Petite Suite yiddish Jean-Louis Cloët, 31 août 20079 août 2023 (extraits) extraite de PETITES SUITES POUR VOIX SEULE « Écrire un poème après Auschwitz est[-il] un acte de barbarie ? »… ou l’oukase de Theodor Adorno — voulant concurrencer Arendt — est-il une des pires absurdités qui aient jamais été prononcées par un philosophe ?Le chant n’est-il pas « en soi » le seul exorcisme pour exorciser l’horreur, s’en distancier ? À nos frères Juifs, à leurs frères de Palestine, dans l’espoir d’une paix possible. À ceux qui gardent cet espoir. À ceux qui gardent la mémoire, alors qu’en Europe — il semble — un peu trop l’ont vraiment « courte ». Les poèmes ci-dessous, en tant que fragments des Petites Suites pour voix seule alors en cours de rédaction et qui cherchent un éditeur depuis mars 2006 (déposées chez certains éditeurs au Salon du livre de Paris 2006), ont été publiés une première fois dans la revue Lieux d’être, dans les numéros 35 : « Gare[s] ou en train de poème[s] » (Hiver 2002-2003), 37 : « Saisons qui portez tout » (décembre 2003-janvier 2004), & 39 : « Si peu… se souvenir » (hiver 2004). Ils ne sont qu’une partie du livre qui comprend 300 pages.[Corrélats : Voir également : Petites Suites allemande et française, ainsi que Petite Suite rouge avec étoile.] LE TRIO TZIGANE DE LODZ [1] Le violon de Lodz décrit un cercle d’or de son archet : une alliance entre l’invisible et la mort qui monte au ciel pour rappeler les noces de l’éternelle fiancée du Schibboleth, qui pleure, qui l’attend, sous sa couronne de fleurs blanches, cachée dans l’ombre, cachée dans les renfoncements des murs des auberges ou des maisons où des noces sont célébrées, où ils ne sont pas invités, où ils ne sont pas attendus ni connus, ni même connus ; Litzmannstadt ne se souvient plus. Elle l’attend. Elle l’attend, pourtant. Le violon pleure avec elle. Et elle attend sous sa couronne de fleurs, éternelle fiancée du Vent… Les réverbères de Lodz eux seuls ont l’air « amis » : ils ressemblent à des bougies sous le grand dais du ciel nocturne où sa douleur est pour toujours une coupe qu’elle boit seule. Le ciel a l’air d’un grand mouchoir qu’elle tient par le bout, de loin, en espérant son Schibboleth, de loin, caché, à l’autre bout. Et la Nuit comme un fiancé qui la consacre la couvre de son voile [2]. Elle l’attend. Elle l’attend, pourtant. Le violon pleure avec elle. Et elle attend. Dans la rue, dans la nuit, le cymbalum [3] crépite au ciel de tout le sel souterrain de la Silésie ; la contrebasse aussi, plus sourde ; le violon pleure un sel roux ; tout ce sel se répand sur Lodz, où le Schibboleth n’est pas attendu, n’est pas, n’est jamais revenu, sur Lodz, sur Litzmannstadt qui ne se souvient plus. Au loin, comme un fleuve de cendres rouges, la Lodka coule : on peut croire comme jadis. Pourtant ! Comme tombant du dais du ciel, une pluie de sel, une pluie de notes s’abat sur Lodz, sur Litzmannstadt qui dort… Sorciers, démons, chiromanciens, cartomanciens, voleurs d’enfants, fauteurs de sabbats et d’orgies, les Tziganes, les Bohémiens, fils de Cham ou fils de Caïn, qui jouent, qui jouaient dans la rue, réveillent les mariés de Lodz, les mariés endormis : enfin, Litzmannstadt se souvient…— Mais la musique Klezmer finit. Le trio de Lodz se perd dans la nuit… Éternelle fiancée du Vent, la fiancée du Schibboleth, partout, le suit. LE SOURIRE DU GHETTO [4] à M. Sawicki, rescapé du ghetto de Varsovie, qui, évadé du ghetto par les égouts, a réussi à quitter la Pologne pour devenir membre de l’Armée Sanders. Janek, Schmuel, Yehoudah, sur les trottoirs du Ghetto sont posés comme des moineaux dans le givre ; ivre de faim leur âme hésite à s’envoler vers le ciel bleu, trop bleu sur le Ghetto pour qu’ils ne sentent pas avec la peur du froid la peur que ce ciel ne soit vide. Ils s’attardent dans la poussière, par peur ; la poussière seule leur parle, ou, du moins, peuvent-ils le croire, le croire encore ; la poussière au moins les rassure encore qui dans le silence et le givre leur parle d’un hier perdu. Yehoudah, Schmuel et Janek ne pépient pas, ne bougent pas : ils ont trop faim, ils ont trop froid. Ils regardent la folle qui passe et qui repasse, debout dans ses guenilles, les yeux perdus au ciel, portant son enfant mort… qui passe et qui repasse, déjà perdue au ciel — ce ciel trop bleu — et qui marmonne devant eux. Pourtant, ce n’est pas un jeu, non, oh ! non ! s’ils regardent la folle, qui tourne, qui retourne, qui passe et passe devant eux : c’est qu’à chaque tour de la folle qui retourne et qui tourne, ils pensent… : ils font l’effort ; ils repensent au gros S.S., muré dans sa graisse comme une tour, debout comme une forteresse, qui a désigné leurs parents — ils ne savent plus où, ni quand, — pour un « travail volontaire » dont ils ne sont pas revenus ; ils repensent à la charrette où ils ne les ont pas vus