Un cours sur « Le Rouge et le Noir » de Stendhal Jean-Louis Cloët, 10 février 202014 mars 2024 L’ACCEPTATION “HÉROIQUE“ DE LA PUNITION PAR L’AMBITIEUX, LIVRE II, CHAP. 36, » DÉTAILS TRISTES », in LE ROUGE ET LE NOIR (1830) Ne vous attendez point de ma part à de la faiblesse. Je me suis vengé. J’ai mérité la mort, et me voici. Priez pour mon âme. Schiller. Idée séduisante de départ qui est le commentaire de l’exergue : Comme on le sait, le romantisme est d’abord apparu vers 1750 en Angleterre, en réaction au capitalisme qui était en train de se mettre en place, et, au matérialisme associé qui promettait d’être triomphant et implacable — le royaume britannique faisant de Londres le centre du monde, vers lequel tous les produits du monde convergeaient — ; puis, le romantisme a gagné ce qu’on nomme aujourd’hui l’Allemagne, entité regroupant des tas de petits États et qui n’a pu se constituer que sur les ruines du Second Empire français après sa défaite en 1871. Le romantisme allemand débute dans la continuité du romantisme anglais vers 1774. Schiller, l’un des principaux romantiques allemands dans les années 1780, 1790, 1800, l’un des deux principaux dramaturges romantiques allemands avec Goethe, a inventé dès 1781 un type de la typologie romantique : « Le Brigand » dans sa pièce Les Brigands, éponyme. Le type du « brigand » à la Schiller, incarne et préfigure le révolutionnaire, bien décidé à secouer le joug de l’absolutisme, tel qu’il se matérialisera en France à partir de 1789 ; c’est pourquoi les jeunes romantiques allemands, dont Schiller, seront, au départ, des adeptes inconditionnels de la Révolution française. Ce petit crétin de Julien Sorel se prend pour un héros de Schiller, entre autres. Il vit dans le phantasme depuis le début. Évidemment, il ne va pas se réveiller vers la fin de sa comédie, ou plutôt de sa farce : il va continuer à jouer ce qu’il croit son rôle : imperturbable. […] Un juge parut dans la prison. — J’ai donné la mort avec préméditation, lui dit Julien ; j’ai acheté et fait charger les pistolets chez un tel, l’armurier. L’article 1342 du Code pénal est clair, je mérite la mort, et je l’attends. Le juge, étonné de cette façon de répondre, voulut multiplier les questions pour faire en sorte que l’accusé se coupât dans ses réponses. Il y a des individus pour qui l’orgueil, l’idée qu’on se fait de soi, est plus importante que tout. Julien Sorel fait partie de ces imbéciles. Il est tellement orgueilleux et imbu de lui-même, que ce n’est pas à un juge de décider de sa mort, c’est à lui-même de l’ordonner. On notera que c’est Julien Sorel qui prend symboliquement l’initiative de la parole, alors que dans une procédure de Justice, c’est au juge de parler en premier. Soyons bien clairs : il y a des critiques qui vont vous présenter ce passage comme le signe même de l’héroïsme ultime de Julien Sorel. C’est un point de vue. La particularité de la critique est qu’elle est contradictoire, que chaque critique a un point de vue différent, une manière différente d’attaquer l’œuvre. C’est le droit le plus strict et pour tout dire le droit premier de la critique. Pour ma part, Julien Sorel est un sale petit arriviste qui manipule les êtres, qui salit l’idée même d’amour puisque ses femmes ne sont que des instruments de son ascension sociale et des manières d’autoglorification ; donc, cette fin de Julien Sorel est pour moi encore plus lamentable que tout ce qui a pu précéder : jusqu’au bout, il s’enferre dans son erreur ; jusqu’au bout, la seule chose qui compte pour lui est de sauver l’idée qu’il s’est faite de soi. Quel était le véritable point de vue de Stendhal ? Je crois que Stendhal se mentant sur lui-même et Julien Sorel étant son avatar, on est en droit de penser que Stendhal absout son héros de toutes ses fautes passées dans cette scène finale. Mais, comme il convient d’être critique à la fois vis à vis de l’auteur et de l’œuvre, je prends le parti que je vous ai exposé plus haut, et je n’en démordrai pas. Julien Sorel nous fait le coup ici du condamné à mort, qui, face au peloton d’exécution, commande le feu. On appréciera l’argument d’autorité qui évoque le « Code Civil », puisque