Franz Kafka ou le « Non-né », chapitre 4 Jean-Louis Cloët, 29 janvier 20086 août 2023 Franz Kafka ou l’Homme sans corps UN RÊVE, MIS EN MARGE.« Un rêve » fait partie des marginalia du texte du Procès, écartées par Kafka. Baudelaire parlait de « rêve[s] hiéroglyphique[s] [1] », le concept s’applique à Kafka [2]. Ce texte est significatif du processus même de la rédaction de tout livre ; comme chez beaucoup — pour ne pas dire comme chez tous les auteurs, les artistes, — l’écriture chez Kakfa s’opère en effet par le plâtrage lent et difficile de petits morceaux de bravoure, d’inspiration « pure », qui, selon l’expression du poète Pierre Reverdy arrivent « sur leurs propres ailes [3] » ; c’est sans doute le cas du texte « Un rêve ».Pour l’écrivain qui procède ainsi — et ils procèdent presque tous ainsi, — entre les morceaux de bravoure venus d’eux-mêmes, entre les fragments d’inspiration pure, de synthèse quasi absolue du moi, le plâtrage se révèle parfois impossible quand il apparaît que le texte se suffit à lui-même, s’avère de fait irréductible. C’est le cas ici. Le texte apparaît comme étant un poème en prose, du type de la prose baudelairienne. Il fait irrésistiblement penser à « Laquelle est la vraie ? », poème XXXVIII du Spleen de Paris baudelairien, qu’il convient peut-être de rappeler : J’ai connu une certaine Bénédicta, qui remplissait l’atmosphère d’idéal, et dont les yeux répandaient le désir de la grandeur, de la beauté, de la gloire et de tout ce qui fait croire à l’immortalité.Mais cette fille miraculeuse était trop belle pour vivre longtemps ; aussi est-elle morte quelques jours après que j’eus fait sa connaissance, et c’est moi-même qui l’ai enterrée [4], un jour que le printemps agitait son encensoir jusque dans les cimetières. C’est moi qui l’ai enterrée, bien close dans une bière d’un bois parfumé et incorruptible comme les coffres de l’Inde.Et comme mes yeux restaient fichés sur le lieu où était enfoui mon trésor, je vis subitement une petite personne qui ressemblait singulièrement à la défunte, et qui, piétinant sur la terre fraîche avec une violence hystérique et bizarre, disait en éclatant de rire : « C’est moi, la vraie Bénédicta ! C’est moi, une fameuse canaille ! Et pour la punition de ta folie et de ton aveuglement, tu m’aimeras telle que je suis ! »Mais moi, furieux, j’ai répondu : « Non ! non ! non ! » Et pour mieux accentuer mon refus, j’ai frappé si violemment la terre du pied que ma jambe s’est enfoncée jusqu’au genou dans la sépulture récente, et que, comme un loup pris au piège, je reste attaché, pour toujours peut-être, à la fosse de l’idéal. « Un » rêve : c’est ainsi que Kafka choisit d’intituler cette marginalia ; le choix de l’indéfini nous rappelle que chez Franz Kafka, la machine fantasmatique, la machine fictionnelle — « machine célibataire [5] » supposée de recours névrotique pour le célibataire qu’il est — tourne sans fin, tourne à plein, à rebours de ce qu’il espère puisqu’elle ne broie pas la névrose mais, au contraire, le détruit, lui, le « vaporise [6] », et la reconstruit sans cesse, ectoplasmique [7]. Kafka débute ainsi : Joseph K. Rêvait :C’était un beau jour ; il allait se promener. « C’était un beau jour » : c’est donc pour Joseph K. ce qu’il pouvait espérer de mieux ; avec pour activité celle du Wanderer, de l’éternel errant romantique, issu du romantisme allemand, du « Sturm und Drang » et de Rousseau : spazieren, voilà ce qu’il peut, voilà ce qu’il sait faire de mieux (Kafka sera de fait un assez constant voyageur). Mais à peine avait-il fait deux pas [chiffre symbolique du couple] qu’il se trouva dans le cimetière. Cherchant une échappatoire, une fuite, Kafka apparaît ici, d’emblée, comme un être voué au cimetière. Être « Non-né », être avorté, « avorton » au sens baudelairien, voilà ce qu’il est par essence. On se souvient de la prophétie de Milena : « Franz ne peut pas vivre. Franz va mourir. » Le cimetière, comme on va le voir dans la suite du texte, du déroulement