons ce sens de l’unité, de l’« union sacrée », où les temps du pire reviendront… ne nous leurrons pas une seconde ; Desanti me paraît des plus justes : quand les élites elles-mêmes sont infectées par le totalitarisme de quelque fond ou de quelque bord qu’il soit, la guerre peut éclater n’importe où et n’importe quand. Si l’affrontement Orient-Occident avec le 11 septembre 2001 a atteint l’un de ses sommets, il semble qu’il s’en profile d’autres, et nous serions naïfs de croire que nous avons vu dans le 11 septembre le point culminant du conflit Orient-Occident, lequel constitue depuis bientôt vingt ans à présent le nouvel axe[30] crucial pour un « équilibre » mondial. Bien loin des dandysmes nihilistes mondains coupés de toute réalité et des fonds de commerce intellectuels qui fonctionnent à trop bon compte en mettant tout idéalisme et tout espoir au rebut ou au mieux en soldes, nos grands Anciens, ayant payé de leur personne et étant de droit inscrits dans l’Histoire, espèrent encore : ils attendent la jeunesse à venir qui devra se battre comme eux pour survivre et pour bâtir de nouvelles solidarités autour de nouvelles croyances qui laisseront leur chance à l’homme, auront à nouveau foi dans l’homme, contre les nouvelles formes — plus pernicieuses encore que celles de jadis à les entendre — de l’exploitation de l’homme par l’homme, de la violence et de l’ostracisme, du racisme et du totalitarisme. Nos déporté[e]s seraient-ils les derniers porteurs du « sacré » — d’un sacré laïc et universel — en Occident ? On peut raisonnablement le penser. Leur message ?… Ne plus croire aux « lendemains qui chantent », soi !… Croire aux lendemains qui font et qui feront chanter. RÉSISTER, CE N’EST PAS POSSIBLE SANS ESPÉRANCE — C’est le combat de l’Ombre et de la Lumière… disait Victor Hugo mourant. Sur son lit d’agonie, Goethe réclamait, lui, soudain, ou constatait qu’il voyait — nul n’a pu le déterminer — : « mehr Licht !… », « plus de Lumière !… » Parmi les ultimes mots déposés par Hugo sur une feuille de papier, il y a ceux-ci, lancés à la face des Siècles et des Nations, que la simplicité, l’archaïsme « religieux » cherchant à relier les hommes entre eux au sens le plus large du terme, rend à jamais définitifs : « Aimer, c’est agir. » Peut-on rêver « programme » plus beau ? Peut-on rêver « rêve » plus beau ? Peut-on vivre sans rêver, sans idéal ?… Les postmodernes feignent d’y croire. Nos Déportés n’y croient pas. Les Déportées, les Déportés, qu’ils soient raciaux ou politiques, chacune, chacun, reviennent de la « Nuit », sans fin ; la « Nuit », ils en rêvent encore chaque nuit, mais pour mieux penser « la Lumière ». Ils repensent sans cesse à tous ceux qu’ils laissèrent « là-bas », et, chaque nuit, ils les entendent. Qu’est-ce donc que ces voix leur disent ? — « Ne nous oubliez pas, Camarades… Écoutez, écoutez encore… écoutez, écoutez nos cris, plus encore notre silence… Puisque la « Nuit » seule éclaire, puisque la nuit seule est claire… : écoutez le sanglot des Anges, lui seul éclaire la nuit. » Si nous ne pouvons pas entendre, nous (les générations qui suivirent), entendre ce qu’ils entendent chaque nuit, ce qu’ils entendent de « là-bas » encore si distinctement de l’en deçà toujours si proche, il nous faut écouter, nous, écouter encore la parole des survivants, des rescapés du pire. Pourquoi ? Pour éviter le pire, qui, à les en croire, peut revenir, pourrait revenir sans conteste, et nous concerne autant qu’eux. En le disant, en le répétant inlassablement, ils ne « radotent » pas, ils ne jouent pas pour autant non plus les Cassandres. Non. Ils pensent à nous : ils sont nos pères, nos mères, et s’inquiètent pour notre avenir. Chacune et chacun d’entre eux se reconnaîtrait sans nul doute dans l’affirmation testament de Jean-Toussaint Desanti : « Tout ce que j’ai tiré de ma vie, tout ce que la société m’a laissé comme idées sur elle, ce sont des inquiétudes[31]. Je reste pourtant optimiste en ceci que j’ai confiance en la capacité de révolte des hommes et je tiens pour a-humain tout ce qui s’emploie à tuer cette révolte qui est simplement le désir de vivre[32]. » On ne connaît bien que ce dont on manque. On ne connaît bien que ce dont a manqué, que ce dont on craint d’être un jour privé, privé encore. C’est ainsi en revenant de la Mort que l’on connaît le mieux la vie, sans doute… Vivre, vivre encore, donc aimer encore… : voilà leur mot d’ordre, et ils ne comptent plus en changer. S’« il faut réinventer l’amour » comme le rêvait Arthur Rimbaud pour qu’enfin les choses un jour changent, pour enfin « changer la vie » — Rimbaud avait ainsi raison pour eux mille fois plutôt qu’une d’en formuler le souhait, le souhait conjoint, le double souhait — dans la parole des survivants, ce qu’on entend au sujet du monde d’aujourd’hui, c’est sans nul doute d’abord ceci : il faut réinventer l’espoir ! L’amour ? L’amour entre les hommes, suivra. L’ESPOIR COMME PREMIER DES « DROITS DE L’HOMME » Ce qu’il y de frappant lorsqu’ils le confient, c’est que leur témoignage revendique et proclame avant toute chose le premier des « Droits de l’homme » que tout le monde semble avoir oublié depuis quelques temps… : le droit de croire en des valeurs de solidarité et de dépassement, celui d’espérer, celui de résister. Résister, certes, c’est dire « non[33] » — ainsi que l’affirmait Camus, — mais c’est avant tout « espérer », croire en des lendemains meilleurs qui font et qui feront chanter. La première forme de la résistance, c’est l’espérance, qu’il faudrait faire inscrire parmi « les Droits de l’homme ». Il n’est pas de pays, ni de civilisation sans espoir. Aucune résistance n’est possible sans espérance. Pour résister, il faut espérer ; et pour espérer, il faut croire, croire en quelqu’un, en quelque chose. Cela relève du plus solide bon sens pratique, né de l’expérience, en l’occurrence ici de l’expérience la plus tragique à quoi l’humanité dans l’Histoire a pu être confrontée. Croire ? Est-ce à dire croire en Dieu, croire en un Dieu pour certains, croire en des valeurs politiques et civiques pour d’autres ?