Le Procès de Jésus André Duthoit, 5 février 200810 août 2023 Le système judiciaire français, s’il a ses défauts, n’en est pas moins le fruit d’un long combat. Un combat mené par certains de nos aînés, et que l’on ne saurait oublier, si l’on veut lutter efficacement contre les nouvelles formes d’injustices que certains gouvernements entendent instituer. Afin que chacun puisse en prendre la mesure, André Duthoit, doyen du barreau de Lille, exhume pour nous ce qu’on pourrait appeler … un « vieux dossier ». Deux champions des « Droits de l’Homme » de l’Antiquité, les Juifs et les Romains se sont rencontrés, et, on peut le dire, se sont télescopés pour produire ensemble la plus grande erreur judiciaire de l’histoire de l’humanité : celle du procès de Jésus. Les uns étaient animés du désir de se débarrasser de Jésus, les autres craignaient de subir le chantage des premiers. Ces deux peuples symbolisent respectivement le monde religieux et le monde séculier qui, pour des raisons plurielles, décidèrent mettre à mort un homme. Afin d’y parvenir, ils n’hésitèrent pas à bafouer les règles les plus élémentaires du droit, bâclant la procédure de la manière la plus honteuse qui soit. J’accuse en premier lieu les pharisiens juifs, ceux-là même qui se targuaient d’être les champions du légalisme en faisant primer la lettre de la Loi sur son interprétation. Mais j’accuse aussi l’exarchat romain, celui d’un peuple qui voulait rayonner dans tout le monde connu et qui tirait sa légitimité de la force du droit (jus) instauré en terre conquise ― n’est-ce pas du droit romain que notre droit français procède, et n’est-ce pas de ce même droit que le droit européen se revendique explicitement ? Le procès de Jésus nous est rapporté par les quatre Évangélistes, et, si ceux-ci ne sont pas forcément des juristes, ils ne manquent pas d’évoquer certains problèmes juridiques qui révèlent l’embarras qui fut celui de ceux qui souhaitèrent la mort du Christ. Tout procès criminel comporte deux phases essentielles : celle de l’instruction tout d’abord, puis celle des débats à l’audience. De là, on peut établir que l’instruction se fit devant les Juifs tandis que la comparution devant l’autorité romaine correspond à la phase de l’audience. L’une et l’autre phase débordent d’irrégularités ou, comme on dirait aujourd’hui, de cas de cassation. Jésus devant les Juifs : la phase de l’instruction Le Christ n’a pas bonne presse auprès des pharisiens (ces grands prêtres qui forment le clergé traditionnel) : on le soupçonne de vouloir saper leur autorité. C’est ce qui motivera l’arrestation de Jésus. On connaît la trahison de Judas qui permis à des hommes armés de procéder à cette arrestation et d’escorter Jésus jusque devant le Sanhédrin, corps composé de sept dignitaires qui représentaient l’autorité suprême du judaïsme. Telle est la première démarche, telle est la première entorse à la loi, car la garde à vue, même si elle n’a parfois, de nos jours, rien à envier en termes de violence aux méthodes d’alors, nécessite que soit communiqué au suspect ses droits sous peine que soit annulée toute la procédure. Au lieu de cela, Jésus fut amené et retenu, sans aucun préavis, chez les grands prêtres Anne et Caïphe où on l’interrogea dans l’urgence au sujet de ses disciples et de sa doctrine. C’est qu’il fallait, en effet, se hâter pour faire condamner Jésus avant que certains de ses disciples n’interviennent, et, en tous cas, avant la fête de la Pâque, afin d’éviter les réactions imprévisibles de la foule. C’est ainsi que le Sanhédrin fut convoqué sans délai aucun pour que soit ouvert sans différer un procès dans lequel on comptait sur le témoignage des grands prêtres. Il faut dire, en effet, que toute condamnation exigeait des preuves, exigeait des témoins. Là encore, c’est un nouveau cas de nullité de la procédure : Jésus fut poussé aux aveux sans même que lui soit proposé un temps de recul afin de préparer sa défense avec un avocat. Deuxième injustice. Et c’est dans ce contexte de précipitation que fut déclarée ouverte la première audience du Sanhédrin. À cette précipitation vient s’ajouter un climat d’appréhension et de perplexité. C’est qu’en effet Jésus était parvenu à déjouer la ruse des grands prêtres. Voici ce que