Petites Suites allemande & française Jean-Louis Cloët, 10 octobre 200712 août 2023 (Extraits) C’est notre Histoire. Nous aurions bien tort de la croire à jamais révolue, oubliée. (Voir également dans la rubrique : « Pères & Mères », des extraits de la « Petite Suite yiddish » pour mieux comprendre la genèse de ce livre, en plusieurs tomes, en très grande part inédit, entamé véritablement en 2000 (après des premiers brouillons en 1995), dont le premier tome sous le titre de Petites Suites pour voix seule — comprenant la « Petite Suite hongroise », la « Petite Suite yiddish », la « Petite Suite Häftling du “Brouillard” et de la “Nuit” » — consacré à la Shoah et à l’expérience de la Déportation sur des témoignages de témoins vivants (et, terminé bien avant la publication du livre de Littell sous ce titre et cette référence à Bach), cherche éditeur, en vain, depuis à présent un an et sept mois.)[Autre corrélat : Petite Suite rouge avec étoile.] PETITE SUITE ALLEMANDE La Lampe : Une lampe pend dans Hambourg en ruine… Dans Hambourg en ruine, une lampe pend. Dans Hambourg qui brûle… et que des inconnus bombardent.Le Prince de Hombourg erre, seul, par les rues… par des rues qui n’existent plus ; fantôme, il est bien méritant.Voilà six jours, voici six nuits — mais qui songe à compter encore ?… — que du ciel, chaque nuit, le jour… — on ne sait plus où est le jour, — tombe du feu, tombe la nuit, selon la volonté de ceux qui détiennent, aussi, la foudre. Opération « Gomorrhe » : faut-il y voir un jeu de mots ? 2300 tonnes de bombes ; 270.000 immeubles effondrés, volatilisés ; 30.000 victimes environ, surtout des femmes, des enfants ; un million de rescapés, qui, pour l’instant, n’ont plus la notion du temps, et, demain vont évacuer, après six raids, six, en sept jours. La guerre.C’est la chaleur… c’est la chaleur, qui fait tourner, tournoyer comme une toupie cette lampe encore accrochée entre deux façades qui fusent, chanteuses, torchères chantantes, immeuble dedans écroulé, croulant, fondant sous le phosphore, sur des femmes, sur des enfants…Dans Hambourg qui siffle, chuinte, crache et souffle comme une forge où des milliers de coups s’abattent, s’abattent avec un écho mat, un écho de tympans crevés sur l’enclume écrasée des rues qui résonne comme une cloche… si âme vit encore, si âme vit… elle demande… se demande :— Est-ce, là, la Cathédrale… la Cathédrale qui sonne… toutes cloches confondues… : glas… tocsin, tocsin, bourdon, glas… glas soudain, soudain confondus, fondus en une cloche énorme… : ce sifflement, ce sifflement… ce bourdonnement sourd, plus sourd que sourd… ce martèlement lourd, plus lourd que lourd, qui tournoie dans l’air asphyxié ?…Le Prince de Hombourg, fantôme — est-ce en quête d’un Reich fantôme ? — seul, erre… erre seul, par les rues ; fantôme, il est bien méritant… L’incendie doit durer mille ans. Ceux que l’on dit leurs ennemis, « ennemis du Reich », l’ont promis, ils l’ont promis en représailles depuis février 42, le 14 précisément : « bombardements stratégiques », bombardements systématiques ! […] C’est pour faire oublier Plymouth… Liverpool, Londres, Coventry… Plymouth, Sheffield, Sheffield aussi… que Wilhemshaven et Hanovre, Cologne, Düsseldorf et Manheim, Luschaven, Essen, Brême aussi… n’existent plus déjà, rasées… rasées… en totalité ou partie […]. 25, 26, 27, 28, 29, 30 juillet 43 […].Et cette lampe… cette lampe… dans le souffle vertigineux du phosphore crachant qui roule sur l’incendie qui se propage, s’étend et se propage encore si tant est que faire se peut, cette lampe, dans l’incendie, incompréhensible, inouï, qui, pourtant, se déploît encore… paraît brusquement la luette d’une bouche incommensurable — une bouche énorme et atroce… — la luette écorchée, qui luit, d’une bouche ouverte qui bée, d’une bouche qui agonise : vainement, vainement à chercher son souffle… une luette qui tressaute, incongrue, frêle, ridicule, qui tressaute et tourne, et qui pend… et qui pend, lamentablement, sur un cri inarticulé qui ne peut rien exorciser de tout ce qui arrive au corps. Rien ! Rien !