parmi les corps, parmi les morts ; ils espèrent… : si on peut appeler « espoir » cette pensée qui se congèle et qui les gèle au cœur au lieu de leur donner des ailes ; mais à quoi bon des ailes, quand le ciel est si bleu ? Là, le Ghetto. Et, eux, dedans. Dehors, il y a d’autres enfants : des enfants vivants, des enfants tout autres, véritablement « pas comme eux », qui, eux, ne restent pas, là, à rien faire, à rien dire, voués à rien. Dehors, il y a des enfants libres : libres de vivre encore, eux ! Ici, la folle tourne et retourne, colle contre son sein sans lait son enfant mort. L’enfant pue de plus en plus fort avec les jours qui passent. Des jours. Des nuits. À rester, là : Janek, Schmuel, Yehoudah ; Yehoudah, Schmuel et Janek ; Janek, Schmuel et la folle ; Yehoudah, Schmuel et la folle ; la folle et l’enfant, l’enfant mort, qui pue de plus en plus fort… Ils entendent, là, pourtant là, la musique miroitante du manège au-delà du mur, qu’on peut apercevoir des toits, du haut des toits, quand on est sur les toits postés, posés, où, depuis longtemps, ils n’ont plus la force d’aller. Là, le Ghetto. Eux, dedans. Dehors, il y a d’autres enfants qui ne restent pas à rien faire, à rien dire, voués à rien — voués à quoi ?… — par « les Aryens » ; pour eux, ce ne sont pas les folles qui tournent, puis qui tournent, porteuses d’enfants qui pourrissent, mais le manège miroitant qui rutile dans sa musique… : Janek, Schmuel, Yehoudah ; Yehoudah, Schmuel et Janek… ; Janek et la folle… ; Schmuel et la folle ; Yehoudah et l’enfant mort… Cette musique, ce tournis… : ils vomiraient volontiers, si leur estomac le pouvait. Ils pensent, pour ne plus penser ; ils pensent qu’ils ont entendu de la bouche d’adultes, que, depuis, ils n’ont plus revus, que des enfants comme eux avaient pu sortir, s’échapper, partir, cachés dans des valises ; mais où trouver une valise encore, et, désormais, comment sortir ? Et puis, qui saurait la porter ? Qui saurait la porter encore ?… Au-delà du mur du Ghetto, les Allemands ont installé un beau manège tout en bois, avec des chevaux bleus, tout bleus : oh ! pas tant pour les enfants riches qui sont dehors, qui sont libres, que pour rendre les petits Juifs qui sont dedans plus juifs et plus pauvres encore, sous le ciel infiniment bleu… — Mais, soudain, soudain alors même qu’ils ne les avaient pas remarquées jusqu’alors, imperceptibles d’abord, puis, de plus en plus perceptibles — mezza-voce, — les Bouches d’Égout se mettent à parler, à leur parler, à l’insu de tous, à l’insu de la rue déjà vide, à l’insu des morts, à leur dire (mezza-voce ) : « Dehors… avec ou sans parents… dehors, il y a des poteaux télégraphiques qui relient l’univers dehors… et des épis de blés, et des chemins, et des ornières de boue sèche sur lesquels on peut marcher, libre. Dehors, il y a des manèges, des manèges soudain arrêtés. Dehors, il y a des champs avec des pommes de terre dedans, à manger crues ou même à cuire, des champs à l’infini qui vous mènent vers l’horizon, rond, au bout duquel se trouve l’horizon encore, et, peut-être encore, la mer, pour aller enfin au-delà ; la mer, et l’Amérique !… » Et, Janek, Schmuel, Yehoudah… Yehoudah, Schmuel et Janek, qui, soudain, ne voient plus la folle qui se décide enfin à donner son enfant, à rendre son enfant, à la poussière, sourient… LES ÉTOILES — « Dis, Petit Père… dis ! Pourquoi est-ce qu’on doit coudre, nous, une étoile sur nos habits ?— Parce que nous sommes les fils du Ciel, mon fils, et que L’Europe est dans la nuit ; que sans les Juifs L’Europe serait dans la nuit… Nous portons, tous, une étoile pour qu’il fasse moins noir, ici… moins noir ici, petit frère, moins noir, tu vois ; c’est pour ça. — Dis, Petit Père… dis, pourquoi la nuit ?— Pour qu’il y ait… La Lumière. — Dis, Petit Père… dis, encore… : où va-t-on quand on est mort ?— Quand un Juif meurt, petit frère… une étoile s’allume au Ciel. » …Et le dernier petit enfant juif du ghetto juif de Lublin meurt, tandis qu’au ciel — qui le saura ? — peut-être s’allume, nouvelle, une étoile… parmi des millions d’étoiles nouvelles, que pourtant personne ne voit… ni ne regarde. THÉÂTRE À THERESIENSTADT [5] À Theresienstadt, il y a des façades ; des rues, entre les façades ; dans les rues entre les façades, des gens. Il y a une place juste au bout de toutes ces rues ; et les rues semblent y mener. Sur la place, il y a des gens. De jeunes vieillards bien habillés y sont assis ; comme étonnés d’être là ; sans qu’on sache… Parmi eux, il y a même quelques vieux comme plus étonnés encore, sans qu’on sache pourtant pourquoi ; et qui sont là… Devant les bancs, des passants passent. Devant eux. Comme absorbés par cette action, étonnamment. Ils passent, dans l’un et l’autre sens, pas après pas, sous un ciel métallique, et bleu. Il y a, juste un peu plus loin, comme à distance cependant, des enfants