ce dernier est l’œuvre de Napoléon IIer, l’idole de notre héros, la quintessence de l’esprit de la Révolution, son aboutissement. — De quoi un juge a-t-il besoin ? … : de preuves. Sorel les lui fournit. Le juge est à ce point décontenancé qu’il interroge Sorel afin que Sorel se coupe, c’est-à-dire : se trompe en différant dans ses réponses, afin qu’il puisse le sauver ; c’est synecdotique du fait qu’il croit sans doute avoir affaire à un fou. Pour bien marquer l’égotisme — voire le beylisme — incurables de Julien Sorel, on appréciera l’anaphore du « je ». L’accusé entend mener la danse devant ses juges. Certains peuvent trouver cela grand ; d’autres peuvent trouver cela grotesque et intolérable. C’est mon cas. Ce cynisme, à mon sens, préfigure déjà celui de George Duroy, le héros de Bel-Ami de Maupassant. Au fond, Julien Sorel est déjà une sorte de « Bel-Ami » ; la seule chose qui les différencie, est que Sorel se moque de l’argent. — Mais ne voyez-vous pas, lui dit Julien en souriant, que je me fais aussi coupable que vous pouvez le désirer ? Allez, monsieur, vous ne manquerez pas la proie que vous poursuivez. Vous aurez le plaisir de condamner. Épargnez-moi votre présence. La posture bravache du héros peut : soit exalter, soit écœurer. Ce sourire de provocation et d’autosatisfaction égotiste est en tous cas bien éclairant sur la nature du personnage. La question rhétorique est également une provocation. Les provocations vont au reste en gradation croissante. Sorel use de l’allégorie pour présenter le juge comme un prédateur. Il le présente également comme un sadique qui a plaisir à tuer, alors même que le juge cherche à le sauver. Enfin, il le congédie comme un domestique par cette provocation ultime : « Épargnez-moi votre présence. » Sorel va mourir, et voilà qu’il se prend pour le Roi. On a toujours affaire à ce personnage obsessionnel qui est en attente de vengeance dans sa stratégie de « lutte des classes », et, qui, pourtant, n’a rien d’un révolutionnaire, puisqu’il “ne roule“ que pour lui seul. Il me reste un ennuyeux devoir à remplir, pensa Julien, il faut écrire à mademoiselle de La Mole. On continue dans l’abjection. Que Sorel puisse présenter la mère de son enfant comme une « demoiselle », et qu’il puisse parler d’« un ennuyeux devoir à remplir », pour ce qui est de lui écrire, est vraiment monstrueux. Étant en quelque sorte son héros, on ne s’étonnera pas que Stendhal puisse user de ce qu’on appelle pour un romancier : « le point de vue omniscient » ; il connaît, bien sûr, son Julien Sorel par cœur : comme s’il l’avait fait ! C’est même mieux, ou pire : il est Julien Sorel, potentiellement ; du moins, il l’a été ou il aurait pu l’être, jadis. Je me suis vengé, lui disait-il. Malheureusement, mon nom paraîtra dans les journaux, et je ne puis m’échapper de ce monde incognito. Et voici qu’en style indirect, Stendhal va rendre compte de l’ultime lettre de son héros à la mère de son enfant. Au lieu de parler d’abord de l’enfant ou d’elle, Julien Sorel ne parle de soi, que de sa réputation, que de sa misérable petite personne. La seule chose qui l’obnubile en premier, c’est que sa réputation va être entachée, qu’on va enfin savoir qui il est. Et, bien sûr ! c’est le monde qui est coupable… pas lui ! Enfin, quoi de plus misérable et vulgaire que la vengeance … Julien Sorel n’est pas un héros, n’a jamais été un héros, non pas parce qu’il n’est pas noble — de cela, on se moque —, mais parce qu’il n’a pas l’âme noble, ni, pour l’instant, de cœur. Je mourrai dans deux mois. La vengeance a été atroce, comme la douleur d’être séparé de vous. Le « je » va être anaphorique dans tout le reste de cette lettre et va aller en gradation croissante. Il a le culot de mettre en abyme « la vengeance » contre Madame de Rênal, qu’il ose qualifier d’« atroce », comme si elle lui avait été imposée alors qu’elle n’est que de son fait ; et, la supposée « douleur » de la séparation avec la mère de son enfant est du même ordre. On notera le paradoxe : pas une seconde, il n’a songé à elle et à lui quand il a s’agit de « laver l’affront » fait à son amour propre. Pour se donner de grands airs, se prouver qu’il