… Dérisoire, elle pend. On ne voit rien — si quelqu’un voit — on ne voit qu’elle : cette bouche ouverte et immense, dedans, dedans qui pend, la lampe, la lampe qui pend à son cable, à ce cable encore tendu… on se sait à quoi, ni comment… et tourne, et pend… et tourne, et pend… et tressaute.Puis… cette lampe… cette lampe dans Hambourg brûlant, dans les éclats, dans les éclairs épileptiques, empuantis et enragés de l’incendie qui, semble-t-il, crie, semble un cri… soudain changeante dans la fumée qui vire au noir, comme un obus tombé trop près désorbite les combattants, paraît un œil, un œil crevé, qui pend au bout d’un nerf optique éjecté de son orbite par le souffle médusant et exorbitant à la fois des déflagrations combinées ; elle semble un œil, un œil qui cuit, et qui cuit au dessus des caves, des caves où rissolent — qui voudrait le sentir le sent — par milliers des corps entassés, agglutinés, éclatés… qui furent humains, paraît-il…La victoire a l’ombre des ailes ; n’est-ce pas celles de La Mort ? Elle est aussi un Ange !… Il vole !… « Gomorrhe !… Go more !… »Le Prince de Hombourg n’est plus. Dans Hambourg, il n’est plus de rues. Et, pourtant, une lampe tourne… accrochée par un câble, naguère, jadis, électrique, au sommet improbable de deux torchères qui crachent, vomissent, gerbent, qui éructent, hurlent ou crient, des volutes vrombissantes et sifflantes de phosphores noirs, de fumées noires, des volutes de feu aveuglées […].Une lampe pend dans Hambourg en ruine. Dans Hambourg en ruine, une lampe pend. Dans Hambourg arasée qui brûle… et que des inconnus bombardent, depuis six jours, depuis six nuits… (2001) PETITE SUITE ALLEMANDE (à partir d’un souvenir de ma mère, qui a vu ce soldat mort, lors d’une évacuation de la Croix-Rouge, près de ce Fort du Vert-galant, et qui n’a jamais pu oublier ce visage : elle avait dix-sept ans.) La Cycliste : Le long du « Fort du Vert-galant » dort un soldat allemand. Il est beau. il a vingt ans. Un peu de sang mousse à ses lèvres. Ses yeux — grands, bleus — sont grand ouverts. Mais le ciel qui s’y voit (y plonge), cependant, non, ne s’y noit pas : le ciel bleu s’y regarde, étal… L’on ne saurait dire qui d’eux est le plus bleu soudainement : si c’est ce ciel qui s’y regarde — qui se regarde et n’y voit rien — ou si c’est eux, bleus, si étals. C’est au reste sans importance.Jeune, soldat, « l’Allemand », seul, couché là dans ses vingt ans le long du « Fort du Vert-galant », face à ce ciel qui le regarde, ne sourie pas sous le sang. On ne sait pas bien ce qu’il pense ou qu’il pensa,… ce qu’il pensait le long du fort, tout à l’heure, lorsqu’il tomba. Sait-il même lorsqu’il tomba ? Sait-il seulement qu’il tomba ? Sait-il seulement qu’il est là ?… Se voit-il ?… Se peut-il qu’il voit ?…— Qui répondra ? Qui… répondra ?… Qui répondrait ?…« Pauvre soldat… »S’il ne voit plus le fort, s’il ne voit plus ce ciel de mai, ce ciel de printemps sans nuage (presqu’aussi pur qu’en mai quarante), il ne voit pas la jeune fille, cette jeune fille à vélo, tout habillée de bleu, de blanc, d’on ne sait d’où soudain surgie, qui se penche vers lui, sur lui, et, qui s’est arrêtée pour lui. Elle pensait ne pas le faire — « Ah ! pour un Allemand, jamais ! » —, simplement passer, « passer vite » ; et elle est là, là, comme lui, seule avec lui dans la campagne ; elle est là avec lui, sur lui, dans le soleil, là, sous le ciel. La voit-il ? Ne la voit-il pas ? La voit-il, là ? Qui le dira ?