Docteur Bonnargent et Mister Mittelmann Stéphane Partiot, 13 septembre 20236 mars 2024 [Docteur Mittelmann et Mister Bonnargent : une relecture du Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde de Stevenson] Avec Les Désarrois du professeur Mittelmann, parus aux éditions du Sonneur, Éric Bonnargent signe son retour, huit années après la publication du Roman de Bolaño (avec Gilles Marchand, 2015). Poussant l’exercice du « roman de prof » à son point extrême, l’ouvrage esquive les écueils du genre. Car ces Désarrois s’avèrent tellement autofictionnels qu’ils ne le sont plus, tellement cinglants qu’ils nous égayent. Tout en retraçant la vie professionnelle, les amours et les amitiés d’un professeur récemment retraité, Bonnargent croque les rituels de l’éducation nationale et leurs non-sens. Il exhibe sous ses diverses coutures ce que le quotidien d’un professeur recèle de dérisoire, d’inepte. Sans se départir d’une impitoyable acuité, il saisit aussi de véritables fragments de beauté, d’autant plus irréels qu’on les entraperçoit sur la trame du désarroi. Le « roman de prof » revisité De l’appel des élèves, qui s’éternise, à la ruée vers la photocopieuse, « objet de toutes les convoitises » (p. 172), en passant par le folklore des réunions syndicales, tout est passé au crible d’une vision sans complaisance. Rien ne manque au tableau (forcément noir) pas même l’infantilisante distribution des emplois du temps, inaugurant chaque année scolaire : « Fébriles, [les professeurs] faisaient la queue devant la porte du secrétariat. À mesure qu’ils avançaient, leurs bavardages se tarissaient. Ils s’efforçaient de sourire avec à peu près autant de dignité et de résignation qu’au seuil du cabinet d’un proctologue. » (p. 145) Le réalisme du propos, qui dénonce en creux la cruauté d’une institution soumise au joug du néomanagement, s’avère malheureusement confondant… Mais le tour de force de l’ouvrage réside dans l’inclusion de trois séances complètes de cours de philosophie, qui ponctuent le récit et dialoguent avec lui. L’atmosphère de la classe s’y trouve saisie dans sa ligne directrice, ainsi qu’en ses méandres, dans ses exaspérantes chicanes avec les élèves, comme dans ses déceptions ordinaires : « Oui, ne vous inquiétez pas, je répète : ô rage, point d’exclamation… ô désespoir, point d’exclamation… et n’oubliez pas l’accent circonflexe sur le O… Circonflexe, Luna ? Aïe… C’est le petit chapeau chinois, tu vois ? Misère… » (p. 251) Ayant poussé la porte de la classe, le lecteur partage les instants de pure désespérance qui émaillent à des degrés variés le déroulement d’un cours. Mais il retrouve également le bonheur de la juste digression, sève de tout enseignement. Il partage alors la joie sincère de transmettre et les moments d’ardeur qui permettent à Mittelmann de tenir lorsque s’effondre jusqu’à sa vie privée. Ce livre constitue bien un livre sur l’existence, sur notre capacité à tenir debout, et à habiter le monde qui nous entoure, fût-il composé de ruines. Les filiations, égrenées au fil du roman, de Sartre à Joyce, de Pessoa à Bolaño — devenu Romero — forment autant d’indices qui placent l’œuvre dans cette perspective. Aujourd’hui régnant désert Si Mittelmann ne se complaît jamais dans le catastrophisme — celui-ci exigerait encore un semblant d’énergie — son regard détaché ne s’en trouve pas moins profondément critique. La médiocrité générale qu’il constate, chez ses élèves, chez ses collègues, chez ses relations, mais d’abord en lui-même, le plonge dans une indolence souveraine, dans un flegme mâtiné d’ironie corrosive… Brunoy, ville essonienne promue au rang d’anti-lieu modèle, se fait la toile de fond de cette tragicomédie dérisoire. C’est dans ce décor sans grandeur que le professeur, l’âme encore étourdie par un réveil aux aurores, fait l’expérience de l’étrangeté, d’un vertige de l’inanité : « Passer dans les rues de Brunoy, c’est passer dans toutes ses rues. Longues et uniformes, résidentielles et désertes, elles ne mènent nulle part sinon à d’autres rues, longues et uniformes, résidentielles et désertes […] » (p. 78) Caravanier d’un nouveau désert des Tartares, le lecteur l’accompagne, et découvre page après page ce « tragique quotidien » qu’évoquait Maeterlinck. La déréliction ordinaire s’y déploie dans sa vacuité, laisse voir une à une ses cinquante nuances de grisaille, toutes plus quelconques les unes que les autres. En résulte l’insistance du motif spéculaire où le néant renvoie au néant, ne le cédant qu’à