gras, sans parents, qui jouent sur un terrain de jeu, visiblement tout spécialement aménagé pour eux.Beaucoup plus loin encore, des femmes, des femmes en cheveux, en tailleur, en talons, des femmes qui « portent des bas » — c’est un Feldwebel S.S. qui l’affirme, — devant une large vitrine sont agglutinées, immobiles. À Theresienstadt, on croirait presque que la guerre s’est arrêtée, tant la ville semble un havre de paix. « C’est un camp pour « graue Eminenzen [6]« , pour juifs riches [7], pour planqués » pensera le Délégué suisse [8] de la Croix-Rouge internationale mené par des S.S. affables — Oberleutnant, Hauptmann, Kommandant — aux uniformes sans plis, qui, avec politesse, invitent à photographier « la vie », ce bonheur, cette paix… à photographier sans contrôle, « au vol », pour montrer au monde « Le Grand Œuvre allemand » en pleine réalisation. Très loin, il y a une petite forteresse — « La Petite Forteresse », comme on dit à Theresienstadt, — qui semble n’être plus qu’un objet du décor ; comme une pièce de musée. Un vieux docteur [9] israélite à cheveux blancs, maire de la ville, et, « Président du Conseil juif [10] » précise avec une déférence appuyée le Kommandant, les guide, guide les visiteurs éberlués ; il leur fait visiter une synagogue, « flambant neuve », aux allures de salle de sport, où un rabbin, porteur de La Thora, sous Le Tallit [11] est occupé, comme absent, à psalmodier Le Kaddish [12], dans ses dents. Dehors, sur la place, il y a un kiosque à musique où des musiciens jouent des airs entraînants, très « gais » — des « airs d’avant-guerre », — sans pourtant paraître bouger. À Theresienstadt, il y a des jardins d’enfants, des théâtres, des bibliothèques. Il y a une banque : on y bat monnaie. Il y a une poste, et l’on y reçoit des colis. Il y a même un dispensaire où les S.S. — « pour raisons humanitaires » — libéralement, autorisent, qu’on envoie des médicaments… mais, la Délégation de la Croix-Rouge internationale invitée pourra l’affirmer : c’est un univers si parfait, qu’il n’y a pas de cimetière [13] à Theresienstadt ; La Mort est partie en fumée. À Theresienstadt, en somme, il y a une famille — donc, des familles — qui logent sous un toit, et qui mangent autour d’une table avec des cuillères, des fourchettes et des couteaux, sous une lampe allumée, dans un silence relatif, avec une lenteur indéfinissable…Il y a tout cela… tout cela, à Theresienstadt… et, « tout est en ordre »… le temps d’un jour… de théâtre. TRAINS DE LA « NUIT » ET DU « BROUILLARD [14] » Il y a des trains… des trains inconnus, silencieux, toujours qui passent dans la nuit d’Europe, des trains qui passent… tandis que leur vapeur passe devant La Lune. La plupart l’ignorent. Et, ceux qui la voient ou qui la regardent la prennent pour de simples nuages : de l’eau qui passe au ciel, simplement un peu plus légère, qui va, elle aussi, retomber sur terre, s’y enfouir sous la poussière, bientôt, demain, on ne sait quand. Ce ne sont pas des nuages, mais la vapeur amassée de milliers de trains disparus, qui n’existent plus, qui passe au ciel, laquelle — opaque — chaque nuit se reforme au ciel pour passer devant cette lune étrangère, qui, cependant, semble la voir, étrangement, paraît en garder la mémoire tandis que des trains dans la nuit cahotent… cahotent au bruit des ballasts, silencieusement dans la nuit, sans nulle cesse… tandis que les vivants dorment, pour la plupart. Ceux qui veillent… ceux qui veillent mais qui sont seuls, entendent-ils… entendent-ils qu’il y a des mots aussi dans le vent… dans le vent… le vent ou simplement dans l’air, l’air immobile ?…Des mots gelés, et qui s’appellent, comme perdus à tout jamais mais cherchant à se réchauffer dans la distance et dans l’espace, ici et là, on ne sait où, on sait d’où revenus, d’où venus :— Maman. Maman, j’ai faim. J’ai peur.— Dors, Chmerelé. Dors, mon cœur. Nous arrivons bientôt .— Maman, j’ai soif. J’ai soif… j’ai soif.— Dors, Sarah. Dors, mon oiseau. Nous arrivons, bientôt.— Maman, maman, dis… quand arrivons-nous ?— Bientôt.— Maman !… Maman !— Maman ! Maman !…— Dors.— Dors. Dors… mon enfant. CANADA Voix absentes. Regards perdus.Présence.Absence. — Et dans le silence, on entend des silences qui crient, qui prient, des pleurs, des chuchotements, des râles qui atteignent enfin l’autre rive ou rien, des voix qui meurent, qui se taisent, des rêves, des rêves de fuite et de mort qui marmonnent, qui se retiennent…(Tout cela ténu, indistinct.) Regards perdus, arrachés comme des yeux juste à la descente des trains, regards volés, regards enfuis, regards entassés jusqu’au ciel, amassés là, jetés en tas, d’avance voués à la nuit, empilés à crever le ciel, jusqu’à se fondre à lui si vide, lui, qui nous regarde depuis, ici, qui regarde le monde, ce bout du monde, comme s’il ne pouvait attester de ce qu’il aura vu ici pourtant, ici, comme s’il