… Si vous voulez… mais l’homme est pour nos Déportés vraiment la mesure de toute chose[34], la mesure qu’ils connaissent le mieux, dont ils connaissent tout le prix… un prix à la mesure de sa fragilité ; il est vraiment le point de rencontre universel, non confessionnel, de tous leurs points de vue, de leurs espérances, de leurs souvenirs du Lager ; ainsi, lorsqu’ils parlent d’« espérance », ce qu’ils veulent dire, c’est qu’il faut croire en l’homme, en l’homme d’abord, pour que l’avenir, qu’un « à venir » se rouvre… assez grand pour qu’on y passe pour le plus grand nombre d’entre nous et que patiemment dès lors en l’humanisant on le cultive et le bâtisse pour en faire la « Cité » future. Espérer, c’est d’abord espérer en l’homme, considérer que s’il ne naît pas humain, il le devient[35]. Espérer, c’est croire non seulement qu’il peut, qu’il peut encore, qu’il peut toujours, mais qu’il doit « monter en humanité ». Et, à cet égard, les « héros » ne sont pas souvent ceux qu’on croit. Dans l’échelle de l’humanité, si on prend le parti de monter, ce qui compte ce sont les échelons que l’on a été capable de gravir et non pas la hauteur à laquelle on est arrivé aux yeux des autres, aux yeux du monde ; ce qui compte, c’est de progresser. Réinventer un humanisme sur la base d’un optimisme tragique, pragmatique : inventer un au-delà, une transcendance si l’on veut à l’empirisme, à l’expérience, fût-elle, comme celle qu’ils ont vécue dans leur chair et leur âme, la plus tragique : voilà bien leur nouveau combat. Créer cet humanisme ? Comment ?… Croire en l’homme, c’est d’abord être « solidaire » et découvrir tout en l’étant — comme le disaient si bien de concert le Pied-noir Albert Camus et l’Algérien Kateb Yacine — que celui qui est « solidaire » n’est à jamais plus « solitaire[36] », qu’il suffit d’être solidaire pour ne plus être solitaire. Redisons-le, puisque c’est là leur aspiration cardinale, leur aspiration, leur inspiration[37] : croire en l’homme, c’est oser penser qu’il peut-être perfectible. Une conspiration du vide s’employant depuis quarante ans à réduire toute trace d’esprit humaniste en Occident, pressentant la fin de cette hégémonie, sentant bien qu’infailliblement il va se faire des mouvements, une réaction pour enfin passer à autre chose de plus « productif » et de plus dynamisant, de plus « fédérateur », ne faut-il pas se lever, n’est-il pas temps ?… N’est-il pas temps, peut-être encore, de retrousser les manches de notre pensée et de se mettre à l’œuvre en inventant de nouvelles solidarités ?… Au « je pense donc je suis » qui une fois encore n’a pas fait ses preuves, réessayons le « je sens donc je suis » des préromantiques, pour répondre à l’exigence qu’avait Hölderlin d’« habiter le monde poétiquement » ; même dans « des temps de détresse », devenons « surromantiques[38] » ainsi que René Guy Cadou, prophétique sans doute lui aussi comme Desanti, y invitait dès le milieu des années quarante. Croire aux lendemains qui font et qui feront chanter. Sans doute face aux périls qui guettent n’est-il plus qu’un seul mot d’ordre : « Aux âmes, citoyens !… » Et libre aux crétins intellectuels (sortis de la cuisse de Jupiter[39] — hélas ! pas de son crâne fendu —) qui n’écoutent que leur « Raison » dont il font un « Être suprême » pour mieux jouer les Robespierres ou les Saint-Justs sans plus croire pour autant à la Révolution — un comble ! —, en oubliant que l’intelligence humaine est trinitaire (raison, cœur, sens), de traiter de crétins « poujadistes » et « populistes » ceux qui y répondront avec cœur (en toute innocence, oui, oh ! oui !), avec toute l’intelligence de leurs sens et de leur raison. Les jours mauvais sont revenus et il va nous falloir beaucoup de cœur, beaucoup de coffre et de cœur au ventre pour réinventer « l’aube » — même si le soleil se lève à l’Est encore… semble se lever — pour encore donner un sens à cet amalgame de cellules éphémères, d’électrons et de noyaux d’atomes nés dans les étoiles, qu’on nomme un corps, pour donner un sens à cet amalgame de corps qu’on nomme une nation, pour donner un sens à cet amalgame de nations qu’on nomme une civilisation. Pour gagner des batailles, il va nous falloir d’autres bannières que celles des transnationales, d’autres fanions de ralliement que ceux de partis politiques exsangues qui n’ont d’autre projet que de se maintenir au pouvoir ou que d’y accéder, simplement pour y être à nouveau ou y être enfin. Et il faudrait être le dernier des naïfs pour penser que nous sommes encore en temps de paix. La guerre ne s’est simplement pas encore totalement « révélée » comme disait Giraudoux en 37 dans Électre, comme il l’écrivait à l’occasion de l’Exposition Universelle — c’était bien choisi ! — pour annoncer qu’on allait bientôt quitter le train-train, à nouveau quitter le repos de la posthistoricité. Répétons-le : quand les élites elles-mêmes sont infectées par le totalitarisme de quelque bord qu’ils soit, prêtes à mourir n’importe où et n’importe quand, la guerre peut se « révéler », peut