la cruelle ironie de l’improbable. Ainsi de l’insignifiante rue de la Gare : « [Elle] avait pour particularité d’être construite en miroir : s’y faisaient face deux boulangeries, deux opticiens et deux boucheries, tandis que, ironie du sort ou perversité commerçante, une boutique de pompes funèbres se trouvait en vis-à-vis des locaux de la police municipale. » (p. 66) Médiocre par excellence, par suréminence pourrait-on dire, Mittelmann, côtoie le médiocre. Il s’y ébroue, s’en amuse, animé d’un sentiment poisseux dont il ne parvient jamais à se défaire. Il incarne bien cet homme du milieu, du mèson aristotélicien revu et corrigé en un temps où plus rien n’émerge, où plus rien ne palpite : « La vie de l’adulte est répétitive : se rendre tous les matins au bureau, y voir les mêmes tronches et y exécuter les mêmes tâches […] Plus rien n’est possible, plus rien n’est “à venir” : c’est foutu… » (p. 258) Campé par le professeur Bonnargent, Mittelmann se trouve ainsi pris entre les feux contraires d’un réel desséchant et son irréductible aspiration à la grandeur. Et du désert postmoderne de la grande banlieue jusqu’aux séjours provinciaux, en passant par les contradictions qui font l’histoire de ses amours, c’est bien un « livre sur rien », couvert d’encre à néant, qui se fait jour. De désarrois en dérisions Ce qui sauve le roman d’une attraction morbide pour le vide, c’est sa force de distanciation, qui l’inscrit quelque part à la confluence de Bouvard et Pécuchet de Flaubert et du Précis de décomposition de Cioran. Tout se passe comme si, à la manière d’une inoculation, la fréquentation trop assidue de la mesquinerie quotidienne prémunissait le protagoniste contre la mélancolie, et pavait la voie au rire caustique. La prose vive, piquante, accessible, de Bonnargent, toute en détours truculents, éveille le rire en dépit ou plutôt en raison inverse du tragique. La complicité que Mittelmann noue avec les cancres, afin de tenir sa classe, y contribue grandement. Ainsi lorsque l’absentéisme d’une élève devient prétexte à un développement sur le concept sartrien de lâcheté : « Mais non, vous n’êtes pas obligé : regardez Pollya, elle ne vient pas en cours et vous savez quoi, Walid ? Je la respecte pour cela parce qu’elle, au moins, elle assume. » (p. 126) La malédiction du professeur Mittelmann, c’est bien sa lucidité. Tel Socrate qui connaissait son ignorance, il est le seul personnage à avoir conscience de sa médiocrité… ce qui ne lui permet nullement de s’en affranchir, mais lui offre un point de vue distancié, tout en justesse et en férocité : « Il se disait qu’à la manière de l’Ulrich de Musil, il n’était qu’un homme sans qualités. Son drame était celui de la médiocrité : assez intelligent pour se rendre compte qu’il ne l’était pas assez […] » (p. 106-107) La vie amoureuse est traitée à l’avenant, tissée de liaisons et déliaisons qui n’en demeurent pas moins déchirantes. L’étrangeté de ruptures qui surviennent sans crier gare n’efface pas les éclats de beauté et de vérité, fugaces et précieux, précieux parce que fugaces : « L’amour est un édifice fragile […] Il avait voulu en faire un monument mais, bâti dans la précipitation, ses fondations se révélèrent bringuebalantes. » (p. 160) Semblant revenu de tout et de partout, Mittelmann n’en demeure pas moins sensible à la beauté, seule lueur restante parmi les brumes. Le moment d’amitié chez Vagenende avec Marc, son éditeur, occasion d’un dialogue sur la littérature contemporaine, plus profond qu’il y paraît de prime abord, présente l’amitié comme une consolation essentielle. Invitation à la lucidité, cette prose se fait aussi accueil de la joie qui se présente, sans jamais abandonner la distanciation toute brechtienne qui traverse le roman. Car les pouvoirs du temps menacent… Et in Arcadia ego. Moi aussi, dit la Mort, je suis en Arcadie. Les Désarrois du professeur Mittelmann, édités par Marc Villemain pour le Sonneur, se jouent ainsi habilement des poncifs de l’autofiction professorale. Lorsque j’étais lycéen, je lisais toujours avec bonheur les chroniques d’Éric Bonnargent, qui officiait alors sous le pseudonyme de Bartleby, puis plus tard sur le site L’Anagnoste. Avec le plaisir de lecture, de franche rigolade, qu’il nous offre aujourd’hui, j’ai retrouvé la même lucidité, la même humilité, le même souci de faire s’entrechoquer les idéologies pour qu’en surgissent autant de questionnements critiques. Une écriture « les yeux ouverts ». À la Saint Charlemagne (nos coups de cœur)