doutait. Valises vides, empilées.Souliers, et petits souliers, vides.Mèches ou tresses amassées de cheveux blancs, de cheveux gris, de cheveux d’ange ou noirs de jais, blonds, bruns, roux ou teints au henné. Masses de cheveux entassés jusqu’au toit, jusqu’à le toucher, mêlés en tas, veufs, orphelins ; cheveux humains, cheveux glacés, qu’aucune main ne viendra plus jamais réchauffer, jamais plus lisser autour d’un visage, caresser autour d’un visage aimé. Cheveux pesés, cheveux à vendre, cheveux à vendre au poids, à recycler, à teindre en vert de gris pour faire des capotes de soldats nazis, des manteaux pour les civils allemands, des couvertures pour leurs enfants. Jouets d’enfants. Habits. Effets. Appareils dentaires. Lunettes, lorgnons. Prothèses diverses : jambes et bras articulés, pilons. Tours de Babel d’objets triés par la Mort,et mis à l’encan. Et puis, le vide, autour.(Le vide.) Et puis le regard, les regards partout — immatériels, — les regards arrachés à la descente des trains, les regards de ceux qu’on sépare et qui savent que c’est « pour toujours ».Faut bien qu’ils échouent là aussi. On nomme l’endroit : « Canada ». Des ombres s’y affairent, trient chaque objet, dans le silence les empilent puis les emmènent vers les trains, les trains de retour, pour d’autres destinations vers le Reich. Seuls restent les regards,les regards empilés jusqu’au ciel,immatériels. Les regards,c’est le ciel qui regarde le ciel ici, qui voit le vide,qui constate l’inexistence. — Ne sait plus de qui, ou de quoi… CHAMBRE À GAZ Si on t’a mise nue, Laja, c’est « pour la douche ». Des enfants nus sont dans tes jambes. Non loin, c’est ta sœur, Sarah… et, plus loin, ta mère, là-bas : cette étrangère que pour la première fois tu vois nue ; elle cache sa nudité [15].Si tu regardes le plafond, ces griffures dans le béton rayé de rouge, est-ce pour lire l’avenir ?…À la descente du train, on vous a fait sauter, enfants et femmes, sur le quai — ceux qui étaient vivants encore — ; on vous a fait déshabiller, puis l’on vous a menés en rang jusqu’ici, en courant, sous les coups de matraques, les cris, parmi les aboiements furieux des chiens que des uniformes noirs ont lâché sur vous pour vous rassembler comme un troupeau. On vous a fait rentrer ici, puis enfermés.Et, depuis… depuis, c’est ce grand silence.Toutes se taisent. Tout se tait.C’est à peine si un enfant ose geindre. Il y a de petits gémissements de terreur aussitôt réprimés, de petits gémissements, vite, aussitôt ravalés. On attend. Toi, tu taches de penser, Laja, à Chmerelé, ton fiancé. Tu ne sais pas pourquoi, mais tu sens qu’il est là, là soudain, présent avec toi, très fort.Si tu voyais comme tu es belle, Laja, en ce moment, tandis que des pommes de douche, verdâtre, dans la pénombre — on s’en rend compte ! — une sorte de fumée coule.Dans la terreur qui te saisit, c’est quand même l’image de ton chéri, de Chmerelé que tu bâtis, que tu rebâtis, inlassable. Il est là, debout, devant toi, choisi, plus réel que le brouhaha, le tohu bohu, le délire indescriptible qui prend ces femmes, leurs enfants, et, ces enfants autour de toi. C’est bien Chmerelé qui est là devant toi et qui te sourit, avec ce regard grave, et calme, devant ta nudité qu’il découvre, et dont il a failli être privé.— Ah ! se donner à lui juste avant que tout soit fini. C’est là tout ce qui t’obsède, parmi la fureur et les cris….Et tu t’obstines !… Et tu t’acharnes, tu t’appliques, de tout ton corps qui n’est plus qu’une âme pour lui, pour que l’image de Chmerelé ne te quitte pas, pour que l’image de Chmerelé persiste, là, debout devant toi, sous le nuage, sous le mouchoir du gaz qui vous marie.Et toutes ces mains qui te bousculent, te touchent dans la bousculade indescriptible… tous ces coups que l’on te porte aux seins, au dos, au ventre, aux fesses, là, aux cuisses… : c’est Chmerelé qui te rassure, c’est Chmerelé qui te caresse, afin que tout soit accompli, afin que vous ayez votre nuit de noces, afin que vous ayez vécu ensemble votre vie, toute votre vie ! — Tout s’accomplit. Tous ces enfants qui, suffoquant, et se collant à tes jambes, dans tes jambes s’agrippent à toi comme s’ils cherchaient à se réfugier dans ton ventre vierge, Laja, tu es leur mère en cet instant. Dans un vertige, au bord de l’évanouissement, tu prends leur tête dans tes mains, l’une après l’autre, mais sans les repousser, passant de l’une à l’autre. Sans doute, sentent-ils ton geste, comme un geste fait pour les rassurer, comme une sorte de caresse de jeune mère qui les apaise, tandis que l’air leur manque, et tandis qu’ils halètent, tétant l’absence d’air, le vide, le gaz, la mort [16]. C’est toi qui vas les accoucher ! C’est toi qui les accouche, tous ces enfants, Laja. C’est toi qui les as accouchés à la mort, Petite Mère. Dors. Ton travail est fini. L’amour,l’amour est le plus fort. LES RETROUVAILLES Shmuel va au Revier [17] ; Shmuel pleure : — Je cherche Papa, mais je ne le reconnais pas. Il me reconnaissait, hier ; je le reconnaissais encore hier ; mais, là, je ne sais plus, je ne sais pas. Shmuel, c’est au Revier qu’il a revu son père. Il ne l’avait plus vu depuis la rafle à Varsovie. Il ne l’avait plus vu depuis qu’il était au Lager. Il pensait qu’il était mort, avec les frères, les sœurs, Maman…Et puis voilà qu’en passant au Revier (pour Dieu sait quoi !