Harry Potter : dernière survivance du sacré en Occident ? Jean-Louis Cloët, 16 novembre 20077 août 2023 Comment expliquer « le phénomène Harry Potter » ?… Je vous livre quelques réflexions, peut-être pas si « intempestives » qu’elles pourraient paraître au premier abord. Que vous en semble ?… N’y aurait-il plus de sens du « sacré » chez le grand public et chez la jeunesse d’Occident : les églises étant désertées, les pratiques religieuses étant devenues obsolètes même dans les familles se disant encore « chrétiennes » par simple tradition familiale, sans que le terme en vérité puisse désigner quelque concept réel dans leur manière de penser, de gérer leur vie propre ? Comme cette désaffection s’observe aussi dans des familles juives, de plus en plus athées, mais pour d’autres raisons — Shoah oblige, — comme elle s’observe aussi dans des familles jadis protestantes, peut-on dire : plus de « sacré » en Occident, faut-il en arriver à ce constat ? On comprendra au passage pourquoi je ne cite pas les musulmans : ils ne sont pas d’Occident et leur religion, elle, n’est pas en crise pour ce qui est du recrutement. Pour ne prendre que l’exemple des catholiques, les séminaires catholiques d’Occident sont vides, vides comme les églises qui ne sont la plupart du temps remplies que par des gens du troisième âge… La moyenne d’âge des prêtres en France doit être de soixante-cinq ans, peut-être même de soixante-dix… On ferme des églises partout, on les vend ou on les détruit… Les quelques prêtres survivants — pour combien de temps encore en exercice ? — doivent souvent s’occuper de gérer plusieurs paroisses. Dans quinze ans, il n’y aura quasiment plus de prêtres en France, pour ne citer que l’exemple de ce pays, jadis porteur de l’épithète homérique connue : « la France, fille aînée de l’Église » ; les temps ont bien changé depuis. La situation était prévisible. On sait que le déclin de la religion en France s’annonce dès avant la Révolution française avec le triomphe des Lumières et s’amorce dès l’éclatement de cette Révolution bourgeoise qui ne sera populaire qu’au moment de la Terreur. Cette Révolution même, échappant un temps à ses auteurs ne cherchant de fait qu’à prendre la place des nobles — voyez Voltaire, lisez attentivement Dumarsais ou Jaucourt pour vous en convaincre, — finira dans un équivalent du fascisme, une sorte de brouillon du fascisme italien avec Napoléon Ier. Quant à Napoléon Ier, ne rêvons pas même s’il fit rêver : il contenait déjà en soi — n’en déplaise au grand Victor ! — par la nécessité d’asseoir une partie de son autorité sur le pouvoir des financiers, ce fantoche, cette marotte des capitalistes que fut Napoléon III, dont le brouillon avait sans doute été à cet égard Louis-Philippe. Au XIXe siècle, seul le Dieu Plutus, seul le Dieu Mammon, seraient encore Dieux. Le premier à avoir compris — bien avant Nietzsche ! — que le processus de « la Mort de Dieu » était enclenché fut le Rousseau allemand, le « Jean-Jacques » allemand : Jean-Paul Richter. « Jean-Paul », dès 1790 l’annonçait déjà : « Dieu est mort ! le ciel est vide… / Pleurez ! enfants, vous n’avez plus de père [1] ! » Pie IX, qui eut le plus long règne qu’ait eu un pape, acheva de mettre la catholicité par terre en Europe pour longtemps, en décidant d’ignorer la Révolution française et ses apports, en faisant comme si elle n’avait jamais existé, comme si lui et son armée de cardinaux, d’évêques, de prêtres… vivaient encore sous l’Ancien Régime. Sa tentative de récupérer les peuples d’Europe et surtout le peuple français par le culte marial liée aux apparitions de la Vierge ainsi que la promulgation du dogme de la virginité mariale en 1854 s’avèrera à terme vaine. Héritier de cette décadence, malgré les efforts d’ouverture sociale du pape Léon XIII, le saint Pape Jean XXIII ayant compris la nécessité de réformer l’Église catholique par le Concile-Vatican II, très vite suivie par les dérives et la grande foire de 68 en Europe, Jean-Paul II à lui tout seul ne réussit à inverser qu’un temps la constante désaffection de la pratique religieuse. Nous vivons clairement en Europe dans un monde déchristianisé, et la foi catholique s’est réfugiée