Lettre à son ombre Jean-Louis Cloët, 4 octobre 200712 août 2023 À la recherche d’Eurydice… — Perdue, vraiment ?… LETTRE à son Ombre [1] :I Chère, et perdue, Aux « Enfers », dites ? Vraiment ?… Car eût-il importé alors qu’« au-delà » fût au-dehors si « au-delà » fut au-dedans ; et, dès lors, qui pouvait importer, en ce qu’il apportait alors, que cet évasement ? Sera-ce un mur qui nous sépare, si, déjà, j’en vois l’ouverture ? Ici, l’absence est-elle un mur, tant l’était, parfois, la présence ? Aux « Enfers » ? Dites : « Ailleurs, plutôt… » Si vous êtes, vous fûtes ; car vous êtes ! non plus en corps, mais, encore vous, êtes-vous au monde, si, pourtant plus ce que vous fûtes. Ce que vous fûtes, là, évanoui au monde, au monde se réveille là, encore — là, en corps — hors-là.II Quant à moi, je deviens ce que j’ai appris : votre leçon. Moi, je suis vous ; mais, moi, déjà, c’est tous encore ! sachant que ce n’est tous qu’en nous. Si je vous ai perdue à jamais, vous, vous m’avez inventé, si je vous invente, partout. Vous ai-je perdue à jamais ? Vous ayant perdue à jamais, c’est partout que je vous retrouve ; partout où je vous perd encore, je vous retrouve. Les choses, les êtres, se font là où ils se défont, peut-être. La déréliction même est une alchimie pour qui continue à vouloir que la vie soit, qu’elle devienne en ce qu’elle devient ce qu’elle Est, révélée en ce qu’elle Est par sa fragmentation même. Ainsi, un être éclaté, émietté par la douleur, s’il se reconstitue, s’il sait, s’il veut se reconstituer, s’il le fait, seul, ou, par autrui, aidé par autrui en ceci qu’autrui sait qu’il saigne, sent qu’il sait, un être — en somme — tel qu’en soi-même parce qu’il sait que tel qu’il fut il ne sera jamais plus, est le seul, qui, après, sache vraiment se partager : eucharistique. Vous, chère Ombre ! chère ombre, perdue ? Est-ce vous, chère Eucharis [2], dites ?III « Nous nous sommes connus ». Nous nous sommes connus, peut-être. Jadis ? Situerais-je ni où, ni quand ? Dans cette vie, était-ce un songe, encore ? — Non. Je me souviens de tout, de vous ; pourtant, j’oublie.— « Pourquoi nous sommes-nous connus ? » De cela un Dieu répond-il ?— Pour Qui, nous sommes-nous connus, plutôt, dirais-je ? Pour qui sinon pour ceux que sommes devenus « l’un, l’autre », l’un à l’autre, absents ? On a cherché depuis à m’apprendre des choses sur vous ; entre vous et moi, on a interposé des livres, des discours. Ils revenaient comme la mer : ils repartaient dans un ressac. On les a jetés dans la mer — semble-t-il — car la mer est toujours égale à elle-même, à présent, sinon étale, même. Je fus instruit de « tout » ; de votre apparition, votre disparition, de leur procès ; je fus instruit de vous, de tout, comme tout autre ; et, l’on a point cru me tromper, c’est cela qui est drôle : tous croyaient vous savoir, vous voir, tout savoir sur vous et sur tout. J’ai laissé dire. J’ai laissé dire, passer. Et j’ai gagné la pleine mer de mon doute, en les laissant tous sur la rive, pour vous rejoindre, dans le seul but de vous rejoindre, de vous gagner comme un rivage, alors que vous étiez le voyage qui y menait. Puis, — ou je ne sais, peut-être : mais — je vous ai entendu(e) chanter. je vous ai entendue chanter.IV — Si que vous fûtes telle …à présent qu’aujourd’hui me meurt.Si que vous fûtes telle …à présent, qu’aujourd’hui, je vis. Voyez : je vous ai bien appris. Il faut laisser passer le savoir, ne retenir que ce qui reste dans son sillage ; la vraie pensée ne se définit que dans son écume : le sillage est en soi trop mouvant ; encore l’écume est-elle éphémère aussi et doit-elle être reformée. C’est pourquoi le sillage se doit cependant d’être continu. Ainsi, faut-il toujours s’instruire, sans perdre jamais de vue l’essentiel qui demeure toujours au-delà du savoir, dans ce qui demeure au-delà. Ai-je cherché à vous créer ? Ai-je cherché, depuis que je vous ai perdue à nouveau, à vous recréer ? C’est possible. Je ne sais. Car je ne vous pense pas. Je vous ressasse. Vous me pensez. Je suis votre pensée profonde. Je suis même votre pensée la plus profonde. Je suis devenu votre enfant, l’enfant, votre éternel « naïf » : sauvé ! De moi, cependant, vous naissez. Aucune création n’est possible sans une prédisposition cultivée ou non à la naïveté, sans la capacité phénixologique d’oublier ce qu’on a appris ; c’est pourquoi la différence entre l’artiste créateur et l’intellectuel, qui, sans « savoir » et sans « pouvoir créer » se décerne pourtant les pleins pouvoirs de le juger — sans se juger — sera toujours radicale. Ébéniste, on ne parle pas d’un meuble, on le fait, on en parle ensuite. Mais vous, vous n’êtes pas une table, non, ni une chaise, ni un lit, ni rien, ni même un cercueil, même si c’est autour de vous que tous se rassemblèrent, se rassemblaient et se rassemblent, même si c’est sur vous seule que se met à plat, aujourd’hui, la réalité. Impalpable, solide plus que tout pourtant, vous, vous êtes née de mon vague, comme de nos amours brisées. Ai-je cherché à vous recréer, depuis ? Dans l’impalpable, oui.V Car je sais que vous m’entendez. Vous m’entendiez ! Vous êtes, comme hier, plus qu’hier ! — éternel coquillage ! — l’oreille Amie. L’oreille Amie ? Oui ? Est-ce à dire : la bouche aimée et la bouche cachée qui souffle, coquille ? Comme vous, les gens qui m’ont entendu, jusqu’à présent m’ont entendu, qui ont fait l’effort de m’entendre — ils sont rares, vous savez, et c’est bien… — ont sans doute perçu, par-delà des mots maladroits encore qu’il y avait en moi, comme du reste en tous, « quelque chose » à naître qui ne demandait qu’à voir le jour, qui venait, semble-t-il, tout proche. Cela vient de fait, aujourd’hui, chaque fois qu’on me laisse en paix, après tant, tant et tant d’années de travail : travail, labeur têtu, acharné, exclusif ; j’ai ma musique, elle est bien là, qui ne demande qu’à chanter pour célébrer ce monde et la vie, si, par-delà souvent la mort, il faut la vivre. Je suis un coquillage aussi, coquille. Comme vous, moi, je chante aussi. Mais, pourquoi avons-nous choisi, moi comme vous, la haute mer ? Pourquoi ce « chant » réclame-t-il son grand large de solitude, Éole ? Éole, bouche pleine, crachant ses Vents, poussant son souffle au point de faire reculer tout l’horizon comme tout horizon toujours ? Non, certes, ce n’est pas l’homme qui est fou, chère Ombre, mais le monde qui le dérègle, s’interpose entre lui et cette harmonie à laquelle pourtant il avait droit puisqu’elle est sienne, et, sienne en propre, car en tous points à partager. Coquille et Vents. Car, oui, très Chère : n’oublions pas que tout commence, si tout ne finit que rarement, par la phénoménologie. Vous qui êtes un phénomène ; c’est peu, ah ! c’est peu de le dire encore — ici même — de le redire.VI C’est de vous que je tiens mon chant, chère Ombre. De vous seule. Je procède de vous, comme de lui qui vous prolonge et vous ramène à cette vie, plus réelle. Voyez-vous, humblement, pour moi : la poésie n’est peut-être pas même un état — du moins pas seulement — mais un fait qui préexiste, perdure, précède celui-ci et par conséquent le suscite : l’invincible harmonie du monde, invisible, que l’intuition puis la recherche intime à s’y conformer rend visible, intemporel mais éphémère, paradoxal, toujours inchangé à jamais changeant, de toute chose et de tout être, seul, et toujours tel qu’en soi-même cependant. Comme vous jadis, vous aujourd’hui, comme vous, comme tous, j’ai besoin d’ordre pour entendre ; j’ai besoin que tout soit en paix pour percevoir L’Indicible ; or, autour de moi, pour moi comme pour un chacun, comme pour mieux me ou nous persécuter et pour empêcher l’harmonie, tout n’est que désordre à l’envi. Mais, moi — moi je sais, je sais déjà, moi… — moi je sais déjà comme d’autres, que rien n’empêche l’harmonie d’être, et, que, sous le désordre, toujours et partout, toujours et pourtant, elle existe, qu’il suffit d’un retour à l’ordre — ou donné ou conquis — pour qu’à nouveau on sache son chant, qu’on sache qu’il n’a jamais fini d’être son recommencement toujours plus ineffable, dans cet effacement perpétuel où il renaît, comme un suspens qui nous exorcise du temps, et nous accouche au temps sauvé d’une attente.VII Oui, je vous entends. Quoi ? Vous dites ? : « Beaucoup de « je » dans le « jeu » », « affirmation