« Pauvre garçon !… Pauvre soldat. »S’il ne voit pas la jeune fille, il ne voit pas la fleur non plus, cette fleur dans ses cheveux roux qui se dénouent à son insu : cette fleur rouge écarquillée, écarquillée comme incrédule, bien plantée dans ses cheveux lourds, il ne voit pas, là, davantage, sous les mèches folles, rebelles, grands, ces grands yeux, bleus, grand ouverts, qui le fixent, bleus, bleus aussi.« Pauvre soldat, pauvre soldat… », sait-il bien pourquoi il tomba ?De tout ses yeux, de tout ses yeux qu’elle eût imaginés plus secs, moins incrédules, plus assurés, plus droits sans nul doute, plus durs : elle le voit, elle regarde cette mousse de sang poisseux qui bullait encor tout à l’heure, tout à l’heure au bord de ses lèvres…Une détonation peut-être ? La chute d’un corps, puis plus rien. Ce corps était-ce bien le sien ? Déjà, c’était quand ?… Quand était-ce ?« Pourquoi était-il allemand ? Pauvre garçon. presqu’un enfant. »Le sang qui bullait soudain colle ; il noircit au bord de ses lèvres… : des lèvres fines, délicates, qu’on aurait pu… qu’elle pouvait, qu’elle pourrait les croire faites pour autre chose que pour béer, pour béer ainsi bêtement sur ce mot insoupçonnable, imprononçable désormais qui ne peut rien exorciser, non certes plus rien à présent. Elles paraissent déjà froides, ces lèvres minces et si pâles, sur lesquelles elle s’est penchée. Et la fleur qui regarde tombe. Et les cheveux sous leur pesée d’un coup, d’un seul, sont totalement dénoués. Et le visage est balayé. Et le sang est comme lavé par un lourd flot de cheveux rouges, là, tandis que la fille en bleu, en bleu et blanc, observe, collée près de lui, comme une autre flaque de sang, la fleur tombée sur l’Allemand, la fleur tombée contre sa joue.Rouge, la fleur, contre ces lèvres, ce visage que les longs cheveux dénoués poussés au grè d’un vent complice, caressent soudain, soudain sage… rouge, la fleur lui fait brusquement un visage qui ne semble plus ennemi. L’ennemi est ailleurs soudain car l’Invisible est là qui rôde et qui bientôt va l’emporter ce beau visage, l’emporter, lui, avec tant d’autres, pour l’engloutir, l’anéantir, pour l’effacer, pour l’abolir, pour le digérer tout entier avec le grand corps de vingt ans qui demeurera inconnu pour jamais à cette inconnue.« Juste un petit mort dans l’Histoire. »Le long du « Fort du Vert-galant », jeune, un soldat allemand est couché là dans ses vingt ans qu’une jeune fille regarde, son lourd vélo entre les cuisses, penchée, courbée, couchée sur lui, comme pour mieux se souvenir, comme pour mieux sauvegarder ce que la terre va couvrir, bientôt recouvrir à jamais. Elle est si près que, pour un peu, elle les toucherait des lèvres, ces lèvres bleues, ces lèvres pâles. On aurait pu les croire faites, elle aurait pu les croire faites — se le dit-elle, on ne le sait — pour exorciser au contraire : et le malheur, et la défaite, et les malheurs de la victoire, la faim d’amour ou bien la peur, la peur, oui ; même l’amour, …même ! N’est-ce pas en secret pour ça que l’on part en guerre à vingt ans, qu’on soit Française ou Allemand, le long du « Fort du Vert-galant », par un beau jour de printemps, un jour qui paraît si parfait qu’on le croyait semblable aux autres : ceux que l’on aurait pu rêver, ceux que l’on rêvait avant-guerre, et, qui, jamais, n’auront plus cours.S’il dort… se peut-il qu’il la rêve, elle ? Se pourrait-il qu’il rêve encore, couché dans sa jeunesse, figé là dans la mort, sous elle, si vivante, si belle ? Certes, il ne verra pas — c’est bien — comme tant d’autres ont dû voir, ont dû le voir sans le vouloir, les plaines de la Russie rouge, de Biélorussie et d’Ukraine : ces villages qu’on brûle à L’Est, et ces civils que l’on massacre : hommes, vieillards, femmes, enfants, nourrissons accrochés aux flancs de leur mère… ces slaves, untermensch officiels, que certains des Boches fusillent en se faisant photographier dans l’exercice pour le Reich, pour envoyer l’instantané, en Allemagne, à la famille. Certes… il n’y participera pas, et, cela, ce n’est pas plus mal.