éclater, n’importe quand et n’importe où, et, quoi qu’il advienne, quoi qu’on fasse, se révélera quelque jour, dans toute sa violence. On ne pourra pas la contenir — ne nous leurrons pas, — indéfiniment. Nous sommes assis sur une poudrière tant en Orient qu’en Occident : d’un côté des extrémistes exaltés, candidats suicides à la sainteté du martyre pour entrer au paradis d’Allah… de l’autre de jeunes diplômés qui, de plus en plus, ne trouvent pas d’emploi ou au moins un emploi à salaire « décent[40]« , ne trouvent plus dans les études même longues le sauf-conduit qui était censé leur permettre de rentrer dans la société de consommation, alors qu’une mafia démagogue de menteurs le leur avait promis à coups de discours électoraux… Qu’ont toujours faits les politiciens à visées expansionnistes… qu’ont toujours fait les politiciens sans projet social réel, pour sauvegarder leur pouvoir, pour recréer « une unité », pour relancer l’économie, quand leurs mensonges ne passaient plus et que le peuple et les élites inemployés commençaient à exiger des réponses, des réponses précises et des comptes ?… Ils ont inventé des boucs émissaires et ont eu recours à la guerre. Vieille recette connue : regardons l’Afrique. Dans la vieille Europe, à l’exception de l’Europe de l’Est[41], soixante ans qu’ils n’y ont pas recouru. De toute façon, il est vraisemblable qu’avec l’Orient dans l’impasse, qu’avec l’Orient des terroristes également qui trouve un terrain d’expansion eu Europe et aux Amériques, un jour ou l’autre, ils n’auront plus d’autre choix. Pour résister, il faut croire en quelque chose, espérer… : croire aux lendemains qui font chanter. Est-ce la leçon des Déportés ? Oui. On m’objectera que Primo Levi ainsi que d’autres Déporté[e]s se sont suicidés suite à leur déportation, mais une question s’impose : l’ont-ils fait parce qu’ils n’avaient pas recouvré leur humanité ou l’ont-ils fait parce qu’ils constataient que — dans la société décadente, désolante, dans laquelle nous vivons depuis l’instauration dans les milieux intellectuels officiels de la dictature postmoderne, — cette humanité si chèrement payée, si chèrement sauvée par eux, était niée par l’iconoclasme du postmodernisme, était « morte » au même titre que le civisme, que la « virtu », que l’homme, que la littérature, que l’Art, que Dieu… bref, s’avérait être dans la Babel postmoderne sans valeur et non partageable ? Pour ma part, je n’hésite pas un instant s’il faut fournir une réponse : Primo Levi ne s’est pas suicidé, c’est la médiocrité et l’intellectualisme nihiliste « petit bourgeois » de son temps qui l’ont tué. Ainsi en est-il de même pour ses camarades qui dans le suicide l’ont suivi : ils se sont sentis « lâchés ». LA DÉRÉALITÉ POSTMODERNE Depuis 1968 et sa « révolutionnette » de nantis en France, depuis 1968 qui vit une vraie Révolution à Prague — la chute du mur de Berlin et la désagrégation du Bloc soviétique n’ayant pas arrangé les choses comme certains avaient pu l’envisager au départ,— nous errons entre la damnation que constitue la déréalisation née de « La Société du spectacle » paradoxalement parallèle à la surmatérialisation née de la société de consommation, et cette « damnation[42] » que constitue la théorisation nihiliste postmoderne a-humaniste, a-théologique, a-transcendante, a-humaine. Avec la pensée postmoderne telle qu’elle s’est imposée et s’impose encore, on arrive au paradoxe d’une pensée élitiste, une pensée de dandys et d’aristocrates, qui cependant va exactement dans le sens de la « société du spectacle » et de la « société de consommation » — que soi disant ils dénoncent…— dans ce qu’elles ont de plus vulgaire : « après eux le déluge[43] ! » ; et il est assez piquant de constater que les postmodernes, méprisant l’université française qui ne paie pas et relève encore du sacerdoce républicain, sont allés installer leurs bases aux U.S.A. dans les universités américaines que l’on sait faites pour étudiants riches ou surendettés, bref en plein cœur du capitalisme, autrement nommé « rêve américain ». Car le postmodernisme, qui, comme tous les « systèmes », selon le mot de Baudelaire, est une « damnation », ne s’est pas accordé sur un autre plan que celui-là « le Droit de se contredire[44] ». Il a omis — comme c’est dommage ! — de se l’accorder également, j’entends, sur celui des idées : il n’a jamais pris ce risque cependant combien honnête et qui est pourtant la condition et la preuve même du génie : « Muss es sein ? Es muss sein ! » comme disait Beethoven… car la vérité ne peut exister sans contenir la force qui la nie[45] ainsi que le constatait Héraclite… Refusant toute forme de débat réel sur ces questions fondamentales, en singeant nonobstant le débat démocratique comme si nous étions encore dans une « A.G[46]. » de 68, le postmodernisme offre une théorie sans nuance, monolithique donc totalitaire, et, dans la pratique de l’enseignement et de sa diffusion telle qu’il est pratiqué par ses épigones[47], le plus souvent inquisitorial. Qu’on veuille bien y réfléchir et l’on se rendra compte que la pensée postmoderne avec son pessimisme extrémiste et sans rédemption ne correspond ni plus ni moins qu’au retour du jansénisme, sous la forme d’un jansénisme plus radical encore : un jansénisme athée. Chez leur champion en écriture, le postmoderne Pascal Quignard — influencé par son prénom ? Allez savoir ! — la référence est au reste explicite et revendiquée : relisez-le ! Les chapelles du postmodernisme, c’est ni plus ni moins Port-Royal. Port-Royal des champs (des campus) ayant désormais ses quartiers