Jean Giono et la psychanalyse [Une lecture d’une page de Regain (1930)] Jean-Louis Cloët, 8 octobre 20235 décembre 2023 GIONO / REGAIN / « LE RENARD ÉCORCHÉ » Avant-propos : Nous sommes en 1930. Depuis 1924, à Paris, le mouvement surréaliste, mouvement d’avant-garde poétique et littéraire, se revendique des thèses du médecin juif viennois Sigmund Freud et de sa psychanalyse, dont les premiers cours sont parus l’année même de la naissance de Giono, à Vienne, en 1895. Jean Giono, dont la culture est encyclopédique, n’ignore rien des théories de Freud : de ce conscient, et de cet inconscient, nappe phréatique des rêves et des pulsions, soumise à la loi des geysers, vers laquelle tout individu refoule ce qu’il ne peut maîtriser, contrôler, gérer. Freud a aussi pour théorie que tout l’humain est régi et soumis à la pulsion sexuelle. Il y a deux instincts chez l’homme : Éros, la pulsion de sexe, pour reprendre le terme antique, et, Thanatos, la pulsion de mort ; l’une est l’envers de l’autre. C’est ce que Giono va mettre en scène dans cette scène majeure de Regain : ce qu’on appelle en littérature : « un morceau de bravoure », un passage clef du livre. Panturle travaillé par le Printemps, par « le vent d’Amour », est en désir de femme. Cette pulsion de vie, qui ne peut aboutir, se réaliser, va donc se retourner contre lui en pulsion de mort. Toute pulsion de vie qui ne peut se réaliser se transforme en pulsion de mort. Heureusement pour lui, la Mamèche a tenu sa promesse : elle a poussé une femme vers lui, qu’il va bientôt rencontrer, et qui va le reconnaître et qu’il va « connaître », au sens biblique. Le véritable objet du texte et sa grande singularité en 1930 : L’homme, l’écrivain qui écrit ce roman, est un ancien combattant de la guerre de 1914-1918 ; il a connu l’horreur de l’âge de dix-neuf ans à l’âge de vingt-deux ans, dans la boue des tranchées, de Flandres, entre autres ; ce qu’il raconte d’une manière très poétique et très originale dans le grand roman qu’il a consacré à ce sujet : Le Grand Troupeau, en 1931, soit un an après la publication de Regain. Les véritables héros du Grand Troupeau sont les animaux plus que les humains ; des animaux de ferme, tous innocents, perdus dans le chaos de la guerre, dans le chaos des champs de bataille, et que les deux héros masculins, des paysans, essayent de sauver comme ils le peuvent ; les héroïnes du livre, ce sont les femmes, des femmes sans hommes, livrées aux affres de leurs désirs et de leur frustrations, obligées de se battre contre leur propre nature ; le message est clair, prophétique du mot d’ordre des générations qui vont suivre : l’homme n’est pas fait pour faire la guerre, mais pour faire l’amour et pour vivre en paix et en harmonie avec la Nature et sa propre nature, étant lui-même, comme disait le philosophe juif de l’entre-deux guerres Emmanuel Berl, « un morceau de la Nature » ; oui, « tout le malheur de l’homme moderne vient du fait qu’il ne se reconnaît plus comme un morceau de la nature. » Si Giono écrit Regain (1930), puis, aussitôt après Le Grand Troupeau (1931), c’est pour dire au monde, en tant qu’ancien combattant qui a vu de ses yeux vu ce dont l’homme est capable quand il devient fou, quand il se perd dans le déluge de la guerre industrielle qui anéantit la nature, que l’homme est fait pour la paix et pour l’amour ; c’est pour dire, comme l’écrivain et cinéaste contemporain afghan Atiq Rahimi, que « celui qui ne sait pas faire l’amour fait la guerre » ; si Giono écrit ces deux livres majeurs, c’est pour lancer au monde entier, aux jeunesses présentes et à venir, un slogan : « Paix et Amour », « Peace and Love » diraient les jeunes combattants britanniques qu’il a croisés et avec lesquels il a combattu « in Flanders Fields », sur les champs de bataille des Flandres, comme celui du Kemmel, de cette offensive de 1918 qui fut un massacre pour les troupes françaises et qui fut l’une des offensives à mettre au nombre de celles du fameux « saillant d’Ypres », qui s’échelonnent de 1914 au 11 novembre 1918 : Ypres, Messine, Paschendaele, et le Kemmel. Tous ces jeunes gens, qui, à partir de 1935 et jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale, vinrent voir Giono à Manosque, et constituèrent cette communauté du Contadour, vivant comme une tribu indienne au contact de la nature, dans une grande liberté de mœurs, ont entendu le message de Giono : « Paix et Amour » ; on peut raisonnablement les considérer comme la première communauté hippie, qui a, avec trente ans d’avance, esquissé l’idéal d’un monde meilleur, d’un retour à la Nature première, primitive, Mère ; ils ont esquissé une nouvelle fraternité entre les individus, de nouvelles règles sociales, de nouvelles mœurs, manières de s’aborder, de partager, de s’aimer, de se voir. De manière très psychanalytique, mais sans la pesanteur de la théorie, de manière subtile et poétique, Jean Giono discoure ici, dans ce fragment, de la pulsion sexuelle, qui peut devenir l’élan vital qui garantit sa survie à l’espèce et à l’individu, mâle ou femelle, son épanouissement, mais qui peut devenir également, s’il ne peut se réaliser, pulsion de mort. C’est l’éternelle dualité d’Éros et de Thanatos, pour reprendre les formulations antiques, évoquant les dieux grecs anciens, chères à Sigmund Freud : Éros, le dieu de l’Amour, la pulsion de vie ; Thanatos, le dieu de la Mort, la pulsion de mort. La pulsion de vie qui ne peut se réaliser se résout toujours en pulsion de mort ; celui qui est capable du meilleur, s’il ne peut se réaliser, va alors tenter — en vain, d’ailleurs — de se réaliser dans le pire ; quiconque est capable du meilleur est capable du pire ; Giono est athée au sens chrétien du terme, mais il est panthéiste au sens païen du terme, et, à cet égard « mystique » : il sait que ne pas respecter la Nature, aller contre nature, est ce que les chrétiens ont choisi d’appeler : « un péché » ; par ce texte, il fait voler en éclat des siècles, deux millénaires même, de culpabilité morale inquisitoriale, la chape de plomb de la moralité bourgeoise catholicarde, comme les hippies la feront également voler en éclat trente ans plus tard. Nul n’est plus fort que la Nature : il faut se soumettre à ses lois, y consentir, comme une “bête angélique“, sans qu’on puisse, sans qu’on doive y voir là la moindre notion de “péché“ ; son texte est pour l’époque d’une audace et d’une modernité stupéfiante et jubilatoire, qui n’ont pas échappées à la jeunesse intellectuelle ou plutôt à la jeunesse artiste, à la jeunesse poétique de l’époque. C’est pour cela que l’aventure du Contadour a eu lieu ; et le Contadour, c’est woodstock, ou l’équivalent : San Francisco, trente ans avant ! Objet annexe : Comment disserter sur un sujet sensible ou “glissant“ avec élégance et professionalisme, sans embarrasser son interlocutrice ou son interlocuteur, sa lectrice ou son lecteur. Bref, comment « savoir jusqu’où on peut aller trop loin », comme diraient de concert Jean Cocteau et Charles Péguy — qui est l’inventeur de la formule —, sans jamais tomber dans la vulgarité ou l’impudeur, puisque le style, c’est la pudeur de l’impudeur. Bref, quand on sait dire les choses, on peut aborder tous les sujets. Voici le texte, la page : Ce matin, il essaye encore de traire Caroline. La mamelle est dans sa main comme une petite bête morte. Elle ne vient même plus cette goutte de lait jaune… c’est fini. Il lui donne un coup de poing dans les côtes. Étonnée, Caroline esquive