« Il a échappé à cela. Et il sera mort en soldat, en jeune homme et non en bourreau… »Elle serre l’arme contre elle, comme une main, comme une épaule. Pour quarante otages tués, en voilà un tué chez eux qui paye un peu pour tous les autres.…S’il dort, se pourrait-il qu’il rêve… ou qu’il rêvait, qu’il se rêvait… qu’il se rêva une autre mort ?« Pauvre petit mort de la guerre », seras-tu pourtant oublié ?Il ne voit rien. Il ne voit plus. Déjà, il n’aura jamais vu en bleu, blanc, rouge, la cycliste, qui s’en va, effrayée soudain, qui s’éloigne, avec, désormais, à jamais inscrite en ses yeux, à jamais gravée, son image, comme un point noir, comme un point bleu qui dansera devant ses yeux entre elle et ce monde toujours : vague souvenir, douloureux remords, souvenir de mort, souvenir d’amour… (29/X/2001) PETITE SUITE FRANÇAISE Les Péniches du front de l’Yser : à Maurice Lemaître, mon grand père,qui me raconta cette histoire« souventefois »… — On entendait au loin, comme un orage dans la brume : la canonnade. Pas d’éclairs dans ce halo sale ; et la brume en rouleaux roulait comme du linge blanc que l’on déroule au kilomètre.On attendait…Les Allemands, nos geôliers, nos « Wärter », nos « matons », les « Wache », — des vieux de la Landswehr déjà, car les plus jeunes, depuis peu, avaient rejoint le front, où, côté boche, soufflait-on, on manquait cruellement d’hommes, —les Allemands, les teutons donc (des « tontons », des parents ceux-là, presque des pères, oui… à force…) avaient sonné, dans la nuit noire, le rassemblement avant l’aube. La colonne, guettant à l’Est le peu qui servirait de jour dans ce brouillard couleur de craie, sans un mot s’était mise en route vers la côte tenue secrète, vers le lieu d’un déchargement, là, au Nord, le long du canal.Depuis trois heures, trois ou bien quatre, au garde-à-vous sous les flingos, rangés en ligne au bord de l’eau, debout dans cette brume basse, cette brume basse en rouleaux qui, indistinctement, roulait, sous ce ciel au halo opaque d’un blanc pâle, d’un blanc sale ou de plâtre humide ou de chaux, frissonnant dans nos oripeaux, n’ayant que la peau sur les os, le ventre vide, nourris seulement de soupe d’orties, de pain noir, avalés la veille, on attendait. On entendait au loin, sans éclair, tonner le canon avec un bruit presque mat, comme étouffé. Le temps coulait. Seul le clapotis de l’eau noire, de l’eau lourde de froid mais qui hésitait à geler ; seuls les clapotis de l’eau flasque, de l’eau glacée sur l’eau gelée contre les piles du ponton, tout au long du caillebotis, pourri, couvert de givre, lui, rythmaient l’attente. On n’entendait plus rien, au loin. On attendait. On attendait, debout, dans l’aube, au lieu fixé pour le déchargement. Debout, dans l’aube, sous le ciel fermé, sans parler.Alors, au loin, sur l’eau, il y eut comme un premier cri, sec et bref, mais mat, étouffé ; comme un cri de sauvagine blessé et qui se cache : bref, mais comme mat, étouffé. Il y eut… ce premier cri… ; puis d’autres… : plus mats, plus étouffés encore. Le plus vieux de la Landswehr, — à l’instant, je le vois encore : — un Grossvater, le moins rosse, comme voûté, le torse penché en avant, lisait sa moustache avec de gros doigts tordus d’artisan, de roulier ou de paysan, les yeux perdus dans ses sourcils, je m’en souviens, hochant la tête imperceptiblement, hochant la tête, tristement, sous son bonnet de police.