Lagerfeld ou Guevara ? Jean-Louis Cloët, 9 octobre 20076 août 2023 Dans « la Machine à Décerveler » moderne — que même Jarry, dans ses rêves les plus sardanapalesques, abracadabrantesques et vengeurs, n’eut pas osé rêver, — sur l’étal de la « Tévé-tévu » aujourd’hui, vous aviez à l’éventaire : Karl Lagerfeld, l’homme aux mitaines croqueur de nippes pour croqueuses de diamants ou pétasses friquées, le dandy cynique qui dit qu’il ne faut penser qu’à soi, ne croire qu’à soi, qui, se référant à Paul Klee, le citant, se veut être un « astre glacé [invulnérable] »… : l’archétype du mondain postmoderne en somme, et… Ernesto Guevara, dit « Le Che », abattu par des militaires boliviens il y a quarante ans aujourd’hui. Que la ménagère de moins et de plus de cinquante ans… que la postulante — pustuleuse ou non — de la « Star Académie » et de tous les castings d’ici ou d’ailleurs — liposucées, siliconées, botoxisées ou non — fassent leur choix ! M. Lagerfeld — la face du monde va en être instantanément changée, — M. Lagerfeld se voit honoré d’un documentaire (pardon, d’un film patrimonial) consacré à sa personne, et, intitulé modestement Lagerfeld confidentiel… fiduciaire eut mieux convenu, mais bon ! nous n’allons pas chipoter, ni harceler le Pathé[tique] pauvre type — un certain Marconi — qui a joué les toutous pendant trois ans en suivant le Maître, pour tenter d’en tracer le sillon et d’en restituer la voie. M. Lagerfeld, qui s’est fait interviewer encore aujourd’hui — en toute simplicité — prétend être « Charles Chaplin » !… Certes, il en a le ridicule achevé, mais il n’a pas pour lui l’excuse de la pauvreté : celle du cœur ne valant pas. À moins qu’il ne veuille dire par là qu’il est le clochard de la pauvreté du cœur : c’est possible. Auquel cas, si chacune de ses apparitions est il est vrai hilarante, elle n’éveille pas en même temps comme celles de Charlot la compassion, il faut se rendre à l’évidence, et, il se trouve — hélas pour lui ! — que les choses n’existent que par contraste ainsi que le disait Leibniz ; M. Lagerfeld devrait le savoir, puisqu’il est allemand, et possède en outre, paraît-il, chez lui, plus de vingt-cinq mille livres (sans doute pour habiller les murs). Merveilles de « la Société du Spectacle » qui nous permet de méditer en permanence — mais sans assurance de succès, tant l’ambiguïté est grande ! — souvent sur la « Recherche de la base et du sommet » comme dirait le poète, le pauvre poète qui tente vainement d’y trouver, d’y chercher encore du sacré et de la sacralité, de la sacralité qui sauve : en un seul jour, le PAF offre, d’un côté M. Lagerfeld, icône de la frivolité postmoderne… de l’autre, « Le Che », l’icône anti-capitaliste par excellence, qui ne dédaignait pas (je cite) d’« assister aux exécutions de ses ennemis du haut d’un mur, et finissait ses victimes d’une balle dans la tête ». D’un côté donc, l’une des icônes les plus grotesques de l’Occident contemporain, l’une des plus obscènes surtout, s’évertuant à donner l’image d’un pseudo luxe dans un monde qui, dans bien des contrées de cette terre encore en proie aux guerres, est un cimetière et un champ de ruines, de l’autre l’une des ultimes icônes de la Révolution, dont l’effigie figure sur des teeshirts, des serviettes et des cartables, des tapis de souris, des serviettes de bain… des caves à cigares… et mille autres objets divers des plus utilitaires — pragmatisme marxiste oblige ! — jusqu’aux plus kitsch… qui génère chaque années des dizaines de millions de dollars et d’euros de chiffre d’affaire à des entreprises qui ont choisi de rentabiliser autant que faire se peut des Révolutions qu’elles n’ont pas tentées et qu’elles n’ont pas faites. Évoluant dans un milieu de mannequins, de mannequins qui ne sont que des cintres, des cintres qui sont juste bons pour la tringle, on peut le penser… incarnant à lui seul l’image écœurante et insupportable du luxe, d’autant plus insupportable lorsqu’elle prétend incarner le génie, et l’élégance — où es-tu pauvre Stendhal avec ta théorie géniale du génie, du génie naturel et libre ?