du moi ? » Oh ! non ! Grand Dieu, c’est autre chose ! Vous le savez, Oh ! vous le savez bien, ô vous, qui me savez plus que tout autre. Dans le coquillage — coquille — se cache la harpe d’Éole ; Le Souffle en fait un violon. Détendue, une corde ne vibre pas. C’est pourquoi, si je tends vers vous, je me tends, et, je tends chaque, chacun de mes nerfs, de mes nerfs pour vous, à tout rompre. Plus que psaltérions — du baroque Boucher ou de Saint Augustin — : piccolos enfants, violons adultes, grands vieillards — demain — nous serons des violoncelles profonds. Pour tous et pour chacun, cordes tendues que nous sommes, les choses qui nous font vibrer : l’archet qui nous éveille est « autre », et, nous n’avons donc de mérite que cette volonté, farouche parfois — farouche souvent ! — de rester tendus pour vibrer encore. En dehors de cela, tout est donné ; or, si sur le plan spirituel ne reçoit que celui qui attend, c’est vrai — attente consciente ou inconsciente — : l’on reçoit toujours à la mesure de son attente, car l’attente, c’est la caisse de résonance de cet instrument que peut-être l’homme, tout humain, sous « la main de Dieu » ; rien d’autre.Si l’on a d’aventure transmis quelque chose à autrui, c’est seulement l’écho de sa propre attente, la nôtre, en somme, qui aura fait vibrer chez l’autre sa corde propre. On se transmet ainsi ce que l’on a reçu et c’est ainsi aussi que se construit cette harmonie qui donnait, donnera, nous donne l’impression parfois de nous étendre au monde en passant par autrui, de quitter son corps en passant par le corps infini — donc idéal — d’une chaîne d’autres que le temps ne circonscrit pas et qui s’étend jusqu’au cosmos. Le « corps glorieux » du monde est là, s’opère dans cette circulation harmonique, jouant sur les tensions intimes des êtres, les unissant passagèrement mais dans l’éternité pourtant de ce corps qui, incessamment reconstitué, se renaît sans cesse et au monde. C’est ce « Corps » que nous entrevoyons à quinze ans dans la gloire de l’aveuglement ; c’est ce « Corps » qui nous mène à la plénitude pour certains d’entre nous un court moment de gloire dans la clairvoyante maturité ; c’est ce « Corps », qui, par sa lumière, nous garde en vie, intact et préservé, dans la cécité progressive du vieillissement. C’est ce « Corps » enfin que la mort n’atteindra jamais et dont nous vivons — peut-être, — puisqu’il peut être encore, lui ! par-delà la mort et la fin de ce cycle humain, quand pour d’aucuns tout semble dit et que nos yeux se sont fermés, semble-t-il à jamais. « Corps-coquillage ». « Corps-coquille ». — Corps-violon — Comment dire ? Taillé dans L’Arbre primitif.VIII Ce « Corps » : un coffre d’harmonie, une caisse de résonance, non de Raison : un Cœur, encore !IX Pourquoi voudrais-je vous ressusciter, chère Ombre, vous qui saviez cela, vous qui vivez ! Vous me vivez encore et moi je vis en vous, ailleurs déjà. Écoutez ! Écoutez encore ! C’est nous encore que ce chant. Musicothérapie de l’âme. Panacée pour « l’autre » souffrant ! Il n’y a de vraie médecine que celle qui sait sous le corps de chair ce « Corps » autre, et, qui réaccorde la chair — quand faire se peut ce peu encore ! — à ce « Corps » réel, irréel en ce sens qu’il n’est pas palpable, quoi que ce soit de lui pourtant que naissent toutes nos sensations, sensations, oui, et, bien davantage peut-être que nos sentiments, qui sont plus charnels, si nous voulons bien être francs. Les vrais sentiments, ce sont les sensations du cœur, où la chair ne se mêle pas. Si je ne condamne pas cette chair, la dualité est un fait et ne s’opère pas tant entre la chair et l’esprit qu’entre l’éphémère de la chair et des sentiments qui en naissent, et, ces sensations ineffables d’« Éternité » que tous — parfois — nous ressentons, disons plutôt : nous traversons comme autant de plages heureuses ; y vient battre une mer inconnue, qui nous est connue pourtant, dont nous sentons que nous sommes nés hier, comme au futur. « Corps » résonnant, corps vibrant, corps violon. Corps-coquillage, corps-coquille. « Nef » impossible. Nos nerfs, à l’impalpable tablature, chevalet : notre volonté sans cesse et sans