a pu monter dans la hiérarchie sociale, il la vouvoie, comme on fait dans les couples aristocratiques. « La douleur d’être séparé » de Mathilde et de son enfant ne peut fonctionner que comme une antiphrase : une ultime fois, Sorel essaie de manipuler son interlocutrice, je devrais dire plutôt sans doute, sans nul doute aucun : sa victime. De ce moment, je m’interdis d’écrire et de prononcer votre nom. Ne parlez jamais de moi, même à mon fils : le silence est la seule façon de m’honorer. Pour le commun des hommes je serai un assassin vulgaire… Ayant sacrifié Mathilde et son fils sur l’autel de son amour-propre, Sorel va faire mine de faire un renoncement héroïque, une acceptation de perdre cette femme qui n’a pas su le retenir, ni arrêter sa main. C’est pathétique, pour ne pas dire : grotesque. Perturbé par le seul fait qu’il va voir sa réputation se ternir, il ne peut souffrir davantage de voir cette réputation s’installer dans l’esprit de “la chair de sa chair“, de son fils. Cette mise en abyme l’accable et signe son égotisme. Quant à ce qui est de l’expression « m’honorer », alors même qu’il est dans la position indigne de l’assassin, elle est purement surréaliste : comment peut-on s’illusionner à ce point sur soi-même ? S’il peut cultiver l’illusion de s’être élevé socialement, jamais il ne s’est élevé spirituellement. N’ayant voulu que monter dans l’échelle sociale, se pensant et se croyant noble dès lors qu’il a engrossé une des filles de la plus grande noblesse, alors même qu’il ignore de quel sexe sera l’enfant à naître, tel un monarque, il fantasme déjà sur le fait qu’il ne pourra s’agir que d’un fils : Sorel est mort ! Vive Sorel ! Permettez-moi la vérité en ce moment suprême : vous m’oublierez. Cette grande catastrophe dont je vous conseille de ne jamais ouvrir la bouche à être vivant, aura épuisé pour plusieurs années tout ce que je voyais de romanesque et de trop aventureux dans votre caractère. Vous étiez faite pour vivre avec les héros du moyen âge ; montrez leur ferme caractère. « Permettez-moi la vérité en ce moment suprême » peut être entendu comme l’aveu qu’il n’a jamais vis à vis d’elle quitté sa posture de stratège ; ce qui est le cas. L’expression « moment suprême » n’est pas sans une dimension hyperbolique à tonalité emphatique ridicule : beaucoup de résistants qui ont pu écrire une ultime lettre avant d’être fusillés n’en font pas tant dans leurs adieux, ne se montrent pas aussi autocentrés, narcissiques. Ils se font surtout bien plus proches de leur conjoint ou de leur partent, bien plus attentionnés, bien plus prévenants. Mais, on ne s’en étonnera pas : ils avaient déjà accepté de risquer, donc de potentiellement donner, leur vie pour les autres ; Julien Sorel n’a jamais été au service que d’une seule cause : la sienne propre, aux dépens de toutes les autres. La manière pompeuse, dont il évoque sa disparition pour elle, sans se préoccuper de son ressenti, et presque sur le mode injonctif, peut apparaître aussi comme insupportable de fatuité et d’orgueil. Il veut rester le maître du jeu jusqu’au bout, et même par-delà la mort. Incorrigible, il poursuit dans l’emphase et dans l’hyperbole de manière redondante en usant du vocable : « grande catastrophe », alors qu’un homme est bien vite oublié et que la « grande catastrophe » en vérité, c’est le fait de l’avoir mise enceinte, de l’avoir à jamais compromise vis à vis de sa classe, de l’avoir tuée même sur le plan social, en la déshonorant par simple désir de conquête, de domination, égoïstement ; quand on aime vraiment, on se sacrifie pour qui l’on aime : les choses ne se passent pas autrement, et, « il n’y a pas de plus grande preuve d’amour que de donner sa vie pour qui l’on aime » pour citer le Christ en personne ; Sorel n’a sacrifié sa vie qu’à l’idée qu’il se faisait de lui-même ; et, au seuil de la mort, on constate qu’il ne l’abdique pas cette idée : il s’y raccroche désespérément pour pouvoir sombrer avec elle comme le capitaine d’un vaisseau fantôme dont il ne restera rien qu’une vague écume une fois qu’il aura coulé, puis, à terme, plus rien, à terme plus rien. Au seuil de la mort, de sa punition, Sorel n’a rien