Le Garçon et le Héron, ou les Enfers kaléidoscopiques d’Hayao Miyazaki Stéphane Partiot, 5 décembre 20236 mars 2024 « Fecemi la divina potestate. » (« La puissance divine m’a créé[1]. ») — DANTE Ce vers du chant III de L’Enfer se trouve inscrit au fronton de la porte par laquelle s’aventure Mahito, le héros de la déroutante fresque livrée par Miyazaki dans son dernier film d’animation, Le Garçon et le Héron, diffusé en France cet automne. Au fil de l’immersion cinématographique, qui tient à la fois du joyeux nonsense d’Alice au pays des merveilles et d’une horrifique descente aux Enfers, le spectateur éprouve un sentiment mêlé de perplexité et d’étrangeté, dont il ne peut se départir. L’œuvre évoque un jeune garçon, Mahito, qui, suite à l’appel d’un héron, se risque dans l’outre-monde à la recherche de sa mère défunte, quête à laquelle se mêle celle de sa belle-mère Natsuko. Tout spontanément, le dispositif invite à l’exégèse, tant, selon un mot de Jean Cocteau, il « sème à foison des points d’interrogation. » Toute tentative qui prétendrait épuiser le sens profus et hermétique de cette œuvre serait vaine, mais l’on peut s’attacher à nommer quelques fragments fugaces, éclats puissants dont la rémanence opère en notre esprit et ne cesse de nous interroger, de vivre en nous, d’accompagner tacitement notre quotidien, suivant le principe de l’ouvrage qui inspire le film : Et vous, comment vivez-vous ? (君たちはどう生きるか, Kimi-tachi wa dō ikiru ka?) de Genzaburō Yoshino. Recherche du gouffre et du sommet L’une des premières dimensions qui interpelle le spectateur réside dans la profonde ambivalence des symboles qui surgissent au détour de cette catabase, qui se mue d’ailleurs dans un second temps en anabase. Si la « puissance divine » est à l’origine de l’Enfer, c’est que le bien et le mal s’avèrent intimement liés, comme imbriqués l’un en l’autre, ou plutôt enlacés, en une danse perpétuelle et macabre, tragique et créatrice. Le premier symbole de cette ambivalence, au seuil du film, n’est autre que la figure du fantasque héron cendré, tour à tour volatile altier et grossier personnage. S’il est chargé de guider Mahito au cœur des Enfers, à la manière d’un Virgile, c’est toutefois sans le talent de l’auteur de L’Énéide. L’animal psychopompe joue plutôt un rôle de miroir pour le héros, alternant des gestes de bonté, une franche hostilité, et des moments d’insigne bassesse. Il exhibe les contrariétés qui agitent l’âme humaine, jusque dans ses plus irréductibles paradoxes. Et c’est bien à une exploration des pôles inverses, continuellement mis en tension, qui siègent dans les tréfonds de notre inconscient, que se livre le cinéaste. Pour ce faire, Miyazaki invite le spectateur à descendre en l’abîme, à « plonger au fond du gouffre[2] », dans un univers où toutes les règles sont inversées, là où le temps n’a plus prise et où semble opérer une sombre, une imprévisible magie. Sur cette trame opaque se dessinent quelques figures, tantôt bienfaisantes, tantôt malveillantes, comme si ces deux orientations devaient systématiquement se répondre, voire se confondre. Ainsi des pélicans décharnés et avides, dont le vol menaçant fait l’effet d’un cerbère à cent têtes, dans un décor planté de cyprès, semblable à L’Île des morts d’Arnold Böcklin. Leur attitude agressive se manifeste par leur coutume de dévorer les warawara, êtres à naître qui s’élancent mignonnement vers la surface, en un mouvement ascendant rappelant le principe de la transmigration des âmes. Mais ces pélicans apparaissent ensuite sous une tout autre facette, celle de l’artiste blessé, peut-être en référence implicite à « La Nuit de Mai » de Musset : « Laisse-la s’élargir, cette sainte blessureQue les séraphins noirs t’ont faite au fond du coeur ;Rien ne nous rend si grands qu’une grande douleurMais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poète,Que ta voix ici-bas doive rester muette.Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots[3]. » Car il s’agit bien de cela : de la vie même, dans sa propension à nous déchirer de part en part et à nous faire entrer, par ce chemin même, dans l’ordre de la beauté. La blessure que s’inflige Mahito au début du film en constitue le symbole même : ce n’est qu’en reconnaissant la part d’ombre qui règne en lui que le garçon accomplira sa quête, plus intérieure celle-ci que dans lesprécédents films de Miyazaki. Le film se donne à lire comme un manuel empli de pages blanches, montrant combien la négativité est constitutive de l’existence, combien tout parcours, dès lors qu’il est animé par le courage, nous confronte à la brûlure, au risque même de l’incandescence, c’est-à-dire de la création comme de la destruction. Cette épreuve organique, sous la forme d’un récit d’apprentissage, nous renvoie au caractère irréductiblement complexe et douloureux du réel. Le nautonier Charon est campé par une vieille dame portant un kimono orné de barres de gouvernail et qui, dans l’au-delà, se métamorphose en jeune femme hardie, sillonnant crânement sur un drakkar, prête à braver tous les dangers. La faiblesse se mue alors en force, tout comme à la fin du film se mue en faiblesse la force revendiquée par le roi-perruche, en une réminiscence du Roi et l’Oiseau de Paul Grimault. Mais la passeuse ne peut accompagner Mahito dans sa quête : il lui revient de frayer ce chemin dans la solitude, car il s’agit pour lui de se confronter au plus silencieux des silences, à la plus dense des questions : le face-à-face avec la mort, placé au cœur même du film. Dans l’œuvre-labyrinthe, trouver son minotaure Dès lors qu’il se laisse tenter par l’appel du héron, Mahito décide à deux reprises de franchir des seuils interdits, puis entre dans le tombeau lui-même. Il se trouve irrésistiblement porté vers la profanation, geste insondable, terrifiant. Tout semble lui barrer le chemin, depuis l’ouverture étroite du soupirail à l’entrée du manoir jusqu’au frémissement électrique de la pierre. Le tombeau est aussi la salle d’accouchement, et Mahito s’apprête à commettre un sacrilège qui signe un moment crucial du film. À cet instant précis, autour des motifs de la souillure et du non-dit œdipien, se trouvent liés le contexte funéraire et l’acte de création pure consistant à donner la vie. En ce point de jonction, la rencontre entre vie et mort s’avère sacrilège. S’ensuit une ascension progressive, une recherche du sommet, qui conduira Mahito vers la figure du grand oncle, incarnation de la tutelle paternelle. Cette divinité créatrice est à l’origine de la beauté qui règne en ce monde forgé de toutes pièces, mais aussi des tourments infernaux qui en sont le versant indissociable. La profanation commise, pour interdite qu’elle soit, signe aussi le courage de Mahito, et s’avère un exploit ambivalent, dans un jeu d’inversion des valeurs. Le spectateur se trouve alors tout à fait décontenancé. Mais loin d’indiquer le fil d’Ariane qui lui permettrait de s’extraire de ce dédale jungien, Miyazaki, choisit délibérément de jeter la clé et d’accentuer la cadence. On peut ici déplorer ce parti pris, qui conduit malheureusement à une fin bâclée, éloignée de la rêverie hallucinée et contemplative qui dominait la première partie du film. Cette brusque anabase voit le héros — et le héron ! — aux prises avec une kyrielle de perruches enrégimentées, dont l’opulence contraste avec le corps décharné des pélicans, et dont la bonhomie dissimule une cruauté qui n’a d’égale que leur conformisme. Gageons que la succession de scènes vise à nous emporter dans un flot d’images, de couleurs, de rythmes, plutôt que de s’adresser à l’esprit de logique. Mais par un effet de surcharge où le frénétique le dispute au décousu Miyazaki n’atteint pas ici au sommet du genre qu’incarne, en dehors du cinéma d’animation, David Lynch. Parvenus à déjouer les embûches qui se dressent face