… — Lagerfeld est à lui seul l’image archétypale du monde dans lequel nous vivons, dans lequel on nous contraint de vivre aujourd’hui. Il est à lui seul l’allégorie « glacée » sur papier glacé et pellicule sans âme, de la culture de l’apparence — que dis-je ? non ! — de l’emballage. « Emballé, c’est pesé !… » Et cela ne pèse rien, non, rien d’humain : du vent. Avec ses bagouzes en toc et son catogan dressé comme une queue de lipizzan prêt à lâcher son crottin — sa « céleste praline » comme dirait le Rimbe, — avec ses lunettes noires, pour ne surtout pas révéler son regard sans doute vide ou pire : honteux, pour ne surtout pas voir le monde, ce monde contemporain dans lequel il vit, pour continuer de mener sa petite vie de patachon prétentieux, de Rastignac imbu de soi-même qui laisserait crever la terre entière autour de lui… : ça le raffinement ?… Ça l’élégance ?… Ça l’aristocratie qui est censée donner le ton du chic, du bon et du bien : cet histrion flapi avec cinquante bagouzes aux pognes : non mais, vous voulez rire !… Les lunettes noires sont un excellent filtre qui ne permet de voir que les « princesses » qui peuvent allonger un minimum de 10.000 euros pour un chiffon dit « de luxe ». Mais 10.000 euros, voire 100.000 euros, voire un million d’euros, voire davantage, n’ont jamais suffi pour donner à une poufiasse narcissique l’aura de la grâce, de la vraie grâce : celle qui s’ignore, et qu’un simple chiffon à trois sous suffirait à souligner. Que le lipizzan — tel l’âne de « Peau d’âne », — que M. Lagerfeld enfin chie de l’or pour les financiers de Chanel, n’en doutons pas. Si tel n’était pas le cas, cela fait longtemps qu’ils l’auraient jeté comme une vieille chaussette, prusienne ou russe, ou de Mongolie. De là à en faire tout un plat et nous le servir en nous invitant si l’on veut être « up to date » à en faire nos délices et nos choux gras… il y a un pas, que, pour ma part, avec « l’humble orgueil d’être soi » que revendiquait Ionesco, je ne franchis pas. Tant que Lagerfeld ne sera pas comme « Le Che » sur des teeshirts, des tapis de souris, des cartables et des serviettes, des caves à cigares, des serviettes de bain, et j’en passe… en matière d’image people, en matière d’image susceptible de faire du fric : il n’est que de la daube !… En attendant le coup de bûche qu’il pourrait me faire envoyer par ses laquais, lui, « l’artistocrate » qui ne saurait se commettre à roser un roturier, un poète engagé mal peigné et mal fagoté mais qui le prend pour un sinistre — obscène et dérisoire — épouvantail en tous points iconique au sens warholien du terme de « la Société du Spectacle », laissons-le méditer sur cette tirade du bon Cyrano dans le chef d’œuvre de Rostand : Moi, c’est moralement que j’ai mes élégances.Je ne m’attife pas ainsi qu’un freluquet,Mais je suis plus soigné si je suis moins coquet ;Je ne sortirais pas avec, par négligence,Un affront pas très bien lavé, la conscienceJaune de sommeil dans un coin de son œil,Un honneur chiffonné, des scrupules en deuil.Mais je marche sans rien sur moi qui ne reluise,Empanaché d’indépendance et de franchise ;Ce n’est pas une faille avantageuse, c’estMon âme que je cambre ainsi qu’en un corset,Et tout couvert d’exploits qu’en rubans je m’attache,Retroussant mon esprit ainsi qu’une moustache,Je fais, en traversant les groupes et les ronds,Sonner les vérités comme des éperons. (Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, Ac. I, sc. IV.) Le Cyrano de Rostand, est-il au nombre de ces vingt cinq mille livres dont il tapisse par snobisme sa bibliothèque-salon ?…— À voir ! J.L.C Le Pilori (nos exaspérations)