…), une voix sort d’un châlit : — Shmuel !… et qu’à la voix, rien qu’à la voix qu’il reconnaît, Shmuel répond : — Papa !… Elle sort d’un petit vieillard, la voix : méconnaissable, au teint vraiment vert, édenté, ratatiné, ridé, et qui râle avec une respiration qui siffle, entre deux toux.Au regard, rien qu’au regard, Shmuel soudain le reconnaît ; et ils tombent dans les bras l’un de l’autre, si l’on peut dire, car Shmuel tout maigre qu’il est lui aussi fait bien attention en le serrant un peu, ainsi, à ne pas le casser, l’étouffer. L’infirmier — un salaud de première, — il ne sait pourquoi, laisse faire. Mais, aujourd’hui qu’il est revenu au Revier, il comprend mieux : — Où est mon père ? Où est mon père ? — Ta gueule, Stück. C’est un hôpital, ici, pas un parloir de prison, ni une porcherie… lui marmonne l’infirmier polonais dans un chleuh approximatif. — Tu la fermes ou tu te tires. Ton père, je l’ai déplacé, sale Juif ! À toi de le trouver à présent. Laisse parler les liens du sang… Et les autres infirmiers, et le médecin espagnol et son auxiliaire italien rient très fort. Et, Shmuel, parmi les châlits, accroupi, passant de mourant en mourant, en les enjambant comme il peut, interroge à mi voix : — Papa !… Papa !… On le laisse faire ainsi une rangée… puis deux… puis trois : pour s’amuser. Et Shmuel crie toujours à mi voix : — Papa !… Papa !… au dessus des mourants qui râlent.Comme il est sans réponse ; comme on en a assez ; alors, on l’attrape à quatre, quatre à quatre, par le fond du pantalon, du dos et du col de veste ; on le fait un peu valser pour amuser les tires-au-flanc qui sont là parce qu’ils ont « payé » la dispense, le « Schonung », en soupe ou en nature. Shmuel crie cette fois à pleine voix : — Papa !… Papa !… Et, il y en a de plus en plus qui râlent, qui ne rient plus, qui ne rient pas, qui crient : — Assez !… Los !… Alles aus [18] !… Alors, la porte s’ouvre tout grand sur le ciel gris, sur le ciel déjà noir. Et l’on envoie Shmuel, d’un coup, d’un seul, dans les étoiles ! LA RONDE D’AUSCHWITZ [19] Aux enfants assassinés, fusillés et brûlés ou passés par les chambres à gaz et crématoriés à Auschwitz, à Auschwitz et dans les autres Lager … En pensant à Madame Eugénie Zaboznik. — Andrée, Andrei, Andrés, Anders… Andi, Andor, Andréa…Poldie, Rainer, Radel, Raimar… Lodie, Livia, Ljuba, Louki…Marian, Marti, Martin, Mario… Valère, Véra, Virgile, Vivianne…Wolfgang, Xavière, Youri, Yvan… Anouk, Caprice, Charmaine, Cherry…Ada, Adèle, Agathe, Suzy… Zita, Zoé, Tristan, Thomasz…Marinette, Silvana, Serena, Severin… Valéry, Valeska, Valiouschka, Vavoussia…Jacques, Simone, Hermann, Mireille… Paulette, Justin, Maurice, Édouard…Ida, Louisette, Annette, Hélène… Antek, Bogdan, Serban, Mirko…Madeleine, Liliane, Michel, Danielle… Wladislaw, Zlatko, Milan, Miloslaw…Swetlana, Veruschka, Nadiousa, Nadeschda… Régine, Bernard, Léon, Michelle…Nikita, Nikolaï, Ophelia, Nikolajs… Ralissa, Marouane, Fathia, Aïcha…Nina, Ninja, Vasco, Pilar… Linda, Lola, Xaviera…Alba, Delmar, Esmeralda… Simon, Sophie, Stella, Stéphane…Antonin, Angéline, Anton, Antonio… Perry, Poppy, Milton, Lee…Nada, Najeh, Naji, Najib… Saturnin, Séraphin, Séverine, Sidonie… — Esther, Nathan, Myriam, Allia… Rachel, Fajga, Ida, Laja…Joseph, Simon, Liki, Lotti… Max, Dora, Kiwa, Léon…Fitka, Henri, Maurice, Edgard… Schmuel, Moïse, Hermance, Abraham…Oscar, Lazare, Léa, Boni… Nelly, Allen, Stella, Chaya…Aron, Rebeca, Olga, Jonas… Mojsze, Emeric, Thomas, Lejb…Szlama, Mieczyslaw, Wolf, Robert… Ferenc, Stanislas, Arpen…Alfonso, Rino, Spartaco, Missak… Roger, Antoine, César, Gdala…Rachmil, José, Amadéo… Roiza, Mimi, Netti, Frida…Estéra, Estreya, Klara, Teti… Paula, Lya, Susi, Friedel…Haïm, Élie, Guido, Zisla… Feiga, Khaïm, Isak, Rywka…Mina, Sura, Anna, Nadja… Maria, Fanny, Ismaël…Hadasa, Chawa, Chaja, Chil… Dvora, Lotte, Jacob, Szmul, Leib…Schenzi, Émire, Constantino… Jetty, Nevine, Sauveur, Aron…Karel, Moïse, Henrik, Dietrich… Lydie, Lucie, Marta, Rachelle…Rosa, Ellen, Nina, Isser… Ginda, Luba, Shirley…Salvador… LES CHARDONS [20] Les Chardons de Bergen-Belsen [21] regardent le ciel avec une tête pensive. Les Chardons de Bergen-Belsen ne sentent pas les mains du Vent. Ils se souviennent de la cendre qui les fit naître, les porta. Ils se découpent, sans mot dire, sur les nuages, qui passent, sans mot dire : de grands nuages lents qui passent, comme vides et sans mémoire… Comme eux… comme eux, les Chardons de Bergen-Belsen ne se souviennent plus des plaines de Prusse et du Hanovre. Ils ne sont plus de cette terre ; ils ne sont là qu’en apparence ; ils ne rêvent pourtant pas. Les Chardons de Bergen-Belsen ne sentent plus la Pluie. La Pluie, ni rien d’ailleurs. Les Chardons de Bergen-Belsen rouillent, tombent en poussière. Les Chardons de Bergen-Belsen ont une âme de fer. RECYCLÉ [22] — Une mine de papier mâché : « L’Histoire » !