dit l’évangile de saint Jean, chapitre 19 : « Le souverain sacrificateur interrogea Jésus sur ses disciples et sur sa doctrine. Jésus lui répondit : ’’J’ai parlé ouvertement au monde, j’ai toujours enseigné dans la synagogue et dans le temple, où tous les Juifs s’assemblent, et je n’ai rien dit en secret. Pourquoi m’interroges-tu ? Interroge-les sur ce que je leur ai dit. Ceux qui m’ont entendu ; voici, ceux-là savent ce que j’ai dit. À ces mots un des huissiers qui se trouvait là donna un soufflet à Jésus en lui criant : « Est-ce ainsi que tu réponds au souverain sacrificateur ? » Des méthodes interrogatoires qui sont assurément d’une bien triste actualité. En l’absence d’aveux de la part de Jésus, lisons l’évangile de Marc, chapitre 14, versets 55 et suivants : « Tout le Sanhédrin cherchait un témoignage contre Jésus pour le faire mourir et il n’en trouvait point ; car plusieurs rendaient de faux témoignages contre lui mais les témoignages ne s’accordaient pas. Quelques uns se levèrent et portèrent un faux témoignage contre lui en disant : « Nous l’avons entendu dire ’’je détruirai ce temple fait par les mains des hommes et en trois jours j’en bâtirai un autre qui ne sera pas fait par les mains des hommes’’. Mais même sur ce point là leurs témoignages ne s’accordaient pas. » Ces accusations trahissent la plus complète incompréhension : Jésus ne parlait nullement du temple d’Hérode mais, plus sûrement, du temps de son corps. Finalement, dans un dernier mouvement, les dignitaires poussèrent Jésus dans ses retranchements et l’intimèrent de prêter serment, de dire si oui ou non il était « l’oint », le fils du Dieu béni, ainsi qu’il le prétendait en public. Bien qu’il sût que cela lui coûterait la vie, Jésus répondit par l’affirmative. À ces mots, le conseil des Juifs le déclara coupable de blasphème. Mais là encore les Juges ne purent condamner le nazaréen car, après avoir épuisé tous les chefs d’accusation faute de témoins, les juges s’étaient érigés désespérément en accusateurs, en ajoutant qu’ils avaient été témoins de son forfait. Or les juges ne pouvaient plus exercer correctement leur fonction dès lors qu’ils avaient pris la qualité d’accusateur ou de témoin. Troisième injustice. Il aurait fallu, selon la jurisprudence en vigueur, dépêcher un héraut à travers le pays pour faire appel à témoins. Mais les Juges, qui voulaient en finir avant la Pâque, ne pouvaient s’accorder un tel délai, et ce d’autant plus que la scène se tenait à une heure avancée de la nuit. Or, s’il l’on s’en réfère à la loi juive, le Sanhédrin ne pouvait siéger ni la nuit, ni pendant les jours de fête, ou la veille des fêtes. Il s’agit d’une quatrième illégalité. La séance fut cependant renvoyée au lendemain matin, Vendredi, afin de donner une apparence de légalité à cette décision prise pendant la nuit. Ajoutons que les Juifs ne disposaient pas du pouvoir de condamner un homme à mort autrement que par lapidation, et uniquement pour des motifs religieux. On peut se souvenir, par exemple, de cette femme adultère qui fut lapidée avant que Jésus n’intervienne, ou encore de Saint-Étienne, disciple de Jésus, qui connut ce même sort. De surcroît, la lapidation se pratiquait hors les murs de la ville, alors que les prêtres souhaitaient que Jésus soit crucifié sur la place publique. Constatant leur impuissance à attribuer une telle peine pour de simples motifs religieux, les grands prêtres invoquent la notion de « trouble à l’ordre public », arguant que le titre que se donne Jésus de « Roi des Juifs » est susceptible de troubler la curie romaine. Ici se situe la pierre de touche entre les deux protagonistes, juifs et romains. Dès lors, nous sortons de la compétence du Sanhédrin pour rejoindre les notions de crime et délit de droit commun, et surtout d’ordre politique, qui sont du seul ressort des autorités romaines. Le dossier Jésus change de mains et aboutit devant le gouverneur et procurateur romain Ponce Pilate, seul investi du pouvoir d’infliger la peine capitale. Nous entrons dans la seconde phase du procès. L’audience proprement dite devant l’autorité romaine Dans un premier temps, les Juifs tentèrent d’obtenir de Pilate ce que le Sanhédrin n’avait pu faire, à savoir ratifier leur condamnation et