dans certaines grandes universités chics chapeautées par eux aux États-Unis. Les Déporté[e]s, eux, qui n’ont de chapelle que leur propre corps, tabernacle du souvenir, nous réinscrivent au cœur du corps et inscrivent ce corps au cœur de l’Histoire. Ils nous invitent à passer du corps de la victime, du corps supplicié involontaire qui fut le leur, à celui volontaire de corps solidaire du corps social[48]. Ils entendent qu’il se considère ontologiquement comme un morceau du corps social agissant dans l’Histoire, mu par l’énergie de l’idéal de la «virtu » tel que l’envisageaient les Latins. Ils veulent qu’il cherche inlassablement et courageusement à s’inscrire dans le présent et dans l’avenir : ce passé futur, ce futur passé qui provisionnera tout présent, pour le bien commun, dans l’intérêt premier de la communauté des hommes. Ils veulent assurer en un mot la survie de leur héritage. Le conseil donné, le mot d’ordre fixé par les Anciens est clair : il convient de quitter au plus vite les ectoplasmes narcissiques de la postmodernité pour se réincarner dans l’Histoire, et il faut choisir de le faire volontairement au lieu d’être contraint de le faire un jour à son corps défendant comme eux… même s’il faut ajouter de suite que la réflexion métaphysique qu’ils ont menée avec leur peau et leur carcasse, qu’elle leur ait été imposée ou non, ils l’incarnent pour jamais. Elle leur appartient. Ils la veulent, eux, eucharistique et partageable : « Prenez et mangez, ceci est mon corps… Prenez et buvez, ceci est mon sang. » Excusez la métaphore, car nul n’est besoin d’être chrétien ou « croyant » au sens ancien pour s’y référer et y croire. Se réincarner dans nos corps, se réincarner dans l’Histoire, dans une modernité en marche et au cœur de la Cité, parce qu’on se sent solidaire de ses contemporains et que l’avenir est à créer, à créer ensemble, il conviendrait de le faire afin que leur expérience, leur sacrifice ou leur martyre, au moins n’aient pas servi à rien. CORPS DÉRÉALISÉ OU CORPS EUCHARISTIQUE : À CHACUN DE FAIRE SON CHOIX Dans « la société du spectacle » qui est la nôtre en Occident — et qu’avait prévue bien avant Debord le poète Stéphane Mallarmé nous annonçant que le monde futur serait un gigantesque « Barnum[49] », en quoi il ne s’est pas trompé — les images de la Shoah correspondent confusément pour la plupart au retour de la condition humaine que la structure sociale et culturelle a minima nous invite et nous contraint même à refouler. La déréalisation, la vision virtuelle de toute réalité est telle dans les esprits… on en est arrivé à un tel point… qu’on en vient à occulter la victime par le bourreau, le préférant à la victime qu’on trouve sans sel et sans aura — comme nous l’a récemment prouvé l’accueil hystérique réservé à l’ouvrage de M. Littell. — On m’objectera sans doute que le soixantième anniversaire de la libération des camps et la profusion d’émissions qui a fleuri alors sur le « PAF » comme sur le paysage audio-visuel européen a révélé un intérêt de masse du grand public pour la Shoah ainsi que pour l’aventure indicible (non cernable), innommable (non exorcisable) de la Déportation. Mais peut-on raisonnablement l’affirmer ? L’objection vaut-elle vraiment ? Le record de vente de l’ouvrage de M. Jonathan Littell, Les Bienveillantes, érigé au niveau de phénomène de société viendrait logiquement l’infirmer. Il n’est pas impossible que dans le cadre de plus en plus étroit de notre Occident décadent, dans l’inconscient collectif de l’époque contemporaine, la fascination pour les camps et pour la Shoah tienne sans doute en très grande partie au fait que dans un monde où la mort, la faiblesse des corps, leur dégradation inéluctable, les images de leur dégradation sont partout refoulées par le jeunisme et l’image iconifiée d’un corps idéal tel que l’imposent à l’adoration de « l’homo-médiaticus » « la société du spectacle », le Lager impose au rebours l’image et la réalité du corps et de la condition humaine dans toute leur crudité. À l’icône du corps idéal, à ce corps idéal médiatique destiné à occulter toute réalité du corps, des corps réels… à ce corps substitut du sacré civique ou mystique, évidemment déréalisé puisqu’étant supposé être « transcendant », ne pouvant être évidemment dans l’ici et le maintenant : chaque année, des centaines de jeunes anorexiques se sacrifient en l’honneur de son mirage, de son apparition constante sur son autel médiatique démultiplié dans tous les foyers. Pour ce faire, elles suppriment leur corps ; elles suppriment le corps ; elles le torturent, l’effacent. Elles ne font là que révéler une mentalité inconsciente qui empoisonne toute l’époque par sa confusion et son simulacre : face à la laideur, la vieillesse, la maladie, face à la mort inéluctable à terme, qui paraît désormais « irréparable », « irrémédiable » — pour user de mots baudelairiens — : dans un monde sans Dieu, sans valeurs et sans transcendance, qui, sous des allures de démocratie, n’a pas plus de logique dans sa cruauté purement économique que celle de l’univers même du Lager — cet univers où plus personne n’a le droit de dire ou de demander : « Pourquoi ? » : « Hier ist kein warum [50]! » comme l’écrit, le décrit si bien Primo Levi dans Si c’est un homme, — nous sommes tous des Déportés. Dans notre contemporanéité occidentale tout entière régie par l’univers de la publicité qui se confond à celui des médias qu’il a phagocyté entièrement pour être ce « Big Brother » qui entre dans tous les foyers pour déverser son « soma[51] », dans ce monde où l’informatique pour bricoler une transcendance accessible au plus grand nombre, contrôlable, exploitable et lucrative, retouche à l’infini et déréalise les corps pour les imposer comme modèle et comme idéal à tous les esprits en quête d’incarnation — et de sens, — le Lager , lui, fascine et méduse, car il offre ou plutôt impose l’image du corps tel qu’il est dans sa vérité. C’est une fascination-rejet. Ce que montrent d’abord les camps de concentration et d’extermination à nos contemporains, ce n’est pas l’inhumanité — qu’ils ne peuvent pas comprendre ou même envisager, seuls les déportés eux-mêmes peuvent l’envisager en face pour en témoigner, et encore !