appris, n’en reçoit aucune leçon ; les leçons, c’est lui qui les donne : « je vous conseille de ne jamais ouvrir la bouche à être vivant » de ce qui s’est passé. Aurait-il soudain honte, confusément, de voir son image écornée ? Se croit-il, lui qui prétend qu’il faut l’oublier à ce point inoubliable ? Sorel présente sa mort, son exécution, comme une leçon qui va permettre à Mathilde de progresser, de se guérir de ce qu’il y avait de « romanesque » et d’« aventureux » en elle, bref de « romantique ». Lorsque Sorel évoque de manière métaphorique, voire allégorique, les « héros du Moyen-Âge », on l’a compris : il parle de lui. On appréciera la mise en abyme, et le paradoxe, qui peut fonctionner à nouveau comme un aveu : cette « aventure » va au moins vous permettre de vous guérir, ma chère, de types comme moi ; la prochaine fois, regardez-y à deux fois : « montrez leur ferme caractère » pour les tenir en lisière ; c’est assez ignoble : c’est en vérité une manière de lui dire : “ne vous plaignez pas… : en fait, vous n’avez eu que ce que vous méritez !“ Et, ce n’est pas faux, puisque c’est bien elle qui lui a lancé le défi d’être le clone de son illustre aïeul, joli cœur, et exécuté au XVIe s., l’illustre héros familial chez les de La Mole, … défi qu’il a relevé. Que ce qui doit se passer soit accompli en secret et sans vous compromettre. Vous prendrez un faux nom, et n’aurez pas de confident. S’il vous faut absolument le secours d’un ami, je vous lègue l’abbé Pirard. La périphrase pour désigner l’enfant qui va naître est également assez terrible : Sorel n’évoque plus que l’accouchement. Il lui fait la leçon encore alors même qu’il est coupable de cette situation ; Mathilde était vierge, sans aucune connaissance en matière de sexualité comme toutes les jeunes filles de l’époque ; Sorel, lui, avait été initié par une femme d’expérience, encore possiblement féconde : il savait. On voit bien que les éléments de la leçon sont rangés sur le mode de la gradation croissante. On note aussi l’anaphore du « vous », dont on n’a pas encore parlé : seuls les couples bourgeois, a fortiori les couples aristocratiques se vouvoient ; dans le peuple, dont Sorel est issu, dont il sera issu à jamais, quoi qu’il puisse vouloir le nier, on se tutoie entre conjoints ou entre amants. Ce voussoiement peut aussi être analysé et interprété d’une autre façon : c’est une manière pour lui de marquer de la distance avec Mathilde ; or, on sait que dans les couples de type passionnel — ceux-là même dont Baudelaire disait dans ses Journaux intimes qu’ils comprennent toujours un « bourreau » et une « victime » — plus le « bourreau » se montre dur, plus la « victime » est attachée ; ce type de relations ne fonctionne que sur le mode sadomasochiste. Sorel est un sadique, puisqu’il est un machiste, un dominateur et un prédateur. Il condamne Mathilde à la solitude honteuse : « Vous prendrez un faux nom, et n’aurez pas de confident » ; comme le Diable est dans les détails, on appréciera l’ellipse qu’il fait du second « vous » ; il semble également l’humilier en évoquant le fait qu’elle pourrait se montrer faible en disant : « s’il vous faut absolument un ami » et avoir besoin de soutien, alors qu’un héros ou qu’une héroïne n’ont d’autres soutiens que soi-même ; et quand il ajoute : « je vous lègue l’abbé Pirard », c’est une tournure ironique et désinvolte à la fois insultante pour l’abbé et pour Mathilde, qui nous rappelle au passage que Sorel se servait des gens, mais qu’il n’a jamais eu d’ami, de réel ami, vraiment ; incapable d’amour “de son vivant“, il s’est montré naturellement incapable d’amitié également. Ne parlez à nul autre, surtout pas aux gens de votre classe : les de Luz, les Caylus. Deux interprétations possibles, là encore. La première, c’est qu’il ne veut pas qu’elle se compromette, alors même qu’il l’a compromise — joli paradoxe : un peu tard pour y penser ! — ; la seconde, c’est qu’il cherche à décrire ce milieu social comme un milieu implacable, et, là se trouve un paradoxe encore : si ce milieu est si implacable, pourquoi a-t-il tendu de toutes ses forces pour y accéder, voire y appartenir, y être reconnu : c’est qu’il