ordonner leur exécution en l’état. Mais Pilate ne voulut pas céder devant leur insistance, dans la mesure où, si le blasphème est une offense à la religion établie, il ne constitue pas pour autant un motif de condamnation en droit commun. Il fallait donc trouver autre chose, et c’est précisément ce qui motiva le déplacement de la controverse religieuse sur le terrain de l’ordre public : en affirmant sa royauté, Jésus inciterait les citoyens à ne pas payer l’impôt à César (ce qui pouvait constituer un crime de trahison passible de la peine de mort). À cette nouvelle accusation, Jésus donna une réponse célèbre : « Mon royaume n’est pas de ce monde, rendez à Dieu ce qui appartient à Dieu, à César ce qui appartient à César. » Satisfait, Pilate répondit qu’il ne trouvait en Jésus aucun motif de condamnation. Il s’agissait d’une sentence d’acquittement qui mettait un terme définitif au procès en sorte que celui-ci ne pouvait plus connaître de « rebondissement », sous aucun prétexte. En droit romain ― et cela est toujours vrai aujourd’hui ― lorsqu’un magistrat s’exprime de la sorte, il y a ce que l’on appelle « autorité de la chose jugée » si bien qu’il est impossible de revenir en arrière. C’est sur ce point sur que le procès de Jésus connait une cinquième irrégularité : mécontents de la sentence de Pilate, les Juifs se mirent à vociférer de plus belle, réclamant que « justice » soit faite. On connait la psychologie des foules : il est plus facile de hurler avec les loups. Pilate se sentit acculé dans une impasse. Il décida de soulever l’incompétence territoriale de sa propre juridiction au profit de celle d’Hérode qui se trouvait précisément à Jérusalem ; pourquoi ne pas lui laisser trancher ? Malheureusement, Hérode refusa de s’impliquer dans l’affaire et renvoya Jésus devant Pilate. Deux fois encore, ce dernier chercha une solution, soulignant sa répugnance et celle d’Hérode à condamner Jésus, proposant de disqualifier la peine en simple châtiment corporel. Mais rien n’y fit, et la foule s’échauffait encore davantage. Pilate tenta alors un dernier recours : il fit appel à la coutume qui voulait qu’un prisonnier soit relâché le jour de la fête de la Pâque. Il proposa donc au peuple de libérer soit Barrabas, bandit notoire, soit Jésus le nazaréen. Ce fut peine perdue : la foule lui demanda de libérer le bandit. Par le geste symbolique du lavement des mains, Pilate manifesta son innocence dans la condamnation prononcée par la voix du peuple. Dans un dernier appel aux sentiments de clémence, Pilate amena Jésus devant les Juifs. Il était vêtu d’un manteau de pourpre, portait une couronne d’épines sur la tête, et son dos était lacéré de coups de fouets. « Ecce homo »… mais le peuple réclama de plus belle la crucifixion. On avait menacé Pilate d’une dénonciation auprès de l’empereur qui remettrait en cause son titre d’ami de César. C’est donc en cédant au chantage que Pilate leur livra Jésus. Injustice dernière, puisque le droit de grâce dont aurait pu disposer César par l’entremise de Pilate fut court-circuité, et avec lui l’ensemble de la procédure. Enfin voici deux autre cas d’illégalité qui auraient valu de notre temps, héritier du droit romain, la censure de la cour de cassation : Tout d’abord, dans toute affaire criminelle, l’accusé doit être, dès le début de l’instruction, soumis à une expertise médicale d’ordre psychologique et psychiatrique chargée de déterminer le degré de responsabilité du sujet, sachant qu’une responsabilité atténuée peut valoir modération de la peine maximale au degré inférieur. Tout accusé a le droit à un avocat pour assurer sa défense à tout niveau de la procédure et, de surcroît, l’assistance d’un avocat est obligatoire dans les affaires criminelles, avocat choisi, ou bien, à défaut, commis d’office. Tel est donc le procès d’une certaine justice des hommes dans ce monde, d’une justice qui n’a de justice que le nom, d’une terrible imposture qui n’a malheureusement pas disparu. Tel est, par contraste, le portrait serein du Christ venu souffrir avec et pour les hommes ; ce Christ qui pouvait dire, et qui pourrait dire encore de nos jours : « Je puis vous le dire en vérité, mon Royaume n’est pas de ce monde. » Affinités électives (nos invités) Non classé