Franz Kafka ou le « Non-né », chapitre 5 Jean-Louis Cloët, 31 janvier 20086 août 2023 Franz Kafka ou l’Homme sans corps LE RÊVE MIS AU CŒUR DU LIVRE.Pratiquer la critique d’art, la critique littéraire, c’est comme démonter un transistor : il convient de procéder élément par élément avant de raisonner sur le fonctionnement de l’ensemble. Il s’agit de recenser d’abord tous les éléments de manière exhaustive, en voyant pour chacun à quel autre il est immédiatement raccordé — ainsi qu’à la biographie, si nécessaire, ponctuellement, — pour comprendre leur utilité ; mais il ne faut pas faire fonctionner l’intertextualité d’ensemble avant d’avoir recensé ainsi tous les éléments. Une question se pose : à quel élément raccorder « Un rêve », non plus dans les marginalia, mais dans le texte même du Procès ? Dans le fragment « Un rêve » écarté par Kafka parce que jugé trop explicite, Joseph K se meut une fois encore, une fois de plus, on l’a vu — comme pour mieux marquer l’obsession de la quête impossible d’identité, — entre ses doubles : à savoir ce qu’il voudrait être (un artiste), ce qu’il risque d’être simplement (un banal fonctionnaire que l’on pourrait cloner à l’infini ; c’est au reste pour nous suggérer cette multiplication infinie qu’ils sont deux comme Wilhelm ou Franz au chapitre 1 du Procès, à la différence de l’artiste qui, lui, demeure singulier).Dans « Un rêve », pour Joseph K. donc pour Kafka : une seule perspective : la mort ; une seule consolation : laisser un nom. L’interrogation du fantasme sous forme d’énigme — mais il ne s’agit là en somme pour Franz K., une fois encore, une fois de plus, que d’une question oratoire, — l’interrogation de l’oracle se passe symboliquement sur le territoire patrimonial juif, judaïque : le cimetière de famille de Franz Kafka et de Joseph K., le cimetière juif de Prague.Laisser un nom ? Disons plutôt : laisser un nom, peut-être !… Dans le Journal à la date du 15 décembre 1910, on peut lire : […] je suis de pierre, je suis comme ma propre pierre tombale, il n’y a là aucune faille possible pour le doute ou pour la foi, pour l’amour ou la répulsion, pour le courage ou pour l’angoisse en particulier ou en général, seul vit un vague espoir, mais pas mieux que ne vivent les inscriptions sur les pierres tombales. Notons au passage que « Peut-être » est sans doute la plus juste traduction du mot « Javeh » selon l’hébraïste André Chouraqui. Comme tous les génies, Kafka est tourmenté parce que trop grand dans un monde trop petit pour lui : s’il veut y bouger, s’y mouvoir, il doit ramper, sinon il se cogne partout. Il lui faut chercher un trou, à défaut de « faire son trou » dans la vie. Dans « Un rêve », c’est en rampant que K. va entrer dans la mort. « Un rêve », ce passage trop explicite, est retiré, parce qu’un génie sait qu’un chef d’œuvre doit « semer des points d’interrogation à foison [1] » et que le lecteur se doit d’être co-créateur avec l’auteur de la « réalité » toujours nouvelle et surprenante du livre. « Lire, c’est [toujours] créer à deux » disait Balzac, évoquant sans nul doute par là la maïeutique socratique. Ainsi, plus l’auteur est grand, plus il se tait.Le génie de Kafka, c’est de pousser la puissance d’interrogation a son degré maximal grâce à son hystérie ; aussi incarne-t-il toutes les interrogations de son temps, de son époque de transition, de fin d’un monde et par conséquent de prémisses d’un autre : moderne, inconnu, inquiétant, où plus aucun repère n’existera. Joseph K., c’est l’homme moderne ou plutôt l’homme ancien face au monde moderne naissant, en pleine conception, au bord du cataclysme de son accouchement. Il se peut que la tombe de K., en somme, dans « Un rêve » soit aussi cela. Kafka sentait confusément, intuitivement qu’il lui fallait un rêve dans Le Procès, dans son roman ; plus spécifiquement un rêve mis en abyme dans le rêve déjà qu’est tout le livre. Ce rêve dans le corps du livre, c’est sans doute l’avant dernier chapitre « À la cathédrale », où l’on est presque explicitement en plein univers onirique. Kafka dans ce passage joue moins qu’ailleurs sur l’ambiguïté rêve-réalité, au reste. En comparant les deux textes, que constater ? Déjà, premier point, comme