…Une mine de papier de visages mâchés par L’Histoire qui les transforme en papier : papier qui jaunit, parfois qui pourrit, papier qui se racornit, papier banal, papier voué aux vers, à la poussière aussi, comme les corps eux-mêmes qui, en papier, se sont transformés, « recyclés »… quand on doit admettre pourtant — dérisoire éphémère d’une improbable éternité — que le papier : c’est ce qui reste quand on a tout oublié. Treblinka… Auschwitz… Maïdanek,Sobibor… Belzec… Chelmno,Gross-Rosen… Stutthof… Sajmiste,Sachsenhausen… Mauthausen… Bergen-Belsen,Ravensbrück… Natzweiller… Buchenwald,Neuengamme… Mittelbau Dora… Dachau,Flossenbürg… Jasenovac… Gospic,Pithiviers… Birkenau… Drancy,Pologne, Allemagne, Croatie…… Autriche, France, Europe équarrie,et, de L’Atlantique à L’Oural, théories de camps établis, aussitôt contresignés, aussitôt autorisés par L’Autorité Centrale, par les administrations, par la collaboration — qu’elle fut active ou passive — des pouvoirs locaux, des pouvoirs en place, des populations sous leur coupe… concentration générale… extermination programmée… pour une honte, qui devrait durer « mille ans », théoriquement qui devait : car… l’immense géographie du camp se résume à un mot abstrait sur un papier qu’on peut brûler, jusqu’à faire douter la mémoire des survivants qui continue à brûler. Et, demain… mais demain, qui… qui brûlera — qui ou quoi, — une fois que les survivants, eux, que le feu a épargnés, dont la mémoire brûle encore, disparaîtront… lorsqu’ils auront tous disparus, lorsqu’ils seront, eux, consumés… tous consumés… jusqu’au dernier ? La cendre des morts dispersée — dont un peu de cendre chaude sera recueillie dans les livres — qui brûlera sinon les livres dans ce feu sans cesse larvé de La Mémoire qui se perd déjà en poussière,la poussière d’un génocide,la poussière des corps,la poussière des morts changée en poussière de motsdisparaissant sous une autre comme plus impalpable encore et se solidifiant pourtant dans le schiste inutile des bibliothèques où, bon an mal an, de malheurs passés, les Politiques iront se tailler des fragments pour paver — de « l’enfer » de tant d’autres depuis longtemps oubliés — les bonnes intentions de leurs discours présents, lesquels passent… lesquels passent eux-mêmes… puisqu’ils ne sont que du papier à l’instant même, à l’heure, où ils sont prononcés ? « Six millions de juifs, un de tziganes, un de politiques et de déportés divers […] »ne prennent pas plus de place que ce qu’il faut à ces seuls mots, à ces mots, seuls, sur une feuille. Tant de visages, tant de regards et tant de vies résumées à ce seul destin d’une phrase sans âme :la plus petite urne du monde.Une urne de papier.À ranger dans un livre.Parmi les vieilles statistiques depuis longtemps remisées. — Papier !… Traître qui nous trahit jusque dans l’ultime salut même que tu parais offrir, faisant mine de nous sauver quand nous sommes en fait la mine où tu te fais, en fondant nos pauvres visages… nos pauvres visages chers au regard perdu… aux regards perdus de ceux que l’on a tant aimés, si, parfois pas même connus… que serais-tu sans le silence ?… Que serais-tu sans ce silence à quoi certains d’entre les nôtres sont parvenus à rassembler tant d’absence, à résumer la présence volée d’un monde fait des mondes volés,dans l’eau…dans le seul rond d’eau, l’auréole…dans le seul rond d’eau d’une larme, que ton feu n’avait pas prévue, pour au moins sauver… « quelque chose » ? — O !… silence d’eau !Silence d’eau, ô Poésie !…Est-ce bien toi… : la seule qui sait bien sauver quelque chose dans ce papier qui se consume et qui témoignait de nos vies ? SURVIVRE à Mme Eugénie Zaboznik [23], qui parquée enfant dans le ghetto de Cracovie-Podgorze avec ses parents puis déportée à Auschwitz- 1, seule survivante de sa famille, a bien juré de ne plus jamais remettre les pieds ni à Auschwitz ni en Pologne, et a fait effacer le tatouage de son numéro matricule dont elle entend ne plus jamais se souvenir […]. Maman Helena, Depuis soixante ans, je n’ai jamais pu prendre une seule douche sans penser à toi, à ta pudeur de femme juive de ce temps-là, ta pudeur outragée. En repensant à toi, je revois aussi l’agglutinement des corps anonymes, des corps entassés ; et la fumée… Je suis poussière :je me délaie sous la pluie de mes souvenirs.De mon propre corps, il ne reste rien chaque fois que je pense à vous : Papa, Maman, Grand-Père, mon Frère…Je m’effondre, je me dissous, me disperse à la pluie, aux vents ; et il pleut et vente toujours… Ne sais pourquoi : vous associe à la vision de cette femme tzigane assise dans une allée d’Auschwitz, qui serrait ses enfants contre elle, le regard vide… Un S.S. avait dû lui dire d’attendre, de s’asseoir là. Elle attendait…D’où venait-elle, d’où venaient-ils ? Avaient-ils échappé par erreur à la sélection ? Avaient-ils été « oubliés » ? Venaient-ils d’être raflés dans les environs ? Étaient-ils arrivés par camion ? Savait-elle ce qui les attendait, ce qu’on leur faisait attendre, là, assis, dans cette allée, cette avenue du camp qui menait à la mort et au crématoire ?