… — mais l’humain à l’état brut en dehors de toute hiérarchie, le degré zéro de l’humain, lequel est aussi son degré premier. Bref, il s’agit là d’une fascination-exorcisme : on est fasciné par ce qu’on refoule et on croit l’affronter en face à seules fins de tenter de l’exorciser une bonne fois. Dans ces conditions, les représentations du Lager constituent — pour reprendre un genre pictural ancien qui fleurissait à l’époque du jansénisme et invitait le spectateur à la méditation, à l’humilité sur le mode : « tu es poussière et tu retourneras en poussière », « on m’a vu ce que vous êtes, vous serez ce que je suis » — la plus grande, la plus gigantesque mais aussi l’ultime des « Vanités[52] », devant laquelle un petit groupe d’esthètes, cherchant à tuer la métaphysique dans l’œuf, se sont plu à vaticiner et à pérorer, tentant d’imposer leur discours en se faisant guide de musée ; l’image des camps telle qu’elle est véhiculée aujourd’hui par l’establishment postmoderne — je ne parle pas de Lanzmann, bien sûr, qui n’a rien à voir avec « ça » —c’est le Guernica obligé, le substitut ultime du tombeau de Lénine ou du mausolée de Mao (puisqu’il n’est plus question de rêver utopies politiques, ce n’est plus tendance) devant lequel chacun, tout en continuant de rêver au « quart d’heure de célébrité[53] » que lui a promis Andy Warhol et la télé-réalité, se doit de faire son quart d’heure de méditation, comme une B.A., afin d’exorciser en soi en même temps que la condition humaine, le vieillissement, la laideur, la maladie et la mort. Pour les intellectuels postmodernes qui se sont emparés de la Shoah à la suite d’Adorno, soi-disant pour la théoriser, l’Europe des Lager allégorisée dans Auschwitz et réduite à un seul camp alors qu’il en a eu plus de mille, c’est le tableau déréalisé par leurs commentaires, rendu abstrait, devant lequel en jouant les guides de musée, ils se donnent de l’importance, et, surtout, cette bonne conscience qui leur permet d’affirmer que tout humanisme, tout élan lyrique… est « barbare », que toute envie de fraternité solidaire, toute envie de croire encore en l’homme ou en l’avenir, toute envie de changer le monde ou de « changer la vie » est louche et constitue le terreau futur d’une nouvelle « barbarie » pour emprunter le mot à l’inénarrable Adorno : on se souvient tous de la sentence, de la fatwa du Grand Mage de l’école de Frankfurt : « Écrire un poème après Auschwitz est un acte de barbarie[54]. » Entendons : se laisser penser par le chant, se laisser penser par le corps, par ce chant au cœur du corps, ce « canto jondo », ce « chant profond », se laisser penser par l’humain en somme « est un acte de barbarie ». Peut-on rêver pire sophisme, sophisme plus obscène ? Pour Pierre Seghers, cette phrase de Theodor Adorno était une absolue aberration. Grand et fervent défenseur et illustrateur de la poésie lyrique[55], il lui opposait sereinement la phrase du vieux félibrige Aubanel, autre Théodore, ami du grand Lyrique Mistral : « Qui chante son mal l’enchante » et recouvre là son humanité, et sauve par-là son humanité mise en péril. Le chef d’œuvre de Primo Levi à lui seul lui donnait raison. Dans Si c’est un homme, en effet, parmi ces plus beaux passages où « Le Paradis » de Dante se recrée au cœur de l’Enfer grâce aux mots, il y a cette image fugitive des Grecs qui se soutiennent entre eux pour survivre en chantant, en rond, en se tenant par les épaules, les chansons populaires de leur pays ; il y a aussi bien évidemment cette grande scène[56] où Primo Levi explique à Jean le « Pikolo » du « Kommando de chimie » les merveilles cachées, les beautés de La Divine Comédie de Dante, décidément de circonstance pour exorciser Auschwitz, au moins le temps de l’échange de quelques mots. La « haine de la poésie[57] » s’explique : quand toute l’école postmoderne hurle à la mort d’une seule voix pour proclamer l’indignité et l’obscénité du lyrisme, l’impossibilité désormais de recourir au lyrisme, elle proclame — sous peine d’excommunication de ses chapelles et des cénacles qu’elle contrôle — l’interdiction de s’incarner dans ce substitut du corps qu’est la langue toujours et encore, dans ce chant qui permet de croire aux lendemains qui font chanter, dans cette langue, qui, elle-seule, peut créer une « religion », peut recréer une « unité ». Si depuis longtemps, « l’enchantement du monde » n’est plus, il s’est réfugié dans le chant, et c’est pourquoi ils le récusent. Eux, ne chantent qu’« Il Diavolo », le Diviseur, pour « régner ». Car « déconstruire », c’est « diviser ». « De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là[58]. » De l’incarnation en ce monde… Une fois encore, on y revient : tout est toujours affaire de corps, d’incarnation possible ou non, assumée ou non, et « tout le reste est littérature » dans la pire acception du terme. Les chrétiens n’ont pas tort quand ils pensent métaphoriquement le monde