un préalable, avec le chapitre « À la cathédrale », on passe du lieu connecté à l’héritage et au monde judaïque, juif, d’ « Un rêve », au lieu connecté à l’héritage et au monde chrétien, catholique, qui est celui de ce qu’on peut nommer pour lui comme pour sa famille, objectivement — compte tenu de l’antisémitisme ambiant d’alors — : le pays d’accueil. Kafka, dans ce passage, pose pour la seconde fois la question de Dieu. Or, on sait que Kafka se pose cette question chaque fois qu’il va mal, c’est-à-dire avec une régularité maniaque.Que contient le récit du prêtre, du supposé, du soi-disant « aumônier des prisons » : la parabole du Tout et du Rien, lorsqu’on y regarde bien. On songe à Socrate, à Sénèque, à l’héritage de la sagesse antique gréco-latine en cours dans l’univers judéo-chrétien d’Occident : « Je sais que je ne sais rien. » Une chose est sûre, c’est que ce prêtre est un sphinx qui pose à K. la question œdipienne à laquelle K. ne sait répondre. On notera que naturellement — le mythe ne le veut-il pas ainsi ? — K. meurt immédiatement après son échec, parce qu’il n’a pas su répondre à l’énigme. C.Q.F.D. !… Ce que dit au lecteur l’aumônier des prisons en somme, le supposé aumônier des prisons : c’est que chaque être porte le sphinx en soi qui l’interroge et décide de sa vie ou de sa mort à venir.Dans « À la cathédrale » — le roman est à cet égard maïeutique, — on assiste à nouveau une évolution mentale de Joseph K.. Décisive, cette fois. Si nous sommes dans un rêve, un cauchemar, tous les personnages sont des émanations mentales nées du cerveau de Joseph K., et, par conséquent des doubles de K. en quelque sorte, des possibles de Joseph K. en tous cas (c’est-à-dire — ne l’oublions pas — de Franz K., ni plus ni moins de Franz Kafka).« Un rêve » ? Une preuve qu’il s’agit d’un rêve ? D’emblée, K. tutoie le prêtre alors qu’il est un fondé de pouvoir coincé et très « social », alors même que dans ses rapports humains il fonctionne presque toujours de manière hiérarchique, jouant de sa supériorité sociale dès qu’il le peut. Kafka voulait un rêve, oui, il en sentait confusément la nécessité pour que son ouvrage fonctionne ; un écrivain comme un critique se lance ainsi dans l’aventure de l’écrit en écoutant son intuition avant tout. S’il supprime, s’il écarte « Un rêve », la marginalia, du premier état de son manuscrit — et l’on sait que ce que Brod publie n’est qu’un premier état du livre, sans plus, un work in progress, qui nous permet plus que dans aucun autre essai de voir comment travaillait Franz Kafka, — c’est parce que « Un rêve », ce rêve-là, est trop explicite. K. n’en sait pas moins qu’il lui faut un rêve, un rêve implicite, le plus implicite possible. On peut raisonnablement penser — c’est ma thèse ici — que ce rêve dont il sait avoir besoin est « Le Rêve de la cathédrale ». Des preuves qu’il s’agit bien d’un rêve, d’autres preuves ? L’obscurité quasi biblique, et, en outre, paradoxale, qui règne à l’intérieur de cette cathédrale ; les « Ténèbres de l’extérieur », en effet — « là, où ne sont que pleurs et grincements de dents [2] », — les « Ténèbres de l’extérieur » sont à l’intérieur de la cathédrale, symboliquement. Le symbole se décode assez facilement : n’oublions pas que la fin du monde des Pères n’est jamais que la conséquence d’un événement plus ancien encore et qui remonte aux origines du romantisme, c’est-à-dire à l’esprit démiurge qui s’est focalisé et traduit historiquement par la Révolution française : la Mort de Dieu annoncée par Jean-Paul Richter dès 1790 [3]. Les ténèbres sont donc installées jusque dans les cathédrales, les églises. Cette vieille métaphore romantique détournée de La Bible, empruntée à l’Aufklarung [4] aussi qui l’a récupérée et recyclée, est assez efficace sous la plume de K. : « Prenez un lieu commun, frottez-le, nettoyez-le, disait Cocteau, vous ferez œuvre de poète » ; la rénovation opérée par Kafka est ici assez poétique et moderne : le prêtre laisse à la fin K. en effet sans lampe électrique « éteinte depuis longtemps » écrit Kafka, laquelle semble assez clairement être la valeur emblématique du cartésianisme, d’une certaine raison qui a remplacé la croyance et cependant