un autre coup en creusant les reins. Il a frappé. Pourquoi ? Il a encore besoin de frapper. Ce ne serait pas Caroline — la chèvre — il frapperait encore. Si seulement c’était un homme, il frapperait encore. Ça lui fait du bien. Parce que autrement, il se sent amer et tout fleuri comme l’aubépine. Et puis, il a attrapé le renard : c’était un jeune. Il était pris de tout juste à l’instant. Il devait être là à manger l’appât au bout des dents, se méfiant, connaissant le système et puis le pas de Panturle a sonné, le coup de dent a été un peu plus rapide, moins calculé et la mâchoire du piège a claqué sur son cou. Il est encore chaud au fond du poil, et lourd d’avoir mangé. Panturle l’enlève du piège et il se met du sang sur les doigts ; de voir ce sang comme ça, il est tout bouleversé. Il tient le renard par les pattes de derrière, une dans chaque main. Tout d’un coup ça a fait qu’il a, d’un coup sec, serré les pattes dans ses poings, qu’il a élargi les bras, et le renard s’est déchiré dans le craquement de ses os, tout le long de l’épine du dos, jusqu’au milieu de la poitrine. Il s’est déroulé, toute une belle portion des tripes pleines, et de l’odeur, chaude comme l’odeur du fumier. Ça a fait la roue folle dans les yeux de Panturle. Il les a peut-être fermés. Mais, à l’aveugle, il a mis sa grande main dans le ventre de la bête et il a patouillé dans le sang des choses molles qui s’écrasaient contre ses doigts. Ça giclait comme du raisin. C’était si bon qu’il en a gémi. Il est revenu à la maison. La bête crevée chauffait son poing comme une bouche. Il a pendu le renard sur son seuil pour l’écorcher. Il a du sang jusqu’au poignet ; il y en a même un filet qui coule, se sèche, puis coule le long de son bras, dans les poils. Il y a aussi du sang sur l’escalier de la porte. Il pèse avec son couteau pointu sur la peau ; le couteau hésite puis, brusque, se décide, s’enfonce et il faut le retenir. C’est bon quand on sent que le couteau entre ! Ça aurait pu être une femelle. Avec des petits comme des noix blanches. Un chapelet de petits ! Ça aurait pu être une mère blaireau avec son ventre lourd qui flottait dans la fontaine de la lune. — À quoi je vais penser. Je suis un peu fou, hé ! Le vent est dans sa chemise, contre sa peau, tout enroulé, tout frétillant comme une couleuvre. Le paquet des boyaux est dans l’herbe juste sous l’odeur du lilas… Il fouille dans le renard comme dans une poche. Ça, lourd et juteux comme un fruit mûr qu’il écrase, ça sent l’amer, ça sent l’aubépine. C’est le foie. Du fiel vert gicle sur son pouce… Lecture & commentaires : Ce matin, il essaye encore de traire Caroline. La mamelle est dans sa main comme une petite bête morte. Elle ne vient même plus cette goutte de lait jaune… c’est fini. Travaillé par “le vent d’Amour“, par le Printemps, comme nous l’a montré un texte précédent mettant en scène Arsule et Gédémus, Panturle cherche à ruser, à biaiser, à échapper à sa pulsion naturelle, à défaut de pouvoir la contrôler. Giono, qui est un écrivain à la fois archaïque et d’avant-garde — comme on le sait : les extrêmes se touchent — n’hésite donc pas à évoquer assez crûment cette réalité du désir vital de reproduction, sans avoir recours à des litotes ou des périphrases. Pour ce paysan fruste qu’est Panturle un pis de chèvre ; cela peut évoquer à certaines époques de l’année, un sein de femme. Là où Giono est génial, c’est dans la mise en abyme qu’il fait entre l’exaltation printanière de l’homme, et celle de l’animal. L’animal comme l’homme, qui est aussi un animal, tous deux sont travaillés par le même désir de reproduction qui les taraude. Le fait que la chèvre porte un nom de femme, rappelle, si besoin était, ce rapport presque sensuel entre le paysan