onirique, c’est ici pour lui le lieu enfin du sacrifice, le lieu de la consécration ; pas celle de la gloire — hélas ! peut-être… — non, mais de la consécration mystique : celle de la transsubstantiation. Changer de lieu, changer d’état ; telle est l’obsession kafkaïenne. Il y avait là des allées compliquées qui serpentaient de la façon la plus gênante, Le labyrinthe — un labyrinthe comme il en existe dans certaines « cathédrale[s] », surtout des pays du Nord, — le labyrinthe qui permet au pécheur de tenter de se racheter s’il s’obstine à le parcourir afin d’atteindre son centre, exprime la culpabilité kafkaïenne vis à vis du père, ce miroir terrible, culpabilité qui constitue de fait l’essence de sa psyché. Il apparaît clairement, quasi explicitement, que Kafka envisage pour soi une rédemption par la mort. Son Œuvre, ainsi — et plus spécialement dans Le Procès , Kafka échappant sans cesse mais à sa manière à ce que Mallarmé appelait « l’universel reportage » à quoi se confine la littérature le plus souvent, — serait donc un suicide en cours dont il ferait le reportage circonstancié. L’Œuvre kafkaïen ne relève pas en effet de « l’universel reportage » dont parlait Mallarmé pour définir l’objet habituel de la littérature, mais c’est un reportage d’un genre très particulier : le reportage d’un suicide en direct qui se programme méthodiquement en se cherchant une logique, les minutes d’un suicide en cours. L’Œuvre en son entier pourrait être lu comme le Journal d’un suicidé, qui se dévoile peu à peu à son véritable objet, qui se découvre.Ainsi, reprenons le fil du labyrinthe pour tenter de suivre K. : « Il y avait là des allées compliquées qui serpentaient [le symbole est donc diabolique] de la façon la plus gênante, mais il glissa sur l’une d’elles, comme sur un courant rapide [celui de l’inspiration ou celui de la tentation qui prend les aspects d’une rédemption factice], avec un équilibre parfait. Il aperçut de loin une tombe fraîchement recouverte près de laquelle il voulut s’arrêter. Ce tertre [le tertre est pour lui l’autel de la consécration, du sacrifice] exerçait une sorte d’attraction sur lui et il pensait ne pouvoir jamais y arriver assez vite. On comprend que ce tertre est d’abord symbolique de sa volonté et de son besoin de se faire voir, d’être reconnu, mais on comprend également que la reconnaissance pour lui passe, doit passer, par la mort. C’est un tertre non pour haranguer la foule : il est mortuaire, de sacrifice. « il pensait ne pouvoir jamais y arriver assez vite. Mais par moments il ne le voyait qu’à peine ; il lui était caché par des drapeaux dont les étoffes se tordaient et battaient violemment les unes contre les autres ; on ne voyait pas les porte-drapeau [Un monde vide : le monde de personne, où fatalement, il n’y a personne : son monde à lui.], mais il semblait, autour de ce tombeau, régner une grande liesse. Une « grande liesse » : est-ce polysémique ? Faut-il l’interpréter de manière paranoïaque ? Serait-ce sa mort qu’on fête, sa mort à lui ?[Avant de poursuivre la lecture de l’extrait, on ne peut s’empêcher de songer à un autre fragment classé par Kafka dans son petit ouvrage d’aphorisme et de pages de projets avortées intitulé Réflexion sur le péché ; je veux parler de la fête sur la Tamise, où il se représente, une fois encore , exclu de la fête :2 février 1920. Il se souvient d’une image représentant un dimanche d’été sur la Tamise. Le fleuve était couvert, sur toute sa largeur, de barques attendant l’ouverture d’une écluse. Dans toutes les barques se trouvaient de gais jeunes gens en légers vêtements clairs, presque allongés, librement abandonnés à l’air chaud et à la fraîcheur de l’eau. Toutes ces choses qu’ils avaient en commun faisaient que leur société n’était pas limitée à chaque barque prise une à une, plaisanterie et rires se partageaient de barque à barque.Alors il [8] se représenta que, dans un pré sur la rive — les rives étaient à peine indiquées sur l’image, tout était dominé par