fin retendus, nous voguons ! C’est cette vérité-là que transmet la littérature — pour moi ! — et, nulle autre : elle tâtonne, elle recherche à définir, elle cherche à redéfinir ce « Corps » sensible, dont nous procédons tous, que nous rebâtissons sans cesse ensemble, auquel tous nous retournons ou étions du moins destinés à retourner pour certains qui l’ont refusé, et, que d’aucuns nommeront : « Dieu », puis, d’autres : « L’Idéal ».En deçà de ce « là », pourtant, la vie est une tragédie permanente, puisque les êtres que l’on aime meurent ou vont mourir. Aussi, c’est dans la croyance et dans la recherche d’un « Corps glorieux » que nous la conjurons. Ainsi, l’art véritable : comme un balancier merveilleux qui élargirait le présent dans l’amplitude dilatée d’un mouvement plus vaste entre passé et futur proche permettant enfin la respiration véritable ; et, là — c’est encore l’archet et son coup — oscille-t-il toujours entre certitude, intuition sereine, pleinement vécue, et, compassion, partout portée, dans l’illuminante générosité d’une nuit plus vaste, plus propre à accueillir enfin toute clarté. C’est bien cette joie métronome qui régit l’harmonie du monde toujours en création, toujours réinventée.X Violon. Violons. — Comment nommer ? — Archet-flèche. Cerf-volant. Violon. Comment nommer « cela » ? Violon-bateau. « Nef ». Nef d’un « Corps » impossible mais pourtant un, pourtant possible, toujours à recréer. Materia Prima du monde. Les eaux premières se séparent d’un coup d’archet. Genèse. Le Ciel est tiré de la Mer. Les quatre éléments se séparent alors : « Eau, Air, Terre, Feu ». Le Monde naît. — Ah ! Comment dire ? — Écrire : je retourne à la mer, et par-delà la mer au feu. Nerval, narval, ô ma licorne ! Oui, comment ? Ô dire ! Comment ? La création du monde est toujours à l’ordre d’un Jour que nous assistons si nous le voulons et que nous créons pour participer à ce jour. Dans la dilatation du geste, coup d’archet : nul temps. Dans la force de l’âge, toute la force de l’orage ; nous dedans, toujours neufs, à quelle destinée destinés, et, pour quelles destinations ? Dire ; voilà alors le but : nommer, nommer non pas pour posséder — posséder comme Adam le monde, — mais bien pour être possédé, libéré d’être « traversé ». Dire : à nouveau ce coup d’archet, mais l’archer aussi décochant sa flèche haut vers le ciel au plus haut. — Comment dire ?! Dire : mais sans que retombe la flèche. — Ah ! Comment dire ?!……À la recherche de la phrase idéale, qui, entre le volubilis et le liseron, se déploierait jusqu’au ciel pour l’encager. Qui dira la fatigue de l’oiseleur-jardinier, qui, comme un cerf-volant mais cette fois vivant — très haut déjà, — tient court ou laisse filer au vent les fils de sa phrase qu’il cargue pour lui faire gagner le ciel, son anse étale, tout en sachant qu’il en devient soudain l’ancre vivante ? Violon. Bateau. Flèche. Cerf-volant : les mots, Le Temps, m’échappent, fuient. Comment ?…XI Écrire : É-cri-re… : cri créé et récrit ; se récrier. Trouver l’esprit de la lettre, l’intelligence du mot, le génie de la forme, l’intuition du sens. Conformer à la fois la lettre à l’être et mettre l’être au pied de la lettre, au pas. C’est toujours, oui, toujours la langue, elle — Oh ! seule ! — qui décide, de fait, et, à force de remâcher, recrache au monde — comme on accouche, — or, à la longue : un autre « soi », peut-être plus inaltérable. Sous la dent de la syntaxe, dans le feu de salve des mots et mis à l’épreuve du feu, Baal recrache ses victimes, enfin sauvées. Je dis « écrire », mais peindre aussi : la lettre étant le trait, le mot étant la tache et la couleur étant la forme, la composition révélant l’intuition du sens comme un arcane toujours vierge, un arcane à interroger. Que de chemin à parcourir, chère Ombre, pour vous Dire ! On saute d’une image à l’autre, d’une image à l’autre vers vos sommets, comme un bouquetin, comme un bouquetin d’un rocher à l’autre pousse son chant, son « chant du bouc » : tragôidia. Aucun mot ne suffit. Aucun.XII Dernière chose, pour finir — à deux visages, comme tout être et toute chose, car je reviens au violon, à l’archet, prisonnier de lui — : premièrement, détendue une corde ne vibre pas ; deuxièmement, on ne connaît bien que ce dont on manque. Voilà deux lois qui déterminent la fatalité de la condition d’écrivain et de la condition d’artiste ; peut-être même de la condition d’homme dans son universalité, en vérité. Or, de quoi manquons-nous, et que connaissons-nous mieux au monde que qui nous a aimé, qui l’on aime et nous est absent, désormais, mort ou vivant, vivant ailleurs, semble-t-il, « à jamais ». À la différence des autres relations humaines toujours proches du quiproquo et requérant le compromis souvent, il ne peut y avoir d’ambiguïté dans le rapport que chacun entretient avec son absent, son absente — L’Absent, — puisqu’il n’est rien d’autre, oui, désormais dans la « Communion des Saints (?) » qui le recommence que ce « Grand Absent » qui nous hante, nous accompagne, tout au long de notre vie. Il prête alors, lui et lui seul, à cette vie le fil d’une interrogation qui nous permet de coudre nos instants épars, d’en faire un corps qui nous sauve — un « Corps », qui, lui, ne peut mourir, — qui se transmet ensuite à la communauté en héritage par le souvenir et que l’art — en somme — ne fait jamais que matérialiser, rendre sensible : peut-être plus apte à traverser les années, sauvé de l’oubli, quand plus personne — quand plus personne, non — n’est là pour revivre ce corps encore, or, le rendre au monde à nouveau, encore, par le souvenir. Le corps du texte, le corps de l’œuvre, témoigne toujours du besoin d’un « Corps » impossible, plus accompli, enfin parfait, ou, du moins, si parfait qu’il devient un possible. Pourquoi l’Art ? Car il y a un tête à tête entre ce « Corps » et la matière, un tête à cœur, un tête à l’âme, qui rend ce « Corps » à la matière primitive qui est un corps en devenir. Formidable mise en abyme que l’homme se regardant dans ce qu’il fut à l’origine : « Verbe », « Matière », les pétrissant, lui-même, et dont il fut pétri. Le sculpteur ou le peintre réveillent la matière, qui est du geste qui dort. La peinture, dans le mouvant, c’est le réel arrêté qui invite à redémarrer le temps à son rythme propre afin de… et, pour, enfin, s’y accorder. Dans l’acte obscur du mot s’éveille « un dieu caché » qui nous pense et nous réfléchit pour enfin nous donner au monde. La poésie réelle n’est ni une méscience, ni une para science, elle est La Science, mais parallèle ! Dans l’acte créateur, tout artiste revit toujours la création du monde pour être enfin au monde et vivre : il est le monde ; or, c’est ainsi qu’il nous habite et que nous habitons son oeuvre.XIII Nous formions un couple, jadis : « vous ».XIV Fin’amor. « Éternels amants. » Sans doute comprenez-vous mieux à présent en quoi, pourquoi, je me suis passionnément intéressé à ce « couple » — éternel errant — qui réapparaît si souvent dans l’imaginaire des hommes : couples d’absents, en ce sens que j’ai tenté de revivre médiumniquement sa « Passion » si universelle. Ce « couple », ce fut nous, aussi. Ce couple, c’est bien nous, hier et toujours. Car tu me reviens, Eurydice ?…[« Lettre à son ombre » constitue la postface du Livre de l’Absent.]] [1] .— Si chacun d’entre nous songe à l’absent qu’il deviendra, en ce qu’il deviendra — peut-être — tous ceux qui le hantent déjà : « Elle », tout accordée aux psaltérions de Jean Boucher (1548-1644) et de Saint Augustin. Voir : le psaltérion de Saint Augustin qui enclint à réaccorder le monde. Voir aussi : le bouillant et exaspérant, proférateur et fulminant, Jean Boucher, poète et théologien baroque — paradoxe — de l’harmonie […], à qui le jansénisme et le règne dictatorial de Louis XIV furent fatals : L’Orphée chrétien ou le psaltérion à dix cordes, 1621, rééd., Grenoble, éd. Jérôme Millon, 1997. « LETTRE à son ombre » date d’août 1996, et, constitue la postface au LIVRE de l’Absent, à paraître. [2] .— Eucharis est la nymphe qu’aime Télémaque dans Les Aventures de Télémaque (1699) de Fénelon (1651-1715). Le maître de Télémaque, Mentor, lui demande d’y renoncer par devoir, et, dès lors, Eucharis devient l’Eurydice de Télémaque, en quelque sorte. Les adieux, l’abandon, se font sur un rivage. Voix (poèmes)