n’éclaire guère, plus guère : elle se décharge tout de suite. Les cierges, eux, — lumière de la religion — pour K. n’éclairent pas assez, n’éclairent plus assez, pour un homme habitué à user du cartésianisme, pour un homme ayant adopté d’autres habitudes mentales, pour voir les statues et les bas-reliefs : étrangement Kafka néglige les peintures ; comme dans « Un rêve », faite pour durer, il veut une pensée inscrite dans le marbre, dans la pierre ; ces cierges, le bedeau les a tous mouchés, déçu par K.Puisque nous parlons de pierre et de statues, autres éléments symboliques, oniriques : la chaire-niche où le prêtre se statufie en statue du Commandeur qui détient à la fois le secret de l’énigme et le pouvoir du jugement. On fait aisément la mise en abyme avec la stèle du cimetière du fragment écarté « Un rêve ». Par le biais de ces notations métaphoriques et symboliques, orchestrées subtilement, filées, la question que se pose K. est sempiternellement la même, obsédante, angoissée, révélant sa panique métaphysique, son délire qu’il voudrait pythique et sacré mais qui n’est que narcissique au fond : à défaut de pouvoir répondre à la question « qui suis-je ? », c’est, sempiternelle, une autre question qu’il se pose : « Que restera-t-il de moi ? » Elle n’est bien sûr chez l’hystérique Kafka que l’ersatz de la question « Qui suis-je ? », indubitablement. À la question à l’impossible réponse : « Que serais-je dans la vie ? », Joseph K. comme Franz Kafka son double matriciel substitue cette autre question : « Que serais-je dans la mort ? » À défaut de trouver des raisons de vivre et à défaut de savoir et de pouvoir vivre, l’homme, tout homme, se voit contraint de trouver des raisons de mourir, d’apprendre à mourir. « La gloire n’est que le deuil éclatant du bonheur » selon Madame de Staël. (Et il conviendrait ici opportunément de retrouver la phrase de Camus qui dit exactement la même chose). Pourquoi écrire ? Comme Samuel Beckett à une enquête pour un magazine littéraire, Franz Kafka aurait pu répondre laconiquement : « Bon qu’à ça. ». De fait, sans doute 98% des auteurs, des artistes pourraient répondre ainsi ; il n’y a en somme que très peu de véritables artistes qui pratiquent une création véritable, entendons quasiment à l’image de Dieu : celle du don ; l’écrasante majorité, pour ne pas dire la totalité des artistes dans certaines générations, ne produisent qu’un art de type auto-thérapeutique ou du moins censé les soigner, avec l’alibi qu’il soigne le public aussi par le biais de quelque obscure et très supposé catharsis. 98% des statues dans le Panthéon de l’Art mondial se devraient d’être déboulonnées. Très peu sont dans la position d’une réelle création du don, beaucoup sont dans une création de type névrotique supposée thérapeutique et en vérité de substitution. Répétons-le. Autre pistes à suivre à présent ? Reste à voir parmi les protagonistes explicites ou implicites du chapitre « À la cathédrale » : le Directeur. Le Directeur de Joseph K. est fatalement complice avec le prêtre qui dit à K. : « c’est moi qui t’ai fait venir. » L’église est complice du pouvoir.Autre piste encore : pourquoi un Italien qui ne veut voir que la cathédrale, et, en définitive, ne vient même pas la voir ? Nous y reviendrons. Dans « la cathédrale », si l’on fait le bilan de la parabole de l’aumônier-sphinx, on parle d’une histoire de château [5], c’est-à-dire de pouvoir. Église, État : les deux instances du pouvoir moribond des Pères ; car le monde des Pères se meurt, est à l’agonie, et, on dispersera bientôt les restes du cadavre Autriche-Hongrie, six ans suffiront pour que tout s’accomplisse en ce sens, en 1919. « Le château » dans la « cathédrale » ; on appréciera la mise en abyme. On note au demeurant la présence de plusieurs mises en abyme ; celle-là est la plus essentielle, puisqu’elle contient toutes les autres. La parabole visuelle de la cathédrale, parabole en soi, contient la parabole du « château »… Question, en effet : qui contient quoi ? Réponse : le prisonnier. Le prisonnier est Joseph K., lequel est lui-même Kafka. Le gardien est Joseph K. aussi qui est lui-même Kafka, puisque la névrose se maintient par l’inhibition ; toute