se voulait implacable, lui aussi, et, ainsi, de “la race des Seigneurs“. Un an après ma mort, épousez M. de Croisenois ; je vous en prie, je vous l’ordonne comme votre époux. Ne m’écrivez point, je ne répondrais pas. Bien moins méchant que Iago, à ce qu’il me semble, je vais dire comme lui : From this time forth I never will speak word. Iago ! Rien que cela ! … … C’est que notre Sorel, héros romantique, se voit fort bien, voyez-vous, en héros shakespearien ; on lui accordera qu’il n’a pas choisi le plus reluisant : l’archétype même du jaloux qui va jusqu’à assassiner l’être qu’il prétend aimer, parce qu’il la pense infidèle ; on reconnaît l’incurabilité d’un défaut à la faculté de l’attribuer à autrui, et, ainsi, tous les jaloux trompent-ils en permanence l’être qu’ils prétendent aimer avec soi-même, avec leur propre nombril. Quand Sorel décide de l’identité de son successeur, on atteint là encore des sommets d’égotisme — pour reprendre ce mot stendhalien —, de narcissisme si l’on veut adapter le propos à la modernité de manière un peu sommaire, je vous l’accorde, puisque la notion d’égotisme est quand même plus complexe ; on l’a évoquée au début de ce cours dans le préambule à l’étude de cette œuvre. Même en resituant le passage en tenant compte des mœurs de l’époque qui faisaient du mari un “Seigneur et Maître“, on est obligé d’admettre que la formule « je vous en prie, je vous l’ordonne comme votre époux » est à nouveau paradoxale, et passe mal. « Ne m’écrivez point, je ne répondrais pas. » vient rajouter sur le mode de la surenchère au vieil adage ironique de la sagesse populaire : « Sois belle ! et tais-toi », belle Mathilde ! …Quant à lui, avec son « À partir de maintenant, je ne dirai plus un mot », qui se veut Shakespearien, cela traduit plutôt une conscience refoulée de son entière responsabilité de la situation, de sa culpabilité profonde : le coupable va se retrancher dans le silence, en se berçant du vers tiré du célèbre poème du grand romantique Alfred de Vigny intitulé « La Mort du loup » — son chef d’œuvre le plus populaire — : « Seul le silence est grand ! Tout le reste est faiblesse. » Tout ceci étant prospectif, je vous l’accorde, puisque « La Mort du loup » ne sera publiée qu’en 1843… mais, on peut arguer du fait que cet apologue constitue l’essence même du romantisme : on ne tire les essences, qu’après les floraisons. On ne me verra ni parler ni écrire ; vous aurez eu mes dernières paroles comme mes dernières adorations. J. S. L’usage de l’indéfini contenu dans le pronom « on » montre, si besoin en était encore, que Julien Sorel met toute l’humanité dans un même sac, fantasmatiquement pour lui rempli d’individus à qui il ne reconnaît pas véritablement d’existence propre et qu’il ressent toutes et tous comme méprisables et hostiles. C’est presque en Christ, que Sorel délivre à Mathilde ses « dernières paroles ». La formule finale « mes dernières adorations » qu’il semble mettre en abyme avec ses « dernières paroles », une fois encore relève du paradoxe : d’une part, il dit à Mathilde de l’oublier, d’autre part, il finit avec une formule susceptible de l’attacher définitivement « pour les siècles des siècles » à lui. Bref, oubliez-moi ! … et, que je vous sois à jamais inoubliable. Quel paradoxe minable ! sans cesse repris, de manière redondante et anaphorique. Elle contient également cette formule un ultime mensonge, puisqu’elle laisse croire à Mathilde que, non seulement Sorel l’a aimée, mais qu’il l’a aimée jusqu’à la passion, jusqu’à l’idôlatrie ; or, Le Décalogue est formel : « Tu n’adoreras que Dieu seul » : en somme, c’est Mathilde qui l’a damné, qui est responsable de sa damnation. Enfin, cette signature qui ne comprend que les initiales, est, elle aussi, signée, si l’on peut dire : J.S. comme J.C. : “je suis le Christ du romantisme, qu’on sacrifie“ … elle théâtralise également sa disparition : de lui ne resteront que deux lettres, puisqu’il faudra que sa mémoire soit tue ; enfin, s’il aimait véritablement Mathilde, ne pourrait-il pas plus simplement signer : Julien ? Ce fut après avoir fait partir cette lettre que, pour la première fois, Julien, un peu revenu à