et sa bête : le pis d’une chèvre, la croupe d’une jument … : tout cela rappelle qu’il y a un compagnonnage entre le paysan et sa bête : ils constituent une sorte de couple ; ils sont de la même famille, celle de la terre ; ce qui les unit dans le travail de survie commun, c’est une réalité physique. On ironise depuis toujours sur le paysan qui est souvent plus proche, plus attentif à la bonne santé et au bien-être de ses bêtes que de celles de son épouse ; et ce n’est pas un mythe. Caroline, travaillée par le printemps, par la frustration qui en résulte et qui l’épuise, qui tarit son lait, renvoie Panturle à son propre désarroi et tourment. Ce qu’il devrait considérer avec empathie et sympathie — étymologiquement : « souffrir avec » — est ressenti soudain par lui comme une trahison. Il lui donne un coup de poing dans les côtes. Étonnée, Caroline esquive un autre coup en creusant les reins. Il a frappé. Pourquoi ? Panturle est un homme fruste ; il frappe Caroline, qui devient l’allégorie de sa propre animalité à lui, de sa propre soumission aux lois de la Nature. On peut faire jouer aussi la double mise en abyme : en frappant Caroline, c’est la Nature qu’il frappe, et soi-même. Caroline ne comprend pas : l’animal, lui, ne songe à aucun moment à se révolter contre les lois naturelles : il s’y soumet ; l’homme, lui, peut souvent se révolter contre elles, tenter de les nier : n’est-il pas un homme ? … Mais l’homme est avant tout un animal, et l’humanité se conquiert, qui lui permet de devenir l’idéal humain qui était celui d’Adam dans l’Éden : redevenir une « bête angélique » en harmonie avec le Tout du Monde, avec la Nature. Il a encore besoin de frapper. Ce ne serait pas Caroline — la chèvre — il frapperait encore. Si seulement c’était un homme, il frapperait encore. Ça lui fait du bien. Parce que autrement, il se sent amer et tout fleuri comme l’aubépine. On a bien ici la confirmation de ce que je suggère. Soudain le paysan, cet être intermédiaire entre l’homme et l’animal reprend le dessus : sa conscience le ramène à la notion de solidarité naturelle qui existe pour lui avec l’animal pour leur survie commune. Il cesse de frapper. L’animal lui est supérieur : il en vit. « Si c’était un homme, il frapperait encore » écrit Giono : la mise en abyme s’avoue : ce qu’il frapperait alors ne serait autre que lui-même. « Ça lui [ferait] du bien », parce que la pulsion de vie, lorsqu’elle ne peut être satisfaite se transforme en pulsion de destruction, en violence ; c’est pour cela qu’il y avait souvent et qu’il y a encore aujourd’hui des bagarres dans les bals entre jeunes hommes, qui, ne trouvant pas de compagne, transforment leur désir d’étreindre en « castagne », comme on dit dans le midi. L’allégorie de l’aubépine est très belle : l’aubépine, qui est ici allégorique du désir d’amour : à la fois floraison et amertume de la frustration, est également allégorique dans la peinture de la virginité de la Vierge — c’est avec la rose et le lys, l’une des fleurs mariales ; et l’aubépine n’est autre que la forme primitive, naturelle, de la rose, laquelle, comme chacun sait, est le fruit du travail infini des horticulteurs qui les inventent— ; cela veut dire que la pulsion de Panturle n’a rien de commun avec quelque chose de pervers : elle est pure ; elle est naturelle, comme la rose sauvage qui éclot dès les premiers jours du printemps. Toute chose ayant son envers — les choses n’existant que par contrastes —, ce désir, cette pulsion, est à la fois beauté et amertume. Pas de rose sans épine ; on peut le dire autrement : pas d’aubépine sans amertume. C’est magnifique ! Et puis, il a attrapé le renard : c’était un jeune. Il était pris de tout juste à l’instant. Il devait être là à manger