névrose est schizoïde : l’inhibé étant à la fois sa propre victime, son propre bourreau, entretenant avec soi-même un rapport sadomasochiste. Au passage, il n’est pas indifférent de noter que La Vénus à la fourrure est écrite et pensée par un autrichien Sacher-Masoch, quelque dizaines d’années avant [6], préfigurant et annonçant comme tentant d’incarner, d’exprimer dans l’histoire individuelle d’une vie, l’Histoire même de la décadence de la vieille Europe.K., sadomasochiste évident, est son pire ennemi et son ami complaisant à la fois ; il reflète toute l’ambiguïté du rapport bourreau-victime [7]. Mais quelque part le névrosé se ménage toujours : le gardien n’est jamais vraiment violent avec son prisonnier : il le torture, mais lentement. Le prisonnier qu’est le névrosé, son but secret, inconscient, c’est d’échapper à la vie, par peur, par paresse. Le malheur est paisible : à la fin « on n’aime plus », « tout seul peut-être mais peinard [8] » comme dit Ferré. Ce qui est difficile, ce n’est pas de devenir heureux, ou riche, ou génial, ou beau […], […], etc., etc. :… c’est de le rester. Le malheur est paisible, oui. Le bonheur est exigeant et fatiguant car à chaque instant une fois qu’on l’a, qu’on l’a conquis de haute lutte le plus souvent, il faut le défendre, ce qui vous inscrit cruellement dans le temps. Le bonheur est inscrit dans le temps de la lutte, or, le névrosé rêve d’être toujours, continuellement, sempiternellement, maladivement, incurablement enfin, d’être hors temps, hors lieu, hors temps, hors soi ; c’est pourquoi il use souvent de drogue, d’alcool, de sexe parfois — tous ne sont pas inhibés sur ce plan — immodérément. Le névrosé recherche la transe en somme ou des équivalents. Quoi ?… Par exemple, la danse pour les filles, laquelle relève de la transe archaïque ; et Kafka danse aussi dans « Un rêve » par exemple il danse la danse du labyrinthe — elle était un rituel à Minos — pour montrer qu’il sait échapper au Minotaure, comme les Minoéens. Quoi d’autre qui lui soit liée ?… L’ivresse ?… L’ivresse du prisonnier ?… Kafka n’a accès qu’à une seule ivresse — on le sait par Milena — l’ivresse du récit. Ce qui rend Kafka « formidablement » (au sens étymologique : « qui fait peur ») archaïque. Kafka retourne sans cesse au besoin de mythologie (Cf. : la lettre à Pollack). Le récit, c’est ce qui reste quand tout est détruit. Pour sauver le récit lui-même de la destruction et de la mort : il n’est qu’un seul moyen alors : en faire un mythe. Au reste, ne serait-il pas pour cela même un mythe, lui, « Franz Kafka » ? Le plus grand créateur de mythe moderne au XXe siècle naissant. Que l’on songe simplement pour s’en convaincre à l’adjectif : « kafkaïen » qui le consacre comme tel. Il est difficile de laisser un nom, mais plus difficile encore de laisser un prénom, et, le comble pour un artiste ou un scientifique, un politique ou autre, c’est de laisser un adjectif pour qualifier le réel : signe même qu’on est devenu un mythe qui prête à concepts. L’Italien qui ne veut voir que la cathédrale et en définitive ne va pas la voir car il sait ce qu’il va y trouver : rien que « Ténèbres », c’est le symbole même de la chrétienté modern : celle de Léon XIII qui a socialisé l’Église. Au seuil du grand conflit mondial, l’Église catholique est une entreprise déjà, dans laquelle déjà beaucoup de croyants ne se reconnaissent plus. L’Italien, ici, c’est, symboliquement bien sûr, une sorte de légat du Pape, qui sait que la Religion « c’est foutu ». La Religion et la monarchie, il le sait, — autant que le héros du « Joueur d’échecs » à venir sous la plume d’un Stefan Zweig à venir pour entériner le désastre — sont déjà perdues. K. ressent cette fin d’un monde, confusément. On ne peut jamais oublier avec Kafka, que Kafka écrit à la veille du conflit mondial que tout le monde attend déjà depuis longtemps, et la France depuis 1871 à vrai dire. Le Kafka d’avant 14 nous le rappelle tout le temps. La guerre de 1914 consacrera la faillite de l’Église chrétienne, bien avant celle de 1940-45 avec l’horreur de la Shoah [9] ; la guerre, le jeu de la guerre, le Kriegspiel, en 1914, l’Église-mère ne parvient pas à l’interdire aux Pères qui ne sont en