Crèvecœur d’Emilio Sciarrino Stéphane Partiot, 31 décembre 20236 mars 2024 Toute époque exhale un singulier parfum. Il en est de subtils et délicats, d’entêtants, de plus spirituels. La nôtre — et c’est ce que montre avec force le dernier roman d’Emilio Sciarrino — nous place au seuil de l’écœurement. La finesse avec laquelle l’auteur croque le portrait de notre temps, chargé de compromissions et d’hypocrisies, paraît, au gré des pages, dans une évidence accrue. La première phrase de l’ouvrage — « Sur la cité scolaire se levait une aube navrante. » — recèle une cruauté sans appel : à peine esquissée, l’aube rimbaldienne s’avère tenir d’un crépuscule qui signe l’absence même d’horizon ; quant à l’expression de « cité scolaire », elle représente la quintessence d’une politique ayant perdu le sens et la vue, d’un temps qui a remisé le noble goût de la transmission, pour lui préférer un jargon administratif sans lustre, sans vigueur, carcéral et désolant. Tout ainsi se trouve suggéré dès l’abord, sans que rien ne soit nommé, et c’est le dévoilement progressif d’une nauséabonde déréliction qui constitue l’objet même du récit. Un antiroman d’apprentissage Afin que le lecteur puisse saisir ce parfum d’époque, il suit les pérégrinations d’Élise Maldue, qui apparaît comme ce qu’il est convenu d’appeler une « transfuge de classe ». D’abord empêtrée dans les eaux d’un milieu populaire picard qu’elle cherche à fuir, elle explore peu à peu les marécages non moins fangeux qui l’attendent en plus haut lieu. Suite à sa réussite au concours d’une grande école de commerce, elle découvre un monde où tout lui est nouveau, non directement lisible : un monde bâti par une prétendue élite, qui se décline en diverses nuances de vulgarité, et dont les attitudes, à chaque instant, trahissent une vanité radicale, souterraine. La sensibilité sociale et politique traversant l’œuvre, aux accents ernausiens, laisse voir une impossible échappée, un ciel social « bas et lourd [pesant] comme un couvercle » (Baudelaire), forme de plafond de verre coupant. Élise Maldue, bonne élève d’un lycée provincial, stigmatisée comme étrange par son entourage familial, parvient dans un premier temps à s’extraire de « Crèvecœur », qui n’est autre que sa ville d’origine. Mais elle ne peut accomplir cette traversée qu’au prix d’un renoncement décisif : il lui faut abandonner ses habitudes — et habitus — et jusqu’à son nom même. Maldue, peu à peu, se trouve reléguée au rang de spectre passé, qui revient la hanter çà et là, en de poignants remugles. Élise, plus policée et compatible avec l’ethos bourgeois qui prévaut en grande école, déploie alors ses ailes, mais son envol se trouve brisé lorsqu’elle subit de la part d’un condisciple un acte de « revenge porn » que la direction de l’établissement cherche à étouffer, et qui ravive la douleur d’un viol subi précédemment. S’ensuit alors une profonde crise identitaire, qui la verra tour à tour emprunter les rôles de Sylvia, serveuse dans une chaîne de cafés londonienne, de Mme Deflandre, de Maldue toujours. Au fil de ces méandres, le motif du confinement, qui n’est pas sans écho avec l’une des premières publications d’Emilio Sciarrino, La Maladie, renvoie à cette esthétique de la fatalité, de l’impuissance tragique confinant en l’espèce à la suffocation face à un univers sans échappatoire où le monde vécu s’apparente à un labyrinthe sans issue. Une violence sociale ad nauseam C’est un curieux et plaisant malaise que celui qui étreint le lecteur de Crèvecœur, un malaise savamment instillé, page après page, en une cadence dont l’intensité s’accroît. Le jeu avec les caractères italiques, inspiré par l’écriture d’Annie Ernaux, permet à chaque page une polyphonie qui sert une ironie caustique, tout en subtiles et piquantes modulations. Ainsi du portrait familial sans concession que brosse l’auteur : « Voilà du boulot, pas ces études de fainéant, oui, du vrai boulot. » (p. 30), grommelle le père. Le propos sert la restitution du climat familial, dans