l’appât au bout des dents, se méfiant, connaissant le système et puis le pas de Panturle a sonné, le coup de dent a été un peu plus rapide, moins calculé et la mâchoire du piège a claqué sur son cou. On a bien compris que la différence entre l’homme et l’animal est que l’animal vit son animalité sans se poser de question, que c’est ainsi qu’il la contrôle, mais que l’homme, lui, la refoule ; on ne s’étonnera donc point de constater, au fil de la lecture, que cette animalité refoulée de Panturle va aller en gradation croissante pour s’exprimer hors de contrôle, jusqu’à ce que Panturle soit absolument submergé par elle. La pulsion de vie se transforme si elle ne peut se réaliser — on l’a dit déjà, on va devoir le répéter — en pulsion de mort, en violence aveugle. La violence est la tentative de compensation de la frustration. La plupart des serial killers commettent des crimes à caractère sexuel et sont à l’origine des névrosés, dont la névrose a tourné à la psychose, qui, à de certains moments, génère le passage à l’acte. Cette violence est naturelle chez l’animal : tous les jeunes mâles se battent pour tenter en vain d’épuiser leur force vitale, pour l’épuiser et la prouver à la fois. Retourné à l’état sauvage, le chasseur-cueilleur, Panturle, se bat avec un jeune renard, en mal de femelle, lui aussi. N’oublions pas que c’est « le glapis », le glapissement du renard, qui a mis le chasseur Panturle sur sa piste : ce « glapis » est bien sûr un glapis d’amour qui appelait des femelles partenaires possibles, en vain. Le pléonasme du « et puis » contient en soi déjà toute la frustration que ce comportement compensatoire de la violence contient : Panturle « a attrapé le renard », mais cela ne le mènera à rien : la frustration, la faim, le désir sexuel seront toujours là pour lui, comme aiguisés même par cette confrontation de dépit du chasseur avec l’animal qui tente de remplacer le face à face amoureux. Il faut rappeler que le renard est résolument immangeable pour un humain, qui, dès lors, s’il le chasse, ne peut le chasser que pour sa peau. Or, plus loin, Giono indique que Panturle déchire cette peau, la gâche ; il faut en déduire que Panturle a tué ce renard, uniquement par plaisir de tuer, uniquement parce que toute pulsion de vie non réalisée, non réalisable, se transforme instantanément en pulsion de mort, quand elle n’est plus contrôlée. Toujours la mise en abyme : ce jeune renard en rut, c’est lui, Panturle ; en tuant le renard, en le piégeant, c’est son propre désir qu’il veut piéger, qu’il veut tuer ; mais, c’est en vain. Deux chasseurs se sont fait face — il y a bien mise en abyme — et l’homme a été le plus malin. Le pas de Panturle qui sonne — on appréciera la métaphore : prophétiquement comme un glas — le coup de dent du renard, le coup des dents du piège : tout cela, dans sa rapidité, affirme le caractère tragique d’un destin : on n’échappe pas aux lois naturelles éternelles. Ou l’on peut exprimer la vie, ou l’on meurt. Il est encore chaud au fond du poil, et lourd d’avoir mangé. Panturle l’enlève du piège et il se met du sang sur les doigts ; de voir ce sang comme ça, il est tout bouleversé. Giono va, à présent, mettre en place, en gradation croissante, un érotisme mortifère et morbide, résolument psychanalytique, à réjouir un spécialiste de la chose. De même qu’il y a de l’érotisme dans le geste de toucher le pis de la chèvre, de même, et plus encore, il va y en avoir à palper le corps encore chaud et mou du renard. Giono va vraiment s’en donner à cœur joie dans la multiplication de ses allusions psychanalytiques aux notions de « refoulé » et du « ça ». Comme tous les grands artistes, c’est un obsessionnel, qui remet souvent sur le chantier et en scène ses « scènes primitives », devrais-je dire, pour rester dans le champ lexical psychanalytique, car, enfin, cet épisode du sang sur les mains évoque irrésistiblement la scène célébrissime du sang des oies décapitées qui coule sur la neige, dans ce chef d’œuvre tragique et très noir qu’est le roman de 1947 : Un roi sans divertissement. C’est l’histoire d’un ancien officier de la Grande Armée de Napoléon, qui s’est reconverti à la chute de l’Empire dans la police, et qui est à la traque d’un serial killer qui tue des bergères. Il découvre, ce vieux militaire courageux, que ce goût du meurtre, que ce plaisir du meurtre est en lui aussi, profondément enfoui peut-être, mais, il le sent ; pour s’assurer qu’il est bien présent en lui, un jour, il demande à une paysanne de lui préparer deux oies, de leur couper ainsi le cou sur un billot ; puis, il traîne les oies dans la neige, et regardant le sang des oies sur la neige, il se rend compte définitivement, irrémédiablement, irréparablement, que le goût de la mise à mort est bien présent en lui ; dès lors, il se suicide. Panturle est bouleversé de faire le même constat : il pourrait devenir un sagouin, un criminel horrible, si son état de sauvagerie devait s’installer dans le temps. Il tient le renard par les pattes de derrière, une dans chaque main. Tout d’un coup ça a fait qu’il a, d’un coup sec, serré les pattes dans ses poings, qu’il a élargi les bras, et le renard s’est déchiré dans le craquement de ses os, tout le long de l’épine du dos, jusqu’au milieu de la poitrine. On appréciera le « ça » vraiment très psychanalytique. En psychanalyse, le « ça » désigne tout ce qui a été refoulé. Voici que ce renard devient soudain emblématique de son désir de possession de la Nature : il le déchire d’un coup, comme s’il ouvrait la Nature, comme s’il ouvrait une femme. Il devient clair qu’il ne l’a pas tué pour sa peau, ce renard, mais uniquement pour le plaisir : personne ne va acheter une peau déchirée de renard. Giono se plaît, dans l’hyperbole, à mettre en scène un héros archaïque et mythologique : un Hercule ; mais ce qui rend précisément Panturle pathétique et émouvant, qui suscite notre empathie, notre sympathie : c’est qu’il n’est qu’un homme, comme nous. Giono met en œuvre alors soudain une mise en abyme bien perturbante pour nous : une mise en abyme-miroir, pourrait-on dire. Il s’est déroulé, toute une belle portion des tripes pleines, et de l’odeur, chaude comme l’odeur du fumier. Ça a fait la roue folle dans les yeux de Panturle. On continue évidemment dans l’érotisme mortifère et morbide pervers. Panturle, rendu fou, est devenu une sorte de serial killer potentiel, dans un état second, prêt à tous les crimes, toutes les abjections. L’allusion aux tripes, comme à l’odeur du fumier, ramène le lecteur à la sexualité humaine purement animale, qui n’est alors que scatologique et qu’excrémentielle. Panturle se trouve rendu halluciné par cette dimension de la chair brute. Arsule lui révèlera bientôt que nous sommes grâciés de cette dimension scatologique, quand l’amour véritable est là ; le corps physique alors s’occulte au profit d’un « corps glorieux », comme on dit en langage mystique. Sur ce point, Arsule va bientôt lui ouvrir les yeux et le sauver. … …Quant à l’allusion à « la roue folle », dont parle Giono, elle est peut-être à mettre en abyme avec la notion de la roue védique et de roue de la réincarnation, si essentielle dans la pensée et la mystique hindouiste. Il les a peut-être fermés. Mais, à l’aveugle, il a mis sa grande main dans le ventre de la bête et il a patouillé dans le sang des choses molles qui s’écrasaient contre ses doigts. Ça giclait comme du raisin. C’était si bon qu’il en a gémi. Avec la valeur emblématique