et le rapport à l’autre sous le signe de la reconnaissance, sur le mode : « Ceci est mon corps… ceci est mon sang… » Au corps souffrant de la victime, à ce corps eucharistique radical dès qu’il suscite la compassion et qui pose la question de l’altérité, la pose et la repose de manière obsédante et fondamentale, de manière libératrice pour qui ne refuse pas de s’incarner compassionnellement en lui, de faire corps avec lui totalement pour réinventer un monde, « changer la vie » en « réinvent[ant] l’amour » — l’un ne peut exister sans l’autre, — à ce corps supplicié d’où naît encore un chant d’Espoir et d’unité, on préfère visiblement aujourd’hui (mais n’était-ce pas déjà le cas ?) le corps narcissique onaniste et défécateur du bourreau qui conchie l’univers et autrui, les réifie et les dénie. Une grande part du public contemporain (un public que l’on dit être principalement constitué des trentenaires qui avaient déjà fêté et s’étaient déjà projetés dans les héros déjantés, débauchés, déglingués et déliquescents de Houellebecq) semble se reconnaître dans le corps de Maximilien Aue, la marionnette postmoderne[59] fantasmée par M. Jonathan Littell qui n’a pas même passé le stade de la sexuation, qui végète dans l’immaturité définitive, « amoureux » des images stériles, des propres ectoplasmes de son ego sous la forme de sa sœur (puisqu’elle est de sa propre chair)… sans être capable de déterminer s’il est masculin ou féminin… donc à jamais fermé à une quelconque altérité au point qu’il confond affection de soi-même — la seule à laquelle il puisse accéder — avec défécation. Bref, un héros, qui, au sens propre comme également au figuré, sans altérité possible « s’emmerde »… « En vérité, je vous le dis […] » comme dirait le Grand « Autre » avec Mahomet et Bouddha, et pourquoi pas Marx ou Lénine, Jaurès, Hugo ou de Gaulle… (la liste n’est pas exhaustive), voilà bien en réalité où nous en sommes aujourd’hui. Parfaitement dans la logique de la phrase de Pascal Quignard, l’anachorète postmoderne chantre des perversions subtiles : « Celui qui écrit sodomise, celui qui lit est sodomisé[60] », dans un livre pornographique à tous égards, qui rend parfaitement compte de la culture de la pornographie et de l’exhibitionnisme dans laquelle nous vivons, et à quoi semble se résumer aujourd’hui la culture occidentale « autorisée » qui a rejeté toute tradition, toute célébration du récit mythique et sacré, politique aussi, au profit du seul médiatique, Littell offre comme objet de projection de soi à ses lecteurs un corps prédateur qui reçoit, qui prend, qui les transforme en excréments, qui, dès qu’il le peut les expulse, n’importe où, en tire une jouissance, en couvre l’univers qui l’entoure et ainsi l’annule. Voilà ce qui fascine et ce qui fait rêver aujourd’hui !… Maximilien Aue n’a pour organe et pour outil de connaissance du monde et d’autrui en vérité que son anus — guère « solaire[61] » ! — ; son narcissisme en fait à vrai dire « le cul du monde[62] » à quoi tout, soit le tout du « Tout », se résume : un trou noir, un néant vers quoi tout converge pour s’annuler ; « l’œil » de Dieu, « l’œil » de la Conscience, il se le fourre aussi dans le cul dans la bataille… et les enfants nés du postmodernisme le voient entrer et sortir, rerentrer, ressortir… « fascinés »… — Les pauvres ! — Maximilien Aue, faux nazi, nazi d’opérette, mais vrai « trou du cul[63]« , trou du cul allégorique, est à lui seul l’anus de la postmodernité. C’est pourquoi ce livre est… « fondamental », fondamental, oui (qu’on m’excuse du vilain jeu de mots) ; c’est pourquoi ce « torche-cul » comme dirait Rabelais — car Jonathan Littell dans une diarrhée torrentielle de neuf cents pages pour prouver son génie aux critiques à grands gosiers invente au postmodernisme à la fois l’anus qui pourrait le soulager et son « torche-cul[64] » (Eh oui ! pour une fois que le postmodernisme tente de s’incarner, ça dégage[65] !…), — c’est pourquoi ce livre « torrentiel » ainsi que le caractérise Claude Lanzmann, où le héros, note-t-il, ne parvient « jamais à l’incarnation[66] » véritable, précisément parce qu’il la nie, est un livre canal, un livre cloacal, un livre écluse, qui s’inscrira quoi qu’il advienne dans l’histoire de la pensée : il clôt l’époque du règne de la postmodernité ou au contraire l’ouvre pour encore « mille ans », on ne sait. En poussant la logique du postmodernisme — ses poncifs, son cynisme nihiliste, satanique et désespéré, sa pornographie, son a-théologie militante — au-delà de tout ce qu’avaient osé Lyotard, Derrida et leurs épigones fanatiques, en un seul corps ectoplasme : succube et incube à la fois, en un seul livre, l’élève a dépassé les maîtres pour s’installer dans un présent à jamais sans avenir, stérile et sans postérité. ÉPILOGUE… OU PRÉFACE À UN AUTRE TEMPS ? Et pourtant, c’est incontestablement en se se projetant au Lager, plus précisément dans le corps même des Déportés, ce « Memento Mori » de tous leurs compagnons, de tous les autres morts de la Shoah et de la Déportation — dernier lieu de l’interrogation, de l’inquiétude métaphysique génératrice de « religion » (de lien possible) et donc d’espoir duquel toute sacralité dynamique peut repartir en Occident — que l’ont peut penser toute l’erreur, toute l’horreur du postmodernisme, qui, arbitrairement, prive de sens le sacrifice des victimes, tout comme elle prive de reconnaissance les rescapés des camps pour le courage qu’ils ont manifesté à vouloir survivre, à patiemment se rebâtir et rebâtir une réalité conviviale, une « espérance ». Pour rebâtir du civique, de l’éthique, bref de l’avenir, du progrès, de la modernité en marche, de la solidarité, de l’idéal… il ne suffira pas de « déconstruire » la pensée postmoderne présentant comme le jansénisme un homme vaincu d’avance, sans héritage et sans avenir, cette pensée postmoderne qui a fait de l’homme un Caïn[67] sans transcendance[68] et sans espoir… Non. Il faut raser Port-Royal[69] ! 