lequel grandit Maldue aux prises avec les réticences parentales concernant ses études. Et la pesante odeur de la tarte au maroilles se fait symbole plaisant d’une désespérance bien réelle, marquée par la nausée qui s’empare du protagoniste. Le jeu des hétéronymes, qui voit Maldue être successivement renommée en Elise, lorsque peu à peu elle s’extrait de sa condition première, constitue un autre fil rouge du roman : « Elle nageait vers eux pour distancier Maldue, la laisser sur la grève, ou même plus loin, enfermée à Crèvecœur, à nettoyer la nappe cirée aux carreaux rouges et blancs, les mains brûlées par le chocolat bouillant, tandis qu’eux s’ébattait joyeusement avec Élise, cette jeune fille méritante qui lit Bourdieu sur la plage. » (p. 42) La résurgence fréquente, tel un ostinato, du motif de cette nappe, devenue dans l’explicit romanesque une « toile cirée usée » (p. 221), incarne à elle seule la nature tout à la fois modeste et attristante de cet univers clos qui encadre l’échappée de Maldue. « Revenir à Crèvecœur la terrifiait. » (p. 47), remarque le narrateur, et pourtant chaque pas que la jeune femme fait pour s’éloigner de son origine, comme en une machine infernale, l’y ramène impitoyablement. Roman de l’inexorable, Crèvecœur constitue aussi l’histoire d’un éternel retour amont, sans perspective d’élan, lorsque tout s’essouffle sous le poids d’un néolibéralisme bourgeois : « Je veux me réveiller chaque jour dans une ville différente. […]— T’as qu’à voyager la nuit au lieu de dormir.— C’est sûr, j’ai toujours pensé qu’il fallait rentabiliser le sommeil. C’est ça, le vrai défi du siècle. » (p. 66) Tout comme dans les Désarrois du professeur Mittelmann d’Éric Bonnargent, il s’agit d’aborder la corruption profonde qui règne du sol au grenier de la société, corruption qui n’épargne personne, et surtout pas les élites autoproclamées, prétendues classes cultivées ou distinguées qui se relèvent presque toujours d’une vulgarité sans borne. De Crèvecœur à Crèvecœur Face à ce monde où le culte du rentable et la bassesse triomphante ont étouffé tout semblant de vitalité poétique, toute aspiration sincère à l’exotisme, Élise Maldue se trouve contrainte de naviguer à vue, entre l’hypocrisie d’une grande école qui lui promet un exil de luxe à Londres de façon à étouffer un scandale — « Eh bien, dès l’arrivée, on tient à mettre le désordre ? » (p. 70) — et la vie maritale avec Marc Deflandre, dont la vaine fatuité et la profonde brusquerie la conduiront insensiblement vers l’adultère et, in fine, vers Crèvecœur. Le thème de la nausée inscrit dans le toponyme qui donne son titre roman déploie une véritable esthétique de l’écœurement, reviviscence contemporaine du sentiment sartrien. Le nom « Crèvecœur », dont l’ombre attend Maldue au détour de chaque page, semble tapi sous chaque espoir déçu. Quant au dispositif énonciatif, il contribue au piquant et à la cruauté des échanges, via la saisie fine des sociolectes. L’ironie apparaît, de part en part, mordante, faisant écho à la phrase de Flaubert placée en exergue : « Nos âmes sont des bêtes féroces. » Seule la rencontre avec de nouveaux hommes semble un temps ouvrir la voie à une forme d’élan. Ainsi de Ludovic, campé en écrivain séducteur, affranchi des codes sociaux, qui constitue l’antithèse absolue de Marc… mais s’avère bientôt à son tour éminemment décevant. Et c’est rendue à elle-même qu’il revient à Élise Maldue d’affronter désormais la réalité dressée face à elle dans toute sa rugosité. Si elle voit désormais le monde avec une lucidité renouvelée, c’est au prix de la naïveté perdue… C’est en laissant de côté ses hétéronymes successifs, comme autant de mues desséchées, qui l’auront ramenée vers elle-même, vers son propre nom : Maldue. Un patronyme qu’elle apprendra à assumer dans toute sa vérité, dans son authenticité intacte par-delà les épreuves du monde, et, plus encore, trempé à cette lave du vécu, qui lui confère une dureté nouvelle. 24 décembre 2023 À la Saint Charlemagne (nos coups de cœur)