dans les pays du Tiers-Monde, où le message christique, le message de pauvreté évangélique, a encore toute sa force, puisque le clergé là-bas n’est pas noyé dans les fastes et dans la pompe désuète du Vatican. Pour autant, n’y a-t-il plus de sens du « sacré », de besoin de réalités invisibles provisionnant le visible, de désir d’au-delà, voire de besoin, de désir de magie, de merveilleux… bref, de « réalisme magique » ainsi que l’eut dit Novalis ? Ce sens, ce besoin, ce désir auraient-ils disparu à jamais des têtes occidentales, qu’elles soient adultes ou enfantines, sachant comme le disait Malraux qu’« il n’y a pas de grandes personnes », rien que des enfants, plus ou moins “amochés” par la vie, déçus, abîmés, mutilés ? À mon humble avis, ce désir, ce besoin, ce sens du « sacré » ressentis comme nécessités absolues pour survivre en ce monde désenchanté… sont intacts chez presque tous les individus ; ils se sont simplement marchandisés, avec le reste ; ils sont simplement exploités par des margoulins — toujours les mêmes ! — qui ont su détourner la chose à leur profit. En ai-je une preuve ? Oui ! Le phénomène Harry Potter, que personne n’explique, que personne n’a réellement expliqué jusqu’à aujourd’hui… Eh bien, selon moi, il s’explique ainsi : par ce besoin, par ce désir, par le besoin de sens du « sacré », de présence du « sacré » dans le quotidien qui existe naturellement, de manière innée, chez l’individu, depuis que l’homme est homme. Depuis que l’homme est homme, il y a en lui le désir de croire et le goût du merveilleux. Les succès ponctuels ou durables de tous les fascismes, de tous les nazismes, de tous les totalitarismes, peuvent également s’expliquer ainsi : le désir, le besoin de croire qu’il peut y avoir autre chose que ce qu’on voit, que ce qui est, en d’autres termes, qu’il peut y avoir des horizons de lumière ou des grands soirs possibles. Aujourd’hui, en Occident, il n’y a plus d’Églises, plus de religion, plus de fascisme, plus de nazisme, plus de totalitarisme autre qu’économiques [Robert Antelme l’avait annoncé ce fascisme, ce nazisme-là, Geneviève de Gaulle l’avait observé aussi], mais, pour rêver, faire rêver, parler de « sacré », de « sacralité », il reste Harry Potter. Madame J.-K. Rowlings a mis le doigt sur une mine à exploiter, que les capitalistes de l’édition — car l’édition n’est plus que cela : une entreprise — exploitent à fond jusqu’à l’épuisement du filon, c’est-à-dire, pour l’heure, jusqu’à l’épuisement de madame J.-K. Rowlings. 350 millions d’exemplaires vendus. 11 millions d’exemplaires vendus le jour de la sortie du septième tome. Le tirage initial en France a été prévu à 2,3 millions d’exemplaires. En Angleterre, on prévoyait qu’il y aurait plus d’adultes qui liraient le volume que d’adolescents et d’enfants. Les ventes de Harry Potter correspondent à 12 à 15% du chiffre d’affaire des éditions Gallimard, Gallimard l’entreprise éditoriale française la plus cyniquement “capitalistique”. Quand le dernier tome est sorti, à Paris, on a fait une messe : les responsables éditoriales ou de marketing comme Edwige Pasquier ou Christine Becker se sont déguisées en sorcières pour la grande fête de sortie du livre patronnée et présidée, bien sûr, par Antoine Gallimard : était-il déguisé en pape noir ? Pas besoin qu’il se déguise, il en est un par nature. Ah ! Harry Potter et la communion !… Les bancs de communion sur les étals des libraires !… Pour communier à la grande messe, les participants doivent acheter leur hostie : le prix de l’exemplaire est fixé à 26 euros 50 : comme on le voit, ils ne se mouchent pas du coude. Notez qu’il y a de quoi caler les plus solides appétits en matière de fast-food de la spiritualité : l’hostie fait environ 800 pages… presque les 900 des Bienveillantes de Littell pour ceux qui préféreraient les messes encore plus noires où l’on mange du « caca », « de la merde » au banc de communion. La pisseuse messe noire de Littell est encore loin avec ces 500.000 hosties merdeuses vendues de détrôner la papesse Rowlings avec ses 21 millions d’exemplaires arrachés en France par les fidèles : Littell devrait en tirer les conséquences : pour vendre davantage sa