24 novembre 2006 [1].— « Petite Suite yiddish », la troisième partie du livre, a paru déjà en revue dans sa première version en décembre 2002, in Lieux d’Etre, n°35 intitulé : Gare(s) ou en Train de Poème(s). [2].— Jean-Paul Richter, « Discours du Christ mort prononcé du haut de l’édifice du monde », 1790. [3].— La société était une jungle comme elle l’a toujours été et le sera toujours, mais l’on y enseignait encore les armes spirituelles d’une espérance pour y combattre efficacement et y survivre. [4].— Voir : Max Weber, et, Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde, Gallimard, 1985 [5].— et politique, qui défend « les misérables » : Lamartine, Desbordes-Valmore, Hugo… Nationalisme et communisme sont également deux utopies romantiques. [6].— Gérard de Nerval, « Delfica », in Les Chimères, 1854. [7].— Le dernier en France a été de Gaulle. [8].— Charles Baudelaire, Fusées, XV. [9].— À la fois celui de Éros et civilisation, 1955, et surtout de L’homme unidimensionnel, 1964. [10].— Celui, bien sûr, de La Société du spectacle, 1967. [11].— Charles Baudelaire, « Sur Les Liaisons dangereuses ». Vraisemblablement sa dernière note critique. [12].— Celui de l’Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889. [13].— Blaise Pascal, « Disproportion de l’homme », in Pensées, fragment 230, classement des Pensées établi par P. Sellier, éd. Bordas, coll. « Classiques Garnier », 1991. [14].— Charles Baudelaire, « La Reine des facultés », Salon de 1859, III. [15].— Voir : Henri Bergson, Le Rire, Essai sur la signification du comique, 1899. [16].— Charles Baudelaire, « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques », II, III, passim. [17].— [Le fouetteur est pour lui un bienfaiteur. Voir : Mon cœur mis à nu, VIII.] [18].— Ibid. Phrase que Baudelaire attribue successivement à des Maîtres pour lui : au Christ « roi philosophe de la Judée », à « Joseph de Maistre, ce soldat animé de l’esprit saint », à « la sainteté majestueuse de Bossuet », à « Bourdaloue, l’impitoyable psychologue chrétien ». [19].— Voir : Francis Fukuyama, La Fin de l’homme, éd. de la Table ronde, Paris, 2002 — livre qui fait écho bien sûr à son célèbre article de 1989 intitulé « La Fin de l’Histoire ? » qui devint en 1999 un livre. [20].— Philosophe et mathématicien, Résistant, né le 15 mai 1903 à Saint-Maixent, fusillé vraisemblablement le 17 février 1944 par les nazis à Arras. Il fut le maître de Jean-Toussaint Desanti. [21].— Affligé de problèmes cardiaques depuis quelques temps, il meurt le 20 janvier 2002. [22].— Jean-Toussaint & Dominique Desanti, interrogés par Roger-Pol Droit, in La Liberté nous aime encore, éd. Odile Jacob, 2001, rééd. coll. « Odile Jacob poches », Paris, octobre 2004. [23].— La panthéonisation — les révolutionnaires qui laïcisaient les valeurs sacrées chrétiennes l’avaient bien compris — confère à qui panthéonise de l’aura. Pour redonner du souffle au gaullisme, Malraux eut l’idée géniale d’y recourir à nouveau en 1964. M. Chirac, lui, dut y recourir deux fois… : il y fit entrer A. Malraux, qui fit entrer Moulin en 64 au Panthéon… mais en faisant entrer au Panthéon le romancier d’Histoire Alexandre Dumas, avouait-il par là que sans Histoire, la politique n’était plus qu’une fiction ? [24].— L’expression est tirée du discours d’André Malraux du 19 décembre 1964, à l’occasion du transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon. [25].— La formule baroque est de Shakespeare. [26].— Pour paraphraser Alexandre Soljenitsyne qui dit cela du « grand écrivain ». [27].— Voir : Jean-Toussaint Desanti, op. cit., p. 341-342. [28].— Chacun fait son lit comme il meurt, et cela ne regarde que lui. [29].— Aragon — notre Victor Hugo du XXe siècle avec Malraux, selon le choix des obédiences — a chanté en son temps cette « union sacrée » qui sut réunir dans un même combat des hommes comme Gabriel Péri et Étienne d’Orves, Guy Mocquet et Gilbert Dru. [30].— avec celui de la fracture économique Nord-Sud. [31].— « le meilleur de l’homme » selon Goethe. [32].— Jean-Toussaint Desanti interrogé par Roger-Pol Droit, op. cit., p. 333. [33].— Voir : Albert Camus, L’homme révolté, 1951. « Camus, philosophe pour classes terminales » selon l’inénarrable Jean-Jacques Brochier… Pour « classes teminales » ? C’est donc une honte ?… Mais, aimant la jeunesse, autant que moi, l’estimant, nos Déportés, eux, verraient comme un honneur, et moi de même, d’être taxés de « philosophes pour classes de quatrième ». [34].— Comme pour Protagoras d’Abdère et les humanistes. Ils sont humanistes sans le savoir. [35].— On retrouve là la sagesse d’Érasme. [36].— Voir : Albert Camus, L’Exil et le royaume, 1957. [37].— « …avoir quelque chose à dire qu’on ne se lasse pas de répéter » selon Jean Paulhan. [38].— La désaffection progressive et irréversible, il semble, de l’intérêt pour les Sciences Humaines ne laisserait-elle pas penser que nous vivons une époque assez semblable à celle du passage de l’Aufklarung au romantisme, donc à un retour du baroque ? Le romantisme étant la résurgence du baroque. [39].— Sans être Dionysos. [40].— Eh ! oui ! Plus d’ambitions le plus souvent autres que « petites bourgeoises ». Tels sont les temps. [41].