réalité et en vérité que de grands enfants, de vilains garnements… surtout le Kaiser Guillaume II ; depuis que la grand mère de l’Europe, Victoria, est morte en 1901 : tout va à vau-l’eau. Guillaume va pouvoir utiliser sa flotte et ses canons, ses jouets, patiemment amassés pendant toutes ces années de décadence molle.La Religion et la monarchie perdues. Le Directeur, le Patronat complices… Les classes moyennes dont Joseph K. est l’allégorie, s’avéreront avoir été complices, complices pleinement, complices de la boucherie mondiale, de l’effondrement des valeurs, par leur comportement grégaire, leur manque absolu de réaction. Veulerie donc de Joseph K., qui n’est qu’un lâche qui se laisse totalement manipuler ; on l’amuse avec ce hochet : la pseudo hiérarchie des humbles, des employés. Seul, en 1917, certains diront non : en France, les fusillés de Pétain. En U.R.S.S., en 17, de même, le peuple ne joue plus. Le prêtre, c’est l’inconscient qui présente au conscient de Joseph K. de manière codée pour le ménager — comme c’est l’usage dans le fonctionnement du rêve ou du cauchemar — la vérité. Et la vérité est : « C’est toi, Joseph K., qui est responsable. Par paresse : tu n’avais qu’à agir, forcer la porte, forcer le destin, ton destin, devenir le maître du « château intérieur » [pour reprendre la formule célèbre de sainte Thérèse d’Avila], prendre possession de ton âme, en être responsable et multiplier tes talents. » L’Église contient « Le Château » (empruntons ce titre à Kafka lui-même), mais ce « Château » est celui de l’âme. Le crime de Joseph K. et de Kafka, c’est d’avoir été un « Non-né », d’être resté en marge de son âme et de sa vie, de n’avoir rien fait de sa vie. Un « Non-né », c’est-à-dire un inhibé qui se met en marge de la vie et n’a de cesse de tenter de se placer hors temps, hors lieu, hors vie, de s’annuler par une activité quelconque de l’ordre de la transe pour lui ou dans une toxicomanie, alliant souvent les deux recours. Une culpabilité que beaucoup, pour ne pas dire tous, partagent plus ou moins : d’où l’universalité de ce livre de Franz Kafka et de l’interrogation que pose son Œuvre entier, son Œuvre complet. Le Procès. Mais de quel procès s’agit-il ? Quel est son objet ? Quel est le chef d’accusation ? Que dit cet Œuvre ? Elle dit que 100% de vies sont ratées pour certaines générations, 98% en temps normal… Elle suggère que les gens passent à côté de la vie, de leur vie, et qu’ils en sont responsables [10]. Ceux qui vivent vraiment : il y en a très peu de fait.— La preuve ?…— On en parle des siècles après. ©Cloët, mars-avril 2005 [1] .— Pour emprunter l’expression au poète Jean Cocteau. [2] .— Pour emprunter cette expression fort connue à La Bible. [3] .— Friedrich Nietzsche ne fera jamais que répéter ce que « Jean Paul » avait dit presqu’un siècle avant lui. [4] .— On sait que l’expression « siècle des Lumières » n’est inventée par les critiques qu’a posteriori, mais en France on trouve trace de la métaphore dans l’article « Philosophe » de L’Encyclopédie, sous la plume de Dumarsais, métaphore reprise par Hugo ensuite dans son poème « La Fonction du poète », en 1828. [5] .— Le Château, on le retrouvera dans le roman du même nom qui fait pendant au Procès, qui lui fait écho. [6] .— Sacher Masoch, Léopold von (1836-1895), Vénus im Pelz, La Vénus à la fourrure, 1870. [7] . C’est en cela que la mise en abyme constante que je fais entre l’expérience existentielle de Kafka et celle de Baudelaire, leur rapport à l’écriture aussi, se justifie : ils sont tous deux et ils le savent « Héautontimorouménos ». [8] .— Léo Ferré, « Avec le temps… ». [9] .— La culpabilité de Pie XII est indéniable. Toutefois, il est génial de la part de L’Esprit Saint qu’un Pape allemand — Bavarois de surcroît ! — puisse reprendre les choses là où l’Histoire les a laissées (si les petits cochons ne le mangent pas, et, il sont nombreux !…) C’est le patronat allemand avec l’aide de l’Église catholique d’Allemagne qui a mis Hitler au pouvoir. [10] .— On retrouverait là la notion de culpabilité évoquée par Sartre dans son Baudelaire : si Baudelaire a raté sa vie, c’est qu’il n’y a rien que de sa faute : il l’a choisi. Voies (textes critiques)