…— Je ne le sais pas, Maman Helena, mais quand j’y pense, je pense à toi : vos images se superposent… Je la revois,je te revois… Je la revois assise, serrant contre elle ses enfants le plus fort qu’elle pouvait… Et parfois, souvent, comme toi dans mon souvenir, elle n’a plus de visage :elle n’est plus que pluie, que vent…elle n’est que béance, vide… …Et moi je reste à vous attendre. [1] .— Prononcer : « Laudch »… De cette ville textile située sur la Lodka et chef lieu de palatinat, dont la population comptait un quart de Juifs avant guerre, les Allemands, en la débaptisant d’abord symboliquement, firent un des plus importants ghettos en Pologne. De ses 672.000 habitants recensés en 1940 ne restait plus que 496.000, en 1945, lorsqu’elle fut délivrée par les troupes soviétiques. [2] .— Toutes ces petites notations font allusion au rituel du mariage selon la tradition judaïque. [3] .— Un trio de musique Klezmer, un orchestre juif, comprendrait plutôt une clarinette, mais, c’est là une singularité qui cherche à rendre hommage à la fois aux 600.000 Juifs déportés originaires de Hongrie et aux 250.000 Tziganes victimes de la Shoah, dont beaucoup venaient de Hongrie et de Roumanie. [4] .— Il s’agit du ghetto de Varsovie, lequel était peuplé, selon un reportage réalisé par le correspondant à Berlin de l’agence Associated Press le 2 janvier 1941, d’ « à peu près 500.000 juifs ». Il n’y eut « à peu près » aucun survivant. Seuls quelques rares « miraculés » parvinrent à s’échapper, par les égouts avant que les Allemands ne songent à les verrouiller ou bien durant l’insurrection du ghetto qui dura du lundi 19 avril au dimanche 16 mai 1943 : 70.000 Juifs ayant décidé de résister aux troupes S.S. venues les exterminer. Le 23 juillet 1943, à Treblinka, les bourreaux nazis commencèrent à gazer les derniers survivants du ghetto de Varsovie, déportés. [5] .— Situé à 50 kms environ de Prague, établi dans une citadelle, ce « ghetto-vitrine » créé le 10 novembre 1941 à l’intention des délégués de la Croix-Rouge internationale, vit passer 150.OOO Juifs. Il n’en restait que 18.000 en 1945. On se souviendra qu’un des Häftlinge français les plus célèbres qui y ont été interné s’appelait Robert Desnos. [6] .— La formule est violemment ironique et antisémite puisque l’expression « Graue Eminenz » signifie : « éminence grise ». [7] .— Ils peuvent être assimilés par dérision et par antiphrase aux : « Prominenten », à ces Häftlinge disposant de postes à pouvoir, détenant un pouvoir réel au Lager. [8] .— Voir : Un vivant qui passe, film de Claude Lanzmann, France, 1997. Maurice Rossel, délégué du CICR, officier de l’armée suisse, fut envoyé à Berlin pendant la guerre en tant que délégué du Comité international de la Croix-Rouge. Il fut le seul à pouvoir inspecter les camps d’Auschwitz et de Theresienstadt, dès 1943-1944. Il écrivit un rapport sur ce dernier. En 1979, il accordait un entretien à Claude Lanzmann, lors du tournage de Shoah. Voir aussi le texte de l’entretien publié : Claude Lanzmann, Un vivant qui passe, éd Mille et une nuits-Arte éditions, 1997. [9] .— Il sera exécuté trois mois plus tard à la « Petite Forteresse » d’une balle dans la nuque. [10] .— L’Ältestenrat, que les nazis — comble du cynisme — chargeait de composer les listes de déportation vers l’Est. [11] .— Le châle de prière. [12] .— Le Chant des morts. [13] .— Il y a un cimetière à Theresienstadt où reposent environ dix mille victimes de l’holocauste, mais la propagande nazie présentait Theresienstadt comme un lieu de cure pour personnes âgées juives avec une telle persuasion que certaines s’y présentèrent d’elles-mêmes. En 1942, la mortalité était telle à Terezin que les nazis installèrent dans le sud du ghetto un crématoire capable de brûler deux cents corps par jour. [14] .