le rassemblement des barques —, [il] se trouvait lui-même, debout. Il considérait la fête, qui certes n’était pas une fête, quoiqu’on pût pourtant la nommer ainsi. Il avait naturellement grande envie d’y prendre part, il y tendait formellement, mais il devait s’avouer qu’il en était exclu, impossible pour lui de s’y emboîter [9], cela eût exigé une si grande préparation qu’à cela [il] aurait passé non seulement ce dimanche, mais quantité d’années et lui-même, et quand même le temps eût voulu s’arrêter, le résultat pourtant n’aurait pas été différent, il eût fallu que tout, son atavisme entier, son éducation, son développement physique, eussent été autrement conduits.Telle, donc, était la distance qui le séparait de ces excursionnistes [10], mais pourtant, en même temps, il en était aussi tout proche et c’était cela le plus difficile à saisir [11]. C’étaient pourtant des humains comme lui, rien d’humain ne pouvait leur être totalement étranger, donc en les explorant à fond on devait bien trouver que le sentiment qui le dominait et l’excluait de cette partie de barque vivait aussi en eux, simplement, qu’il était à coup sûr loin de les dominer et se contentait de rôder quelque part comme un fantôme dans des coins sombres [12].] Il regardait encore au loin quand il vit soudain le même tertre [on retrouve le tertre] au bord de l’allée, à côté de lui et même déjà derrière lui. Le tertre symbolise un désir de reconnaissance, de reconnaissance paternelle, de reconnaissance divine — puisqu’il s’agit d’un cimetière, — de reconnaissance nationale aussi puisque Kafka y associe naturellement l’idée de drapeaux, alors même que son pays en quelque sorte n’existe pas, n’a jamais existé ou n’existe plus. Si l’on passe par la biographie pour éclairer ce passage, on constate que Kafka n’abandonnera jamais ce fantasme, ce désir de reconnaissance, qu’il le gardera jusque dans la mort : parce que son père ne l’a pas reconnu ou plutôt tant que son père ne l’a pas reconnu, Kafka tentera effectivement de le séduire jusqu’au bout, jusque dans sa lettre ultime du 3 juin 1924, la veille de sa mort, lettre inachevée, où il essaie, essai ultime, de se mettre à sa portée pour y parvenir : en évoquant l’éventualité — totalement hors d’actualité désormais compte tenu de sa maladie — d’aller boire des bières avec lui, comme « des hommes », et, comme jadis. Il se hâta de sauter sur le gazon. Comme l’allée continuait à filer sous le pied qui s’y appuyait [Le chemin se défile sous ses pieds, plus qu’il ne file], il trébucha et tomba juste devant la tombe sur les genoux. J. K comme J. C […] [13]. J. K., comme J. C., trébuche sur le chemin de son Golgotha. Beau paradoxe pour un Juif, que de pasticher ou de parodier la mort de J. C. […]. Coup de génie chez Kafka : inventer ainsi un J. K., bouc émissaire implicite qui sauve la race juive du poids du péché de l’assassinat de J. C. Deux hommes, de l’autre côté du tertre levaient une pierre tombale qu’ils tenaient chacun d’un côté ; à peine K. apparut-il qu’ils jetèrent la pierre en terre où elle se ficha aussi raide que si elle y eût été cimentée. Sans conteste, il s’agit ici d’un cimetière juif : stèles, tertre, gazon ; sans nul doute, le cimetière même de la famille. Celui-là même où Kafka sera enterré de fait : le cimetière Juif de Prague. On l’a dit : la reconnaissance pour lui ne se fera que dans la mort, passe par la mort — comme pour Baudelaire qui clôt ainsi ses Fleurs du Mal — : espoir ultime. Aussitôt sortir d’un buisson [L’artiste sort d’un buisson (ardent ?) L’art viendrait-il de Dieu ? Cet espoir va être déçu pour Kafka.] un troisième personnage que K. reconnut tout de suite pour un artiste. On assiste donc à la mise en scène de trois personnages. Hypostase d’une scène, symbolique une fois de plus, qui n’attendait que son spectateur, lequel va s’avérer en réalité et à terme l’acteur principal ; ce que K. va découvrir, ce qu’il découvre, in extremis.. « un artiste. Il n’était vêtu que d’un pantalon et