lui, fut très malheureux. Chacune des espérances de l’ambition dut être arrachée successivement de son cœur par ce grand mot : Je mourrai. La mort, en elle-même, n’était pas horrible à ses yeux. Toute sa vie n’avait été qu’une longue préparation au malheur, et il n’avait eu garde d’oublier celui qui passe pour le plus grand de tous. On se rappellera qu’un héros cherche avant tout à construire un récit ; une fois, lui, disparu, c’est ce récit qui restera. L’ultime lettre envoyée à Mathilde contient dans son ensemble un aveu d’échec ; Sorel qui vit depuis le début dans son rêve de grandeur, d’ascension sociale et de gloire, pour la première fois se réveille ; comme il est condamné à l’inaction, qui, jusque-là entretenait sa transe, une fois la lettre envoyée, il se retrouve sans emploi, sans activité, livré à lui-même… et, cette compagnie est atroce, lui est insupportable : celui qu’il retrouve en vérité, c’est le fils du scieur de bois de Verrières qu’il a été, et que, de fait, il est toujours resté et restera. Il y a une très belle formule que l’on doit à Jean Giono : alors qu’il devenait adolescent, Giono, un jour, se vit pris à part par son père, un simple petit cordonnier venu du Piémont à pieds nus, jusque-là où ils habitaient, à Manosque, dans les Alpes de Haute-Provence ; jusque-là, jamais « Jean le Bleu » — comme l’appelait Giono — n’avait fait de leçon de morale à son fils, ni de remontrances ; le voyant devenir un homme, il se mit en devoir de lui transmettre ce qu’il avait appris sur le tas, à l’école de la vie, n’ayant pas fait d’études ; et, il lui dit simplement ceci : « Jean, il n’y a qu’un seul être avec qui tu seras amené à vivre toute ta vie, c’est toi même ; tache que ce ne soit pas une mauvaise fréquentation. » Rendu à la solitude, Julien Sorel, l’ambitieux, le pervers manipulateur et cynique, est une mauvaise fréquentation pour soi-même. Il se doit de découvrir soudain que rien de son ambition n’était judicieusement fondé, qu’il s’est trompé sur tout. Si l’on a réalisé de justes ambitions, de nobles ambitions, on peut mourir en paix ; si, au contraire, on découvre qu’on s’est trompé sur tout, que l’on n’a rien réalisé : c’est l’enfer avant l’Enfer, s’il existe. « Toute sa vie n’avait été qu’une longue préparation au malheur » : là, Stendhal se fait prophétique, parce qu’on entend déjà ce propos que Rimbaud tiendra à la toute fin du romantisme en France : « Du plus loin que je regarde, je suis né de race inférieure. » Mais, Rimbaud a littéralement transcendé ce sentiment, ce ressenti, qui, au départ, fut pour lui moteur : il a accompli selon le poète Paul Claudel un chemin de Damas vers l’Est, qui a fait de lui « un mystique en liberté » ; je dirais, pour ma part, “un païen mystique“ ; Rimbaud s’est pleinement réalisé : il a atteint « L’Illumination » ; il a réalisé le rêve de tout mystique oriental ; Sorel n’a rien réalisé sinon le malheur de celles et de ceux qu’il a approchés, sinon sa propre malédiction. Ne lui reste que la mort ; il peut espérer encore qu’elle le lave de son échec, mais il sait qu’elle ne lui permettra pas de s’amender, de réaliser quelque chose avant qu’il bascule dans le néant. Quoi donc ! se disait-il, si dans soixante jours je devais me battre en duel avec un homme très fort sur les armes, est-ce que j’aurais la faiblesse d’y penser sans cesse, et la terreur dans l’âme ? Un homme n’est pas la mort ! Affronter un homme, en être vaincu ou le vaincre, ne donne pas une réponse à cette question métaphysique fondamentale, telle que l’homme l’a plusieurs fois reformulée, telle que Bossuet l’a formulée dans son célèbre sermon sur la Mort : « Qu’est-ce que ma substance, Ô Grand Dieu ! » On connaît la réponse du philosophe Blaise Pascal dans ce même XVIIe s. : « Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la Nature ? Un rien à l’égard de tout ; un tout à l’égard du néant ; un milieu entre rien et tout. » S’affronter à un homme est une chose ; s’affronter à la Mort en est une autre. Il n’y a en vérité aucun point de comparaison. Il passa plus d’une heure à chercher à se bien connaître sous ce rapport. Quand il eut vu clair dans son âme, et que la vérité