des yeux qui se ferment ou qui sont peut-être encore ouverts — mais, qu’importe ! — Giono nous fait assister à une grande scène psychanalytique : une sorte de coït, d’union sexuelle, panthéiste, avec le corps mort ouvert du renard, lequel est allégorique de la Nature tout entière. Panturle malaxe cette charogne fraîche, chaude encore, et gémit ! … … Et, bien sûr ! « ça gicl[e] comme du raisin » : l’eucharistie de l’union avec la Déesse Terre, avec la Déesse Nature est accomplie ; « Prenez et mangez, ceci est mon corps ! Prenez et buvez, ceci est mon sang ! » On est à la fois dans l’innommable et dans l’indicible : ce qui ne peut être nommé ne peut être excorcisé ; ce qui ne peut être dit ne peut être possédé ; on est dans la problématique de l’écriture de la modernité depuis les romantiques : qui ne sait plus ni dire, ni nommer. Il est revenu à la maison. La bête crevée chauffait son poing comme une bouche. La charogne du renard, allégorique de la Nature, je devrais dire plutôt de la Terre, l’absorbe littéralement, telle une goule infernale. Il a pendu le renard sur son seuil pour l’écorcher. Il a du sang jusqu’au poignet ; il y en a même un filet qui coule, se sèche, puis coule le long de son bras, dans les poils. Tout le monde connaît l’expression populaire : « être impliqué jusqu’au coude ou jusqu’au cou ». Quand on se laisse aller sans réserve à la culpabilité et à l’horreur, on coule dans la culpabilité et dans l’horreur comme pour s’en laver. C’est paradoxal, mais c’est ainsi : il y a des pages sidérantes qui ont été écrites par Shakespeare, entre autres, sur le sujet. Le bras de l’homme, le bras armé, a toujours été le symbole du pouvoir. Les Empereurs et les Rois des périodes anciennes arboraient un sceptre qui symbolisait leur pouvoir. Ici, ce symbole est utilisé de manière paradoxale sur le mode de l’antiphrase : Panturle a perdu tout pouvoir sur soi-même. Il y a aussi du sang sur l’escalier de la porte. Il pèse avec son couteau pointu sur la peau ; le couteau hésite puis, brusque, se décide, s’enfonce et il faut le retenir. Comme pour marquer de manière encore plus symbolique au besoin le retour de Panturle à l’état sauvage, à l’état de bête sauvage prédatrice, « il y a aussi le sang sur l’escalier de la porte » : sa maison, qui, symboliquement, était son dernier lien avec la civilisation et l’humanité, se trouve tâchée de sang sur le seuil ; or, on sait que les gouttes de sang sont réputées être indélébiles, que l’on se souvienne simplement du conte de « Barbe Bleue » de Charles Perrault pour s’en convaincre. La nécessité pour le criminel est de signer son crime : le crime est toujours dans la récidive. Et ce n’est plus du tout Panturle qui décide, mais le couteau, soudain personnifié, qui se substitue à celui qui le tient… et, quand Giono ajoute : « et il faut le retenir », il nous montre bien que Panturle est hors de sens, qu’il est en transe, même s’il tente encore de lutter pour sauver le peu qu’il lui reste d’humanité. C’est bon quand on sent que le couteau entre ! Ça aurait pu être une femelle. Avec des petits comme des noix blanches. Un chapelet de petits ! Ce regret de l’humanité perdue ne dure guère : « c’est bon quand on sent que le couteau entre ! » Panturle est toujours dans l’acte compensatoire symbolique, tel un serial killer. Preuve en est cette notation de regret : « Ça aurait pu être une femelle », où l’on retrouve ce « ça » du champ lexical psychanalytique. Et, comme pour persister et signer lui aussi, Giono ajoute : « … avec des petits comme des noix blanches. Un chapelet de petits ! » : comme pour nous rappeler que ce qui meut Panturle et le rend fou, c’est le désir de se reproduire qu’a mis en lui La Nature Mère. Ça aurait pu être une mère