— « Nacht und Nebel » comme on le sait est le nom de code dont l’idée revient à Hermann Gœring et qui désigna l’opération d’extermination systématique des déportés décidée par Himmler à la conférence de Wannsee du 20 janvier 1942 où Reinhardt Heydrich proposa d’apporter « une solution finale au problème juif […] ». Le cinéaste français Alain Resnais reprit en 1955 ce nom de code, aux accents romantiques des plus noirs, pour titre du premier grand film français réalisé sur l’univers concentrationnaire (texte de Jean Cayrol, ancien déporté de Mauthausen, poète, dit par Michel Bouquet). La spécificité du génocide juif n’étant pas montrée dans l’œuvre de Jean Cayrol et d’Alain Resnais — le film de 55 étant une commande officielle — la géniale série de documentaires, bien sûr, de Claude Lanzmann : Shoah, en constitue en quelque sorte le répons, après dix ans de travail, trente ans plus tard. [15] .— La nudité de la mère de Laja est une nudité humiliée : avec elle, les nazis ont gagné. À sa nudité, grâce à l’amour qu’elle porte à son fiancé, Laja, elle, va donner un sens : les nazis ainsi ne pourront l’atteindre, et, exceptionnellement sans doute en un tel lieu, l’amour va triompher de la haine. [16] .— L’agonie dans une chambre à gaz durait de dix à vingt minutes. Alors que d’autres devaient en un éclair revoir le film de leur vie, Laja utilise ce temps, elle, pour vivre la vie qu’elle n’a pas vécue. [17] .— Le Revier est l’infirmerie, l’hôpital du camp. On ne peut y rester que si le médecin — Häftling lui aussi le plus souvent, donc qui a peur, et fait du zèle dans l’horreur — et ses aides, accordent une autorisation, une dispense de travail, un Schonung. La scène qui est décrite ici provient en partie du témoignage d’un ancien d’Auschwitz qui a ainsi retrouvé son père au Revier, et, de la scène décrite par Robert Antelme dans son ouvrage L’Espèce humaine, (Paris, rééd. Gallimard, coll. « Tel », 2000, p. 186-189), quand il cherche à revoir son ami K., l’instituteur, dont on lui avait dit qu’il allait mourir, et, qu’il ne le reconnaît pas parmi les corps allongés. La même histoire de retrouvailles est arrivée à mon grand père à son retour de captivité de quatre ans en 1918 : ayant été raflé dans un collège belge à l’âge de quatorze ans, il en avait dix huit à sa libération, après l’armistice… Sur le quai de la gare de Saint-Jean-Pied-de-Porc — la ville où son père était réfugié — père et fils s’étaient donnés rendez-vous. Le quai de la gare était plein de libérés ou de démobilisés qui rentraient chez eux ; il s’est vidé ; il ne restait plus à la fin qu’un vieux monsieur méconnaissable pour son fils et qu’un jeune gars, véritable squelette ambulant : « C’est toi, Maurice ? », « C’est toi, Papa ? » [18] .— « Assez !… Allez !… Tout le monde dehors !… » [19] .— Beaucoup de ces prénoms ont été choisis dans les listes de déportation retrouvés et publiés par M. Serge Klarsfeld dans son magistral livre-somme : Le Calendrier de la persécution des Juifs en France, 1940-1944, Édité et Publié par l’association « Les Fils et Filles des Déportés Juifs de France » et par « The Beate Klarsfeld Foundation », Paris, juillet 1993. On notera que la première série de prénoms sont des prénoms non juifs marquant bien le souci d’intégration et de discrétion des Juifs dans beaucoup de communautés, dans beaucoup de pays ; la seconde série de prénoms par contre avoue davantage sa judaïté. [20] .— Les poilus français de 14-18 ont leur fleur symbole : le bleuet ; les soldats anglais : le coquelicot. Est-il indécent et impertinent de proposer le chardon comme fleur symbole des martyrs qui ont eu à porter le « pyjama » bleu et blanc ? [21] .— Bergen-Belsen, commandé par le Kommandant S.S. Joseph Kramer, fut le premier camp libéré par les Anglais. Pendant cette période qui va, disons, de fin janvier 1945 à début avril 45 — c’est-à-dire de la libération d’Auschwitz le 27 janvier à celle de Buchenwald le 11 avril — des exodes hallucinants des bourreaux allemands et de leurs victimes qu’on appelle « marches de la mort » eurent lieu : les S.S. fuyant devant les troupes soviétiques ou les troupes alliées en cherchant à tuer en route le plus de Häftlinge possible, à supprimer le plus possible de témoins qui pourraient parler, ne pouvant tous les tuer d’un coup, Bergen-Belsen fut la dernière station, le dernier port des fantômes. Bergen-Belsen fut libéré le 15 avril 1945. Le premier camp nazi libéré, libéré par les Russes, fut Majdanek en Pologne, dès juillet 44, le 24 juillet 1944. [22] .— « Aux morts du Rwanda, et de Sarajevo, et d’ailleurs… », le 3 juin 1995. Le projet du présent livre m’occupe depuis cette date. le projet remonte donc à plus de dix ans. [23] .— Née le 15 juillet 1926. Eugénie Zaboznik réfugiée en France dès 1945, après d’innombrables difficultés pour parvenir en France puis pour obtenir la nationalité française, n’est retournée en Pologne qu’en 1948, pour confondre un usurpateur qui, ayant au ghetto récupéré les papiers de son frère Milek assassiné par les nazis et laissé sur le pavé, tentait de se faire passer pour lui afin de récupérer l’héritage : la maison du ghetto toujours debout après le conflit. Pères & Mères (nos modèles, nos héros, nos saints, nos valeurs)