L’Évolution du personnage de roman français au XIXe siècle Jean-Louis Cloët, 6 mars 20202 mars 2024 Idée séduisante de départ : Jean Giono a cette merveilleuse particularité de ne pas avoir tenu compte de l’héritage pessimiste et névrotique du roman français du XIX e siècle : après la Première Guerre Mondiale, il remet les pendules à zéro. On repart dans ses romans avec de vrais héros positifs. La jeunesse lettrée de l’époque éprouvera cette petite révolution comme une libération. Le rôle d’un écrivain ou d’un artiste n’est-il pas de se faire professeur d’Espoir ou d’Espérance. [L’Espoir est le mot qu’utilisent les athées ; l’Espérance est le mot qu’utilisent les croyants : même réalité, même combat ! ——————————————————————————————— On peut faire débuter l’évolution du héros dans le roman français du XIXe siècle avec Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir en 1830. Julien Sorel est un héros encore au sens ancien du terme ; ce qui n’exclue pas que son auteur peut se montrer critique à son égard ; c’est en effet un héros dont on peut mesurer au fil des pages l’évolution : il débute, jeune, frais et naïf, puis gagne en assurance, en ambition ; il n’est rien au départ, qu’un simple prolétaire, fils d’un artisan qui possède une scierie ; grâce à l’Église qui dispense alors le savoir aux jeunes des milieux populaires qui envisagent de rentrer dans les ordres, il s’élève par le savoir, et, ce savoir finit par lui donner des ailes et la volonté d’être un jour un aigle comme Napoléon, son modèle. Napoléon fut en effet le plus grand modèle des générations romantiques européennes, avec Satan, Lucifer : Dieu ayant abandonné le monde. Lui, ne va pas conquérir villes, forteresses, pays, nations, mais des femmes, et leur « forteresse intérieure » comme dirait l’Église de l’époque : il va conquérir des corps, mais, comme Dom Juan [qui se moque des corps], surtout des âmes. Ce qu’il va rechercher dans ce qu’on nomme l’amour, ce n’est pas tant le plaisir érotique et sensuel que celui de la domination. Baudelaire disait que dans l’amour, il y a toujours l’un qui joue le rôle du « bourreau », et l’autre celui de la « victime ». La virilité de Julien Sorel n’est pas sans présenter un aspect sadomasochiste : son ambition et son orgueil de mâle, son orgueil surtout d’arriviste qui se sent humilié à vie par son origine, passeront toujours avant l’amour. C’est ce qui le perdra d’ailleurs. Julien Sorel se perd par péché d’orgueil comme Napoléon, son modèle : il ne sait pas « jusqu’où on peut aller trop loin » comme diraient Péguy et Cocteau. Certes, Stendhal se projette dans son héros, mais il garde avec lui une distance critique, laquelle peut être qualifiée plus précisément de distance autocritique : c’est ce qui fait de son personnage une vraie réussite du roman psychologique, spécialité française depuis Madame de Lafayette avec son célèbre roman : La Princesse de Clèves (1678). Julien Sorel est un être profondément humain, qui a les défauts de ses qualités, et les qualités de ses défauts ; comme les qualités sont hors du commun, les défauts le sont également ; c’est ce qui le rend singulier, intéressant. Julien Sorel est une nature audacieuse, mais également un arriviste revanchard. Julien Sorel reste cependant un héros profondément romantique : cette loi des contrastes exacerbée relève de la typologie romantique : on peut même dire qu’elle en constitue l’essence. Julien Sorel est porteur d’un idéal issu de la Révolution Française, mais, comme Diderot dans Le Neveu de Rameau (1774), Stendhal sait se faire largement critique et prophétique de l’évolution probable de cet « homme nouveau » qui rompt avec l’Ancien Régime, sans nostalgie certes, mais avec un sens prospectif et réaliste : il entrevoit déjà ce qui lui semble irréversible et fatal dans l’évolution sociale à venir. Julien Sorel sera suivi en 1835 par le héros du Père Goriot, Eugène de Rastignac. Comme Le Père Goriot est un roman réaliste, Balzac n’a pas de sympathie particulière pour son héros ; son héros est simplement là pour rendre compte sociologiquement des changements de l’esprit du temps, en donner clairement la mesure ; Rastignac, c’est un héros de la modernité capitaliste, d’un monde qui n’est plus régi que par l’argent, donc un héros médiocre. C’est potentiellement un petit arriviste, prêt à toutes les bassesses pour parvenir à se faire une place dans « le monde », et Balzac se plait à nous décrire sa dégénérescence : issu de la petite noblesse de province, il va incarner de manière allégorique la disparition irrémédiable de l’aristocratie, corrompue par le goût du lucre ; sa cousine et sa protectrice à Paris, Madame de Beauséant — dont le patronyme n’est pas exempt d’une tonalité ironique : “la bien assise“ par vertu des seuls privilèges de la naissance —, qui va s’avérer être la dernière vraie noble à Paris, au point de se retirer en province par dégoût de Paris et du monde nouveau à la fin du roman, ne se fait aucune illusion sur son petit cousin : elle a bien compris qu’il n’était qu’un arriviste froid et rampant, qui serait bientôt, dans l’avenir, un parvenu infatué de sa personne et implacable. Balzac choisit d’arrêter son roman au dernier geste de bonté que son héros fera pour le restant de ses jours : s’occuper d’enterrer le dernier « père » qui restait à Paris, mais un père bafoué par ses filles, qui s’est enrichi honteusement durant la Révolution, en faisant des profits sur les matières premières devenues inaccessibles ; Balzac sait comme Diderot que lorsqu’il n’y a plus de père, il n’y a plus de civilisation ; c’est ce qu’il veut nous dire par son roman. En vérité, le vrai héros du Père Goriot est Vautrin, le bagnard évadé, qui fait du petit Rastignac son avatar pour pouvoir effectuer à travers lui et grâce à lui, ses exactions dans « le [beau] monde », dans l’univers des riches et des puissants, auquel us égard à sa gueule de l’emploi, il ne peut avoir accès. Les filles de Goriot incarnent elles aussi la médiocrité de la fausse noblesse, de la “noblesse d’argent“ qui peut désormais s’acheter un paraître : il suffit d’avoir de quoi payer. Si Julien Sorel avait encore de profonds désirs d’être, un élan — même illusoire car perverti — vers l’idéalisme de son temps, Eugène de Rastignac n’a déjà plus qu’un seul désir : paraître. Sorel est encore en partie un héros romantique du monde de l’action et de la conquête, Rastignac n’est qu’un pseudo héros réaliste, dans une société, qu’on peut déjà qualifier de « société du spectacle ». Les choses vont se gâter encore avec le héros du roman réaliste de Gustave Flaubert, considéré comme son chef d’œuvre : L’Éducation sentimentale (1869). Chez Frédéric Moreau peut s’observer la perte totale en effet de l’évolution du personnage. Julien Sorel et Eugène de Rastignac changent au cours du roman, qui fonctionne sur le mode de ce que Gœthe appelait le « Bildungs roman », le roman d’apprentissage ; — le premier étant officiellement Les Souffrances du jeune Werther (1774) ; mais je tends pour ma part à croire qu’en vérité le premier roman d’apprentissage est le fameux « Candide » de Voltaire en 1759 — ; personnage sans qualité, médiocre et falot au début du roman, alors qu’il est encore dans la jeunesse et au seuil de sa vie sociale, Frédéric Moreau n’évoluera pas : on le retrouvera à la fin du roman dans la même situation qu’au début ; il n’aura rien appris, sera simplement devenu vieux, et sa conclusion sera avec son ami Deslauriers — dont on appréciera le patronyme cruellement ironique à nouveau — que « ce qu’ils ont eu de meilleur » fut une tentative de visite, ratée d’ailleurs, chez « La Turque » — on appréciera la connotation scatologique —, un bordel, où lui et son comparse avaient le désir d’aller offrir aux prostituées qui exerçaient là, des fleurs. Le pessimisme et le cynisme de Gustave Flaubert, triomphent. Il invente l’anti-roman d’apprentissage. On sait que Flaubert lutta toute sa vie contre ses pulsions romantiques et idéalistes ; pour preuve : L’Éducation sentimentale (1869), son roman le plus terrible, le plus noir, lequel est la réécriture parodique de son premier roman romantique écrit en 1836, dont le titre n’était pas sans comporter déjà une distance autocritique, puisque ce récit d’un premier amour s’intitulait : Mémoires d’un fou. Qu’est la société pour Flaubert ? Un bordel, où tout se vend, où tout s’achète, où tout finit à l’égout … … où rêvent seuls les idiots, jusqu’à ce moment qui vient où ils ne rêvent plus, devenus trop vieux. Il va pourtant y avoir un héros pire que Frédéric Moreau, un roman plus effroyable encore ; c’est celui qui fut sans doute le fils naturel de Gustave Flaubert qui va l’écrire ; j’ai nommé : Guy de Maupassan [on n’a toujours pas prouvé la chose : il suffirait d’un simple test ADN]. Ce héros, vous l’avez compris, c’est celui de Bel-Ami, en 1885, Georges Duroy. Nous ne sommes plus sous la Restauration comme dans Le Rouge et le Noir, et Le Père Goriot ; nous ne sommes plus sous la Monarchie de Juillet, la Seconde République, puis le Second Empire, comme dans L’Éducation sentimentale ; nous sommes en pleine Troisième République, soit en plein capitalisme bourgeois triomphant, avec tout ce que cela implique socialement. Maupassant invente avec son héros le roman d’apprentissage à l’envers : la boucle est donc bouclée. Georges Duroy, fils du peuple, est un médiocre achevé au début du livre, encore naïf, comme le restera à jamais Frédéric Moreau, mais, ce