à eux, le garçon et le héron parviennent jusqu’au domaine paradisiaque où réside le grand-oncle. L’ultime rencontre, tant attendue, est traitée trop brièvement, mais introduit un ultime thème : la transmission. Comment parvenir à transmettre, par-delà les forces déclinantes d’un monde au bord de la ruine, ce fragment d’énergie créatrice qui forme la sève même de l’inspiration ? La réponse, là encore, prend la forme d’une question lancinante. Celui qui prétend enfanter des mondes peut-il se contenter de reprendre à son compte les pièces du jeu d’un autre, en les agençant différemment ? N’est-il pas plutôt condamné à tracer son propre sillage ? Ce questionnement lucide et mélancolique, lancé au crépuscule d’une vie d’artiste, laisse transparaître des interrogations quant à l’avenir de l’entreprise artistique qui fut celle d’Hayao Miyazaki et d’Isao Takahata. Mais elle renvoie plus profondément à la solitude absolue de l’homme, d’autant plus seul qu’il se fait créateur. Après la traîtrise malhabile du roi des perruches, l’édifice s’effondre sur lui-même, marquant la décomposition d’un tout, emporté par le déluge et l’embrasement. Par un effet de bouclage, la scène finale rappelle l’incendie où périt la mère de Mahito, qui ouvrait le film. Rien ne survit à cet effondrement, pas même les souvenirs, suivant le principe du fleuve Léthé que boivent ceux qui échappent aux Enfers. Mais à la différence de Chihiro qui oublie les épreuves traversées, Mahito a conservé un fragment de pierre magique et, avec celui-ci, la pleine mémoire de son périple. La cicatrice qu’il palpe à sa tempe se fait tout à la fois entaille et gravure : entaille, car elle a entamé la candeur initiale du garçon ; gravure, parce qu’elle signe l’épreuve de la vie, le duel avec les forces vives de l’existence, avec leur tumulte, leur foudroiement. Conclusion « Vertu apéritive d’une clef, attractive d’un croc », notait plaisamment Pascal dans les Pensées. La descente toujours plus profonde vers l’obscur que réalise ce film est ainsi une plongée vertigineuse dans l’inexplicable, dans l’impensable, au-delà du dicible. Les ingrédients qui ont fait le succès de Ghibli sont repris : la beauté et la délicatesse du dessin, le piquant des personnages secondaires, le choix de la musique. Mais la cohérence narrative du conte n’est plus là. « Tous ceux qui cherchent à comprendre périront », déchiffrait Mahito au fronton de la grille dorée, sur le seuil du tombeau. Sans prétendre éclairer d’une quelconque façon l’opacité intraversable de l’œuvre, il s’est agi de situer sa nature difficile, escarpée. En dépit de faiblesses certaines qui affectent la deuxième partie du film, Miyazaki livre ainsi un film marquant, à l’image même de l’irrationalité qui nous habite tous, de cette bestialité secrète, de ce héron, hurlant et déchirant nos entrailles, capable de nous guider jusqu’aux régions les plus sombres comme les plus lumineuses de notre être. [1] « Per me si va nella città dolente, / per me si va ne l’etterno dolore, / per me si va tra la perduta gente. // Giustizia mosse il mio alto fattore :/ fecemi la divina podestate, / la somma sapïenza e ‘l primo amore. // Dinanzi a me non fuor cose create / se non etterne, e io etterno duro. / Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate. » (Dante, La Divine comédie, Enfer, III) [2] « Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte ! / Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau, / Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? / Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! » (Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, « Le Voyage ») [3] Alfred de Musset, « La Nuit de Mai ». L’allusion n’est nullement certaine, mais l’on sait Miyazaki sensible à la poésie francaise, puisqu’un vers du cimetière marin n’est autre que le fil rouge de son précédent film, Le Vent se lève. À la Saint Charlemagne (nos coups de cœur)