d’une chemise mal boutonnée ; les fonctionnaires, eux, comme Franz Kafka, ou Joseph K. sont engoncés dans des costumes-uniformes, symboles de la volonté du père. L’artiste est le symbole de ce que Kafka n’a jamais osé être : être libre sur la tête il avait un béret de velours ; à la main il tenait un crayon ordinaire avec lequel, en s’approchant, il se mit à décrire des figures dans l’air.Ensuite il écrivit sur le haut de la pierre ; la pierre était très haute, il n’eut pas à se baisser, mais il fut obligé de se pencher en avant, car le tertre, sur lequel il ne voulait pas marcher, le séparait de cette pierre. Il tint donc sur la pointe des pieds et s’appuya de la main gauche contre la surface de la pierre. Par un travail particulièrement adroit il réussit à obtenir des lettres d’or avec son crayon ordinaire ; « Crayon ordinaire » pour « graver sur du marbre », l’expression apparaît deux fois. Kafka est en effet ce que Baudelaire appelait un « peintre en littérature [14] », ou plutôt un dessinateur, un dessinateur d’allégories, d’énigmes et de symboles ; le dessin : « une écriture nouée autrement » dirait Cocteau. On voit bien que se met en place ici une allégorie de l’écriture, l’allégorie même de sa vocation d’écrivain, d’artiste. il écrivait : « Ci-gît… » Chacune des lettres apparaissait pure, nette et belle, bien gravée et d’un or parfait. Quand il eut écrit les deux mots, il retourna les yeux vers K. ; K., très curieux des progrès de l’inscription, ne s’inquiéta pas de l’homme, il ne regardait que la pierre. L’homme se remit effectivement en devoir de continuer, mais il ne put, on ne sait quelle difficulté s’y opposait, il laissa tomber son crayon et se retourna encore vers K. Cette fois, K. Le regarda et remarqua qu’il se trouvait en grand embarras, mais ne pouvait en dire la cause. Sa vivacité précédente avait complètement disparu. K. en devint lui-même embarrassé ; il échangèrent des regards impuissants ; il y a là quelque vilain malentendu que nul des deux ne pouvait dissiper. La petite cloche de la chapelle du cimetière se mit à sonner à ce moment, hors de saison [elle annonce les obsèques du « mort-vivant » qui vont suivre] ; mais, l’artiste ayant agité la main en l’air, elle se tut. Au bout d’un moment, elle reprit ; très doucement cette fois-ci, puis, sans signal particulier, elle s’arrêta immédiatement ; on eût dit qu’elle voulait simplement essayer sa voix. K. ne pouvait se consoler de la [fâcheuse] situation de l’artiste ; il se mit à pleurer et sanglota longtemps, le visage dans les mains [c’est ce qu’on appelle se laisser aller à s’apitoyer sur soi]. L’artiste attendit que K. se fût calmé, puis, ne voyant pas d’échappatoire, se décida à continuer son travail [tout rêve est ainsi sans échappatoire dans le déroulement du message codé qu’il délivre ; libre après au conscient de le refuser, mais il le délivre]. Le premier trait qu’il inscrivit fut une délivrance pour K., mais l’artiste ne réussit visiblement à l’achever qu’avec la plus grande répugnance ; l’écriture n’était d’ailleurs plus aussi belle, elle semblait surtout manquer d’or, le trait était pâle et incertain mais la lettre fut très grande. C’était un J. [J. K. à terme, et non J. C., mais il y a une analogie, là, à ne pas manquer, on l’a dit déjà], il allait être fini quand l’artiste frappa furieusement du pied dans le tertre ; la terre en vola tout autour. K. comprit enfin le graveur ; il n’était plus temps de le retenir ; il creusait déjà de tous ses doigts dans la terre, qui n’offrit presque aucune résistance ; tout semblait prêt ; la mince croûte de terre n’était là que pour l’illusion ; un grand trou aux parois à pic s’ouvrait immédiatement au-dessous, dans lequel K. s’enfonça, renversé sur le dos par un léger courant [un vent paraclet qui n’est pas celui de la Pentecôte, mais celui de la malédiction, d’un malédiction programmée, irréversible, comme sa névrose à l’issue irrémédiable, il le sait]. Or, tandis qu’ils plongeait au cœur de cet abîme