coureur de jupons invétéré, qui a un grand succès auprès des dames, va monnayer sa compagnie — comme un gigolo qu’il est — en se servant de ses maîtresses pour monter aux plus hauts sommets de la société bourgeoise, jusqu’à s’offrir — tout ne s’achète-t-il pas ? — une particule d’opérette en se faisant appeler : le Baron Georges du Roy. Pour paraphraser François Ier et sa formule célèbre : « Tout est perdu fors … », non plus « l’Honneur », mais le fric ! … … Maupassant partage avec Flaubert, et, Balzac d’ailleurs, la même vision allégorique de la société moderne : elle n’est qu’un bordel, où tout se vend, où tout s’achète. Ses véritables “héros“ objectifs, sont, en fait, ceux qui savent et ont choisi de se mettre au-dessus de la Justice et des lois : les gangsters. Georges Duroy n’est jamais que le retour en somme du personnage diabolique qu’est Vautrin, le forçat évadé, dans les romans de La Comédie Humaine d’Honoré de Balzac. Plus la société est moderne, plus la société industrielle évolue et s’installe, et triomphe, plus le maître mot pour résumer à lui seul la réalité du monde social est — comme le pensait et le proclamait Baudelaire dans ses journaux intimes — le mot : « Prostitution ». Dans un monde où « Dieu est mort » — ce qu’a proclamé le romantique allemand Jean-Paul Richter dès 1790 —, il n’y a plus de lois, et tout est permis : il suffit d’avoir de l’audace, du culot, du cynisme : la société est pour les plus forts un territoire de chasse, une zone de non droit où tout est possible, où ne règnent que les lois de la nature démontées par Charles Darwin dans son ouvrage de 1859, De l’évolution des espèces, appliquées par Herbert Spencer à la société humaine : c’est « struggle for live », « la lutte pour la vie » ; les plus gros mangent les plus petits : seuls survivent les plus forts. Le héros moderne est un monstre qui s’assume. L’évolution du héros du roman français est une parfaite illustration de cette loi : « la violence engendre la violence » appliquée à la société, à l’économie du social. En vérité, le seul qui n’ait pas voulu s’inscrire comme un maillon de cette gradation croissante fatale —et, c’est, sans doute, une des raisons pour lesquelles il est si universellement mythique et incontournable, universellement aimé et respecté comme écrivain et comme homme —, c’est Victor Hugo, qui, à ce titre est plus qu’un écrivain, est devenu une sorte de héros national et planétaire. Je parle bien sûr de l’auteur des Misérables, qui, paru en 1862, alors qu’il a soixante ans, est le Grand Œuvre de toute une vie. Jean Valjean, bagnard évadé lui aussi comme le Vautrin de Balzac, est par excellence l’anti-Vautrin. Chez Balzac, l’homme issu du peuple devient un monstre, dont la monstruosité n’aura plus de limites ; chez Hugo, l’homme issu du peuple, condamné par la société, gagne sa Rédemption, devient un saint. Victor Hugo est le conservateur à lui seul de tout l’idéalisme romantique, de tout le romantisme révolutionnaire : il fait de son héros l’allégorie des « droits de l’homme » et des devoirs du « citoyen ». Il n’est pas fils de général d’Empire pour rien. Au héros adulte et mature qu’est Jean Valjean, il vient ajouter un jeune héros qui va vivre son apprentissage ; et les deux héros, le vieux comme le jeune, entremêlent dans l’esprit du lecteur la dynamique et l’élan idéaliste de leurs deux apprentissages. Mais si nous y regardons de plus près : tous les personnages des Misérables — hormis les Thénardiers, bien sûr — sont dans la logique du roman d’apprentissage et progressent. Fantine progresse ; Cosette progresse ; Marius de Pontmercy progresse ; Éponine progresse ; Gavroche progresse, et finit même dans la peau d’un vrai héros. Il y a même jusqu’à Javert, le flic obtus qui poursuit le bagnard évadé avec une haine de fonctionnaire, qui finit par ouvrir les yeux sur sa bêtise, même si l’on sait qu’il se suicide, lorsqu’il comprend enfin qu’il poursuivait un homme meilleur que lui : il a progressé aussi. Notre bon vieux Victor ne veut pas renoncer à une once d’idéalisme ! Et, c’est pour cela qu’on l’aime ! C’est pourquoi on l’aime à jamais et qu’on le vénère : malgré la vulgarité et la veulerie, l’opportunisme et le cynisme implacable de son temps, il résiste ! Il est le résistant type ! Il a inventé cette chose géniale qui n’est peut-être pas encore morte aujourd’hui : le romantisme social et révolutionnaire. Comme on le lit au fronton du Panthéon, dernière demeure du Grand Homme : « Aux Grands Hommes, la Nation reconnaissante ». Grâces lui en soient rendues, à jamais. Victor Hugo reste à jamais un des Pères de la Nation Républicaine. Jean-Louis Cloët, ce 26 mars 2020.. Pères & Mères (nos modèles, nos héros, nos saints, nos valeurs)