parut devant ses yeux aussi nettement qu’un des piliers de sa prison, il pensa au remords ! Ramené, pour la première fois, à sa nudité métaphysique, décontenancé, désarmé — « Il passa plus d’une heure à chercher à se bien connaître sous ce rapport. » — ira-t-on jusqu’à pousser l’ironie jusqu’à dire que Sorel se porte et s’accouche, que Sorel advient enfin au monde, ne serait-ce que pour s’en décevoir ? On peut le penser. Avec un héros aussi détestable, il est évidemment tentant — pour ne pas dire : indispensable — de lui inventer une rédemption, de la lui tendre comme une perche, en espérant qu’il la saisisse. C’est ce que Stendhal va faire, in extremis. On est plus dans les problèmes de stratégies de pouvoir : on est dans la métaphysique : il voit « clair dans son âme », pour comprendre ce qui la condamne et ce qui pourrait la sauver. « Les piliers de sa prison » vont devenir peu à peu les piliers du temple ou plutôt de la cathédrale dans laquelle, il faut pourtant obtenir sa contrition. Au terme extrême du roman, Madame de Rênal, va lui permettre d’y accéder. On songe, soudain aux sept piliers de la Sagesse pour paraphraser T.H. Laurence ; on se prend à songer ; le premier de ces piliers dans le monde judéo-chrétien — même si l’on sait que Stendhal est républicain et fieffé athée —, c’est le remords, qui est à l’origine de la contrition, donc du pardon. Le choix du verbe et de l’expression : « il pensa » montre combien il devra encore faire du chemin avant de parvenir à une rédemption. Sa prison devient ainsi le temple de sa rédemption, où il fait oraison, où il médite sa rédemption et sa rédemptrice possible, sans se l’avouer encore. On sait qu’elle se nomme Madame de Rênal. Pourquoi en aurais-je ? J’ai été offensé d’une manière atroce ; j’ai tué, je mérite la mort, mais voilà tout. Je meurs après avoir soldé mon compte envers l’humanité. Je ne laisse aucune obligation non remplie, je ne dois rien à personne ; ma mort n’a rien de honteux que l’instrument : cela seul, il est vrai, suffit richement pour ma honte aux yeux des bourgeois de Verrières ; mais sous le rapport intellectuel quoi de plus méprisable ! Il me reste un moyen d’être considérable à leurs yeux : c’est de jeter au peuple des pièces d’or en allant au supplice. Ma mémoire, liée à l’idée de l’or, sera resplendissante pour eux. Et, soudain, voici que Stendhal pratique le monologue intérieur, comme pour souligner le rapport intime qu’il entretient avec son héros, qui n’est autre que soi-même, que ce qu’il a été — ou, du moins, voulu être — dans son jeune temps. Le vieil écrivain de quarante-sept ans se repenche sur ce qu’il était à vingt ans. Il faut quand même trouver un “Happy End “ à tout ce cirque. Le “Happy End“ est pour l’heure encore bien incertain pourtant, puisque la tentation du remords va aussitôt partir en fumée : comment ce petit crétin, si assuré de soi-même, pourrait-il soudain se remettre en cause ? Lui, l’offenseur, devient, paradoxalement, bien évidemment « l’offensé » et qui l’a été « de manière atroce ». Cette « offense », qui visait à dénoncer à la face du monde sa traîtrise et sa duplicité, l’a bien sûr amené à braver cet autre interdit du Décalogue : « Tu ne tueras point. » L’anaphore du « je » va bien sûr jalonner le monologue intérieur, en gradation croissante. Pratiquant de manière parodique la question rhétorique qui assure à la fois la question et la réponse incluse, Stendhal insiste surtout sur le fait que son héros est, pour l’heure, encore incapable de se remettre en cause : « J’ai tué, je mérite la mort, mais voilà tout. » La différence entre voici et voilà est que voici désigne une réalité ouverte, et, voilà, une réalité fermée : on l’a dit plusieurs fois déjà. Il pense avoir « soldé [s]on compte avec l’humanité » : et, il est vrai que ce revanchard hystérique avait de la vengeance en retard. Il pense qu’il « ne laisse aucune obligation non remplie » : pour solde de tout compte. Il pense orgueilleusement qu’il « ne doi[t] rien à personne », alors que tant et tant l’ont aidé à parvenir à ses fins, sans comprendre ce qu’étaient ses réelles et profondes motivations ; et il prétend n’avoir aucune honte