À mesure que le bruit, les cris se rapprochaient, ce fut comme un gémissement, un gémissement de bête en gésine et qui sait qu’elle va mourir, parce que la vie passe mal, ou que la vie ne passe pas… comme un long meuglement de vache porteuse d’un veau, d’un veau mort-né : …un meuglement fait d’une confusion de voix… de voix humaines. Debout dans l’aube, sous le ciel blanc, sous ce ciel mort,…on attendait. Lentement… lentement… progressivement… le meuglement humain grossit jusqu’à l’intolérable ; et l’on vit émerger de la brume basse en rouleaux qui roulait, là, sur le canal, la proue basse de la première péniche, du premier chaland, au raz de l’eau noire quasi, chargé à bloc, le premier chaland noir halé par d’autres prisonniers, tous courbés et porteurs de sacs, maigres polichinelles, spectres tirant les câbles de halage de cette annexe improvisée de leur hôpital de campagne : le premier des douze chalands réquisitionnés dans l’urgence, qui, revenant du front, servaient à l’évacuation des blessés.Dans la confusion des cris, la première péniche amarrée au premier ponton, on se mit à la décharger, à décharger ce qu’on pouvait sous les hurlements des vieux qui gueulaient, dont la voix, cassée, chevrotait en donnant leur ordre. On déchargea on déchargeait, en commençant d’abord, sur ordre, par ce qui était mort comme ils voulaient — « pour éclaircir » comme ils disaient — : tête-bêche, faisant des tas. »Prisonnier depuis trois ans mon grand père avait dix-sept ans. Et, il me la conta souvent, cette histoire. D’abord affecté en suivant la ligne de front au chargement des canons, au transport d’obus, toujours alors à la merci des pilonnages, n’ayant connu depuis trois ans que la Schlague, le froid, la faim, la crasse, les poux… mais aussi les humiliations pouvant naître de la misère et de la promiscuité, il avait été envoyé en bataillon disciplinaire pour avoir été surpris à retirer la poudre des obus qu’il portait aux pièces, en les dévissant pour chier dedans. On l’avait battu, presqu’à mort, puis affecté au débardage des morts, des mourants, des blessés : parce que, là, c’était pire encore. Séparé de son frère, prisonnier avec lui, et plus forte tête encore que lui, pour la première fois, l’enfant voulait mourir. C’était son tout premier déchargement ; désespéré, il restait là, bras ballants, comme pétrifié, parmi ces chairs éclatées, ces visages emportés, ces bras, ces jambes arrachés, les membres absents plus présents que les corps eux-mêmes, ces ventres ouverts, béants, ces uniformes bleus et verts, tachés de boue, tachés de sang, et, il se mit à pleurer, à pleurer comme un enfant ; ce qui ne lui était plus arrivé depuis très longtemps ; il pleurait à grands hoquets silencieux, sous l’œil du vieux de la Landswehr, qui, ému, lui laissait le temps, lui laissait le temps de s’y faire.Figé, l’enfant ne bougeait pas, pleurait. Et le canon avait repris son martèlement mat, au loin, son martèlement… Mais, soudain, une main vigoureuse qui l’avait agrippé au raz du sol à la cheville et secouait cette cheville, le secouait tout entier comme un moine paysan agite avec allégresse une cloche : « Tu pleures, mon gars ?… Tu pleures ?