— On a vu alors comment la pulsion génocidaire pouvait réapparaître vite. [42].— Voir : Charles Baudelaire, Exposition universelle 1855, I « Méthode de critique. De l’idée moderne du progrès appliquée aux Beaux-Arts. Déplacement de la vitalité » : « un système est un espèce de damnation. » [43].— Phrase exergue qui, à elle seule, résume tout l’Œuvre de Sollers. [44].— Voir : Charles Baudelaire, sur l’album de Philoxène Boyer. [45].— Voir : Héraclite, IV, 2, 9 : « Les contraires se font équilibre dans l’esprit, parce qu’ils se font équilibre dans la réalité. » [46].— « Assemblée générale » : cour du roi pétaud idéologique où chacun se croyait le roi, c’est-à-dire alors Marx ou Engels, Freud ou Marcuse, voire Lacan… en parlant hystériquement et terroristement de « démocratie ». [47].— Clonés « à l’infini » (et je ne parle pas de la revue, quoique…) [48].— Pour emprunter à Camus, dont on pourrait mesurer bientôt « l’éternelle actualité » pour paraphraser Max Jacob. [49].— Voir : Stéphane Mallarmé, « Le Phénomène futur », « Anecdotes et poèmes », in Divagations, et, le commentaire que Baudelaire en fait dans Pauvre Belgique ou La Belgique deshabillée, Ft 39. [50].— Primo Levi, Se questo é un uomo, éd. Einaudi, Turin, 1958 & 1976, éd. Julliard pour la traduction française, 1987, rééd. éd. Pocket, 1997, p. 29 [51].— C’est l’univers imaginé par Aldous Huxley dans son roman d’anticipation Le Meilleur des mondes, où chacun se doit de prendre sa dose de « soma » pour tout oublier. Voir : Aldoux Huxley, Brave Neuw World, Le Meilleur des mondes, 1932 [52].— Genre pictural en vogue à l’époque janséniste et visant à amener à méditer sur le thème du « Tempus fugit », ainsi que sur celui de la vanité de toute entreprise humaine. [53].— aujourd’hui démultiplié par internet, presque à l’infini. [54].— T.W. Adorno, Prismes, critique de la culture et société, 1955. [55].— Voir : Pierre Seghers, La Résistance et ses poètes, éd. Seghers, Paris, 1974, &, Colette Seghers, Pierre Seghers, un homme couvert de noms, éd. Robert Laffont, Paris, 1981, réédités respectivement aux éd. Seghers en 2005 et 2006, à l’instigation de Bruno Doucey. [56].— Primo Levi, « Le Chant d’Ulysse », op. cit., XII, éd. cit., p. 116-123. [57].— Voir : George Bataille, Haine de la poésie, 1947, &, Denis Roche, La Poésie est inadmissible, 1995. Voir également : Pascal Quignard, Haine de la musique, 1996… et tous leurs épigones fanatiques et besogneux… ils sont nombreux. [58].— Charles Baudelaire, Phrase liminaire de Mon corps mis à nu, empruntée à l’ouvrage d’Emerson, The Conduct of life, La Conduite de la vie, 1860. [59].— Car Maximilien Aue pense comme un postmoderne et pas du tout comme un nazi, si on en croit les valeureux continuateurs de Marc Bloch que sont les historiens Peter Schötler, Florent Brayard, et Édouard Husson pour qui l’ouvrage de M. Littell est avant tout « un canular ». Il est vrai que la scatologie dont M. Littell parsème son livre relève de l’humour potache de séminaire… janséniste… Canular aussi le fait d’oser comparer Littell à Tolstoï et Dostoïevski, puisqu’eux n’étaient obsédés que par l’idée de la rédemption, d’une rédemption toujours possible pour l’homme, par l’humain en somme. Il me faut citer Jean-Toussaint Desanti encore : « [que] l’humanité dans l’homme [soit] perdue […] [ce] serait la chose la plus horrible qui puisse arriver à l’humanité », op. cit., p. 338, passim. [60].— Pascal Quignard, Le Sexe et l’effroi, éd. Gallimard, 1996. [61].— Voir : George Bataille, Anus Solaire, 1927, &, Histoire de l’œil, 1928. Références de M. J. Littell, assez mal digérées de toute évidence, vue la manière dont il « les ressort ». [62].— Expression dont certains usèrent pour désigner Auschwitz. [63].— Qu’on veuille bien ne lire aucune homophobie dans ce propos : mon jugement ne porte pas sur la question du choix de la sexualité. Je m’étonne d’ailleurs que la communauté homosexuelle n’ait pas réagi violemment au livre de M. Jonathan Littell qui, avec un puritanisme très américain, ramène l’homosexualité à « ça ». Cocteau, c’est quand même autre chose !… [64].— Voir : Rabelais, Gargantua, XIII. Grandgousier découvre le génie de son fils par l’invention que ce dernier fait d’un nouveau « torche-cul » : « un oizon » ; pour M. Jonathan Littell, il semblerait que ce soit plutôt « la dentelle », qui donne « volupté mirificque », jouissance béatifique « au boyau culier ». [65].— Je suggère à M. Jonathan Littell d’abandonner le titre par trop quignardien des Bienveillantes, pour en adopter un autre qui fustigerait l’humanisme athée mais universel d’un Vercors — pour les postmodernes risible, — le naïf humanisme résistant d’un Vercors auteur du « Silence de la mer » : Le Silence de la merde. C’est un titre qui irait bien à son livre, à « sa première œuvre ». À quand les autres ? [66].— Claude Lanzmann, in Le Journal du dimanche & Le Nouvel Observateur, tout premier à réagir. [67].— Celui de Byron (1821), héritier du Paradise lost de Milton (1667) via Blake, et fondateur du caïnisme romantique, cette démiurgie de l’élan qui était dynamique au moins !… [68].— Celle d’une révolte, « cette révolte qui est simplement le désir de vivre » : pour reprendre la belle expression de Jean-Toussaint Desanti, op. cit., p. 333. [69].— De nos esprits, de nos modes de fonctionnement, de nos références. Le postmodernisme fait désormais partie d’un passé révolu. Ironie suprême du sort : ses gourous morts, ses lieutenants de plus en plus vieillissants, il est désormais entré dans l’Histoire. Éditoriaux