que celle-ci : « ma mort n’a rien de honteux que l’instrument : cela seul, il est vrai, suffit richement pour ma honte aux yeux des bourgeois » : lui, le soi-disant révolutionnaire, le Napoléon de pacotille parti à la conquête de la noblesse et de la reconnaissance sociale va mourir sous le couteau de la guillotine, comme « un ci-devant » … comme un « ci-devant » fort hypothétique et fort fantasmé, de fait, mais, en vérité, oui, en vérité, comme un criminel. Le fils du peuple va finir sous le couteau de la guillotine comme le plus vulgaire des aristocrates : quelle ironie ! … Surtout pour les bourgeois, qui, en définitive ont été et demeureront les vrais vainqueurs de cette Révolution détournée, détournée à leurs seuls profits. Les vrais perdants de cette « Révolution française » sont en haut et au bas de l’échelle : dans le broyage social et le déni, ce sont les aristocrates et le peuple. Sorel a mal jaugé, jugé : il a mal choisi son camp. S’il eût été un vrai stratège, pour parvenir enfin, jamais il n’aurait dû quitter sa bourgeoise provinciale, Madame de Rênal. Les bourgeois qui vont le voir mourir vont triompher ; mais, quand même, Julien Sorel s’accorde sur eux la supériorité intellectuelle et le savoir. Ils ne lui ont pas servi à grand-chose, entre nous ! À Julien Sorel qui n’a jamais rien eu, et à qui on reprend tout, toutes ses illusions, jusqu’à son dernier souffle ne va lui rester que son seul bien véritable : son mépris. Il a le savoir et l’intelligence, pense-t-il ! Eux, n’ont que l’argent, l’or. Comme il a, durant son « aventure » pu monter dans la hiérarchie et s’enrichir, il va pouvoir aux yeux de ces pleutres briller selon leurs critères : jeter de l’or à ceux de sa classe d’origine, classe pour laquelle à jamais il sera désormais un traître, jeter de l’or au peuple sur le chemin de son supplice. Stendhal livre quand même ici, avant Balzac son verdict concernant la société qui s’est mise en place après la chute de l’Empire, et qui va bientôt triompher : le seul Dieu, le seul honneur, la seule valeur, désormais, en ce monde, c’est l’or, c’est l’argent ; c’est désormais comme le dira Baudelaire qui le constate vers 1860, trente ans plus tard, le règne incontesté du dieu Plutus, du dieu Mammon. Sorel se sauve ainsi de l’angoisse par la dérision. Comme le dira Alphonse Allais à la toute fin du XIXe s. sous la Troisième République : « L’humour, c’est la politesse du désespoir. » Après ce raisonnement, qui au bout d’une minute lui sembla évident : Je n’ai plus rien à faire sur la terre, se dit Julien, et il s’endormit profondément. Incapable de sens critique, se donnant toujours raison, enferré, semble-t-il à jamais dans son péché d’orgueil et de vanité, et dans sa rancœur, Sorel, qui croit sincèrement avoir fait un « raisonnement » qui n’a duré qu’« une minute », retourne à sa bonne conscience de criminel endurci. Tout le monde est coupable, sauf lui. Il ne se donnera pas la peine de nier le Créateur, auquel il ne croit pas ; il se contentera simplement de ce supposé constat qui installe sa damnation au palmarès des évènements prochains comme une référence allégorique, et socio-politique : « je n’ai plus rien à faire sur la terre » ; Eh ! Oui ! la Révolution est bien terminée, depuis la Révolution et l’Empire, et, la Bourgeoisie triomphe qui a gagné la partie. Ce raisonnement fait et le satisfaisant, de manière prophétique et allégorique : il s’endort « profondément ». Ouverture : Gide en évoquera le postulat plus tard : « La Littérature ne se fait pas avec de bons sentiments. » Lisant Stendhal, on ne peut qu’abonder dans son sens ; cependant, dans les ultimes instants de la fin de son roman, Stendhal va quand même inventer une forme de rédemption pour son héros. En retournant vers Madame de Rênal et en commençant à l’aimer de manière sincère, Sorel, en acceptant sa mort, en dénonçant publiquement l’hypocrisie de la bourgeoisie lors de son procès, in extremis, va enfin obtenir son statut de véritable héros. Le suspens aura donc été torride, jusqu’à la fin, dans ce long livre, pour ne pas dire : ce roman interminable ! … Pères & Mères (nos modèles, nos héros, nos saints, nos valeurs)