insondable, la nuque encore redressée, son nom se dessina là-haut comme un éclair avec d’immenses arabesques sur la pierre. Ravi de ce spectacle [il se croit en effet « justifié », en ayant donné un sens à sa vie qui, jusque là, n’en avait pas, à laquelle il n’avait pu, n’avait su en trouver un], il se réveilla [15]. Dans le fragment « Un rêve », ce qu’on remarque, d’emblée, c’est à la fois une allégorie de l’écriture qui se met en place et une allégorie du double, plutôt des doubles : l’artiste (moi idéal kafkaïen : ce qu’il se croit parfois), puis, les deux sbires fonctionnaires (comme dans le chapitre I du Procès, ironiquement nommés par antiphrase Franz et Wilhelm [caricatures respectivement de l’Empereur d’Autriche-Hongrie et l’Empereur d’Allemagne, pères terribles et dérisoires qui se seraient clonés à l’infini du haut en bas de l’échelle sociale, de la hiérarchie illusoire qui maintient un temps encore leur pouvoir], bref, ce qu’il se sait être : un fonctionnaire, rien qu’un fonctionnaire borné. Il hésite entre ses deux doubles : l’artiste et le fonctionnaire ; l’un contredisant l’autre, l’annulant, l’occultant radicalement, sans compromis possible, sans communication possible… quelque part, il ne se sent personne.Dans « Un rêve », l’écriture de Kafka apparaît comme une stèle funèbre qu’il voit se ficher en terre, irrémédiable, et qui cache un trou sans fond, le trou sans fond de la névrose qu’il développe autour de la question du père, par conséquent aussi de la mort du père impossible et de la sexualité qu’il ne peut ainsi exercer : le père la lui interdit. On notera que l’écriture, au départ faite pour durer, en lettres d’or sur de la pierre, rapidement se détériore. Kafka se rend compte qu’il n’est pas de sublimation possible pour lui. Rien que la mort et l’espérance d’un néant, toujours possible, mais douteux. On retrouve ce constat chez Baudelaire juste après la publication des Fleurs du Mal : J’aspire à un repos absolu et à une nuit continue. Chantre des voluptés folles du vin et de l’opium, je n’ai soif que d’une liqueur inconnue sur terre, et que la pharmaceutique céleste elle-même ne pourrait pas m’offrir ; d’une liqueur qui ne contiendrait ni la vitalité, ni la mort, ni l’excitation, ni le néant. Ne rien savoir, ne rien enseigner, ne rien vouloir, ne rien sentir, dormir, et encore dormir, tel est aujourd’hui mon unique vœu. Vœu infâme et dégoûtant, mais sincère [16]. « Un rêve » — car on sait que Kafka ne s’exprime que par paraboles — est un texte au cœur du texte : le cœur absent du texte volontairement retiré ; le cœur impossible du Procès. Pourquoi ? Parce qu’il y fait l’aveu symbolique certes mais presque explicite de sa névrose et de son rapport à la littérature. Il prophétise sa mort. Aucune présence de femme dans ce « rêve ». Elle est d’emblée exclue au profit de la seule perspective, de la perspective exclusive de la mort. Entre Éros et Thanatos, n’ayant pas pu, n’ayant pas su régler son rapport au père, Kafka n’a pas eu à choisir. Pour deux êtres rigoureusement dissemblables que furent Franz et Hermann Kafka, tout fut agression. La part fantasmatique de cette supposée agression est bien plus grande chez le fils, bien sûr. Hermann Kafka n’est sans doute pas le père terrible, le dieu terrible, que Franz Kafka tente d’esquisser — en vain d’ailleurs — dans sa fameuse « Lettre au père » comme on dessinerait un pentagramme à la fois d’invocation diabolique, et d’exorcisme. Hermann Kafka a sans doute aimé son fils, mais comme il pouvait. Ne se décidant pas à le tuer symboliquement, ne sachant pas comment y parvenir, le fils se refuse à lui, se refuse à toute « rédemption » qui ne peut que corroborer sa damnation. Il cherche en lui la force de tuer le père, il s’invente de bonnes raisons. La leçon qui découle de cette attitude est vraiment universelle : elle se reporte bien sûr sur le rapport que Kafka entretint avec toute femme : ce n’est pas de se faire aimer qui est le plus difficile — en y mettant