… » demandait, inquiète, une voix ? C’était un bleu, un vieux déjà, un vieux aussi, un des nôtres. Gaze rouge, collée, poisseuse, noire par plaques, par endroits, il avait reçu, semble-t-il, son premier pansement de campagne. Il avait les deux jambes coupées à raz, au raz du tronc. Alors, comprenant, étonné, comme honteux, au premier regard échangé, toute l’horreur qu’il inspirait à ce qui n’était qu’un enfant, qu’un enfant encore en effet, il ajouta simplement, en marmonnant, en s’excusant, tout en tâchant de lui sourire :— T’en fait pas, p’tit. On les aura ! (2001) PETITE SUITE FRANÇAISE « ÉVACUATION » ASCQ 44 [1]. Les morts sont propres. Tous ont passés par le savon et par l’eau froide. On a lavé leurs plaies, le sang. Ils sont couchés sous le plafond de la salle des fêtes changée à la hâte en chapelle ardente : rangés, comptés, mis sur les tables. Quand le sang par terre sera nettoyé, lavé, effacé à son tour, les familles vont pouvoir entrer pour reconnaître les corps, les leurs, mais beaucoup seront seuls alors, les leurs étant couchés près d’eux. Au plafond sont collés des rires, si mats qu’ils en sont devenus muets, d’un autre temps, d’un autre temps, déjà… Au plafond, les souvenirs des jours anciens, des jours heureux — qui se savaient ou qui s’ignoraient — se dissolvent, se dissolvent ou s’éternisent, s’éternisent encore un peu. On ne sait. Qui donc pourrait se souvenir… : à présent qu’ils sont couchés là, là dans l’Histoire,… leur histoire qui se défait ? On l’enterrera avec eux. On le croit. On l’espère peut-être déjà, comme un mauvais souvenir, un souvenir trop douloureux. En vérité, en vérité, on sait qu’on ne pourra plus désormais l’empêcher de hanter les rues, l’empêcher de hanter les murs, la brique même, et les mémoires. Non, le long de la voie ferrée où ils ont été mitraillés ; non, plus rien ne restait déjà, lorsqu’on leur a fermé les yeux. Mais sait-on bien ce qui persiste ? Pour l’heure, on n’y pense pas. C’est trop terrible, trop horrible, ce qui vient de se passer, là… : ce qui vient de les envoyer dans le passé, tous, en paquet de morts, sans compter. Quatre vingt six à ramasser, tués par la Hitlerjungend en représailles, par surprise, comme otages, quatre vingt six sur les cailloux maculés, sur la caillasse des ballasts.— « Tu parles d’un premier avril ! […] » À grand eau, le sang est lavé. À grande eau, on lave le sol.Silence.On fait tourner la clef dans la serrure de la porte. On ouvre sur le ciel, dehors.On fait rentrer les survivants.Entrent les grands-mères, les mères, les veuves, les filles, les sœurs, les fiancées…Quatre vingt six, ils sont couchés ; et le plus jeune avait quinze ans… Les voyaient-ils collés sous le plafond ces rires ? Étaient-ils comme des hirondelles, sortis par la fenêtre, parties migrer, mais pour jamais ? — Silence, femmes ! Silence […].On dort. (2001) (La Suite Française d’Irène Nemirovski ayant été publiée en 2004 à l’instigation de Pierre Assouline, je ne pouvais connaître ce titre en 2001, lorsque j’ai choisi de placer ma série de livres sous la référence à Bach et à la musique.) [1] .— On appelait « évacuation », toute mission de la Croix Rouge française. Six cheminots résistants d’Hellemme, croyant qu’il s’agissait d’un train de marchandise ou de munitions alors qu’il s’agissait d’un convoi de soldats, avaient fait sauter un convoi de chemin de fer allemand, sans faire de mort. Le dimanche des Rameaux 1944, les Allemands de la « Hitlerjugend », prétextant qu’ils avaient besoin d’hommes pour réparer la voie ferrée, ont débarqué dans le village le plus proche du lieu de l’attentat, à Ascq, et ont réquisitionné au hasard quatre vingt six hommes. Arrivé sur les lieux de l’attentat, ils les ont mitraillés. Il n’y avait plus personne à « évacuer » d’Ascq. La Croix rouge s’est contentée de rassembler les corps dans la salle des fêtes, de les nettoyer, afin de les présenter aux familles. C’est mon grand-père qui était à la tête de l’équipe locale de la Croix Rouge. C’est son équipe qui a nettoyé et préparé les corps. Il ne m’en a jamais parlé. J’ai appris la chose incidemment, cinquante-huit ans après les faits, par une amie de ma mère, qui œuvrait alors dans l’équipe de mon grand-père, qui se souvenait. Pères & Mères (nos modèles, nos héros, nos saints, nos valeurs)