blaireau avec son ventre lourd qui flottait dans la fontaine de la lune. — À quoi je vais penser. Je suis un peu fou, hé ! Mère renarde ou mère blaireau, c’est tout un : c’est toujours une mère ! Quant à la lune qui vous noie, c’est celle de la célèbre « Lune noire », la Lilith des bals des sorcières, de la nuit maudite de Walpurgis, celle de la « jettatura », du « mauvais œil », de la malédiction qui damne. Panturle a beau se réveiller un peu avec un à propos critique : « je suis un peu fou, hé ! » Il n’y peut rien ! Il ne contrôle plus rien, désormais, ne maîtrise rien ! Le vent est dans sa chemise, contre sa peau, tout enroulé, tout frétillant comme une couleuvre. Le paquet des boyaux est dans l’herbe juste sous l’odeur du lilas… Et l’on va retrouver « le vent d’amour », allégorique du Printemps, qui caressait le corps d’Arsule attelé par la bricole à la meule de Gédémus, en plein vent, sur le plateau … le vent, oui, mais beaucoup plus inquiétant cette fois que dans sa première évocation. Dans la première évocation le vent pénétrait sous la chemise d’Arsule comme une main. Voici qu’il pénètre sous la chemise de Panturle cette fois comme une couleuvre, un serpent. Le symbole du serpent est le symbole du Diable et de Satan. Par une mise en abyme saisissante, le serpent diabolique devient le paquet de tripes qui pue sous l’odeur enivrante du lilas symbole du Printemps. On retrouve là les fleurs de l’aubépine virginale et leur amertume, ce paradoxe, qui rappelle qu’en la vie, dans la condition humaine, tout est mêlé, contradictoire, et n’existe que par contrastes. Il fouille dans le renard comme dans une poche. Ça, lourd et juteux comme un fruit mûr qu’il écrase, ça sent l’amer, ça sent l’aubépine. C’est le foie. Du fiel vert gicle sur son pouce… Arrivé à ce stade de déchéance et de culpabilité, Panturle, oui le pauvre, ne peut persister et que signer dans son ignominie : le ventre du renard devient un ventre de créature indistincte et fantasmatique, et folle et chimérique, qu’il fouille, sans pouvoir assouvir son désir. Il en éprouve une jouissance mortifère et morbide : « ça sent l’amer, ça sent l’aubépine » : on appréciera le chiasme : aubépine, amer, amer, aubépine, qui se développe au cours du texte. Quant au foie : on sait que rien n’est plus amer que le fiel d’un foie qui gicle. Là, il est vraiment allé au-delà ; on peut croire qu’il a atteint, ce que Charles Baudelaire appelait : « L’Irréparable », « L’Irrémédiable ». C’est sans compter sur la compréhension, la générosité, la rédemption de Mère Nature et du Dieu Pan. Ouverture : Très peu de temps après, Panturle, notre héros, va faire la rencontre d’Arsule. La Mamèche a ainsi accompli sa promesse. Le Printemps va pouvoir s’accomplir en eux. Dans la main même d’une Nature accueillante et mère, ils vont pouvoir se « rencontrer » au sens biblique, pour que la vie renaisse enfin à Aubignane. Cette page arrachée au roman qui constitue l’acmé de La Trilogie de Pan brille à la fois par son archaïsme et sa modernité ; et, c’est là, la marque des grands. Ce texte est un morceau de bravoure très singulier, très étonnant, aussi puissamment émouvant que Le Bœuf écorché de Rembrandt ; il n’est au reste pas exclu que Giono ait songé à cette œuvre majeure du peintre flamand en écrivant cette page, en tous points sublime et exaltante. Certains anciens de 14-18, qui ont connu toute l’horreur des boucheries des champs de bataille et des charniers, ont encore beaucoup de choses essentielles et existentielles, en effet, à nous apprendre. Là où semble triompher l’horreur — toute chose n’existant que par contrastes — se trouve aussi caché le secret du bonheur, en creux. Jean-Louis Cloët, ces 22/23 Mars 2020. Voies (textes critiques)