de la persévérance vraiment, on peut toujours y parvenir, ne fusse qu’un peu, — c’est d’accepter de se laisser aimer. Quand on a, en effet, une image dégradée de soi, l’amour de l’autre oblige à la perfection et à sa prise en charge en sus, puisqu’on est responsable de ce qu’on apprivoise, de qui l’on aime. Pour Kafka : se laisser aimer, accepter d’être aimé est bien au-dessus de ses forces. Kafka en est bien là : il n’accepte pas d’être aimé [17]. Il n’envisage comme seul avenir que la mort, et, une très hypothétique survie par l’écriture, une écriture qui se croit d’or comme tout ce qui brille — mais tout ce qui brille n’est pas d’or —, une écriture qui finit assez vite par se bâcler, par s’avouer pour se qu’elle est : un graffiti sur une tombe, une épitaphe narcissique qui au départ s’applique à être, mais s’avère bientôt salopée, à l’image même de la vie de qui la commet. ©Cloët, mars-avril 2005 [1] .— Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels, Le Poëme du haschisch, III, « Le Théâtre de Séraphin ». [2] .— Plus « symboliste » et fin de siècle qu’« existentialiste » avant l’heure ainsi que l’ont prétendu certains critiques qui en font un homme, un auteur, avant tout du XXe siècle. [3] .— Voir : Pierre Reverdy, Œuvres complètes, Cette émotion appelée poésie, Écrits sur la poésie, éd. Flammarion, Paris, 1974. [4] .— et, sans doute qui l’ai tuée ; il s’agit une fois de plus d’un couple du type : « Je t’aime, donc je te tue. » Il convient de maintenir intact l’idéal qui permet de survivre, de ne pas risquer de le compromettre avec l’obscène réalité de la nature, de la vraie nature. Une image idéale se doit d’être fixée, se doit d’être épinglée au plus tôt, au plus vite, figée par la mort, afin de rester une icône. [5] .— Dirait cet autre contemporain : Marcel Duchamp. [6] .— Voir : la phrase que Charles Baudelaire emprunte au trancendantaliste américain Emerson et qu’il met comme en exergue de Mon cœur mis à nu : « De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là. » Mon cœur mis à nu, I, R. 630. [7] .— Ainsi se détruit un moulin qui tourne à vide et n’a pas de grain à moudre, à broyer. [8] .— Je, c’est l’autre. Kafka sent qu’il peut dire toujours : je ne suis personne. D’où Joseph K. dont le patronyme se limite à une initiale, à un commencement de nom avorté. [9] .— Le mot a quelque chose de sexuel. [10] .— L’enfer, c’est d’être au paradis et de ne pas avoir les ressources d’amour et de sagesse nécessaires pour y être heureux. [11] .— Il n’y a rien de plus contraignant que le bonheur, le malheur est une facilité, une paresse. Le bonheur exige un effort de tous les instants : c’est l’enfer mais le paradis, l’un n’existe pas sans l’autre, il est son envers. « Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour » disait Reverdy ; on peut décliner cette assertion à l’infini, dire par exemple ici : « il n’y a pas [de bonheur », il n’y a [qu’une volonté de bonheur]. » [12] .— Franz Kafka, RSP, 105-107. [13] .— Est-ce une concession faite à son pays d’accueil : Franz Kafka pense très souvent de manière binaire : il met la pensée juive en abyme dans la pensée chrétienne et inversement ; il arrive souvent que cette mise en abyme se traduise pour lui par un sentiment de schizophrénie profonde. [14] .— C’est Victor Hugo qui se voit gratifié par Baudelaire de cette épithète homérique, comme Delacroix, lui, peut-être pour Baudelaire un « peintre poète », et Chopin et Liszt des « musiciens poètes ». [15] .— Franz Kafka, « Un rêve », chapitres inachevés, Le Procès, p. 306-308. [16] .— Charles Baudelaire, troisième projet de préface aux Fleurs du Mal, R. 129. [17] .— On peut songe à la belle phrase de Heinrich von Kleist — elle va comme un gant à Kafka — : « Il est plus facile de mourir pour la femme qu’on aime que de vivre avec elle. » Seulement voilà, Franz Kafka, lui, n’a pas su trouver d’Henriette Vögel qui accepte de se suicider avec lui… Même Milena s’y est refusée… Surtout Milena. Voies (textes critiques)