daube, il lui faudra l’aciduler, mettre des excipients sucrés, changer le costume sacerdotal de ses offices : la tenue de sorcière ou de sorcier semble encore plus rentable pour l’heure que l’uniforme d’officier SS, même si Littell est peut-être à cet égard visionnaire, il faut l’avouer. Pour l’heure, si Littell s’est déjà bien vendu et bien exporté dans le monde, il fait figure d’enfant de chœur auprès d’Harry Potter, car l’ouvrage est traduit en 65 langues. À titre indicatif plus ponctuel : s’il y a eu 10485 titres de littérature jeunesse publiés sur le marché français en 2006, les financiers de l’édition vous le diront : quand Harry Potter ne publie rien, cela perturbe tout le marché. [—« Do-you want some Littell more ?… — Oh ! just a little beat (up), please… »] Et que dire de la police, de l’inquisition de cette nouvelle religion !… Pour sûr, elle est bien faite, pour ne pas perdre le plus petit centime de part de marché. Un exemple ?… Un gamin de 16 ans, Florent, avait fait une traduction anglais-français de quelques pages qu’il a mise sur internet, l’innocent !… Il s’est vite retrouvé arrêté par la P.J. et placé en garde à vue, la papesse J.K. Rowlings au départ ayant porté plainte, sur le conseil d’Antoine Gallimard, je suppose. Une émission de France-Culture ayant relaté la chose, désireuse d’interviewer le jeune ingénu, les éditions Gallimard, contactées par les producteurs de l’émission ont refusé de communiquer le numéro de téléphone du gamin qu’ils souhaitaient interviewer. C’est le nouvel Opus Dei : « Omerta !… » Harry Potter, « über alles » : le nouveau Messie est arrivé !… Que les Églises de tous bords tirent toutes les conséquences de mon constat : en matière de spiritualité, les parts de marché existent, elles existent toujours, oh oui !… et si l’Église, les Églises ne font plus recette, qu’elles osent enfin se regarder en face pour tirer leur propre constat : c’est qu’elles vendent mal. Il y a des jours… il y a des soirs — il me faut l’avouer, lectrices…, oh ! il me faut l’avouer, lecteurs… — où j’ai presque envie de laisser le mot de la fin à Baudelaire, à Charles Baudelaire : Le monde va finir. La seule raison pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel ? — Car, en supposant qu’il continuât à exister matériellement, serait-ce une existence digne de ce nom et du dictionnaire historique ? […] Perdu dans ce vilain monde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l’œil ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume, et devant lui qu’un orage où rien de neuf n’est contenu, ni enseignement, ni douleur. Le soir où cet homme a volé à la destinée quelques heures de plaisir, bercé dans sa digestion, oublieux — autant que possible — du passé, content du présent et résigné à l’avenir, enivré de son sang-froid et de son dandysme, fier de n’être pas aussi bas que ceux qui passent, il se dit en contemplant la fumée de son cigare : Que m’importe où vont ces consciences [2] ? Heureusement, quand cette tentation me prend, de suite me sonne aux oreilles comme de merveilleuses cloches appelant à l’office sacré, sacré de toute éternité, et qui justifient cette vie — d’ailleurs qu’on croie en Dieu ou pas, puisque sans « sacré » on ne vit pas — : « Qui vit en guerre vit en roi, qui vit en paix vit en esclave. »Espérer, malgré tout ! Pas croire « aux lendemains qui chantent », croire aux lendemains qui font chanter… Oui, « c’est au cœur de la nuit qu’il est beau de croire à la lumière. »Soudain, je ne sais plus de qui c’est… tant c’est universel, et vrai. [Pour ceux qui voudraient visiter l’ultime cathédrale d’Occident, elle n’est pas à Reims, elle n’est plus à Paris, ni à Amiens, ni à Chartres… ni à Köln… ni à Barcelone […]… non : elle est ici ; retirez avec votre couvre-chef toute pensée rebelle survivante ; on n’entre ici qu’à genoux : http://harrypotter.warnerbros.fr/main/homepage/home.html] [1] .— Gérard de Nerval, visionnaire aussi s’il en fut, reprit ces deux vers comme exergue de son ensemble de cinq sonnets, intitulés « Le Christ aux oliviers », avec le sous-titre : « imité de Jean-Paul ». [2] .— Charles Baudelaire, Fusées, XV. On the rocks (sur le vif, nos billets d’humeur)